Tallandier (p. 279-285).


CHAPITRE XX

toute la lumière


Cet appartement de l’avenue Hoche était une sorte de palais. Le banquier Ortofieri se souleva d’un admirable fauteuil et, à travers l’immense table Louis XV de son gigantesque cabinet de travail, tendit la main vers le vieux manuscrit que Charles Christiani lui tendait de son côté, en disant :

— Pour finir, monsieur, voici la confession de ce misérable. Pris de remords, il l’a rédigée dans sa vieillesse, sans avoir pourtant le courage de se constituer prisonnier. Ce cahier, s’il était isolé, pourrait ne pas être considéré comme la preuve absolue de la vérité. Tout écrit peut n’être qu’un faux. Mais si nous joignons ce témoignage à ceux dont je viens de parler, nous serons en présence d’un faisceau de preuves rigoureusement distinctes les unes des autres et dont l’ensemble est cent pour cent décisif. Il n’y a plus maintenant aucun doute. Lisez ceci.

— Je pense, dit le banquier avec une charmante courtoisie, je pense qu’il convient de perdre le moins de temps possible. Voilà près d’un siècle qu’une fâcheuse erreur sépare nos deux familles. À présent que l’erreur est dissipée, chaque minute qui prolonge cette séparation consacre un déni de justice, et nous en sommes responsables. Ne pouvez-vous, monsieur, en quelques mots, me résumer le contenu de ce mémoire ? Tout ce que vous m’avez dit des reconstitutions obtenues par la luminite et jusqu’à ce délicieux épisode du perroquet, tout cela m’a préparé à comprendre ce que vous voudrez bien me raconter, même brièvement, et dont j’espère — dois-je le confesser ? — l’éclaircissement d’une suprême énigme.

Charles, merveilleusement heureux de l’accueil qu’il recevait, étonné d’avoir apprivoisé « l’ours » qu’on lui avait dépeint, se doutait qu’une tierce influence avait préparé sa visite au père de Rita. Mme Le Tourneur ayant été informée, par téléphone, des événements de la matinée, il n’était pas très compliqué de deviner quelle fée avait changé « l’ours » en un businessman des plus affables. Ce fut donc avec feu et en colorant son récit de tout l’éclat de l’enthousiasme, qu’il se fit, pour quelques minutes, le biographe de Jean Cartoux.

— Ce matin, dit-il, nous avions fait, ma sœur, mon beau-frère et moi, au sujet de ce policier, des inductions qui, j’en suis assez fier, se sont trouvées vérifiées par le manuscrit que vous avez sous la main. Jean Cartoux fut, comme nous l’avions présumé, matelot à bord de la Finette. Exactement : gabier. La sévérité de César, sans doute justifiée, l’ulcéra, le gorgea de rancune et lui fit abandonner la mer. Comment de marin il devint policier, après avoir fait le coup de feu sur les barricades pendant les Trois Glorieuses, c’est ce que je vais vous dire.

« À la fin de l’année 1830, le préfet de police, nommé Baude, prit la résolution de purger Paris d’une foule de gens sans aveu qui, depuis la Révolution de Juillet, inondaient la capitale. Pour opérer les rafles nécessaires, il recruta des hommes capables de prêter main-forte à la police régulière. Fieschi fut de ce nombre. Cartoux aussi.

— Ah ! fit le banquier, nous y voilà !

— Illusion ! dit Charles. Nous n’y sommes pas. Écoutez la suite. Tandis que Fieschi cessait de figurer aux contrôles de M. Baude et qu’il était nommé, sur la recommandation de celui-ci, surveillant de l’entreprise de rectification du cours de la Bièvre, Jean Cartoux, au contraire, ayant fait preuve des qualités requises, passait du provisoire au définitif et prenait rang parmi les trente-deux agents du service de la Sûreté.

« Il était donc inspecteur de la Sûreté à l’époque où Fieschi préparait son attentat.

« Vous vous le rappelez, monsieur, certain complice de Fieschi, le nommé Boireau, avait imprudemment bavardé, la veille de l’événement. La police tenait le renseignement suivant : un attentat doit se produire au cours de la revue, à hauteur de l’Ambigu.

« Or, si le préfet, qui était alors M. Gisquet, avait été mieux servi : si l’un de ses inspecteurs n’avait pas gardé pour lui une indication que cet homme surprit par hasard, M. Gisquet aurait su, primo, que l’Ambigu en question n’était pas le nouvel Ambigu, mais l’ancien : secundo, que l’auteur éventuel de l’attentat était un Corse.

« L’inspecteur dont il s’agit, c’était Jean Cartoux.

« Pourquoi, en se taisant, commit-il une faute de service aussi grave ? Par ambition et par vengeance.

