Tallandier (p. 170-190).


CHAPITRE XII

surprises dans le présent et dans le passé


Avant de se rendre chez Mme Le Tourneur, Charles réalisa qu’il ne pouvait pas laisser plus longtemps sa mère dans l’ignorance de sa découverte et du projet qu’il avait conçu de tirer au clair les circonstances de l’assassinat de 1835. Il regretta même, alors, de n’avoir pas parlé dès les premières minutes de son retour et fut mécontent de s’être laissé gagner par un sentiment qui n’avait rien d’héroïque.

Au fond, Mme Christiani lui inspirait encore une certaine crainte, vestige du passé, souvenir d’enfance. La brave dame avait mené à la baguette l’éducation de ses enfants ; il en reste toujours quelque chose. Or, Charles savait que le premier choc serait rude…

Il le fut. Mme Christiani ne s’étonnait de rien. L’existence de la luminite ne la surprit nullement. Elle dit : « C’est curieux », consacra deux minutes à l’agrément de savoir qu’une telle bizarrerie comptait au nombre des phénomènes physiques et, suivant la pente habituelle de son esprit, s’en tint là, négligeant de réfléchir ou de rêver sur le thème de cette merveille et de ses effets. Elle se souciait peu des conséquences possibles de sa trouvaille. Les deux minutes étant écoulées, Charles se rendit compte que les pensées de sa mère avaient déjà repris leur cours quotidien et qu’elles s’appliquaient derechef aux comptes de la cuisinière, au dernier article politique du Temps et à la division des contemporains en bons et en mauvais esprits, c’est-à-dire en gens bien pensants et autres.

Tout changea lorsque Mme Christiani connut le projet de contre-enquête et ce qui pouvait, en résulter, à savoir l’innocence de Fabius Ortofieri.

Ce nom la fit frémir. Depuis longtemps, avant même qu’elle fût devenue par ses noces une Christiani, elle savait que Fabius avait assassiné César. Elle le savait comme nous savons tous que Ravaillac a poignardé Henri IV. C’était de l’Histoire, de l’Évangile. Revenir là-dessus ? Elle en suffoquait d’ébahissement et d’indignation.

Charles fit appel à ses sentiments de justice. Après avoir plaidé assez longuement la cause de l’impartialité, il vit sa mère s’apaiser, mais en fermant son visage, comme cela se produisait quand on essayait de lui prouver que la cousine Drouet s’était toujours bien conduite avec Mélanie. Mme Christiani cédait en apparence, elle renonçait à discuter, mais tout indiquait qu’elle restait sur ses positions.

Ce n’était pas une victoire. Galilée devait faire cette figure-là en déclarant que la Terre ne tournait point. Aussi, Charles n’aborda pas sans appréhension la suite de son exposé.

— Il faudrait… dit-il. Enfin, il serait bon et même… nécessaire que M. Ortofieri, le banquier, put contrôler les faits et vérifier…

— Qu’est-ce que tu veux dire ? explosa Mme Christiani. Si j’entends bien, tu aurais la prétention d’inviter ce brigand à venir ici ?

— Vous savez bien qu’il n’y viendra pas, ma mère ; qu’il déléguera quelqu’un…

— Jamais ! fulmina la terrible femme. Je m’y oppose. Moi vivante, jamais un Ortofieri ne mettra le pied chez moi, même par procuration !

Charles ne put s’empêcher de sourire.

— Je ne ris pas ! déclara sèchement sa mère.

— Je vous en prie, dit Charles d’une voix profonde. Vous êtes beaucoup trop bonne et trop juste pour vous opposer à qui que ce soit, du moment qu’il s’agit de la vérité. Nous devons faire ici tout notre devoir.

— Ce n’est pas toi qui m’apprendras le mien !

— Vous me causeriez une peine infinie si vous n’approuviez pas tout ce que j’ai l’intention de faire.

Mme Christiani se tut. Dans l’excès de son mécontentement, elle avait tourné le dos à son fils et regardait par la fenêtre le fond du jardin qui se creusait devant elle.

La dernière phrase de Charles, le ton qu’il avait mis à la prononcer suscita en elle une sorte d’alerte dont elle ne laissa rien voir. Mais sans doute ce saisissement était-il difficile à cacher, car elle prolongea sa station devant la fenêtre.

Son silence, pourtant, encouragea le jeune homme, qui reprit :

— Si vous m’aimez, avez confiance en moi. Allez ! Je ne ferai rien de contraire à notre dignité. Mais une œuvre de justice peut-elle jamais cesser d’être noble ?

Il s’était promis de ne la convaincre qu’à l’aide d’arguments généraux et de ne pas sortir de la question de justice. Il ne doutait pas que sa mère n’eût cédé sur tous les points si elle avait su que le bonheur de son enfant était en jeu, à présent qu’on lui faisait envisager si étonnamment l’innocence de Fabius Ortofieri. Mais Charles prévoyait le cas où la culpabilité de Fabius serait confirmée, le cas où, par conséquent, Rita demeurerait pour lui un impossible rêve. Et, voulant épargner à Mme Christiani le grand chagrin de savoir son Charles malheureux, il eût tout fait, plutôt que de lui avouer son amour.

Mme Christiani, sans se hâter, fit face. Elle s’était livrée, dans le secret de son âme, à des remarques, des réflexions, des recoupements qui avaient affermi sa soudaine et première supposition. Il vit tout de suite qu’il avait gain de cause. Non pas que le dur visage sombre accusât la moindre détente. Les yeux seuls, adoucis, montraient le consentement, la capitulation.

