Le Maître du drapeau bleu/p1/ch7

Éditions Jules Tallandier (p. 98-124).

VII

LA POLITIQUE DU SEIGNEUR LOG



— Qu’est cela ?

— Eh ! mon bon Joyeux, c’est le cirque du lac Sans Fond.

— Je le vois bien… mais ces choses qui flottent à la surface ?

Par un sentier de chèvres, les petits promeneurs avaient gagné le sommet d’une falaise dominant d’une dizaine de mètres une sorte de cirque formé par une fantaisie plutonienne.

Au-dessous d’eux s’étendait un lac allongé, bordé d’une grève resserrée entre ses eaux et le rempart rocheux isolant le vallon.

— Vois là-bas, près de cette aiguille de basalte… à la surface… On dirait deux gros champignons.

— Tiens, c’est vrai.

Et les enfants de regarder les objets étranges qui avaient intrigué Joyeux.

Arc-boutées sur leurs pattes, la tête penchée, Fred et Zizi semblaient examiner également les alentours.

— Qu’est-ce que cela peut bien être, murmura le petit, évidemment en proie à une lancinante curiosité ? Qu’est-ce que cela peut bien être ?… Des outres de peau, non… Cela a un brillant que jamais outre ne connut… mais quoi alors ?

— Descendons vers le lac, proposa Sourire, non moins désireuse de se renseigner…

Master Joyeux n’eut pas le temps de formuler sa pensée… Les deux panthères venaient de tomber en arrêt, avec un sourd grognement.

— Chut ! chut ! chuchota le garçonnet comprimant la gueule de Fred pour arrêter l’essor d’un rugissement.

Sa compagne prenait la même précaution à l’égard de Zizi, et comme les félins se débattaient, en fauves qui ne comprennent pas qu’on les empêche de donner de la voix, Sourire prononça d’un accent abaissé :

— Elles ont senti un ennemi.

— Ou tout au moins un étranger.

Mais le gamin s’interrompit :

— Vite, vite, couchons-nous… Ce n’est pas un, c’est plusieurs… Ils sont sous nos pieds, dans la caverne des Taï-Pings[1].

— La caverne aux Mille Détours ?

Allongés sur le sol, la tête dépassant seule l’arête du rocher, les enfants plongeaient leurs regards au-dessous d’eux. Les panthères noires, calmées à présent, s’étaient couchées auprès de leurs jeunes maîtres. Elles regardaient aussi.

La partie supérieure de la falaise était en surplomb. Aussi les curieux apercevaient-ils vaguement, au pied de la muraille rocheuse, une baie d’un dessin capricieux, entrée des cavernes dont ils venaient de prononcer le nom. De même que les monts d’Annam et du Tonkin, les soulèvements du terrain chinois renferment de nombreuses cavités, failles géantes produites par les plissements du sol aux époques des grands phénomènes géologiques, cavernes dont les causses du Tarn peuvent donner une idée réduite.

Deux hommes venaient de jaillir de l’ouverture, deux géants à la stature herculéenne.

— Tu vas partir pour Kiao-Tcheou, prononça l’un du ton du commandement.

— Seigneur Log, il te suffit d’ordonner pour que ton fidèle San obéisse.

Joyeux avait tressailli.

— Log, San, murmura-t-il si bas que sa mignonne compagne devina ses paroles plutôt qu’elle ne les entendit… Log, San, les noms que l’on nous a enseignés comme ceux des Maîtres des Frères du Masque d’Ambre.

Et se penchant davantage.

— Que font-ils donc ?… Tiens, le seigneur Log remet des papiers à l’autre.

Sourire tira doucement le garçonnet par sa blouse :

— Si on s’en allait, dis ?

— Comment ?… s’en aller ?…

— Dame, si c’est le chef, il est mal de l’espionner.

Une seconde, Joyeux demeura coi sous la justesse de la remarque, mais avec un geste entêté :

— Je ne l’espionne pas… je fais sa connaissance. Je te l’ai dit… je suis agacé d’avoir un chef que je ne connais pas… L’occasion de le pénétrer s’offre, j’en profite… Tu juges ceci mal, moi pas, car je prétends que j’y trouve un bien… Et puis si c’est mal, tant-pis… cela me plaît encore… Je reste donc ; mais toi, si tu veux partir…

Elle secoua vivement sa tête mutine :

— Je ferai comme toi…

Mais bien vite son attention se reporta sur ceux qui causaient dans le vallon.

— Tu as bien compris, reprenait Log ?

Et San, après une lente inclination, répliqua :

— Je me rends à Kiao-Tcheou… Je fais apposer le cachet visa du Consulat russe sur l’acte concernant la jeune Mona. Je procède de même au Consulat japonais, en ce qui concerne la pièce relative à Lotus-Nacré. Aux agents du Consulat, je confie… — San eut un large rire — je confie la très séduisante histoire que tu as imaginée, Seigneur… histoire qui démontre que la sagesse de Fô, de Confucius, de Tao-Tzé, a élu domicile en ton esprit.

— Puis tu reviens, après avoir constaté…

— L’embarquement de Stanislas Labianov et du comte Ashaki.

— Oui… Eux embarqués, la complicité de la Russie et du Japon est établie. Quoi qu’il advienne, ils seront contraints de jouer dans mon jeu… Va… et souviens-toi que, seul, tu as la continuée du Maître du Drapeau Bleu.

San se prosterna, frappa la terre du front… après quoi il se redressa, et contournant la rive du lac à une allure rapide, il s’enfonça bientôt dans une passe étroite, entre les parois rocheuses de laquelle il disparut.

— Le Drapeau Bleu maintenant, grommela Joyeux au haut de la falaise… On nous a aussi parlé de cela.

— Sans doute… nous devons aussi obéir au Drapeau Bleu.

— Ah !… soupire comiquement le jeune garçon, ce qu’il faut obéir dans la vie… et à des choses que l’on ne comprend pas souvent.

Mais de nouveaux personnages rappelèrent ses regards au fond du cirque.

Log avait suivi des yeux son serviteur et, sa haute silhouette ayant disparu, il avait fait entendre un léger sifflement.

Presque aussitôt, des marins surgirent de l’ouverture des cavernes ; au milieu d’eux marchaient deux jeunes filles, l’une blonde, l’autre brune.

L’athlétique Log s’inclina devant elles ; d’un ton où perçait une imperceptible ironie :

— Mesdemoiselles, dit-il, avez-vous bien dormi ?

Et comme elles ne répondaient pas, promenant autour d’elles des regards stupéfaits, il reprit avec une amabilité railleuse :

— Vous êtes surprises de vous réveiller en ce lieu après vous être endormies à bord du Maharatsu. Cessez de vous étonner, on vous a transportées tandis que votre esprit s’attardait au pays des songes.

— Étrange idée, prononça la jeune fille blonde.

— Ah ! mademoiselle Mona, si vous appliquez le mot étrange à ce simple déplacement, que direz-vous lorsque vous saurez tout ce qui s’est passé durant votre sommeil ?