« Il savait, depuis très longtemps, que César Christiani habitait 53, boulevard du Temple. Il surveillait haineusement son ancien capitaine, le corsaire qui l’avait si souvent tenu à fond de cale, les fers aux pieds, et dont il conservait un souvenir indéfectible, sous forme de zébrures dans le dos. Il le soupçonnait de tous les défauts, de tous les complots, et guettait la première occasion de lui nuire — au besoin de le perdre.

« César Christiani était Corse.

« Le 52 du boulevard du Temple se trouvait à la hauteur de l’ancien Ambigu.

« Donc, pour Jean Cartoux, l’homme désigné par la dénonciation c’était César Christiani.

« Tout le monde craignait un attentat légitimiste. À d’autres ! Jean Cartoux, lui, fut convaincu qu’il s’agissait d’un attentat impérialiste. Car il était sûr que le conspirateur s’appelait César Christiani, et il savait bien que César Christiani ne pouvait être que bonapartiste. Si surprenant que cela fût, le vieux serviteur de Napoléon devait entretenir des relations secrètes avec le neveu du grand empereur, ce jeune Louis-Napoléon sur lequel couraient de très faibles bruits d’ambition… Enfin, assurément, c’était César qu’on avait dénoncé sans le nommer, puisqu’il n’y avait pas, à l’endroit désigné, d’autre Corse que lui et ce Fieschi que Jean Cartoux ne pouvait soupçonner, l’ayant connu policier comme lui, faisant bien son service, paisible, humain et pourvu ensuite d’un emploi officiel par les soins mêmes du préfet Baude. Il est vrai que Fieschi vivait sous un faux nom : Gérard. Mais tel était, chez Jean Cartoux, la fureur de sa rancune, tels étaient en lui la force de l’idée préconçue, la certitude de ne pas se tromper, l’aveuglement de tenir à la fois sa vengeance et la fortune, qu’il n’attacha aucune importance au faux nom de Fieschi.

« J’ai dit : la fortune.

« En effet, Jean Cartoux avait résolu d’être le héros qui, seul, sauverait le roi. Ce qu’il avait appris, il n’en soufflerait mot à personne, pour se réserver, à lui seul, tout l’honneur de l’action. Il se ferait désigner par ses supérieurs pour la surveillance du quartier de César. À l’instant où le roi passerait, il pénétrerait chez son ennemi à l’aide d’une fausse clé, et il ferait justice à la minute même où le régicide se préparerait à commettre son forfait. Rien de plus facile que de ne jamais parler de la dénonciation, de mettre sa prouesse au compte d’une intuition providentielle. Et alors ce serait la renommée, l’avancement, l’auguste reconnaissance de Leurs Majestés.

« Malheureusement, de même que la police s’était trompée d’Ambigu, Jean Cartoux se trompa de Corse. Au lieu de courir à Fieschi, il entra chez Christiani, le tua et s’aperçut immédiatement de sa méprise, en voyant ce qui se passait sur le boulevard, l’effet terrifiant de la machine infernale et le nuage de fumée qui, presque en face, s’échappait de la fenêtre de son ex-collègue. Le télescope braqué à la fenêtre de César n’était nullement truqué, comme il l’avait cru tout d’abord ; ce long tube de cuivre ne renfermait pas l’ombre d’un canon de fusil. Amère déception. Et terreur soudaine. Jean Cartoux venait d’assassiner un homme. Son crime n’avait aucune excuse. Par surcroît, il avait abandonné son poste au moment d’un attentat sans précédent. Qu’adviendrait-il, si l’on trouvait ici, auprès de sa victime, le meurtrier traître à son devoir ? Arrêté, il était perdu ; peut-être même, alors, apprendrait-on qu’il avait su et caché la vérité concernant l’Ambigu, concernant un Corse…

« Il s’enfuit. Le désordre du boulevard fut son complice. Nul ne le remarqua. Tout le reste du jour, il déploya, dans les arrestations, un zèle particulier, qui contribua certainement à lui faire accorder, le soir même, le congé qu’il sollicitait.

« Ce congé, ainsi que nous l’avions flairé, n’avait qu’un but : lui épargner l’épreuve d’avoir peut-être à remonter l’escalier du 53. Ce qu’il avait fait le remplissait d’épouvante. L’idée de revoir le cadavre de sa victime lui était intolérable.

« Cependant, votre aïeul, M. Fabius Ortofieri, était incarcéré. C’est alors que Jean Cartoux commit son deuxième crime, en jurant qu’il le reconnaissait.

— Et c’est au petit-fils de cette canaille que j’allais donner ma fille ! dit M. Ortofieri en esquissant un rictus de commisération.

Il prit le manuscrit et le rejeta sur la table, avec une dédaigneuse pitié.