— Enfin ! soupira-t-elle. Arrange-toi.

— Merci ! s’écria-t-il avec fougue.

Elle s’était assise à son bureau et commençait tranquillement à écrire. Charles voulut l’entourer de ses bras ; il ne résistait pas, comme d’habitude, au besoin de s’épancher auprès d’elle en baisers pleins de tendresse.

— Allons, fit-elle. C’est bien, c’est bien ! 

Et, ayant reniflé brusquement contre la joue de son fils, elle l’écarta sans douceur.

— Laisse-moi travailler. À présent, les choses sérieuses me réclament.

— Je vous aime bien ! dit-il.

Elle haussa les épaules et il sortit.

Alors, Mme Christiani posa sa plume et joignit les mains.

« Plus de doute, murmura-t-elle. Il m’embrasse, il me dit qu’il m’aime !… Allons ! voilà bien les hommes ! Il n’y a sur la terre qu’une fille Ortofieri et il a fallu que mon Christiani s’en éprît ! Maintenant, nous n’avons plus qu’un espoir et il est faible. Si ce bandit de Fabius reste coupable, — et je suis convaincue qu’il l’est, — voilà mon fils malheureux ! Car je le connais ! Jamais l’assassin de César n’entrera dans notre famille, quand il serait représenté par son héritière à la vingtième génération ! Cela, jamais, tant qu’il y aura chez nous des hommes comme Charles et des femmes comme moi !… Pauvre garçon ! dit-elle en rêvant. C’est encore une chance qu’il ait trouvé ces plaques… »

Mais elle jugeait cela tout naturel, tandis que l’amour de Charles pour une Ortofieri lui semblait la chose du monde la plus invraisemblable.

Mme Geneviève Le Tourneur avait dit à Charles, comme il prenait congé d’elle :

— C’est donc entendu. Revenez me voir demain. Évitons autant que possible les lettres. Demain j’aurai vu Rita et je vous transmettrai son avis au sujet des portraits et de la marche à suivre.

Et Charles avait ajouté :

— Permettez-moi de vous recommander le silence à propos de la luminite. Je voudrais en finir complètement avec l’affaire Ortofieri avant de rendre publique la découverte. Si les journaux s’en emparaient prématurément, c’en serait fini de notre tranquillité, nous serions assaillis, et il est effrayant de constater avec quelle promptitude se répandent les nouvelles qu’on voudrait garder secrètes. Tout à l’heure, quand je suis sorti de chez moi, ma concierge, émerveillée, ne s’est pas gênée pour me demander des détails sur « le truc extraordinaire que j’ai rapporté de Savoie ». Le chauffeur a dû bavarder, malgré mes recommandations…

— Soyez tranquille, avait répondu Geneviève de ce ton enjoué et un peu pédant qu’elle prenait parfois, en vertu d’une petite culture dont elle était grandement fière. J’imiterai de Conrart le silence prudent.

Le lendemain, lorsque Charles se présenta chez la blonde émule de cet obscur littérateur, il eut la forte émotion de la trouver en compagnie de Rita Ortofieri.

— N’est-ce pas beaucoup plus simple ? dit Geneviève avec un petit rire.

— En effet… approuva Charles machinalement.

Il y eut alors un terrible moment de trouble et de malaise, à cause de l’effort immense que devaient faire ces deux cœurs pour réprimer l’élan de leur joie.

D’un commun accord, Charles et Rita prirent tacitement le parti de ne pas prononcer un mot qui se rapportât à leur amour. La moindre étincelle eût allumé un feu redoutable. Ils ne parleraient donc que de l’entreprise qui peut-être leur permettrait bientôt de lâcher la bride à cette passion si douloureusement contenue. Et là encore, comme avec Mme Christiani, il ne serait question que de rechercher la vérité et de faire triompher la justice. Ils sembleraient s’intéresser seulement aux deux vieux ennemis, César et Fabius, et ne plus savoir qu’à travers le drame ancien qu’il s’agissait d’éclairer, c’était leur propre destinée qu’il s’agissait de découvrir.

Tout tremblants d’une fièvre délicieuse dont il leur fallait constamment surmonter les assauts, ils réglèrent la marche à suivre avec des phrases banales et sans chaleur, évitant de croiser leurs regards, dévorés du désir de se contempler éperdument et éternellement.

— Le mieux, dit Rita, est d’agir envers mon père avec beaucoup de franchise et de netteté. C’est un caractère taciturne et bourru, mais sa conscience, son intégrité sont irréprochables. Quand il saura qu’un moyen lui est offert de réviser le procès de notre aïeul, soyez certain qu’il n’hésitera pas un instant.

— Dois-je lui demander audience ?

— Non. Oh ! non !

— Je lui écrirai donc ?

— Il est préférable qu’un autre lui écrive : votre notaire, par exemple. Tout cela devra rester, jusqu’au bout, très froid, très inexpressif. C’est la meilleure façon d’éviter tout désaccord.

— Bien, dit Charles. Et les portraits ?

— Faites-les lui demander par le même intermédiaire qui prendra la responsabilité de les rendre intacts.

— Sont-ils nombreux ?