En haut de l’escarpement, Sourire, approchant ses lèvres de l’oreille de son compagnon, lui glissait ces paroles :

— Mona… quel joli nom… et quelle jolie figure !… Vois donc ses cheveux blonds, on dirait des rayons de soleil.

— Que s’est-il passé, questionna la fille du général Labianov avec une sourde inquiétude ?

— D’abord, vous avez dormi profondément… ce qui s’explique parce que j’avais fait mêler de l’opium à vos aliments.

Les deux prisonnières eurent un même cri :

— De l’opium ?…

— Oui, de l’opium, ce délicieux extrait du pavot, un des mille moyens que l’homme industrieux possède pour verser le sommeil à ses semblables, pour les rendre inertes, insensibles, sans force et sans vouloir. Vous avez été amenées ici… Quelques passes magnétiques ont transformé l’engourdissement dû au soporifique, en catalepsie… puis vous êtes arrivées au sommeil hypnotique.

Une expression de folle terreur se peignit sur les traits des captives.

— Ah ! Pourquoi, pourquoi cela ?

Il sourit :

— Oh ! j’étais mû par le souci de votre bonheur.

— De notre ?…

— Jugez-en… J’ai acquis la certitude, que chacune de vous ressentait une tendresse profonde pour un certain Dodekhan, fort gentil garçon du reste.

Mona, Lotus-Nacré ne répondirent que par un cri pudique ; d’un même mouvement, elles cachèrent de leurs mains leurs joues rougissantes.

— D’après vos idées européennes, mademoiselle Mona ; d’après les idées que le Japon a empruntées à l’Europe, mademoiselle Lotus-Nacré, vous ne pouviez l’épouser toutes deux… L’une de vous était condamnée à la douleur… Moi, qui ai l’âme tendre, j’ai arrangé tout cela.

— Arrangé ?

Elles avaient laissé retomber leurs mains ; elles interrogeaient leur interlocuteur d’un regard éperdu.

— Eh oui, Mesdemoiselles… Vous dormiez… j’en ai profilé pour vous marier toutes deux.

— Hein ?

— À Dodekhan également endormi.

Et les voyant anéanties par cette stupéfiante déclaration :

— Deux prêtres de Bouddha, versés aussi dans le rite franc, ont été enfermés dans deux salles voisines. L’un a prononcé l’union de Dodekhan avec Mlle  Mona ; l’autre a prononcé celle de Dodekhan avec Mlle  Lotus-Nacré.

— Misérable ! gémirent-elles toutes deux.

Log ne cessa pas de sourire.

— Oh ! je vous entends… Vous estimez que, seule, l’union célébrée la première est valable. À cette heure, les deux actes de mariage vont être légalisés par les Consulats de Russie et du Japon… Chacune aura un contrat parfaitement en règle… Moi seul saurai lequel fut dressé le premier, et sur mon honneur, je vous le jure, je ne le révélerai jamais.

De leur observatoire, Joyeux et Sourire, assistaient à cette scène.

Les enfants éprouvaient une impression singulière. Certes, ils ne ressentaient pas la douleur profonde dont était tenaillé le cœur des jeunes filles ; mais les abandonnés, qui étaient l’un pour l’autre l’univers d’affection, comprenaient que Log bafouait la tendresse, qu’il suppliciait des âmes.

Leurs petits yeux noirs se piquaient de flammes rageuses.

Et l’instinct des bêtes communiant avec la pensée des gamins, les panthères retroussaient leurs lèvres, découvrant en un rictus menaçant leurs dents aiguës.

— Vilain Maître, susurra la fillette !

— Un Koueï (diable), appuya son compagnon avec un accent de haine.

Ce fut tout… En bas, dans le val, la scène se poursuivait.

Mona, brisée par l’émotion, avait reculé de quelques pas. Adossée au rocher, les bras ballants, le regard vague, elle paraissait accablée, hors d’elle-même.

Quant à Lotus-Nacré, après un instant de stupeur, elle bondit vers Log, et se dressant sur la pointe des pieds devant le géant :

— Vous êtes un coquin, cria-t-elle, un coquin ! Le Mikado vous punira comme vous le méritez.

Mais elle s’arrêta court. Log, après s’être assuré d’un rapide coup d’œil que Mona était hors d’état de l’entendre, prononçait dans un sourire :

— Votre acte de mariage fut dressé le premier, ainsi qu’il appert de la petite croix tracée à l’angle gauche du papier.

— Hein ? Quoi ? murmura la jolie Nippone, un rayon de joie dans les prunelles.

— Allez vous préparer… Vous direz cela à votre père, vous le prierez d’en aviser l’auguste Impératrice du Japon, dont je suis le serviteur dévoué…

— Non, là, vraiment, je suis la femme…

— De Dodekhan, la seule réelle, oui… Mais il fallait tromper la Russie, pour éviter de grands malheurs. Donc, pas un mot à votre jeune amie Mona.

Un rire silencieux passa sur les traits ambrés de la gentille créature.

— Ma rivale… Non, non, je ne parlerai pas, je rirai au fond de moi-même, voilà tout.

— C’est cela…! Que nul ne soupçonne mon alliance absolue avec vous, avec les Souverains de l’Empire du Soleil Levant… Sur ce, allez vous préparer… Le comte Ashaki vous attend près d’ici.

Joyeux avait échangé un regard avec Sourire.

— Le Japon à présent… Voilà que les Masques d’Ambre, le Drapeau Bleu et le Japon marchent ensemble.

— Qu’importe… Ce qui me peine, moi, répliqua la fillette, c’est la douleur de la blonde Mona… Comme elle sera malheureuse !

Légère, touchant à peine le sol de ses pieds délicats, Lotus-Nacré s’était précipitée dans la caverne. Une minute, le Seigneur Log resta immobile, la tête penchée en avant, puis le bruit des pas de la charmante créature s’étant éteint, il eut une crispation ironique de la physionomie et s’approcha de Mona. Elle ne le vit pas.

Elle regardait en elle, elle assistait figée, à l’écroulement du rêve de son âme.

Ah ! Log avait bien lu en elle ! Depuis cette aventure qu’elle rappelait naguère dans les jardins de La Haye, pas un jour ne s’était écoulé sans que sa pensée se complût à évoquer le souvenir de Dodekhan.

C’est qu’aussi elle l’avait rencontré dans des circonstances inoubliables.

À cette époque, le général Stanislas Labianov était gouverneur de l’île de Sakhaline et de ses pénitenciers.

Or, un jour, un des forçats se présenta devant lui

Ce forçat était un beau jeune homme, déporté dans l’île glaciale pour s’être battu avec des cosaques et avoir insulté ses juges. Il portait, au bagne, le no 12. Et ce Douze parla ainsi :

— Je me suis fait envoyer au bagne exprès, car je supposais que, parmi les prisonniers, se trouvait une femme, une victime. Je ne me trompais pas, elle est ici, et elle va mourir. Il faut que je la voie avant sa fin.

