Tallandier (p. 88-96).


CHAPITRE VI

un siècle


Un siècle. Exactement.

Il est aisé de se représenter l’état d’esprit de Charles. La merveille qu’il venait de découvrir l’emplissait d’une curiosité passionnée qui n’était pas près de s’atténuer.

D’ailleurs, à l’instant dont nous parlons, il était encore plongé dans l’ignorance ; un épais mystère enveloppait le prodige. Ce prodige, il le constatait, mais ne pouvait se l’expliquer, circonstance qui prêtait à l’aventure un attrait incomparable.

Toute la journée, il resta dans sa chambre, absorbé par la contemplation extraordinaire des vitres hantées et par l’examen du problème qu’elles posaient relativement à la physique et à quelque autre science très probablement.

Il avait débarrassé la cheminée et, à la place de la pendule et des candélabres rococo, il avait installé les deux vitres l’une à côté de l’autre.

La première lui montrait le parc de 1829.

La seconde, parce qu’elle était placée dans l’autre sens, lui montrait l’intérieur de la petite chambre haute.

Et dans la glace, contre laquelle les plaques étaient appuyées, des vues inverses se reflétaient : la première plaque montrant le parc. Envers, endroit ; endroit, envers.

Claude, Péronne et Julien, de temps en temps, venaient tenir compagnie à « monsieur Charles » et s’ébahir avec lui du spectacle mirobolant, — presque incroyable à cause de la soudaineté et de l’imprévu qui le caractérisaient ; car l’humanité en a vu et en verra bien d’autres ; et ce phénomène, qui était assez étonnant pour stupéfier un jeune homme admirablement cultivé, n’était pas, certes, plus prodigieux que l’effet des rayons X, une manifestation des ondes de la T. S. F. ou la télévision.

À l’heure où ces miracles de la science font voir nos squelettes à travers notre chair, transmettent sans fil, dans l’espace, des paroles et des images et projettent, à des lieues de distance, l’aspect même d’une personne ou d’un paysage, — en vérité, ce que Charles Christiani voyait devant lui, — ce phénomène de télévision spécial, ce phénomène de rétrovision, — n’était pas si formidable. Seulement, voilà : on ne s’y attendait pas du tout.

Charles, cependant, s’y habituait. (Tout, hélas ! est soumis à l’action calmante, ternissante de l’habitude, cette inexorable dédoreuse.) Il s’y habituait d’autant plus qu’il le voulait. Et il le voulait, sachant que tout homme doit se garder des moindres distractions sentimentales ou émotionnelles.

Aussi étouffait-il les mouvements d’âme et de cœur qui tentaient de l’agiter quand, par une quantité de détails ineffables vraiment, le tableau de 1829 lui rappelait qu’il voyait là un coin de la Savoie non encore française, alors qu’en France régnait pour quelques mois encore le roi Charles X ; qu’il voyait des choses, des bêtes et des gens, des arbres et des nuages séculaires !

Sans doute à cause des vendanges — fête traditionnelle, — la famille du vieux corsaire était réunie à Silaz. À mesure que la matinée s’avança, au clair soleil d’un jour charmant, Charles vit, mêlés aux vendangeurs, le fils de César : Horace, âgé de trente-sept ans, et sa femme que l’observateur eut quelque peine à identifier et à ne pas confondre avec la sœur d’Horace : Lucile, âgée de trente-quatre ans, coiffée d’une capeline enrubannée, ayant, comme sa belle-sœur, de vastes manches à gigot et une jupe cloche à volants. Deux enfants, délicieusement attifés, jouèrent au jeu de grâces devant le château : le petit Napoléon, quinze ans, fils unique d’Horace, et le petit Anselme Leboulard, quatorze ans, fils de Lucile… Charles n’en pouvait douter. C’étaient eux. Ce gentil damoiseau en casquette à gland, c’était vraisemblablement son bisaïeul, mort en 1899, à quatre-vingt-cinq ans, — cinq ans seulement avant la naissance de Charles. Et cet autre, avec sa petite veste à l’anglaise et sa chemise si galamment ouverte sur la poitrine, eh oui, ce devait être le futur conseiller à la Cour, mort à Paris en 1883, le père même de la cousine Drouet « qui s’était si mal conduite avec Mélanie » ! Car, ainsi qu’il arrive fréquemment, des deux branches issues de César Christiani, celle de Charles comptait cinq générations, et celle de la cousine Drouet trois seulement.