— J’en connais trois, pas davantage. Un portrait à l’huile, grandeur nature, montrant le buste. Un autre portrait au pastel, plus petit. Et une miniature, ou plutôt deux miniatures semblables, exécutées par le même artiste. L’une d’elles est pendue dans le salon, l’autre se trouve dans ma chambre. Je vous ai apporté celle-là. Tenez, la voici. Examinez-la tout à loisir, mais ne la gardez pas, je désire la remporter ; nous devons prendre toutes les précautions et il ne faut pas, absolument pas, qu’on me soupçonne d’être de connivence avec vous.

— Vous avez eu une excellente idée, dit Charles. Dès maintenant, il peut m’être très utile de connaître la physionomie de votre grand-père.

— Je ne puis vous assurer que cette miniature est la plus ressemblante des deux…

Charles avait mis dans la lumière d’une croisée le petit cadre de bois ciré, creusé en ovale, où, serti d’un filet doré, le portrait de Fabius Ortofieri offrait ses couleurs encore vives. Cette miniature n’évoquait que de fort loin la lithographie dont Charles avait connaissance. Elle représentait un homme robuste, d’âge mûr, ayant l’œil bleu et le teint chaud, le nez quelconque, la bouche relevée dans un sourire un peu pincé. Ses cheveux formaient un toupet et, sur les tempes, revenaient en avant. De courts favoris, dit « pattes-de-lapin », barraient les joues. Le bourgeois portait une haute cravate blanche à plusieurs tours, un gilet blanc très ouvert et une redingote noire dont la boutonnière s’ornait d’un ruban bleu-ciel à liséré rouge.

— La décoration de Juillet, n’est-ce pas ? dit Rita.

— Exactement. Et cela nous indique que la miniature a été faite après 1830. Il résulte que Fabius Ortofieri devait être à peu près comme cela en 1835.

— Le grand portrait est de 1834, dit Rita. Et le pastel a été exécuté pendant le procès dans la prison.

— Même coupe de barbe ?

— Toujours. Le visage entièrement rasé, à l’exception des favoris.

— Puis-je me permettre une question ? exhala Mme Le Tourneur d’une voix précieuse et défaillante. La décoration de Juillet, qu’était-ce ?

— Une croix, répondit Charles, accordée par Louis-Philippe, en récompense nationale, à tous les citoyens qui s’étaient distingués pendant les trois journées de Juillet et qui, en conséquence, l’avaient élevé au trône.

— On en avait distribué beaucoup, je crois ? dit Rita.

— Oui. Un peu trop, il faut bien le dire. On trouve toutes sortes d’individus parmi des émeutiers, et la croix de Juillet ne fut pas toujours portée dignement. Il continuait de regarder avec attention la miniature, pour se la mettre bien en mémoire et pouvoir reconnaître Fabius, si la luminite lui en donnait l’occasion à l’improviste.

Cela fait, il rendit l’objet à la jeune fille. Et l’heure était venue pour eux de se séparer. Mme Le Tourneur les sentit si désolés de cette nécessité qu’elle s’empressa d’aller quérir elle-même dans la salle à manger, un plateau tout préparé, lourd de flacons et de gâteaux. Mais Charles et Rita eurent en même temps le même mouvement de frayeur. L’aspect de ce plateau, la perspective de ce goûter transformaient dangereusement la tonalité de la rencontre. Elle allait perdre son caractère impersonnel. Une tiède intimité naîtrait, qui s’échapperait, comme toujours du carafon de porto ou de la théière fumante. Charles comprit aussitôt le péril et l’incorrection. Il excipa de l’urgence qu’il attachait à causer le jour même avec son notaire et s’excusa de ne pouvoir rester davantage.

La main de Rita était si froide et si frémissante qu’il fut désespéré de l’abandonner.

— Quand vous aurez quelque chose à vous dire, déclara Geneviève, vous pourrez toujours vous retrouver ici.

Elle allongeait le pas en reconduisant Charles qui avait l’air de s’enfuir et ne répondait pas.

— Pardonnez-moi, dit-il. Ce notaire, n’est-ce pas…

— Je vous comprends très bien, fit-elle en demi-teinte, laissant sa voix descendre de syllabe en syllabe.

Rita ouvrait la fenêtre pour le regarder partir.

Le résultat de ces entretiens et conciliabules ne tarda point à se manifester.

Deux jours plus tard, en effet, Charles recevait du notaire la communication téléphonique suivante :

— Allô ! la réponse de M. Ortofieri m’est parvenue ce matin, cher monsieur. J’espère que vous serez satisfait. Tout va comme vous le souhaitiez, et la lettre de M. Ortofieri est empreinte de la plus exquise politesse. Il ne pouvait d’ailleurs en être autrement. Comme il est naturel, M. Ortofieri, de sa personne, ne se mêlera de rien. Les portraits seront confiés à son mandataire, lequel se présentera chez vous incessamment. M. Ortofieri a choisi ce mandataire avec un tact que vous apprécierez sans nul doute. À un homme d’affaires qui vous serait inconnu il a préféré une relation qui vous est commune ; c’est un M. Luc de Certeuil, qui est, paraît-il, de vos amis et loge dans votre maison, circonstance particulièrement heureuse… Allô ! Allô ! Vous m’entendez ?

— Oui, dit Charles. C’est parfait. Je vous remercie.