Tout naturellement, le général refusa l’autorisation sollicitée. Alors l’étrange forçat reprit :

— C’est par courtoisie que j’ai présenté ma demande. Que vous le vouliez ou non, je verrai ce soir la Française, la martyre dont je parle, et demain je serai libre.

On le mit aux fers. Il les brisa et parvint à assister aux derniers moments de la Française.

On le plongea dans un silo. Le lendemain, probablement grâce a des complicités qu’il fut impossible d’établir, le silo était vide. Mais le prisonnier laissait une promesse plus étrange que tout le reste. Il disait :

— Dans six mois, je reviendrai pour vous délivrer, monsieur le Gouverneur.

Tout cela avait, on le pense, frappé l’imagination de la jeune Mona. On jugera dès lors de l’effet lorsque, les six mois écoulés, les troupes japonaises ayant envahi l’île russe, le général Labianov, sur le point de trouver la mort, avec sa fille, avec une quinzaine de soldats, seuls survivants de la garnison, Mona avait vu reparaître Douze, parlant en maître aux troupes nippones, accordant les honneurs de la guerre aux Russes, et répondant à ses questions émues :

— Qui je suis, mademoiselle Mona ? Qu’importe. Oubliez que ma route a croisé la vôtre.

— Ah ! faites que ma pensée ait au moins un nom auquel suspendre sa reconnaissance.

Il avait souri tristement.

— Soit donc… puisque vous voulez vous souvenir, pensez à Dodekhan, ou Dilevnor… pensez au Justicier, au Maître du Drapeau Bleu.

Depuis elle ne l’avait jamais revu ; mais sans, cesse, ainsi qu’elle l’avait confié à Lotus-Nacré, lors de leur promenade à La Haye, sans cesse elle avait senti dans les événements heureux caressant son père ou elle-même l’intervention d’une invisible et puissante main.

Elle n’avait pas hésité. Le protecteur inconnu, c’était lui, Dodekhan.

Et son cœur s’était donné, comme le cœur se donne en rêve, à l’insu de sa raison, dans le brouhaha mystérieux des attractions individuelles, fragmentation bénie de l’universelle attraction.

Soudain Log était apparu.

Formidable bûcheron, faisant sa trouée dans la forêt du Songe, il avait abattu les espoirs exquis, l’avenir riant entrevu dans un brouillard bleuté.

Et tout au fond de son corps rigide, comme pétrifié par l’angoisse, la petite âme de la vierge slave pleurait sur les ruines du rêve évanoui.

Tout à coup elle frissonna de la tête aux pieds.

Une voix avait murmuré à son oreille :

— Ainsi, mademoiselle Mona, vous avez pu croire qu’un fidèle allié de la Russie se jouait aussi cruellement de la fille du noble Stanislas Labianov ?

Elle leva sur l’athlète jaune un regard stupéfait.

— Écoutez, reprit celui-ci, Dodekhan, par suite d’une… imprudence, a failli compromettre la partie géante que nous jouons, d’accord avec l’empire moscovite, un tribunal secret l’avait condamné à la mort… Je l’ai fait gracier, ou plutôt j’ai fait surseoir à son exécution pour le conserver à votre affection.

— Vrai ? fit-elle en joignant les mains.

— Vrai, répéta-t-il sans sourciller ! Pourquoi mentirais-je ? Seulement, le danger n’est que suspendu… Des fanatiques exigeraient son trépas, si une parole dangereuse… Il ne faut donc pas que cette parole soit prononcée.

— Quelle est-elle, cette parole… ?

Il adoucit encore son organe pour répondre :

— Votre acte de mariage fut dressé le premier…

— Ah ! clama-t-elle en levant les mains vers le ciel étoilé.

— … Le premier, continua doucement Log, ainsi qu’il appert de l’étoile à cinq branches figurée à l’angle droit de l’acte… Que vous, votre père, votre gouvernement le sachent ; mais qu’on l’ignore dans le monde japonais.

— Lotus-Nacré… prononça Mona d’une voix légère comme un souffle.

— Oui. Si le Mikado se savait berné, les plus graves complications seraient à craindre… et tout d’abord, la vie de Dodekhan…

Elle l’interrompit :

— Lotus-Nacré ne soupçonnera rien… Ni elle, ni personne… Merci à vous, merci… J’étais dans le deuil, dans la nuit… maintenant j’ai du bonheur plein l’âme… j’attendrai qu’il soit permis de parler…

— À la bonne heure… Veuillez aller vous préparer, mademoiselle Mona. Votre père, celui de votre… rivale vous attendent près d’ici… Allez, et que nul ne se doute du secret que je viens de vous confier.

Elle eut un grand geste de promesse, d’affirmation, et à son tour elle disparut dans la coupure sombre accédant aux grottes.

Au sommet de l’escarpement, Joyeux et Sourire échangeaient en sourdine leurs impressions :

— Eh bien ? miss Sourire. M’est avis que ce Maître ment comme un mandarin…

Sourire hocha la tête d’un air convaincu.

— Il ment, mais dans quel but… ?

— Un but pas propre… Un résultat propre ne saurait résulter de moyens dégoûtants !

— Le proverbe le dit… L’eau boueuse ne fait pas le linge blanc… Oui, mais nous avons juré d’obéir au Maître des Masques d’Ambre… juré sur le Tigre et le Dragon, le plus terrible serment qui se puisse faire…

— Chut ! les voila.

L’exclamation de la fillette était motivée par l’apparition d’un groupe de matelots escortant Mona et Lotus-Nacré. Les jeunes filles marchaient au centre… Chacune adressa un salut furtif à Log, et la petite troupe gagna le défilé, dans lequel San s’était enfoncé tout à l’heure.

— Qu’est-ce que tout cela signifie, grommela Joyeux entre haut et bas… ? Je me fais l’effet du pinceau calligraphique d’un lettré barbotant dans le godet d’encre.

— Je suis tout aussi « pinceau » que toi, repartit doucement sa compagne… et j’en suis triste, car j’ai la certitude que la gentille niû (jeune fille) aux cheveux d’or pleurera.

— Oh ! la brune Lotus aussi.

— C’est possible, consentit la petite d’un air pensif… et pourtant il me semble que ce n’est pas la même chose.

Avec cette intuition aiguë de son sexe, la pauvre mignonne, ignorante des affectueux pensers, devinait que la tendresse de Mona était autre que celle de la Nippone.

Mais la voix de Log monte jusqu’aux enfants.

— Amenez-moi la Française.

Il vient de lancer cet ordre à l’un des siens qui, debout sur le seuil de la retraite souterraine, attendait respectueusement qu’il plût au Maître d’exprimer un désir.

— Une Française maintenant, grommela Joyeux en s’appliquant une calotte sur le crâne… Ah ça ! il a juré de me rendre fou.

