Le Maître du drapeau bleu/p1/ch4

Éditions Jules Tallandier (p. 50-65).

IV

LUTTE CONTRE L’INCOMPRÉHENSIBLE



— Je ne sais pas ce que prépare ce monsieur Log… Mais la disparition de celui qui a été pris au filet avec nous, l’enlèvement des deux jeunes filles, la lettre même aux délégués de Russie et du Japon, tout cela démontre un esprit du mal.

— Hélas !

— Comme le génie, le bien procède par moyens simples.

Ces répliques ! furent susurrées dans la cabine où Sara, très loyalement, venait de conter à Lucien de la Roche-Sonnaille tout ce qui lui était advenu durant son séjour à terre. La jeune femme se fit suppliante :

— Et tu me pardonnes d’avoir obéi.

Il eut un sourire :

— Il le faut bien sous peine d’ingratitude, puisque c’est pour me préserver…

— Ah ! tu es gentil !

— Seulement, à l’avenir, souviens-toi que pour un [la Roche-Sonnaille l’honneur est préférable a la vie.

Sara secoua nerveusement la tête.

— Ah ! ne demande pas des choses trop difficiles !

— Trop difficiles ?

— Oui… oui… Moi, je ne comprends rien à ces sublimités de l’honneur… J’aimerais mieux être déshonorée vingt fois et te voir vivant… entendre ta chère voix, rencontrer ton bon regard…

Il voulut protester… Elle lui mit la main sur la bouche…

— Ne parle pas… c’est inutile… être duchesse, pour moi, c’est une parure, un manteau de cour que l’on jette sur ses épaules pour le bal ; mais sous le manteau armorié, il y a une petite bourgeoise qui défendra son mari envers et contre tous et tout… C’est stupide, soit ! Cela n’a pas bon genre, soit encore !… Ce n’est pas ma faute ! Je suis entrée dans l’uniforme de duchesse, comme un promeneur entre dans un parc ; c’est très joli… mais avant cela, il y a la rue par laquelle on a passé, la maison d’où l’on est sorti, la maison à l’atmosphère douce, enveloppante, affectueuse. On s’y est développé, on y a grandi, on y a pris une âme spéciale que l’on conserve en dépit de tous les raisonnements, de tous les titres.

Et comme il essayait encore de parler, ses jolis doigts se crispèrent sur les lèvres du duc.

— Non, tais-toi… tu me dirais des méchancetés… Tiens, écoute… Si le sieur Log m’envoie encore sur la côte, en mission… j’irai… mais je me jetterai sous une voiture, un tramway… je serai morte…

— Mais je ne veux pas, chère petite folle, réussit à prononcer Lucien, bouleversé par ces paroles.

— Si, si, fit-elle obstinée… Comme cela ton honneur sera sauf… et puisque l’honneur est tout pour toi, il te consolera de mon… départ, tandis que moi, si je me révoltais, si je causais ta mort… Ah ! vois-tu, c’est affreux pour une duchesse… c’est là que je vois combien je suis duchesse de pacotille… l’honneur ne me consolerait pas.

— Non, non, ne pleure pas, ma mignonne.

— Le moyen dans une situation pareille ?… Il faut que je tue ou que tu me méprises.

— Mais, non.

— Pourtant tu disais…

— Je disais… qu’il faut réfléchir, trouver une solution…

— Laquelle ?

Les larmes de Sara avaient cessé de couler. Soudain, ainsi qu’un rayon de soleil sur la campagne inondée par l’averse, un sourire éclaira la physionomie de la jeune femme.

— Je sais bien, moi, ce qui serait une crâne solution.

— Montre.

— Nous évader, faire la nique à ce grand lâche de Log.

Lucien secoua la tête d’un air pensif :

— Et abandonner celles que nous lui avons livrées… ces jeunes filles.

— Mona et Lotus-Nacré… Elles fuiraient avec nous.

— Comment ?