Luc de Certeuil s’avança vers Charles, la main tendue. Il foulait d’un pas assuré le tapis du salon, et il accentuait avec une fausse désinvolture son maintien habituel, qui consistait à grandir encore sa haute taille, à plastronner et à lever la tête. Il y avait toujours de l’exagération dans cette manière de poitriner perpétuellement ; on la soupçonnait d’être par trop voulue, imposée par une âme de comédien à un corps dont ce n’était point là la pose naturelle. Luc avait l’air de se méfier de son corps, de craindre à chaque minute qu’il ne s’affaissât, qu’il ne perdît un pouce de sa stature et de son tour de thorax. Aujourd’hui plus que jamais, il semblait moins être droit que se redresser, moins être grand que se grandir. Ce bras tendu se tendait à l’excès ; cette main ouverte s’ouvrait avec une franchise vraiment trop étudiée, et il n’était pas sans intérêt de voir un visage aussi ingrat revêtir une expression aussi flatteuse. Ce visage et cette expression ne s’accordaient pas. La face était carrée, pourvue de puissants maxillaires, mal éclairée par des yeux étrangement incolores ; le nez court, large, faisait penser au sinistre mufle d’une hyène ; tout cela était pâle et déjà fatigué, mais tout cela, soigneusement apprêté, poudré, parfumé, n’avait jamais déplu à aucune femme. La chevelure ondée, rejetée en arrière, découvrant un front large et solide, était une crinière luxueusement entretenue. Une sorte de supériorité travaillée émanait de ce personnage, dont la laideur, parce qu’elle était virile, arrogante et athlétique, faisait dire aux femmes : « Il est beau », tandis que certains hommes en disaient autant, à cause de cette prestance de robuste gaillard, cette allure décidée et cette rondeur de franc compagnon.

Charles, sur ses gardes, perplexe et mécontent, regarda venir à lui, dans le salon de sa mère, ce grand gentleman si affable qui, sur une figure en somme démoniaque, portait une expression archangélique et s’efforçait de répandre sur tout son être la lumière même des sentiments les plus élevés et des intentions les plus pures.

— Mon cher ami, dit Luc, je viens me mettre à votre entière disposition. Votre notaire vous a téléphoné, n’est-ce pas ? Vous savez donc que M. Ortofieri m’a fait l’honneur de…

— Si vous le voulez bien, dit Charles promptement, nous enregistrerons en silence le mandat qui vous a été donné par M. Ortofieri. Ma mère, dont vous connaissez les idées, ne reviendra sur sa prévention à son égard que si la preuve est faite de l’innocence du vieux Fabius. Je prends sur moi de dire à ma mère que je vous ai choisi de mon propre mouvement, pour être mon délégué auprès du banquier, en raison des relations que vous entretenez avec lui, car si elle savait que vous êtes le sien, je craindrais qu’elle ne vous fît grise mine.

En effet, il avait compris que Mme Christiani serait incapable d’aller au delà des concessions qu’elle lui avait faites. C’était bien beau de l’avoir décidée à admettre intervention des Ortofieri par personne interposée, dans une opération qui se poursuivrait chez elle. Mais lui faire accepter que ce fondé de pouvoir fût Luc de Cerfeuil, qu’elle abominait, il n’y fallait pas songer.

— Tout ce que vous voudrez, répondit Luc. Je vous prie de voir en moi un ami disposé à faire ce qu’il doit en toute conscience, sans aucune autre préoccupation que de remplir impartialement le mandat qui lui a été confié. La situation, je m’en rends compte, est des plus délicates. Je n’ai rien oublié de la conversation que nous avons engagée, vous et moi, l’autre jour, à Saint-Trojan, au cours de laquelle nous avons, je crois, tous deux, rivalisé de franchise… N’est-il pas vrai ?

— Oui, reconnut Charles ainsi apostrophé, mais dont la réponse eut quelque mollesse.

Luc poursuivit, sans insister :

— Je vous laisse à penser quelle surprise fut la mienne lorsque M. Ortofieri m’a mis au courant de ce qui se passe et, pour finir, m’a demandé de le représenter auprès de vous. Mon premier mouvement a été de décliner cet honneur ; pour quelles raisons, vous le savez. Mais je me suis vu dans l’impossibilité de me récuser sans révéler, précisément, ces raisons-là. Et il m’a semblé qu’un gentilhomme n’en avait pas le droit. J’espère que vous m’approuverez.

Charles vivait des instants pénibles. L’autre profitait des circonstances pour faire montre d’un esprit chevaleresque. Il se plaçait sur le terrain de la générosité et de l’élégance. Plutôt qu’une approbation, c’était un remerciement qu’il sollicitait, et le lui refuser semblait impossible. Pourtant, son intervention dans la contre-enquête avait quelque chose de paradoxal, d’insoutenable, puisque — il ne l’ignorait pas — le résultat des observations pouvait ruiner ses plus chères espérances. D’autre part, disait-il la vérité ? N’avait-il pas appris l’aventure de la luminite par les bavardages qui couraient du haut en bas de la maison ? La concierge s’était-elle montrée avec lui plus discrète qu’avec tout le monde ? Et n’était-ce pas lui qui, spontanément, avait offert au banquier sa collaboration, lorsque celui-ci l’avait mis au fait de la lettre du notaire ? Qui sait même si Luc de Certeuil n’avait pas devancé cette lettre en rapportant à M. Ortofieri l’histoire qui défrayait les papotages des locataires de la rue de Tournon ? Là, du reste, s’arrêtaient les soupçons de Charles. Il était sûr par intuition, que le prétendant de Rita n’avait rien dit, à personne, qui pût nuire en quoi que ce fût à la jeune fille. Rita ne l’aurait jamais pardonné et c’eût été la perte immédiate de Luc.