— Qu’est-ce que c’est qu’une Française ? demanda timidement Sourire.

— Une Française c’est une Barbare d’un pays lointain… très loin… du côté du soleil couchant…

Il parait que les siens ont envahi la Chine, avec un général très terrible, du nom de Christ, qui voyageait couché sur le Tigre et le Dragon, représentés par deux solives en croix.

— Oh ! mais cela est impie.

— Aussi, ils ont été punis. À la prière des saints bonzes, le Dragon Noir de la Lune a sauté sur la terre, et les a tous dévorés… je croyais même qu’il n’en restait plus[2].

— Qui t’a appris tout cela, Joyeux ?

— Le contremaître Jorki. Oh ! c’est un homme de savoir… et tout en travaillant, je cause beaucoup avec lui, car c’est très malheureux d’être ignorant…

Le gamin allait probablement se lancer dans des considérations intéressantes sur les bienfaits de l’instruction, mais un mouvement se produisit dans le vallon… Sa phrase resta en suspens.

— Attention, Sourire… ça remue en bas.

En effet, Sara de la Roche-Sonnaille apparaissait, suivie de deux des hommes de Log.

— Encore une jeune fille, susurra l’orpheline.

Log s’inclina cérémonieusement.

— Madame la Duchesse, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects.

— Ce n’est pas la Française, murmura Sourire, c’est une duchesse… Qu’est-ce que c’est qu’une duchesse ?

Son interlocuteur n’eut pas le temps de répondre. Sara, toisant dédaigneusement le Maître des Masques d’Ambre, lui lançait cette apostrophe ironique :

— Juge les gens par leurs actes, non par leurs discours, dit un de nos proverbes français que, pour ma part, je trouve fort sage.

Sur son rocher, Sourire eut une légère exclamation

— C’est la Française !

— Il parait.

— Elle est gentille cette Barbare !

— Et puis elle n’a pas l’air d’aimer le Maître… et ça, ce n’est vraiment pas bête pour une Barbare !

Les enfants se turent. Log protestait :

— Oh ! madame la Duchesse pouvez-vous douter…

— De votre respect… Oh ! non, je n’en doute pas… Comment donc… Vous nous enlevez, mon mari et moi, vous nous détenez prisonniers… c’est du respect et du plus caractérisé… maintenant je ne sais comment, d’un navire nous voici transportés dans un souterrain…

Log ricana :

— Avec la complicité de l’opium…

— Parfait, dit ironiquement la petite duchesse. Un opium… respectueux, n’est-ce pas ? Ah ! vous êtes un professionnel du sommeil… artificiel. Naguère, le chloroforme, maintenant l’opium…

Le géant trancha durement la phrase :

— J’aurais pu employer le poison…

— Le poison ?

— Qui endort pour toujours… mais, accentua Log avec une raillerie cruelle, je me suis montré respectueux, — il appuya sur le mot, — respectueux de votre existence. À bord, vous avez trouvé le moyen de comploter avec…

— Avec Dodekhan…

— Vous avouez, madame la Duchesse ?

— Je ne renie jamais mes amis.

— Je ne vous en respecte que plus, fit-il avec un rire sinistre… J’étais en droit de vous supprimer. Eh bien, je me suis arrêté au parti de la clémence.

— Alors, prononça-t-elle sans baisser les yeux sous le regard de son athlétique interlocuteur, alors si j’étais poltronne, je tremblerais.

Log se mordit les lèvres.

Les gamins, dans leur cachette, échangèrent un sourire.

La « Barbare » faisait des progrès rapides dans leur estime…

— Donc, j’ai décidé qu’au lieu d’exiger votre trépas, madame la Duchesse, je me contenterais de vous punir d’une amende…

— C’est d’un homme désintéressé.

— Comme vous êtes injuste ! continua-t-il, toujours gracieux. Je ne vous connaissais pas, je n’avais aucune intention nocive à votre égard. Vous êtes venue vous jeter à la traverse de mes projets… et vous m’accusez au lieu de me remercier de ma mansuétude.

Sara haussa les épaules.

— Rentrez votre éloquence, voulez-vous ?… Et développez votre mansuétude… Je m’attends au pire… ainsi ne vous attardez pas en circonlocutions parfaitement inutiles.

Le géant marqua un geste approbateur.

— Vous savez déjà… j’ai donné l’ordre de vous mettre au courant, ce que j’ai fait pour nos jeunes amies, Mona et Lotus-Nacré ?…

— Oui.

— Leur mariage double avec le seul Dodekhan…

— Je vous ai répondu : « Oui »…

— Sans commentaires… Eh ! eh ! nous nous formons…

Elle ne releva pas la cruauté de la raillerie. Immobile, Sara attendit.

— Vous allez vous rendre à l’Hôtel Guillaume, où ces jeunes personnes sont actuellement avec leurs tendres pères. Vous les surveillerez, de façon à me rendre compte de leurs moindres paroles, de leurs actions les plus futiles en apparence.

— Bien.

— Demain, dans la matinée, un voyageur viendra de Kiao-Tcheou. Vous le reconnaîtrez aux boutons de cuivre de sa blouse, sur lesquels sera figuré en relief un masque. Vous lui remettrez cette missive,

— Il tendit un papier plié à son interlocutrice. — Vous ne demandez pas ce qu’elle contient ?

— À quoi bon ?… Je suis contrainte de vous obéir… je suis assurée que vous me faites commettre des infamies… En ignorer le détail est une atténuation que je m’accorde.

Log secoua la tête.

— Il faut que vous sachiez.

— Tant pis.

Il se mordit les lèvres, mais, dépliant la feuille qu’il tenait toujours à la main, il la mit sous les yeux de la jeune femme :

— Lisez, je vous prie.

Sara regarda. Sur le papier s’alignaient les phrases suivantes :

« Par ordre du Maître du Drapeau Bleu,

« Se conformer a ceci, qui est sa volonté :
xxx« Il faut qu’à Kia-Tcheou on sente sa puissance.
xxx« Ainsi, conformément aux ordres prévus, sitôt les plénipotentiaires Labianov et Ashaki éloignés, les barbares allemands doivent être frappés de notre grand pouvoir.
xxx« Allez, le Maître du Drapeau Bleu a les yeux sur vous.

« Signé : Sara,xxxxxxxxxx
Duchesse de la Roche-Sonnaille. »

Elle replia la missive, la mit dans sa poche, et d’une voix un peu assourdie :

— Quand dois-je partir ?

Pas une question, pas une hésitation. Log fronça le sourcil :

— Vous n’êtes pas curieuse… commença-t-il.

Elle l’interrompit violemment :

— Je ne veux, pas savoir.

Et brusquement, à bout de nerfs, comme un torrent qui rompt ses digues, les paroles jaillirent de ses lèvres.