— Comment ?… Ah ! tu es trop pressé… Quand on est en pleine mer, quatre, dont trois aimables personnes qui n’ont jamais eu la moindre prétention à la Coupe du Swimming (prix de la natation), on ne s’évade pas de là comme d’une conversation ennuyeuse… Tout à l’heure tu as dit une parole sage : cherchons.

— Cherchons quoi ?

— D’abord mes… victimes, Mona et Lotus… À quatre, si les mathématiques ne sont pas un mensonge chiffré, on doit avoir deux fois plus d’idées qu’à deux… Et puis, pour essayer de partir ensemble, il est très important de se réunir.

La fantasque petite duchesse semblait avoir recouvré cette belle et confiante humeur qui décidément faisait le fond de son caractère.

Lucien abonda dans son sens… vaguement gagné par sa résolution. Comme tout rêveur, il subissait l’influence de l’être d’action qu’était Sara.

Dire que trois semaines auparavant le gentilhomme élégant, un peu dédaigneux, avait cru simplement épouser une petite fille sans conséquence !

— Voyons, reprit délibérément la jeune femme. Mona, Lotus, et… le monsieur du bord de l’eau, sont certainement à bord… prisonniers comme nous… Il s’agit de les dénicher… et pour cela de prier bien poliment notre geôlier de nous laisser libres de nous promener… Sur un navire, entouré d’eau de tous côtés, cela ne se refuse pas.

— Tu crois, ma chère Sara ?

— J’en suis sûre ! Pour obtenir, le tout est de demander dans la note juste…

— Mais cet homme se défiera de nous.

— Non, si nous affectons de croire la fuite impossible, si nous semblons nous résigner à notre sort.

Il la considéra avec admiration.

— Sarpejeu, mais vous vous révélez diplomate, ma bonne !

Elle nia d’un mouvement mutin de sa jolie tête.

— Avec mes ennemis seulement… C’est du simple bon sens… Si je lui avoue mon désir de lui fausser compagnie, il redoublera de précautions, de serrures, d’espions…

— Éminemment juste.

— Donc… Je déguise ma pensée… et vous, mon cher mari, si vous souhaitez, comme moi, reprendre notre voyage de noces si malheureusement interrompu, oubliez l’honneur des ducs, le chic du Jockey-Club, et cœtera, et… piétinez la vérité… comme un reptile.

— Oh ! Sara, protesta le jeune homme…

Elle l’interrompit vivement.

— Ah ! mon cher Lucien, un peu de… mythologie, je vous en conjure… Les anciens, gens sages et prudents, avaient mis la Vérité dans un puits… si vous l’en tirez, c’est nous que vous y enfermerez à sa place.

Il ne put se défendre de rire devant l’expression imagée d’un esprit prime-sautier.

— Non… non… je n’approcherai pas même de la margelle.

— À la bonne heure ! Alors je demande à présenter ma requête à ce grand Log.

Et Sara alla vers la porte dont elle saisit le bouton qu’elle secoua avec force. Dans le feu de cet exercice, sa main tourna sans doute la poignée, car le pêne glissa dans la gâche et le battant s’entre-bâilla.

— Hein, balbutia-t-elle, nous ne sommes plus enfermés !

Lucien bondit auprès d’elle.

— Plus enfermés ? Elle ouvrait complètement, avançant la tête au dehors, jetant de droite et de gauche des regards inquiets dans le couloir.

— Personne !

— Profitons-en… Je comprends. Maintenant que nous avons gagné la haute mer, on juge inutile de nous séquestrer… L’Océan est le plus sûr des geôliers.

Tous deux s’engagèrent dans le couloir.

Leur cabine était située à peu près à la partie médiane du bâtiment. Aussi leur suffit-il de faire quelques pas pour se trouver au pied de l’escalier à rampe de cuivre accédant au pont.