Cependant, le seul parti à prendre était, pour l’heure, de s’incliner devant la nécessité, si fâcheuse qu’elle apparût. Il fallait accepter, en feignant de sourire, qu’un ennemi entrât dans la citadelle, fût à même de tout observer et de tout brouiller. On ne pouvait pas commettre la maladresse d’éconduire l’ambassadeur de M. Ortofieri et ses déclarations devaient être acceptées pour franches et véridiques. C’était une partie à jouer, où le bluff serait indispensable. Une vigilance inattendue s’imposait. Cela compliquait les choses intempestivement. Mais qu’y faire ? Rien d’autre que se soumettre, ouvrir l’œil en pliant l’échine.

— Mon cher Certeuil, dit Charles en lui serrant la main, je ne vous dirai pas que j’aime beaucoup cette situation. Mais je suis persuadé que vous ne la goûtez pas davantage. Je salue en vous celui qui vous a délégué et, dans l’assurance des sentiments que vous venez de m’exprimer et dont je vous remercie, je vous dis : soyez le bienvenu.

— À mon tour de vous remercier, dit Luc.

Et il mit dans cette phrase une bonne grâce si parfaite que Charles, un moment, se demanda si, après tout, l’homme qu’il avait devant lui n’était pas pénétré de ses devoirs et tout à fait sincère.

— Voici les portraits que vous avez demandés.

Luc s’appuyait, en effet, sur un grand rectangle plat, empaqueté et ficelé. Il défit le léger emballage et les quatre portraits de Fabius apparurent, tels que Rita les avait décrits : la peinture à l’huile, le pastel fait dans la prison et les deux miniatures, ce qui prouvait que M. Ortofieri avait prié sa fille de prêter la sienne. Un exemplaire de la lithographie dont nous avons parlé s’y trouvait joint.

Charles éprouva d’abord une certaine satisfaction. Il s’était demandé si Luc de Certeuil apportait les véritables portraits de Fabius Ortofieri. Ruser sur ce point eût été fort audacieux, mais la consigne était de veiller et le mot d’ordre était « méfiance ». Ensuite, le juge d’instruction improvisé, rassuré sur l’authenticité des portraits, ressentit la déception la plus inattendue et pourtant celle qu’un amateur de tableaux anciens lui aurait certainement fait prévoir.

Les portraits n’offraient pas entre eux une ressemblance stricte ; même les deux miniatures, ouvrages d’un seul artiste et faites simultanément, différaient quelque peu. On avait bien là, dans l’ensemble, quatre images de l’homme correct, robuste, à la prunelle bleue, au visage foncé encadré de « pattes-de-lapin », mais, connaissant l’une des images, aurait-on reconnu, d’emblée Fabius dans une autre ? Tous ceux qui possèdent des portraits d’aïeuls savent fort bien ce que nous voulons dire ; il n’est pas d’ailleurs jusqu’aux photographies qui ne produisent souvent une impression analogue et ne nous font voir sous des traits changeants la même personne.

— Espérons, dit Charles, que nous n’aurons pas besoin d’une précision absolue.

— Oh ! dit Luc. Le personnage est vigoureusement typé. Il ne rappelle aucune figure de toutes celles que j’ai vues en ce monde depuis que je m’y trouve.

— Évidemment, il a du caractère, fit Charles en promenant ses regards de la toile au pastel et du pastel aux miniatures. N’empêche qu’il nous faut remédier, dans toute la mesure du possible, au défaut d’indications. Le dossier de l’affaire nous en livre très peu. En 1835, rien n’existait des admirables moyens d’identification dont la justice dispose de nos jours. Vous ne trouveriez pas, dans ce dossier, la moindre description de l’accusé. Nous ne savons même pas si Fabius était grand ou petit !

Charles, en finissant de parler, regarda Luc de Certeuil. Il le vit non pas attentif, non plus indifférent comme on eut pu le présumer, mais laissant percer un état d’esprit tout autre que l’intérêt et surtout que le détachement.

Un étonnement profond semblait le dominer. Il avait l’air — sans pouvoir le cacher — de revenir avec stupéfaction d’une idée qu’il se fût faite, d’une conviction qu’il eût acquise. On lisait dans ses yeux quelque chose comme : « C’était donc vrai ? Ce n’est donc pas une manœuvre ? Est-ce possible ? »

— Voulez-vous voir la luminite ? lui demanda Charles en souriant.

— Vous appelez comme cela cette chose extraordinaire qui… enfin qui conserve le passé ?

— Qui retarde la lumière, corrigea Charles. Cela revient au même, mais c’est plus exact.

— Formidable !

— Mais non. La luminite existe comme existent les miroirs, les prismes et les lentilles, comme existe l’eau et tous les corps qui affectent la lumière, en direction, en intensité ou en vitesse. Elle existe comme l’air, à travers lequel le son va beaucoup plus lentement qu’à travers la terre. Elle existe aussi naturellement que votre monocle et que votre œil. Il n’y a jamais rien eu de plus simple, rien de plus logique. Ce qui serait illogique, c’est qu’elle n’existât point quelque part.

— Oui, dit Luc. Tout de même, c’est renversant !

— Comme tout ce qui surgit sans qu’on s’y attende. Au bout d’une heure, il n’y a plus qu’une chose qui vous étonne, c’est d’avoir été étonné. Mes plaques de luminite, mais, mon pauvre Certeuil, elles ne me font plus aucun effet par elles-mêmes. C’est comme mon phonographe, mon téléphone, mon appareil de T. S. F., qui ne m’intéressent plus qu’en raison de l’usage que j’en peux faire !