— Lucien reste ici, en votre pouvoir. J’irai où vous me dites d’aller ; je ferai ce que vous m’ordonnerez de faire… Privez-vous du plaisir d’écarteler ma raison entre l’honneur et l’affection… c’est du temps perdu, c’est la torture inutile…

Elle enfouit son visage dans ses mains, et le mouvement de ses épaules indiqua qu’elle sanglotait.

— Pauvre Barbare, fit tristement Sourire, en haut de l’escarpement… Je ne sais rien, moi… mais il me semble qu’elle dit des choses bien vraies.

Brusquement, la voix de Sara s’éleva de nouveau. La petite duchesse, par un héroïque effort de volonté, s’était contrainte au calme et, sèchement :

— Je divague, je discute morale avec vous… Faut-il me mettre en route ?

Le géant frappa dans ses mains. Un homme sortit de la caverne.

— Voici votre guide, madame la Duchesse. Et faites bien attention…

— Oh ! pas de redites, gronda la jeune femme avec un mépris écrasant. La vie de Lucien vous répond de mon obéissance absolue… Seulement, — elle eut un ricanement menaçant, — prenez garde qu’il n’arrive pas à me mépriser…

— Oh ! fit légèrement le chef des Masques d’Ambre… Il n’aura rien à vous reprocher ; je lui réserve sa part de besogne.

La petite duchesse, si grêle auprès de l’athlétique personnage, le fixa avec tant d’insistance que, malgré lui, il baissa les paupières :

— Vous entendre me fait du bien, fit-elle lentement… Cela me réhabilite à mes propres yeux… Quelque infamie que vous m’imposiez, vous ne pouvez me rendre aussi vile que vous.

Et comme une légère rougeur montait aux joues de son interlocuteur :

— Bah ! que vous importe, n’est-ce pas ? Ce n’est pas avec de l’estime que l’on sert le plus fidèlement. La terreur vaut mieux.

Puis, se tournant vers le guide immobile :

— Allons, mon garçon… conduisez-moi à l’Hôtel Guillaume… Conduisez la duchesse de la Roche-Sonnaille, la bonne à toute honte d’une troupe de bandits.

Droite, fière, elle s’éloigna le long de la grève du lac, tandis que sur le sable d’or, les ondulations, flots minuscules, venaient s’étaler avec un doux clapotis.

— Pauvre Barbare ! soupirèrent les gamins du haut de leur rocher.

Et maintenant, silencieux, les yeux fixes, les sourcils froncés, ils regardaient le géant qui, les bras croisés sur la poitrine, suivait d’une attention moqueuse la silhouette de Sara marchant auprès du guide.

Enfin, Log eut un grondement sourd :

— Bah ! Des paroles !… le but seul existe… Le reste n’est que fumée !

La Parisienne et son compagnon avaient cessé d’être visibles.

— Allons, continua le Maître des Masques d’Ambre. Aux autres, à présent… Ah ! ce bon Dodekhan, il a pensé qu’une évasion suffirait à lui rendre son pouvoir, à annihiler mes projets. Il est temps de lui démontrer son erreur… La mine est prête, la mèche allumée… Plus personne ne saurait empêcher l’explosion que j’ai voulue… La défaite lui semblera moins amère, en reconnaissant par quel homme il a été vaincu.

Il avait levé le bras.

Le geste était à peine indiqué qu’un nouveau groupe sortait des grottes.

Une dizaine de matelots, revolvers a la ceinture, sabre court à la main, entouraient deux hommes aux poignets attachés derrière le dos, et dont la marche était rendue difficile par des entraves de chanvre.

Mais sur la plate-forme rocheuse, d’où les gamins suivaient la scène, l’apparition de ces personnes produisit un véritable coup de théâtre.

Joyeux, Sourire se rejetèrent brusquement en arrière, se considérant avec des yeux fous, hallucinés, tandis que Fred et la souple Zizi, inquiétés par ce mouvement, inexplicable à leur intellect félin, se rasaient, prêts à bondir sur des ennemis, dont l’approche seule, à leur sens, pouvait troubler leurs jeunes maîtres.

Malgré leur finesse, les sveltes panthères noires se trompaient.

— Tu l’as vu ? fit enfin miss Sourire, d’une voix à laquelle son émotion intérieure communiquait une haletante vibration.

Incapable de prononcer, Joyeux répondit « oui » de la tête.

— Et tu le reconnais aussi ?

Nouveau signe affirmatif.

— Lui !

— Lui ! parvint enfin à dire le garçonnet… lui qui nous avait recueillis autrefois…

— Et nous avait confiés au vieil Oang.

— Et il est captif du Maître des Frères aux Masques d’Ambre.

— Notre maître à nous.

Brusquement la petite saisit les mains de son compagnon, et rivant son regard noir sur celui du gamin, elle lança d’une voix contenue, mais où palpitait la résolution violente :

— Notre maître… avant tout… est celui qui nous a sauvés de l’abandon… Il nous a en quelque sorte tirés d’entre les morts… Il nous a rendus à la vie… Il est le père de nos existences conservées par lui… le père, tu entends.

Mais des voix s’élèvent du fond du vallon.

Vite les enfants reviennent à leur poste d’observation, et les panthères, se passant la patte sur les oreilles, en félins qui ne comprennent pas, s’allongent auprès d’eux, paresseuses et absorbées.

Log parle à ses prisonniers qu’il domine de sa taille géante… Les gardiens se sont éloignés discrètement, formant un vaste cercle, dont les captifs occupent le centre.

— Messieurs, dit-il narquois, je vous ai appelés en conseil.

À un signal, deux des marins armés, se précipitent dans la caverne, pour reparaître presque aussitôt portant des escabeaux de bambou.

Du geste, l’athlète invite ses interlocuteurs à s’asseoir et, affectant une politesse ironique, il attend qu’ils aient obtempéré à cet ordre mimé, pour prendre place à son tour.

— Je disais donc, Messieurs, que je vous appelais en conseil… Non, pour discuter, vous vous en doutez bien, mais pour obéir.

— Alors, l’expression est impropre, nous ne venons pas au conseil, mais à l’ordre.

— Très justement exprimé, noble Dodekhan, ou Dilevnor…

— Dodekhan-Dilevnor, murmurèrent les deux enfants sur la falaise… Il s’appelle Dodekhan-Dilevnor.

— Vous êtes un fin lettré, reprenait Log, un adroit classificateur de mots… Je n’éprouve aucune peine à vous adresser cet éloge mérité ; car, vous-même, à l’instant, reconnaîtrez que si mon éloquence laisse à désirer, j’agis assez bien.

Il y eut un silence. Tels des duellistes tâtant le fer pour prendre conscience de leur force, les interlocuteurs s’observaient.

Depuis le jour de son enlèvement au bord du Rhin, Dodekhan étroitement gardé dans une cabine du Maharatsu, d’où sa connaissance parfaite de la machinerie du navire lui avait permis de communiquer avec la passerelle, bien inutilement hélas ! Dodekhan ne s’était jamais trouvé en présence de Log.