La côte avait disparu. L’horizon de la mer dessinait son cercle parfait autour du navire qui filait à grande vitesse, ainsi qu’en faisaient foi les vagues courant au long de ses flancs. Un instant ils demeurèrent immobiles, clignant les paupières, un peu éblouis par le passage soudain de la pénombre des coursives à la clarté crue du plein air.

Sur leurs têtes se développait la coupole du ciel, revêtue de cette teinte particulière à la mer du Nord, un bleu si pâle qu’il donne l’impression de gris perle. Autour du vaisseau, l’eau verte, moirée de stries blanchâtres, piquées de paillettes d’un or incertain par les rayons du soleil, s’étendait à perte de vue.

Il y a dans ce premier regard jeté aux choses quand on met le pied sur le pont d’un navire une émotion d’infini à laquelle personne n’échappe. Mais Sara se ressaisit vite. Elle exerça une légère pression sur le bras de son mari et d’une voix légère comme un souffle :

— Promenons-nous… un mot en passant aux matelots… c’est l’amorce de conversations plus… sérieuses.

Le duc se laissa conduire.

Tous deux, d’un pas flâneur, longèrent les bastingages de tribord, se dirigeant vers l’avant. Mais en y arrivant, ils se regardèrent avec une vague surprise.

Sur leur route ne s’était rencontré aucun être vivant.

Simple hasard sans doute. Une manœuvre retenait probablement la « bordée de quart » en un autre endroit. Sur cette réflexion non énoncée, les promeneurs reprirent leur marche, revenant vers la poupe par bâbord. Mais pas plus au retour qu’à l’aller, ils n’aperçurent une silhouette humaine.

— Voilà qui est curieux !

Et lâchant brusquement le bras de Lucien, la petite duchesse se planta devant lui.

— Voyons, tu ne trouves pas… ?

— Mais si… seulement je ne comprends pas ?…

— Moi non plus… La différence entre nous, c’est que moi, quand je ne comprends pas, je suis furieuse.

Et comme il riait de la voir ainsi, elle frappa le pont de son petit pied. Puis elle pivota sur elle-même, parcourant des yeux tout le navire. Mais le pont resta désert. Bien plus, dans cette inspection rapide, Sara recueillit un nouveau motif de surprise.

— Personne… personne même sur la passerelle.

Le duc regarda. La roue, la boussole n’étaient surveillées par aucun marin.

Ah ça ! ce navire sans équipage, voguant à toute vitesse sur l’Océan désert, devenait inquiétant.

— Bon, plaisanta Lucien, tu ne crois pas être sur le vaisseau hollandais… ce navire légendaire qui naviguait avec un équipage d’ombres ?

Elle ne l’écoutait plus. D’une voix assourdie par un soudain effroi :

— La roue a tourné toute seule.

— La roue… ?

Le duc n’en put dire davantage ; il chancela, le navire ayant « roulé », ainsi qu’il arrive après un coup de barre un peu brusque.

Il reprit son équilibre, puis balbutia :

— Pas de doute, le gouvernail a rectifié la direction.

— Sans personne à la roue… sans officier sur la passerelle, appuya la jeune femme.

Tous deux baissèrent les yeux. Ils avaient peur de deviner dans leurs prunelles la pensée folle, étrange, qui grandissait en eux.

— Cela doit pourtant avoir une explication toute naturelle, murmura enfin la Parisienne.

— Sans doute, consentit Lucien, mais laquelle ?

La pétulante petite duchesse répondit par une exclamation assourdie :

— Regarde donc les cheminées…

— Qu’ont-elles, les cheminées ?

Et Lucien examinait curieusement les énormes cylindres, revêtus d’une couche de peinture ocrée, qui se dressaient au-dessus du pont.

— Ce qu’elles ont ? reprit son interlocutrice… tu devrais demander ce qu’elles n’ont pas. C’est de la fumée qu’elles n’ont pas.

Le duc ouvrit des yeux stupéfaits… Soudain, il comprit… À l’ordinaire, quand un steamer est en pleine marche, ses cheminées vomissent des tourbillons de fumée noire.