Dans les yeux de Luc il croyait voir encore flotter une indécision : l’idée, pourtant presque effacée, d’un subterfuge possible.

— Allons, venez ! décida l’historien. Les plaques avaient été transportées dans une sorte d’atelier éclairé par une large baie et présentant toutes commodités pour d’éventuelles opérations.

Dans cet atelier, Bertrand Valois et Colomba échangeaient de tendres propos.

Luc ne prévoyait pas qu’il trouverait là Mlle Christiani et son fiancé. Mais il réfléchit, se dit qu’il avait, comme il sied, informé Charles de l’heure à laquelle sa visite pouvait lui agréer, et, dès lors, il comprit qu’on ne le laisserait jamais approcher la luminite qu’en présence de plusieurs personnes aussi polies que vigilantes.

Il n’en demanda pas moins, en exprimant son admiration et en poussant des clameurs d’enchantement, à considérer les plaques sur toutes leurs faces. Charles mit beaucoup d’empressement à l’y autoriser — et plus encore d’attention à lui faciliter sa tâche en maintenant d’une poigne vigoureuse l’objet de sa curiosité. Un accident est si vite arrivé !

Les plaques qu’ils maniaient ainsi étaient celles qui avaient si longtemps servi de carreaux à la fenêtre de la petite chambre haute.

Quant à l’illustre plaque du boulevard du Temple, elle était déjà disposée pour l’observation. Dressée sur un solide support qui la tenait bien verticale et qui l’encadrait, elle présentait au spectateur sa face qu’on était tenté de nommer « l’endroit », celle qui montrait le cabinet de César en 1833. L’autre face, — « l’envers », si l’on veut, et qui découvrait le mur — était visible sans que l’on eût à contourner la plaque, grâce à un miroir appliqué au fond de l’atelier et qui reflétait cet « envers ».

Devant la plaque, un appareil de prise de vues cinématographique (disons une « caméra ») était braqué, prêt à fonctionner sur l’ordre d’un commutateur. Et sous cette caméra, une autre plaque de luminite, convenablement placée, réenregistrait, pour une nouvelle suite d’années, les images successives que la première livrait à la vue des hommes, après les avoir couvées pendant cent ans. Cette transmission silencieuse et invisible, cette sorte de photographie incessante et insoupçonnable ne laissait pas que d’être émouvante, car c’était là comme un siècle léguant au siècle suivant ce qu’il avait vu.

César, la pipe aux dents, le perroquet sur l’épaule, sembla, dans la plaque, s’en approcher. Il monta sur une chaise, tendit les bras en l’air ; son visage s’amplifia comme un gros plan sur l’écran du cinéma. Puis, dans le périmètre du tableau, tout bascula.

Évidemment, César décrochait la plaque pour la feuilleter. On vit, pendant ce temps, l’étoffe et les boutons de son gilet, contre lequel il appuyait la chose, tandis que l’autre face, appuyée contre la tablette mobile du bureau, faisait voir, sous une perspective plafonnante, le dessus et le dessous de ce meuble qui ornait, à présent, en 1929, la chambre de Mme Christiani.

Enfin César raccrocha la plaque et sa physionomie ne laissa aucun doute sur son contentement. Son « verre optique », son agent secret ne lui avait certainement pas fait de révélation contrariante. Et cela fut encore plus manifeste lorsque, ayant pris sur son index le sieur Pitt, il engagea avec lui un dialogue, hélas, impossible à saisir, mais qui faisait rire aux larmes le vieux corsaire. Là-dessus, il alla chercher, dans la chambre voisine, le singe Cobourg et se divertit de ses grimaces et gambades.

— Quel type ! s’exclama Colomba.

Luc, saisi par le ravissement où la luminite plongeait toujours ses observateurs, oubliait d’arborer un flegme de bon ton et s’extasiait comme un campagnard, — un campagnard, d’ailleurs bourrelé d’inquiétude.

N’avait-il pas maintenant la preuve qu’aucune supercherie n’avait été montée ? Ici-même, dans quelques jours, on saurait si vraiment Fabius avait assassiné César. Et si, d’aventure, ce n’était pas Fabius ? Si les Ortofieri étaient innocents du meurtre, qu’est-ce donc alors qui empêcherait Charles d’épouser Rita, puisqu’ils s’aimaient, puisqu’elle l’aimait au point d’avoir passé avec lui toute une journée à l’île d’Aix et de lui avoir fait connaître télégraphiquement, par Geneviève Le Tourneur, qu’elle différait d’autoriser Luc à faire sa demande en mariage ?

Charles croyait pénétrer les pensées du camarade et il discernait fort bien la crainte qui, dans ces yeux sans couleur, se mêlait à la surprise.

— Et qu’attendez-vous pour commencer votre incroyable, votre merveilleuse contre-enquête ? dit Luc.

— J’attends tout simplement que les cinématographistes soient parés.

— Mais ceci ? dit Luc en désignant la caméra.

— Insuffisant pour la grande séance solennelle du 28 juillet 1835. Je tiens, en effet, à conserver le film de tout ce que la luminite restituera pour des observateurs placés de face, en haut, en bas et par côtés. Il me faut donc cinq caméras diversement orientées : une en avant, comme celle-ci, les quatre autres pointées sur les quatre angles de la plaque, deux vers la gauche, deux vers la droite, les deux supérieures dirigées vers le bas, les deux inférieures vers le haut, tous ces appareils filmant en couleurs, à l’exception de celui du centre.

— Pourquoi une exception ?