Et il attendait, avec une curiosité anxieuse, ce qu’allait lui révéler le géant jaune, jadis son lieutenant, aujourd’hui son geôlier.

Mais s’il y avait de l’angoisse dans son attente, l’attitude du jeune homme n’en laissait rien deviner.

Son beau visage exprimait l’indifférence ; son regard, habituellement empreint de douceur, dardait un éclair noir sur celui qui l’avait capturé.

Près de lui, Lucien, soutenu par l’orgueil de race, redressait son buste un peu frêle, et appelait sur ses traits de blond légèrement effacés, toute la dignité, toute l’énergie qu’un duc peut extraire de la pensée que son nom ombrage onze siècles, sous les rameaux, sans barre et sans soudure, d’un glorieux arbre généalogique.

— Noble Dodekhan, reprit Log d’une voix lente, monsieur le duc de la Roche-Sonnaille, je vous demanderai la permission de faire brièvement l’historique de nos relations.

— Ah ! fit Lucien. Puisque je ne suis pas libre de m’en aller, la permission est inutile.

L’athlète ne sembla pas avoir entendu.

— Votre père, Dodekhan, a employé sa vie à grouper en un faisceau les sociétés secrètes de l’Asie. Il a ainsi façonné la plus merveilleuse puissance qui ait jamais existé sur la terre. Plus de cent millions d’hommes, répartis dans toutes les classes de la société, obéissent à des ordres mystérieux, travaillant, chacun dans sa sphère, à un but général qu’ils ignorent.

Il fit une pause, puis ne recevant pas de réponse il continua :

— Cet apôtre retourna à Bouddha. Vous, son fils, avez hérité de son influence… Mais vous êtes bien jeune, vingt-trois ans aujourd’hui !… Le successeur, l’héritier eût dû être le lieutenant du vieux Dilevnor, moi.

Sans doute, le mutisme de ses interlocuteurs agaçait le Maître du Masque d’Ambre, car sa voix se fit plus dure.

— Pourquoi Dilevnor m’avait-il choisi ? À cause de ma qualité de chef des Graveurs de Prière, du respect qui va à notre corporation et devait décider de nombreuses sectes à s’affilier… Mon nom seul valait un drapeau… Il semblait logique, équitable, que je succédasse à celui dont j’avais contribué à assurer la puissance… Il en fut décidé autrement par lui… Aveuglé par l’amour paternel, il vous légua la formidable association, comme d’autres lèguent leur or, leur meute ou leurs palais.

Il eut un ricanement.

— Et puis, il vous avait bercé de cette utopie… Fonder les États-Unis d’Asie sans guerres, sans massacres. Vous disiez à la Russie, au Japon : Vous êtes les puissances les plus à portée de faire échec à mes projets. Eh bien, demeurez neutres, je ne ferai rien contre vous ; vous ferez partie du groupement, où votre génie spécial vous attribuera une place enviable… ne m’obligez pas à faire agir contre vous les sociétés secrètes éparses sur votre territoire.

À la France, à l’Angleterre, maîtresses de l’Indochine et de l’Inde, vous avez tenu un autre langage : Vous êtes les nations les plus civilisées du monde. Abandonnez vos possessions de votre plein gré. Les sommes importantes que vous y avez dépensées, vous seront remboursées par les peuples libérés. Un peu d’or, qu’est cela quand il achète la liberté !

Et cela fait, vous vous disiez : Reste l’Allemagne établie au Chan-Toung. Ce pays, lui, est irréductible, il ne comprend que la force… Pourtant je l’obligerai à évacuer ses possessions, non pas par la force, mais par l’irrésistible effort des sociétés secrètes ; je frapperai sa colonisation de stérilité.

Oui, oui, un joli rêve. L’Asie aux Asiates… et cela sans tuer, cela avec le respect philanthropique de la vie.

— Pourquoi détruire la vie.

— Pourquoi ? Parce que l’on ne fonde que dans le sang… parce que les esclaves s’émancipent, non en achetant leur liberté, mais en abattant leurs maîtres ; parce que, enfin, opprimés pendant des siècles, nous Asiates devons, de par la justice d’équilibre, devenir les maîtres, les tyrans même, à notre tour.

Et avec une énergie sauvage :

— Un jour, après une longue marche, nous dormions das une anfractuosité des monts Tzing-Ling ou Montagnes Bleues… ou plutôt je rêvais, auprès de vous qui dormiez… Un nom s’échappa de vos lèvres : Mona !… Je compris que le Maître du Drapeau Bleu n’était plus tout entier à la cause de l’Asie… Une jeune fille, des boucles blondes, ah ! ah ! Comment occire ses parents, amis, compatriote !… Les doux yeux d’azur adoucissent les mœurs.

— Vous vous trompez, interrompit sèchement Dodekhan. Mon père et moi cherchions la Liberté, mais non la Guerre.

— Cela m’est égal, vous savez. Je poursuis donc. Tandis que vous vous rendiez à Sakhaline pour sauver Mlle  Mona et son père, auxquels les Japonais eussent pu causer dommage ; tandis qu’ensuite, vous vous préoccupiez, en galant discret, à faire pleuvoir honneurs et fortune sur la tête de ces protégés, moi, je travaillais de mon côté.

— Vous trahissiez, voulez-vous dire.

— Eh bien, j’ai tenu aux Japonais et aux Russes un autre langage ! Je veux débarrasser l’Asie des Européens. Vous, demeurez neutres, et nous partagerons ensuite les huit cent millions d’habitants qui la peuplent. — Moscovites ou Nippons aiment mieux cela que vos propositions… Une fois débarrassé des autres, je les précipiterai l’un sur l’autre, et tandis qu’ils s’épuiseront dans une lutte sans merci, j’organiserai mes armées, je construirai des chemins de fer, partant du Pacifique pour aboutir à la Caspienne. Dans cinq ans, l’Asie sera libre ; dans dix, Japon et Russie épuisés m’appartiendront. Dans quinze, je lancerai un flot de cent millions d’hommes sur l’Europe… Une invasion auprès de laquelle celles du passé ne furent qu’enfantillages… et maître de l’Europe qui me donnera l’Afrique, nous serons, nous, les Jaunes, les maîtres du monde. Que pèseront les États-Unis d’Amérique en face de nous !

Le géant s’exaltait à ce tableau. Tout son être frémissait et ses prunelles dardaient des éclairs.

Dodekhan, Lucien demeuraient interdits devant cette soudaine explosion de la haine de la race jaune. Ils pressentaient l’irrésistible poussée humaine qui se produirait à l’appel de l’homme dont la haute stature semblait grandir à leurs yeux.

— Dans trois jours, reprit Log, redevenu calme par un héroïque effort, dans trois jours, il n’y aura plus d’Allemands dans le Chan-Toung. Kiao-Tcheou sera en ruines, ses habitants morts ; dans trois mois, le Tonkin, l’Annam, le Cambodge auront dévoré les Français… L’Angleterre seule restera debout aux Indes. Pas pour longtemps !… Durant une nuit, les fonctionnaires, officiers, soldats européens, seront égorgés par les serviteurs placés auprès d’eux. La première partie de mon programme sera exécutée.