— Je voudrais maintenant vous présenter à ma femme, poursuivit-il. Et, hum ! hum ! à ma fille aussi… Je suppose qu’elles sont à la maison…

Charles, fort embarrassé, s’empressa de répliquer :

— Ma mère serait heureuse, monsieur, de rendre ses devoirs à Mme Ortofieri. Elle voudrait, de plus, au nom des Christiani, vous apporter l’hommage de nos excuses. Nous les devons à l’héritier de Fabius Ortofieri.

— Paix aux morts, dit le banquier. Oublions ces vieilles choses. L’essentiel c’est qu’il n’y ait jamais eu de sang entre nous, ni rien qui justifiât le sang. Des excuses ! Vous ne voudriez pas !

— De toute façon, reprit Charles, ma mère désirerait beaucoup…

— Venez, monsieur Christiani !

« Pourquoi rit-il », se demandait Charles en obéissant à la poussée très cordiale qui le dirigeait vers une porte, au fond du vaste et fastueux cabinet.

Il ne devait pas tarder à le savoir.

— Ma chère amie, disait le banquier en ouvrant cette porte, laisse-moi te présenter M. Charles Christiani, l’historien distingué.

L’historien distingué s’était arrêté assez brusquement.

Au milieu du salon, autour d’une table à thé, plusieurs personnages bien connus se groupaient, tournés vers la porte et momentanément immobiles, à cause de l’apparition de Charles, qui les tenait comme suspendus dans leur attitude et leur sourire. Cette immobilité d’un instant participait à la fois du songe et du cabinet de cires. Charles pensa automatiquement à ce M. Curtius qui avait monté jadis, sous Louis-Philippe, roi des Français, un établissement de ce genre, boulevard du Temple, 54, vis-à-vis la maison de César. Il faillit se demander si ces êtres qu’il découvrait à l’improviste n’étaient pas des effigies insensibles, plutôt qu’en vérité Mme Ortofieri, Mme Christiani née Bernardi, la cousine Drouet flanquée de l’ombre de Mélanie, Bertrand et son nez, Colomba la brune, Geneviève Le Tourneur si blonde et si dolente, enfin l’incomparable Rita. À ce compte, il aurait pu s’étonner de ne point voir entre eux les simulacres du maître de la lumière, son fameux quadrisaïeul, de Fabius, l’invisible accusé, de la jolie Henriette Delille, de Mons Tripe, l’homme à la canne et du sinistre Jean Cartoux…

Mais il n’y avait là, — du moins au centre de ce salon, — que des gens de 1930, vivants et fort sympathiques, Charles, qui n’en doutait d’ailleurs aucunement, le vit bien lorsque tout ce monde affectueux se reprit à bouger, lorsque Mme Ortofieri se mit en marche vers lui, les mains en avant… et qu’elle fut distancée par l’élan irrésistible de cette petite divinité rapide, envolée, folle de joie et d’émotion, accourant vers lui comme emportée par les zéphyrs du dieu Amour : Rita, la fée diligente qui, de connivence avec Colomba, avait machiné l’enchantement de cette assemblée.

Cette enfant ! La passion l’enlevait. C’était, comme on dit, plus fort qu’elle. Et Charles, incapable d’une parole, la reçut sur sa poitrine, où elle s’abattit en pleurant de bonheur. Elle le serrait si puissamment qu’il en suffoquait.

— Rita ! gronda sans conviction Mme Ortofieri, qui faisait de louables efforts pour retenir ses larmes.

Mais tous les parents du monde s’y seraient mis que rien n’aurait empêché Charles et Rita de joindre enfin leurs lèvres. Ils se seraient embrassés sous le feu de cent mille regards, devant l’humanité tout entière, présente, future et trépassée.

Moitié riant, moitié pleurant, Charles, pour essayer de restaurer la seule gaieté, dit à Bertrand :

— Dommage qu’on n’ait pas songé à la luminite ! Elle est de la famille. Et puis, une plaque, ici, aujourd’hui, c’était bien l’occasion !

— Pour qui me prends-tu ? s’indigna plaisamment Bertrand Valois. Est-ce qu’un auteur dramatique pouvait manquer ce dénouement ? Regarde !

Charles se retourna.

La plaque dite « secondaire » était là, pendue au mur. Vitre prodigieuse, elle avait silencieusement absorbé la lumière de toute la scène, Maintenant, elle gardait pour de longues, longues années, l’image du premier baiser de Charles et de Rita, l’image de la tendre réconciliation des Christiani et des Ortofieri. Et comme Bertrand, adroit metteur en scène, l’avait « feuilletée » ingénieusement, elle montrait, cette plaque, comme à la fenêtre du passé, le vieux corsaire César Christiani, qui, la pipe à la bouche et caressant sur son épaule le perroquet jaune et vert, souriait doucement à ces jeunes amours.


FIN