— Parce que le film en couleurs est toujours plus sombre que l’autre et que je désire posséder une bande, au moins, aussi claire que possible.

— Donc, vous commencerez ?…

— Dans huit jours. Dans une semaine nous « cliverons » la plaque jusqu’au 15 juillet 1835, puis nous ne cesserons plus de la surveiller jusqu’à la date du meurtre, en réservant pour toute cette journée du 28 juillet l’emploi — du reste, intermittent — des cinq caméras et l’accès de cet atelier aux personnalités que j’ai conviées et qui m’ont déjà promis leur concours. J’ai réduit ces invitations au minimum. Malgré mes soins, la nouvelle s’est répandue. On m’assaille de sollicitations ; si je faisais droit à toutes celles qu’on m’exprime, le grand amphithéâtre de la Sorbonne serait trop petit pour contenir l’assistance.

— Évidemment ! remarqua Bertrand Valois. Que d’attractions en une seule ! La démonstration d’une merveille de la nature, inconnue jusqu’ici, la rétrovision de l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe et celle d’un assassinat dont le mystère ressort tout à coup !

Et ce fut lui qui, là-dessus, prit l’initiative d’une proposition qui devait avoir certaines conséquences assez curieuses et relativement importantes.

— Pourquoi, dit-il à Charles, pourquoi ne pas commencer dès aujourd’hui à attaquer la luminite pour parvenir aux approches du 15 juillet 1835 ? Les regards que nous jetterions sur la période antérieure au 15 juillet ne seraient peut-être pas inutiles et pourraient nous apprendre quelque chose ? Toutes tes précautions sont prises désormais : M. Ortofieri est informé ; M. de Certeuil, qui le représente, sait à quoi s’en tenir ; la caméra est en position ainsi que la plaque de retransmission ; tu possèdes des portraits du vieux Fabius… Il est bien indiqué d’employer à quelques sondages la semaine qui nous sépare du véritable début des opérations…

— Je n’y vois pas d’inconvénient, dit Charles après avoir réfléchi.

Il déboîta la plaque de son cadre, pria Bertrand de la tenir dressée sur une large table recouverte d’un épais tapis, et, s’armant d’une ligne très fine, il l’enfonça à petits coups de maillet dans l’épaisseur de la luminite, presque au bord du mois d’octobre 1833 qui, à cette heure, éclairait la chambre de César Christiani, 53, boulevard du Temple.

Un petit craquement sec se fit entendre et une première feuille de luminite se détacha, si mince, en sa rigidité coupante, qu’elle semblait un plan purement géométrique.

Les lueurs des jours lointains donnaient de tous côtés. L’effrayante minceur fut rangée avec mille précautions dans un casier feutré, préparé à cet effet.

— 1834, annonça Charles après avoir lorgné la cheminée du cabinet. Voyez le nouveau calendrier. Et considérez les arbres du boulevard, c’est l’hiver.

— Quel hiver ? Celui de janvier ou celui de décembre ? dit Bertrand.

— Janvier, affirma Charles.

— Pourquoi ? demanda Luc en même temps que Colomba.

— Allons ! j’ai deviné, reprit Bertrand. Parce que le nouveau calendrier, comme l’ancien, porte un semestre seulement sur chacune de ses faces et que c’est le premier semestre qui est visible actuellement. César n’aurait pas tourné contre le mur le semestre en cours, cela tombe sous le sens.

— Et voilà ! dit Charles gaiement.

— En somme, remarqua Luc de Certeuil, en ce moment, partis de 1833, nous allons au-devant d’un avenir, au-devant de 1835…

— C’est tout à fait exact, dit Charles.

Il était passionnément absorbé par sa tâche, redoutant de briser ou de fêler la substance impressionnée d’images inestimables.

La chance et son habileté le favorisèrent. Il put poursuivre son travail subtil avec autant de précision que César en avait apportée jadis pour effeuiller, sur un autre point de la plaque, ces étranges éphémérides.

Ayant lu, à l’aide d’une jumelle, la date du journal frondeur Le Charivari, — que César, sensiblement vieilli, avait abandonné sur le guéridon de marbre blanc et d’acajou, — Charles, assez ému, déposa son couteau :

— 30 juin 1835. Arrêtons-nous.

Puis il replaça dans son cadre, sur le bâti, la plaque ensoleillée.

Le cabinet de César était relativement ombreux, par rapport à la fenêtre où rayonnait une magnifique journée. Les maisons d’en face éblouissaient, au-dessus de la verdure touffue des ormes. La pendule œil-de-bœuf, fixée au mur sous le guidon du corsaire, marquait trois heures.

Henriette Delille entra, achevant de nouer sous son menton les brides de son chapeau cabriolet. César se couvrit la tête d’un bizarre haut de forme en paille. Ils échangèrent quelques mots. L’ancien corsaire était sombre et paraissait hargneux, bougon. La jeune fille, plus svelte qu’en 1833, toujours extrêmement jolie, — davantage peut-être, — semblait triste, sinon malheureuse. Avec une grâce touchante, elle posa sa main sur le bras de César et, d’un regard implorant, parut l’encourager ou, comme dit Bertrand, « lui remonter le moral ». Mais on n’en vit pas plus, car ils sortirent ainsi, lui taciturne, elle douce et filiale.

La chambre resta vide, sa croisée ouverte sur le beau temps.

Charles porta la jumelle à ses yeux, non sans vivacité. Il en tourna nerveusement la molette de mise au point.