Ici, rien de semblable ; pas la moindre fumerolle, pas la plus légère volute de vapeur !

Sara pressait son front de ses mains avec un véritable désespoir.

— Un navire à vapeur qui n’a pas de vapeur, maintenant !

— Peut-être son moteur est-il électrique, hasarda le duc.

— Alors pourquoi des cheminées ?

« Voyons, reprit-elle gravement. Personne sur le pont… l’équipage, le commandant sont donc dessous. Or, un homme a beau ne pas être grand’chose…

— Oh ! chère amie, protesta le duc. Elle le regarda, parut ne pas percevoir le sens de son interruption, puis continua.

— Il occupe cependant une certaine place. Donc, en admettant que les matelots se cachent, nous finirons bien par les découvrir. Descendons.

Sur ce mot, elle se dirigea vers l’escalier des cabines. Lucien n’avait rien de mieux à faire que la suivre. Il se précipita donc sur ses pas.

Tous deux descendirent. Sans doute, Sara croyait aux heureux effets de la méthode, car elle se mit à parcourir les couloirs, les rues comme on les dénomme à bord des grands transatlantiques, en remontant tout d’abord vers l’avant, imitant la manœuvre que, tout à l’heure, elle avait opérée sur le pont.

Mais, dessous comme dessus, c’était la solitude.

Personne, toujours personne.

Lucien et sa femme erraient à travers le dédale d’un navire qui semblait abandonné. Et cependant il ne l’était pas. La célérité de sa marche, la rectitude de sa direction disaient la présence d’un équipage bien dressé, d’un commandement expérimenté. Seulement, où se tenait cet équipage ? D’où s’exerçait ce commandement ?

Au risque de troubler le repos des passagers comme elle, la jeune femme fit irruption dans les cabines, le salon, le dining-room. Toujours le vide.

Personne ne se montra. Personne ne protesta contre la perquisition.

Une sorte de malaise emplissait maintenant les deux époux.

Et puis la nuit se faisait peu à peu.

Comme chassés par les ténèbres, les jeunes Français remontèrent un instant sur le pont, où les attendait un nouveau déplaisir. En leur absence, les feux de position avaient été allumés par d’invisibles mains.

Ces lumières, brillant dans la nuit, portèrent à son comble leur exaspération. Décidément l’introuvable équipage se riait d’eux.

Et passant de l’ire batailleuse à la bouderie, Sara, suivie docilement par le duc de la Roche-Sonnaille, qui, nonobstant son sélectisme, sentait la rage le gagner comme un simple prolétaire, la petite Parisienne courut à sa cabine.

Nouvelle surprise. Entre le panneau et le compartiment affecté aux voyageurs, des ampoules électriques éclairaient le couloir, semblant dire :

— Ici, vous avez le droit de circuler ; ailleurs, cela vous est interdit.

Sara ne se contenait plus.

D’une poussée nerveuse, elle ouvrit la porte de la cabine. Un cri de stupeur, d’ahurissement monté jusqu’à l’effroi, suivit ce mouvement.

Les couchettes étaient repliées le long de la paroi, et, dans l’étroite pièce où l’espace disponible se trouvait ainsi porté au maximum, un joli guéridon supportait deux couverts.

La tablette-lavabo, transformée en « servante », soutenait l’alignement impeccable des récipients contenant le dîner. La petite duchesse montra le poing aux porcelaines, aux verreries ; puis, consciente de l’enfantillage, du ridicule de ce geste, elle eut un rire agacé, grelottant :

— Non, cela dépasse les bornes… Ce couvert, c’est une consigne : mangez ou bien tout sera froid.

Elle s’arrêta, fronçant le sourcil.

— Cela vous amuse, Lucien ?

— Pas du tout, s’empressa-t-il de répondre, mais je ne traduis pas tout à fait comme toi. Je crois que ce repas, dans la pensée de nos hôtes, signifie : dégustez cet excellent dîner…

— Oh ! excellent !

