Tallandier (p. 143-148).


CHAPITRE X

réponse télégraphique


Ce télégramme, Geneviève Le Tourneur l’avait repris des mains de Rita.

— La prudence est la mère de la sûreté, dit-elle doctoralement. Brûlons ce témoignage compromettant.

Elle prit une boîte d’allumettes bougies, que ses longues mains bichonnées ouvrirent du bout des doigts.

— Non, dit Rita. Rends-le moi, veux-tu ? Il est peut-être le premier souvenir de toute une suite… Je voudrais tant cela ! Qui sait ? Qui sait combien d’autres dépêches, combien de lettres, combien de fleurs fanées et de riens de toute sorte viendront lui tenir compagnie, noués de beaux rubans, dans un tiroir de mon bonheur-du-jour ! Ne le brûle pas…

— C’est imprudent. Si ta mère ou ton père…

— Je suis libre de disposer de moi-même ! riposta orgueilleusement la jeune fille, avec un brusque redressement de sa tête brune.

— D’accord, ma petite enfant. Mais c’est à moi que je pensais, je te l’avoue sans fard. Si ta mère ou ton père apprenait ma complaisance…

— Ne crains rien.

— Eh bien ! voilà ton souvenir no 1. Je souhaite qu’il inaugure une brillante collection ! Mais, de grâce, ne l’égare pas. Adieu, message d’espérance ! Il y a des cas où les télégrammes devraient être verts.

— Personne ne le lira jamais et ta réputation n’est pas en danger, affirma Rita en se saisissant du papier léger.

— Je l’espère bien… Dis-moi, Luc de Certeuil va, très certainement, réfléchir à ce qui s’est passé tout à l’heure. Il a ta réponse sur le cœur et se demande pourquoi tu l’as prié d’attendre encore… Ne penses-tu pas qu’il ait l’idée d’établir une corrélation entre mon arrivée au tennis et la façon dont tu l’as édifié sur ton impatience d’être à lui ?

— Assurément non. Avant ton arrivée, j’avais déjà manifesté beaucoup d’incertitude…

— Hum ! c’est entendu, mais beaucoup d’incertitude émue, apeurée. Tandis qu’en dernier lieu, tu n’avais plus du tout le même air ! Tu semblais contente, excitée, tes yeux brillaient, belle Rita !

— J’ai pourtant fait bien attention. Mais c’était si difficile !

— Je crois, ma chérie, que les temps prochains te réservent plus d’une occasion de maîtriser ton joli visage, railla gentiment Mme Le Tourneur.

— Il faut lui répondre ! découvrit Rita tout à coup. Il faut le rassurer. Ce pauvre garçon ne sait pas où nous en sommes, ici. Et enfin, c’est la moindre des choses que de lui faire connaître que sa dépêche m’est parvenue. Geneviève ! S’il te plaît !

Elle suppliait.

La boîte d’allumettes n’avait pas été ouverte inutilement. Geneviève fumait une mince cigarette de tabac turc.

Elle s’assit, posant sur ses genoux, avec une docilité affectée, un grand bloc-notes.

— Dicte, fit-elle en dévissant un stylographe d’émail mauve.

— Monsieur Charles Christiani…

— Tu en as plein la bouche. Monsieur comment ? Répète.

— Charles Christiani, redit Rita sans se faire prier.

Le nom, prononcé par sa belle voix de bronze, sonnait de toute sa musicalité cristalline, à la fois pompeuse, aérienne et comme évangélique.

— Je ne saurais jamais le dire comme ça ! admit Geneviève. On voit bien que tu es Corse et amoureuse…

— Chut ! pas ce mot-là !… Pas encore !

— J’ai mis l’adresse. Ensuite ?

— Reçu et transmis télégramme. Rien de nouveau. toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. Le Tourneur.

— Voilà qui est fait. C’est simple et de bon goût. Avec ces deux lignes de mon écriture, n’importe qui pourrait me faire pendre haut et court par ton aimable père !… Alors, maintenant, naturellement, il faut que j’aille à la poste ?

— Naturellement. Et même… il est tard.

— Quel métier ! se lamenta Mme Le Tourneur, délicieusement ravie.

Elle mit un béret rouge sur ses pâles blondeurs et sortit de sa chambre en poussant devant elle, sans force, son amie.

— À tout à l’heure, « Juliette », lui dit-elle. À nous le rossignol, l’alouette et l’échelle de soie avec un petit balcon au bout !

Elles se séparèrent dans le couloir, où la chute du jour ajoutait aux ombres accoutumées les ombres de l’heure.

— Il partira ce soir, n’est-ce pas ? dit Geneviève à la demoiselle du guichet, séparée d’elle par un grillage.

— Oui, madame, nous allons l’expédier immédiatement.

— Je vous remercie.

Avec un gracieux sourire qui prenait son temps pour s’effacer, elle pivota sans hâte, à la manière de ces nonchalantes vapeurs qui flottent, sous la lune, au-dessus des marais.

Sur le seuil du bureau de poste, Luc de Certeuil, qui arrivait, tenant des lettres à la main, se rangea pour la saluer.

— Voilà le triomphateur ! fit-elle, rieuse, en passant.