— Fieschi ! dit-il. Et sa maîtresse, Nina Lassave.

Il y avait là plusieurs lorgnettes, car tout était prévu. Chacun des assistants se munit de l’une d’elles.

Là-bas, à la fenêtre du troisième étage de la maison rouge, sous la jalousie relevée, un petit personnage maigre, osseux, ardent, causait avec une fille beaucoup plus jeune que lui, modestement vêtue d’une robe terne. Fieschi, en parlant, gesticulait à la manière des Italiens ; ses yeux noirs brillaient dans son teint gris ; il portait de courts favoris. La fenêtre où ils s’encadraient tous deux n’avait pas de barre d’appui. Ils regardaient l’animation du boulevard en appuyant leurs mains à même le rebord.

Charles se fit le cicerone de ce vivant musée Grévin :

— Fieschi a loué ce petit appartement depuis le mois de mars, sous le nom de Gérard, mécanicien. La maison lui a semblé favorable au crime qu’il veut commettre. Morey, son complice, l’a choisie avec lui, mais n’y reviendra que la veille de l’attentat, pour charger les vingt-quatre canons de fusil de la machine infernale. Nina Lassave n’habite pas avec son amant ; elle est employée à la Salpêtrière. Regardez-la, elle est borgne, son œil gaucheo est fermé et il lui manque trois doigts ; c’est une pauvre créature dont l’enfance fut abominablement maladive.

— Elle a tout de même du charme, dit Colomba : le visage frais, de beaux cheveux, la taille ronde et flexible…

— Une grisette, une pauvre petite bonne femme qui a failli se suicider après le forfait de Fieschi.

— Quel prodige et quelle horreur ! reprit Colomba. Voir sur les épaules de ce terrible individu la tête qui tombera sous le couperet de la guillotine !

— La caméra ! dit Bertrand. Nous l’oublions. C’est pourtant le cas de l’utiliser. Cinématographier ce couple si tristement célèbre !

Il abaissa sa jumelle.

— Attention ! s’exclama-t-il. Pendant que nous regardons Fieschi, quelqu’un est entré dans le cabinet de César. Il y a un homme, là !

Tous délaissèrent Fieschi et Nina pour le nouveau venu.

Charles avait actionné l’appareil de prise de vues.

Celui qui venait de pénétrer dans la vision, laissant entr’ouverte derrière lui la porte de l’antichambre, s’approcha de la cheminée comme un voleur. Il tenait de la main gauche une clé avec laquelle il venait probablement de faire jouer la serrure de la porte palière. Habillé sans aucun luxe d’une espèce de frac noirâtre, le haut col blanc pris dans l’enroulement d’une cravate noire, coiffé d’un lourd chapeau de castor formant tube au sommet arrondi, il se hâtait, furtif, donnant une impression de mystère. Qui ? À coup sûr, un visiteur clandestin qui s’introduisait chez César pour y perpétrer quelque besogne illicite. C’était clair. Son allure circonspecte, la façon incertaine dont il posait sur le tapis de la Savonnerie ses souliers bas où le sous-pied tendait le pantalon, sa démarche scandée par ce pas précautionneux qui, assurément, voulait s’étouffer pour n’être pas entendu des voisins d’en dessous, sa façon de remonter les épaules en serrant les coudes, tout disait l’intrusion, le complot, l’entreprise délictueuse, l’attente préalable derrière un arbre du boulevard ou dans un coin d’escalier, pour guetter la sortie de César et d’Henriette.

Était-ce Fabius ? Non, cet homme, — dont la figure disparaissait maintenant derrière les épaules, puisqu’on avait manqué son entrée de face, — cet homme était à coup sûr beaucoup plus jeune que Fabius Ortofieri.

Il porta la main sur le buste de Napoléon, le souleva d’un côté. On vit mal ce qu’il faisait. Cela fut rapide. Il se retourna et commença de se retirer comme il était venu.

Alors, on put le dévisager commodément.

— Par exemple ! s’exclama Luc de Certeuil. Voilà un gaillard d’autrefois qui vous ressemble d’une manière surprenante ! Est-ce que par hasard vous auriez déjà vécu en 1835 ?

Il s’adressait à Bertrand Valois. Celui-ci ne savait que dire. Il avait blêmi, sous le coup d’une stupeur indicible. Colomba et Charles, le souffle arrêté, cherchaient à comprendre…

L’homme furtif était le sosie de Bertrand. Il avait le même âge que lui, la même face spirituelle, le même nez rarissime et inimitable, le même poil, d’un blond cuivré. S’il eût été gai et plaisant, au lieu de montrer tant de mystérieuse préoccupation, on aurait cru vraiment que, dans la plaque de luminite, Bertrand Valois, costumé, jouait un rôle ! Cet inconnu lui ressemblait comme un frère — ou comme un grand-père.

Colomba avait saisi le poignet de son fiancé et l’étreignait convulsivement.

La caméra, tournant toujours, ronronnait en sourdine.

Luc considérait avec ironie le jeune auteur dramatique. Et les trois autres se taisaient, crispés, secrètement angoissés, car l’homme de 1835, celui qui s’introduisait en conspirateur chez César, en son absence, un mois avant son assassinat, présentait maintenant le côté droit de sa personne, et, de ce côté, il serrait sous son bras, contre son corps, une longue canne de jonc terminée par un pommeau d’argent, pareille à celle que Bertrand Valois avait héritée de ses ancêtres inconnus, trop pareille pour n’être pas cette canne même et non une autre.