— Malheureux, s’exclama Dodekhan… L’Europe enverra des flottes, des armées…, c’est la guerre atroce, sans merci ; c’est la douleur, c’est l’horreur.

Avec un cruel sourire, le géant secoua la tête.

— Non.

— Comment non ?

— Parce que j’ai tout prévu…

— Quelles prévisions peuvent empêcher ?…

— Oh ! je n’ai aucune raison de vous le cacher, car vous devez m’aider.

— Nous ? se récrièrent les deux prisonniers d’une même voix.

— Vous-mêmes… Et vous m’aiderez… Je ne m’abandonne pas aux affadissantes tendresses, moi ; j’utilise celles des autres. La vie de Mona, celle de l’aimable duchesse de la Roche-Sonnaille me répondent de votre soumission.

Et comme ses interlocuteurs tressaillaient, sentant à présent une épouvante naître au fond d’eux-mêmes, Log plaisanta :

— Vous ne dites plus non… Allons, vous êtes sages. Je vais vous confier tous mes projets…, comme à des-collaborateurs amis… S’il vous reste ensuite une petite hésitation, je vous apprendrai ce que j’ai prévu pour qu’elle ne puisse subsister.

Puis avec une gaieté sinistre :

— À cette heure, Mme  la duchesse porte aux affiliés de Kiao-Tchéou, l’ordre d’exécuter les instructions prévues. L’ordre est signé de son nom. On s’arrangera pour qu’il parvienne ensuite à la chancellerie allemande, laquelle sera ainsi persuadée que le désastre de ses possessions du Chan-Toung est dû à des manœuvres françaises.

— Misérable ! gronda Lucien, ma femme…

— Est un être rare, monsieur le Duc… Elle aime son mari, et pour le sauver, elle me sert… Oh ! à regret, avec rage même, mais je ne lui en veux pas ; la colère lui sied à ravir.

Puis changeant de ton :

— Je continue. Dans quelques semaines, les Français d’Indochine seront exterminés à leur tour. L’ordre, signé d’un nom bien allemand, sera adroitement envoyé au gouvernement de la République… Ainsi l’empire germanique et la République Française s’accuseront réciproquement de leurs désastres… La presse, l’opinion publique aidant, les haines séculaires se greffant sur le tout, je crois qu’ils auront assez à faire en Europe pour ne pas se lancer dans une campagne lointaine contre nous. Vous le voyez, pacifique Dodekhan… le sang coulera, c’est vrai ; mais ce sera surtout le sang des Occidentaux.

Pâle, le front mouillé de sueur, le duc écoutait, incapable de prononcer un mot. Le succès de la tortueuse diplomatie de son athlétique geôlier lui apparaissait certain, inéluctable.

Les Français, soldats, colons, fonctionnaires, rougiraient de leur sang la terre indochinoise. Rien, ni personne, ne pouvait empêcher cela.

Avec un plaisir barbare, Log suivait les impressions sur sa physionomie.

— Bah ! fit-il à haute voix… Mme  la duchesse est charmante, et un gentilhomme de France est trop galant pour ne pas lui consentir un sacrifice.

Puis, narquois :

— Vous m’aiderez donc, monsieur le Duc. Regardant alors Dodekhan en face :

— À vous, maintenant ; je vais vous enseigner pourquoi vous ne résisterez pas à ma volonté.

Et durement :

— Vous obéirez, joli seigneur, parce que, non seulement la vie, mais le bonheur de Mlle  Mona dépend de votre déférence à mes désirs.

Vite, en phrases incisives, il raconta son odieuse combinaison. Le soporifique, le double mariage du jeune homme endormi, avec Mona, avec Lotus-Nacré.

— Lequel est le bon ?… conclut-il. Les actes portent la même date… Le timbre des Consulats indiquera également même date… Qui pourra affirmer que l’un précéda l’autre ?… Aussi, voyez, s’il me plaît de déclarer que Lotus-Nacré est l’épouse valable, la première… non seulement cette pauvre petite Mona vous perd, mais encore elle vous voit à une autre… Il y a là un raffinement, une quintessence de douleur que vous n’aurez pas le courage de lui imposer.

Dodekhan haussa les épaules :

— Les bonzes parleront.

Log fit entendre un sonore éclat de rire. Sa main s’étendit vers le lac, désignant les deux outres flottantes que Joyeux et Sourire avaient remarquées, lors de leur arrivée sur la falaise.

— Interrogez-les donc, car les voilà.

— Que prétendez-vous exprimer ? balbutia le jeune homme stupéfait.

— Ce qui est. J’ai voulu sceller les lèvres susceptibles de me trahir ; j’ai voulu aussi éviter le bruit qu’eût causé l’assassinat avéré de deux serviteurs des temples.

— Et… ?

Les prisonniers prononcèrent ensemble ce monosyllabe.

— Très simple. Je les ai introduits, les pieds en avant, dans des sacs imperméables se nouant à la ceinture. J’ai fait gonfler les sacs comme des roues d’automobile… Ainsi vêtus, je les ai mis à flot sur le lac… Et la pesanteur, qui veut que l’équilibre d’un corps s’établisse stable, lorsque le centre de gravité est au-dessous du point de suspension, a fait que le sac d’air est resté à la surface, tandis que le corps et la tête allaient au fond. Il y a environ une heure que les vénérés bonzes sont dans cette position ; il est donc certain qu’ils ne parleront plus. Je vais les dépouiller de leurs « flotteurs ». Comme leurs corps ne portent aucune trace de violence, leur trépas sera réputé accidentel… Et ils imploreront les dieux pour moi, car je leur ai assuré la félicité éternelle, en ne les affligeant pas de la plus légère blessure[3].

Un lourd silence suivit, que rompit l’organe de Log, concluant d’un ton léger :

— Vous avez saisi. Je vous tiens tous. Allez vous reposer, prenez des forces, car vous m’accompagnerez, l’heure venue, dans la ville de Kiao-Tcheou, peuplée de morts.

Ni Dodekhan ni le duc ne répondirent.

En face de la formidable intrigue ourdie par leur geôlier, ils se sentaient écrasés.

Mais Log, la face joyeuse, ravi sans doute de voir ses adversaires désemparés à ce point, leva la main !

Cinq des gardiens accoururent, entourèrent les captifs, qu’ils contraignirent à se mettre debout. Les cinq autres s’élancèrent au pas gymnastique sur la grève du lac, se dirigeant vers l’endroit où flottaient les outres dans lesquelles les bonzes avaient trouvé la mort.

Lucien comprit. Ils allaient enlever les poches gonflées d’air et abandonner, dans la nappe liquide, les défunts qui, ne portant aucune trace de violence, aucune blessure, seraient censés victimes d’un accident.

La constatation lui apporta une tristesse nouvelle.