— Excusez-moi, dit-il très aimablement. Je crains fort que mon courrier ne manque le départ.

Il s’engouffra dans le bureau.

« Cet homme n’a pas l’air de m’en vouloir, songea Geneviève. Après tout, il est bien probable qu’aucun soupçon ne lui est venu… Quand même, il faut joliment se méfier du hasard. S’il était arrivé quelques minutes plus tôt, il aurait pu jeter à la dérobée un coup d’œil sur mon télégramme. Et il aurait suffi d’un peu de malchance pour que la receveuse me fasse répéter le nom du destinataire : « Charles Chris… Christiani ? c’est bien cela, madame ? » Charmante soirée ! Mon Dieu, je vous suis bien reconnaissante de m’avoir épargné cet aria, comme disent les bonnes gens. Les amours de Rita seront fortunées, car un heureux sort les favorise. »

Mais, cependant que Mme Le Tourneur s’en allait tout doucettement de là, confiant à la pente du terrain ses pas tranquilles, Luc de Certeuil, à la fenêtre de la poste, la regardait s’éloigner. Il en avait tout le loisir.

— C’est pour quoi, monsieur ? lui avait demandé la jeune employée de service.

— Deux recommandées.

— Elles ne partiront que demain matin, au premier courrier. Voulez-vous me permettre de passer ce télégramme ; je suis seule en ce moment…

— Mais oui. Puisqu’il est trop tard pour mes lettres.

Dans le fond de la salle, l’appareil Morse scanda de son tac tac la transmission électrique de la dépêche.

Lentement, Mme Le Tourneur descendait le chemin. Son béret rouge prenait, aux feux du soir, dans la blancheur si pure des murailles, qu’elle côtoyait, une acuité de coloris extrêmement rare. Luc de Certeuil ne paraissait pas s’intéresser à Geneviève et, si elle avait pu le considérer, voilà qui l’aurait pleinement rassurée. Peut-être même eût-elle été choquée d’une indifférence aussi peu flatteuse et qui dépassait ses vœux. Ce n’était point la femme qu’il regardait, mais machinalement, dans toute la blancheur du décor, le point rouge, flambant comme un morceau de vitrail, que faisait ce béret frappé par le couchant. Ses yeux absents, n’étaient pas d’un homme qui voit.

Le calme du soir était profond. On n’entendait que des voix confuses et intermittentes, dans le voisinage, et les saccades sèches du manipulateur télégraphique.

— Je suis à vous, monsieur ! dit la receveuse.

Elle piqua sur une longue aiguille la feuille du texte et se hâta vers le guichet.

— Monsieur !… Monsieur !…

— Ah ! oui, voilà ! Tenez : deux lettres et deux « formules »…

Il avait l’air intensément absorbé. Son œil droit, la paupière plissée, — deux sillons inégaux creusés dans ses joues, — sa bouche crispée d’un seul côté lui faisaient une assez vilaine figure.

— Trois francs, monsieur… Monsieur : trois francs.

— Ah ! pardon, mademoiselle. J’étais distrait. J’étais distrait parce que je pensais à une réforme dont la nécessité vient de m’apparaître. Une réforme dans le fonctionnement de vos services.

— Vraiment ?

La jeune fille, en encaissant la recette, eut pour lui une œillade bienveillante, voire attendrie de ferveur. On le connaissait pour un sportsman intrépide et des télégrammes avaient été passés, informant de sa récente victoire les journaux de Paris et de la région.

— On m’a dit, reprit-il, que rien n’était plus aisé que de lire, au son, un télégramme. Est-il vrai qu’en écoutant le bruit d’un appareil on puisse, avec l’habitude, prendre connaissance des mots qu’il frappe ?

— C’est aussi facile que de les transmettre, monsieur.

— Et pourtant, mademoiselle, pourtant, vous n’avez pas le droit, vous fonctionnaire, de communiquer au premier venu le texte d’une dépêche qu’un citoyen vous a confié ?

— Oh ! non !

— Alors, alors, pourquoi l’administration des P. T. T. tolère-t-elle que des télégrammes soient transmis à grand renfort de cliquetis, mademoiselle, dans une salle publique, ouverte à tout venant ? Supposez que je vous remette une dépêche confidentielle et que, tout justement il se trouve ici, pendant que vous l’expédiez, une personne très ferrée sur l’alphabet Morse et qui ait intérêt à savoir ce que je télégraphie…

— Mon Dieu, oui, monsieur, vous avez raison…

— Eh bien ! vous voyez ! dit Luc avec componction. Voilà une réforme qui s’impose ! Ah ! il y en a, il y en a des réformes à faire !

Satisfait de l’effet produit, il adressa un joli sourire à la jeune fille qui en conçut visiblement une agréable vanité.

— Il faut même, acheva-t-il, que je note cela, pour en parler au ministre, à l’occasion.

Et il écrivit sur son carnet, à la suite d’une référence sportive :

Monsieur Charles Christiani,
Château de Silaz, par Ruffieux
(Savoie)

« Reçu et transmis télégramme. Rien de nouveau. Toute décision différée. Nos meilleurs souvenirs. Le Tourneur. »