— À en juger par le fumet, ma chère Sara… Dégustez-le, vous devez en avoir grand besoin après l’exercice inutile que vous venez de prendre.

Malgré elle, les traits de la jeune femme se détendirent. Pourtant elle ne se rendit pas encore.

— Et tu ne songes pas que peut-être des ennemis invisibles nous épient.

Il haussa les épaules, indifférent.

— Mois j’ai peur de ces espions.

— Peur ? pourquoi ? On ne nous veut évidemment aucun mal… pour l’instant. Dînons, ma jolie duchesse… Rien ne donne du cœur comme un estomac satisfait.

Elle consentit à prendre place devant la table, et Lucien s’étant improvisé maître d’hôtel, l’on dîna presque gaiement.

La chère, du reste, était exquise, avec un parfum d’exotisme tout à fait charmant pour deux Parisiens ; si bien que Sara finit par rire de ses emportements passés.

— Je n’ai pas réfléchi… Il y a la machinerie, les cales, les soutes, sur ce bateau… Tandis que nous cherchions en haut, Log et ses gens se dissimulaient en bas… Une simple partie de cache-cache… J’ai eu bien tort de me fâcher… Avec tout cela, où sommes-nous ?

— Où, murmura Lucien, je l’ignore… nous sommes en bateau, voilà tout ce que je puis affirmer.

— Mais sur quels degrés de latitude et de longitude ? Ou pour parler marin, quel point ?

— Je ne saurais répondre que par un point… d’interrogation.

Elle fronça les sourcils… Un peu plus, elle allait gourmander son époux sur sa légèreté.

Elle n’en eut pas le temps.

Un organe grave, un peu nasillard, prononça ces paroles :

— Demain, à midi, sur le spardeck… vous recevrez tous renseignements à cet égard.

Tous deux sautèrent sur leurs sièges et promenèrent autour de la cabine des regards ahuris. Ils étaient seuls, bien seuls. Et pourtant la voix continuait :

— Ceux que l’on emploie doivent connaître le but. Comme cela, le manque de zèle est impardonnable. Ne craignez pas de questionner. On vous répondra toujours.

— Qui parle ? balbutia la jeune femme, dont l’épiderme était parcouru par des frissons.

— Qui ?… Regardez le panneau, à droite de la porte.

— Je regarde.

— Et ne vous effrayez pas, madame la Duchesse… Songez aux téléphones, aux téléphotes, cinématographes, périscopes… Et dites-vous qu’avec des ressources inépuisables, on a pu les perfectionner, au point d’entendre sans plaque vibrante, au point d’apparaître tout en restant absent.

Soudain Sara poussa un cri d’effroi. Les ampoules électriques s’étaient brusquement éteintes. Par contre, le panneau situé à droite de l’entrée s’éclaira et l’image de Log, souriant, apparut. Chose troublante, l’image semblait réelle, elle paraissait proférer des sons.

— Bonsoir, monsieur le duc de la Roche-Sonnaille ; bonsoir, madame la Duchesse. Ne me cherchez plus par tout le navire. S’il vous agrée de me voir, appelez-moi ici. Je me ferai un devoir d’accourir à vos ordres. Bonsoir.

Tout disparut. Les lampes électriques devinrent incandescentes, et Lucien, Sara, médusés, incapables d’exprimer leur pensée tourbillonnante, se regardèrent tout pâles, les yeux égarés.

Entre les mains de quel homme étaient-ils tombés ?

Qui était ce géant, joignant à la puissance de la fortune, colossale à n’en pas douter, la puissance plus formidable encore de la science ?

Car la science se montrait domestiquée par lui. Ce navire évoluant sans équipage apparent, la roue se mouvant d’elle-même, cette immixtion inattendue du geôlier dans l’entretien des prisonniers, tout démontrait une machinerie compliquée et puissante, contre laquelle se briserait toute velléité de résistance.