Il désespéra. Comment lutter contre un homme, maître d’une puissance incalculable, et doué en outre d’une rectitude de raisonnement telle que, pour une chose aussi peu importante que le meurtre de deux bonzes inconnus, il montrait pareille habileté à cacher la trace de son acte !

Déjà les prisonniers s’étaient docilement placés au milieu de leurs gardiens. Ceux-ci, les yeux fixés sur Log, attendaient un signe pour réintégrer les cavernes. Soudain tous demeurèrent immobiles, prêtant l’oreille à un bruit venu de la passe étroite donnant accès dans le cirque du lac.

On sifflait un air chinois, étrange et compliqué, un de ces airs chers à la population fluviale des Jardins Flottants[4].

Log avait tressailli. Lui aussi regardait vers la passe.

Qui donc, en cet endroit désert, choisi à cause même de sa solitude par le Maître des Masques d’Ambre, qui donc avait l’idée invraisemblable de se promener ? Qui pouvait lancer aux échos cette mélopée sifflée ?

Les marins envoyés vers les outres s’étaient arrêtés. Sur un geste du chef, ils revenaient, le revolver à la main, prêts à faire expier son indiscrétion à celui qui troublait ainsi leur opération funèbre. Et le siffleur se rapprochait. Les sons devenaient plus nets plus aigus. Soudain, à l’angle du rocher qui masquait la gorge, deux ombres parurent. Un chuchotement courut parmi les matelots :

— Des panthères noires !

Dix revolvers se tendirent menaçants vers les fauves, qui ne manifestaient cependant aucune intention agressive. Elles regardaient curieusement le groupe, se retournant de temps à autre vers le défilé, comme des animaux bien dressés attendant leur maître.

— Ne tirez pas, fit Log d’une voix assourdie… L’homme est plus dangereux que les bêtes.

Mais deux nouvelles silhouettes apparaissaient sous la clarté de la lune.

— Ils sont deux !

— Des enfants ! Joyeux et Sourire, c’étaient eux, venaient de s’arrêter brusquement auprès de Zizi et de Fred, et considéraient d’un air ébahi, Log, ses marins, ses prisonniers !

— il y a du monde ! clama enfin le gamin d’une voix perçante… Par le Père Bouddha ! Voilà qui n’est pas ordinaire. On n’a donc plus peur en Chine des Dragons de la Nuit !

Ces mots étranges firent frissonner les marins. Mais Log riposta :

— Tu ne sembles pas toi-même en avoir grand’peur.

Le gamin eut un haussement d’épaules :

— Oh ! moi, je n’ai rien à perdre… et puis, mes amis à quatre pattes — il flatta les panthères de la main — se soucient des dragons comme un poisson d’une lanterne en papier. 

— Et quel est ton nom, mon brave ? celui de ta compagne ?

— Master Joyeux. Miss Sourire.

— Ce sont des surnoms cela.

— Nous n’en avons pas d’autres.

— Que faites-vous ici ?

— Nous nous promenons… Le Jour nous travaillons à l’usine de Fas-Yen. Nous n’avons que la soirée pour prendre l’air.

Et comme le géant fronçait les sourcils, le gamin se campa en face de lui :

— En outre, nous sommes affiliés a une société puissante, très dangereuse pour quiconque songerait à nous molester.

Il avait l’air si résolu, si crâne, que les prisonniers, en dépit de leurs douloureuses préoccupations, ne purent s’empêcher de sourire.

— Quelle est cette société, reprit Log ?

— Son nom ne doit être prononcé que devant ceux qui comprennent le signe.

L’athlétique interlocuteur de l’enfant approuva du geste, puis d’un accent radouci :

— Veux-tu exécuter le signe ?

— Oh ! cela, bien volontiers.

Joyeux porta aussitôt les mains à son visage, décrivit, avec les index, des lignes encerclant les yeux, la bouche ; après quoi, il appliqua les paumes sur ses joues et demeura immobile dans cette position.

— Le Masque d’Ambre, prononça lentement le géant.

Un cri de joie jaillit des lèvres du petit :

— Vous comprenez ?

— Je suis le Maître…

L’enfant fit mine de se prosterner, mais se ravisant :

— Le Maître même doit prouver, s’il veut être obéi

À cette phrase, formule prévue d’avance, Log répliqua sans hésiter :

— Je suis prêt.

— Alors le masque…

— … transparent, jeta l’athlète.

— … Est opaque…

— … Pour tout autre…

— … Qu’un frère !

En prononçant ces derniers mots, Joyeux s’agenouilla et frappa du front la terre à trois reprises. Après quoi, il se releva et d’un ton respectueux contrastant avec celui qu’il avait pris jusque-là :

— Tu es le Maître. Ordonne, tu seras obéi.

Log lui octroya sur l’épaule une tape amicale.

— Deux enfants, deux bêtes, cela fait quatre…

— Sans compter ceux qui nous écoutent, ajoute gravement le gamin.

Son interlocuteur daigna relever la plaisanterie.

— Tu ne me laisses pas achever, Master Joyeux. J’allais dire : cela fait quatre recrues dont je ne veux plus me séparer…

— Bon !… seulement l’usine…

— Je ferai prévenir.

— Alors, tout va bien.

— Suivez ces hommes… Comme eux, vous surveillerez les prisonniers que vous voyez… Ce sont nos pires ennemis…

— Ah ! Fred et Zizi vous en débarrasseront s’ils vous gênent.

— Qu’est-ce que Fred et Zizi ?

— Mes panthères donc.

Du coup, Log se laissa aller à une bruyante hilarité.

— Tu me plais, Master Joyeux… Peut-être un jour régalerai-je tes noires amies. Pour l’instant, j’ai besoin que ces hommes vivent, mais qu’ils ne s’échappent pas… Tu sembles sûr de tes animaux… eh bien, emploie-les à garder ceux-là, en attendant… C’est peut-être sur leur nourriture à venir qu’ils veilleront.

Aussitôt le groupe des gardiens entraîna les captifs vers la caverne, tandis que les matelots, arrêtés au bord du lac, reprenaient leur route vers les outres dont ils devaient débarrasser les bonzes, premières victimes de la conception diabolique tendant à l’émancipation de l’Asie et au massacre des gens d’Europe.

La main dans la main, les deux enfants suivirent les premiers.

  1. Les Taï-Pings, Société secrète chinoise très puissante qui, traquée par le gouvernement chinois et par l’Europe, a semblé disparaître, mais a, en réalité, simplement changé de nom.
  2. C’est ainsi que les bonzes enseignent l’histoire de la dernière expédition de Chine. — Traduction exacte de parchemins scolaires.
  3. Le respect du corps donné à l’homme par Bouddha, l’intégrité absolue de ce corps à l’instant du trépas, est la condition sine qua non du salut bouddhique.
  4. Plus de douze millions de Chinois vivent du produit de jardins établis sur des radeaux le long des berges des grands fleuves.