Seulement, après une demi-heure de réflexions plutôt moroses, Lucien murmura entre haut et bas :

— Si nous dormions.

— Dormons, consentit Sara sans hésitation.

— À chaque jour suffit sa tâche…

— Et demain il fera jour.

Cinq minutes plus tard, chacun avait gagné sa couchette.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Le soleil !

— Il fait grand jour.

— Quelle heure est-il donc ?

— Onze… du matin ?

— Avec un soleil semblable, il n’est pas permis de supposer que ce soit la nuit.

Lucien et Sara éclatèrent de rire. Ils venaient de s’éveiller, de se lever… Les hublots ouverts, la brise marine pénétra dans l’appartement[1].

Bien reposés, rafraîchis par leurs ablutions matinales, les jeunes gens s’interrogèrent du regard.

— Attendons midi en nous promenant sur le pont. Puis nous gagnerons la passerelle, où le point nous sera indiqué, si le sieur Log ne s’est pas moqué de nous.

— Allons donc.

Un instant plus tard, tous deux déambulaient le long du bastingage.

D’un coup d’ail, ils avaient constaté qu’aucune terre n’était en vue. Le navire mystérieux occupait le centre du cercle parfait formé par l’horizon.

Une émotion les poignait. Être seuls, perdus sur ce bâtiment, perdu lui-même au milieu de l’immensité de l’océan, cette pensée les remplissait d’un indéfinissable malaise… Et ils attendaient avec une impatience que leurs gestes inconscients, leurs regards furtifs exprimaient, l’heure de midi, où cette chose minuscule, le point, leur rendrait l’impression de la direction intelligente, voulue, leur serait un repère dans la solitude morale et physique dont ils subissaient l’angoisse.

— Midi moins cinq.

C’est Sara qui a murmuré cela.

Elle gagne l’escalier métallique accédant à la passerelle.

La voici sur le léger tablier ajouré ; Lucien est auprès d’elle.

— Midi.

Le mot fusé entre ses lèvres, on dirait qu’il éveille une vibration parmi les heures invisibles, dont le cercle sans fin tourne autour de l’humanité.

Rien ne bouge cependant. La boussole, dans son habitacle de cuivre poli, oscille doucement, sans cesse ramenée vers le pôle magnétique. Des bouées blanches portant en rouge le mot Maharatsu tremblotent accrochées au léger garde-fou. Les tubes de communication avec la machinerie, bien inutiles à bord de ce navire étrange, ouvrent leurs orifices évasés, ainsi que des gueules de serpents qui bâillent.

Non, un déclic se produit… Une carte apparaît semblant sortir de l’habitacle.

Une carte sur laquelle est piqué, à l’orée de la Manche, à peu près à égale distance des côtes du Finistère et des îles Britanniques, un petit drapeau bleu, réduction de celui que Sara a remarqué à La Haye, dans la salle du Congrès, flottant à l’arrière de l’aérostat descendu de la coupole.

C’est, à n’en pas douter, le point où est parvenu le Maharatsu.

Un instant, la carte reste étalée sous les yeux des jeunes gens, puis elle se replie, à la façon d’un éventail, et disparaît dans un conduit caché par la garniture de cuivre du cadran.

— Nous entrons dans l’Atlantique.

— Nous avons bien marché.

— Certes.

Il y a de la surprise dans la voix de Lucien et de Sara. De la surprise et aussi de l’inquiétude.

Où les emporte ce bateau rapide, silencieux… et sinistre ?

Mais un nouvel étonnement arrête l’expression de leur angoisse. Une voix légère comme un souffle chuchote à leurs oreilles :

— Êtes-vous encore sur la passerelle ?

Qui a parlé ?… On dirait que ces sons ont été apportés sur l’aile du vent… Ils songent au télégraphe sans fil, puis ils haussent les épaules.

Ils sursautent, se retournent… Personne.

— Les oreilles m’ont corné tout simplement, prononce la jeune femme avec une moue…

— Mais moi aussi, déclare Lucien.

Et comme ils se regardent interdits, ne comprenant pas ce bourdonnement auriculaire qui les a atteints au même moment, de nouveau ils perçoivent distinctement :

— Êtes-vous encore sur la passerelle ?

— Qui nous parle ?

La question a jailli de leurs lèvres presque à leur insu.

— Un prisonnier comme vous.

Et vite, la voix inconnue :

— Pas un geste… La passerelle est le seul endroit du navire où l’on ne puisse épier vos paroles.

— Mais qui êtes-vous enfin ? grondent les jeunes mariés, exaspérés par le mystère sans cesse grandissant autour d’eux.

— Mon nom est Dodekhan.

— Celui que les faux pêcheurs guettaient avec leur épervier…

— Et que vous avez voulu défendre… Il souhaite aujourd’hui vous rendre la pareille.

— Vous le pouvez donc ?

— Peut-être… Log était mon premier lieutenant… Il m’a trahi… Mais il ne sait pas tout… J’avais des secrets pour lui… Il ignore notamment la communication possible de ma cabine-prison avec la passerelle… chaque jour, à midi, soyez-y… Prétexte : l’examen du point… Et tout d’abord…

La voix se tut brusquement :

— À demain ! On vient ! Un déclic léger arriva jusqu’aux Français, puis plus rien.

Le duc et sa gentille compagne restaient médusés.

Enfin, d’un accent incertain, comme au sortir d’un rêve, Sara murmura :

— Il faut attendre à demain. Que faire d’ici là ?…

— Si nous déjeunions ? nous verrons après.

Sara parut prendre son parti :

— C’est cela, déjeunons… Ensuite, nous ferons du footing (marche à pied) autour du pont, jusqu’à extinction de forces… cela nous assurera le sommeil, pendant lequel le temps passe sans paraître long.

Elle se laissa glisser le long de l’échelle de fer avec la prestesse d’un clown, et eut un petit cri.

À vingt pas d’elle, à l’angle des assises d’une cheminée, deux personnes, deux jeunes filles, venaient d’apparaître sur le pont désert jusque-là.

— Mona Labianov, Lotus-Nacré ! balbutia la duchesse.

Ces jeunes filles, arrachées à leurs parents, captives sur le Maharatsu… tout cela grâce à sa collaboration… oh ! forcée, obligée, c’est certain ; mais enfin, si elle-même avait jugé bon d’obéir au seigneur Log, afin de se conserver un époux bien cher, ses charmantes victimes évidemment ne s’intéressaient pas assez à son bonheur conjugal pour approuver des actes dont résultait leur malheur.

À sa Profonde surprise, les nouvelles venues poussèrent des cris de joie en l’apercevant.

Et avant qu’elle eût repris son sang-froid, la Russe et la Japonaise s’inclinaient gentiment devant elle en disant :

— Madame la Duchesse, enchantées de refaire votre connaissance.

Elle crut rêver. Toutes deux continuèrent :

— Nous savons ce que nous vous devons… —

Ah ! vous savez ?… réussit à bégayer Sara…

— Et aussi, poursuivit imperturbablement Mona, que, d’accord avec nos familles et nos gouvernements, vous nous avez dirigées sur ce navire.

— Ah ! ah !… d’accord avec vos familles, répéta la duchesse.

Et, à part, elle murmura :

— Qu’est-ce que Log leur a raconté ?… Il est fou, cet homme jaune… On prévient les gens, au moins.

— Nous savons enfin, compléta la gracieuse Nippone, que vous consentez à être notre compagne, notre guide jusqu’à Kiao-Tcheou.

— Jusqu’à Kiao-Tcheou, en Chine ? clama désespérément la jeune femme.

— Parfaitement… Kiao-Tcheou, province de Chan-Toung, territoire cédé à l’Empire d’Allemagne, et sur lequel nous nous rencontrerons avec M. Dodekhan, le Maître du Drapeau Bleu.

Sara retint avec peine un cri imprudent :

— Dodekhan, pas besoin d’aller si loin… il est à bord.

Mais le sentiment d’un danger formidable planant sur ces enfants, sur Lucien, sur elle-même, lui donna la force de questionner d’un ton paisible, encore que son cœur sautât dans sa poitrine.

— Et une fois M. Dodekhan rencontré ?

— Il choisira de Mona ou de moi, fit Lotus-Nacré en souriant.

— Il choisira ?

— Son épouse… celle qui, avec lui, commandera au Drapeau Bleu ; celle qui assurera à sa patrie une situation privilégiée en Asie… Là-bas, du reste, chacune de nous retrouvera son père, car nos chers papas se dirigent sur Kiao-Tcheou par la Russie et le Transsibérien. Ils seront arrivés avant nous.

Sara regarda le duc. Celui-ci roulait des yeux effarés.

Évidemment l’aventure, se compliquant de plus en plus, l’affolait.

Il ouvrit la bouche pour parler. La petite duchesse eut l’impression qu’un mot irréparable allait être prononcé, et coupant la parole à son compagnon de voyage de noces, elle demanda :

— Qu’est en résumé ce Drapeau Bleu ?

— Un emblème auquel tous les Asiates obéissent… Il représente une association secrète si puissante, dans cette Asie où les sociétés de ce genre pullulent, si puissante, dis-je, que les rois, empereurs, mikado, lamas eux-mêmes, s’inclinent devant elle.

Mais Mona fit dévier la conversation :

— J’oubliais… On m’a chargée de vous aviser que le déjeuner était servi dans le salon du pont, et on nous a fait espérer, madame la Duchesse, que vous accepteriez de nous avoir pour convives.

— Comment donc ! Veuillez nous montrer le chemin.

— Vous nous rendrez le même service tantôt. Nos cabines, paraît-il, sont voisines des vôtres.

— Ah !

Et tandis que les jeunes filles se dirigeaient vers le dining-room, Sara, demeurée en arrière, glissait à l’oreille de son mari :

— Pas un mot de la passerelle, Lucien, pas un mot ! Gardons notre secret, gardons-le jalousement !

Complètement remise de son émoi, Sara fut à table d’une gaieté étourdissante. Elle ravit ses jeunes et nouvelles amies, qu’elle interrogea du reste fort adroitement :

— Je me demandais, déclara-t-elle tout à coup, en ne vous rencontrant pas à bord, si vous étiez retournées à terre avant mon arrivée.

— Oh ! firent-elles ensemble, nous étions prisonnières et bien ennuyées.

— Prisonnières, où cela ?

— À l’intérieur de ce paquebot. Nous avions peur… quand enfin M. Log, après nous avoir expliqué l’affaire, nous a déclaré que désormais nous aurions le libre accès du pont et aussi votre charmante compagnie.

Sara poussa un soupir, puis curieuse :

— Et il vous a montré la porte qui communique de l’intérieur ?…

— Non, pas du tout.

— Cependant vous l’avez franchie.

— C’est probable… c’est même sûr… mais c’est un secret à ce que l’on nous a dit ; on nous a bandé les yeux, on nous a fait marcher, et puis…

— Et puis ?…

— Nous nous sommes trouvées toutes seules dans une rue des cabines.

La duchesse dut tendre ses nerfs pour empêcher ses jolis pieds de trépigner sous la table.

Oh ! ce Log ! Comme il prenait bien ses précautions !

Allons ! Il n’y avait que le causeur mystérieux de la passerelle qui parût soucieux de donner des explications à la voyageuse involontaire.

Il fallait attendre au lendemain, à midi, pour reprendre l’entretien. D’ici là, on s’évertuerait à tuer le temps.

  1. On désigne ainsi, à bord des paquebots, des cabines de luxe, comprenant lavabos, salle de bains, une ou deux petites chambres, etc.