« Ainsi, murmurait Charles, voici mon arrière-grand-père Napoléon, et voici le cousin Anselme… À moins que ce ne soit le contraire… Des enfants ! et qui jouent aux grâces devant moi. On dirait un tableau peint par Isabey… Mais, bah ! Après tout, si le cinéma avait été inventé du temps de Charles X, voilà une scène de famille qui ne me surprendrait nullement ! Dans un siècle, mes petits-fils me verront sur l’écran et n’en éprouveront pas le moindre étonnement… — Mes petits-fils ! songea-t-il avec une ombre sur sa pensée. Mes fils !… »

Et Rita, en dépit de tout, revint une fois de plus passer dans sa rêverie, avec son lumineux regard si franc et si ferme.

Péronne était là, qui, tout en mettant le couvert sur un guéridon, ne cessait de regarder les plaques et de répéter, avec enthousiasme, qu’elle n’y comprenait rien.

Charles toucha une fois de plus la surface de la substance énigmatique. Toujours la même impression : celle de caresser une vitre dépolie, du côté du dépolissage. Aucune chaleur ni froidure remarquables. Le phénomène paraissait dû exclusivement à la lumière et à la nature de la matière où elle se jouait ainsi… Le paysage centenaire était légèrement assombri par l’effet des causes qui l’avaient conservé.

« La nature de la matière… » se redisait Charles.

En examinant de biais les plaques, avec beaucoup d’attention, un imperceptible velouté était sensible, toujours à la ressemblance du verre dépoli. Aucun miroitement.

— La nature de la matière… Voyons, raisonnait le jeune historien. Quand la lumière traverse un verre rouge, elle devient rouge et nous voyons un paysage de couleur rouge. Résultats analogues pour toutes les couleurs.

— Ça, dit Péronne, je comprends ; mais ce que je ne comprends pas…

— Attendez ! fit Charles. Quand la lumière traverse des lentilles de cristal ou des prismes de cristal, elle est déviée ou décomposée… Quand la lumière, au lieu de cheminer dans l’air, chemine dans l’eau, elle est retardée. Oui, Péronne, dans l’eau, par exemple, l’image des objets nous parvient moins vite qu’à la surface du sol, très peu moins vite, mais tout de même moins vite, mathématiquement.

— Alors, dit Péronne, ces plaques, ce serait comme qui dirait pareil à des plaques d’eau qui retarderaient la lumière cent mille fois plus que l’eau ordinaire ?

— Évidemment ! s’écria Charles. Ces vitres sont d’une composition à travers laquelle la lumière est retardée de la même manière qu’elle l’est dans l’eau, de la même manière que le son est retardé dans certains milieux. Vous savez bien, Péronne, qu’on entend plus vite un son à travers, par exemple, un conduit métallique, un solide quelconque, qu’à travers l’espace libre ! Eh bien ! tout cela, tout cela est de la même famille, Péronne !

« Voici donc la solution. Ces espèces de vitres retardent la lumière dans des proportions extrêmement remarquables, puisqu’il suffit d’une épaisseur relativement faible pour la retarder de cent ans. Il faut cent ans à un rayon lumineux pour transpercer cette couche de matière ! Il lui faut un an pour transpercer un centième de cette profondeur.

C’est alors que, prenant une décision soudaine, Charles Christiani saisit l’une des deux plaques et, avec beaucoup de précautions, inséra son canif en plein milieu de la tranche, pour essayer de diviser la plaque, dans toute sa largeur et toute sa longueur, en deux moitiés, toujours de même surface et chacune d’épaisseur à peu près égale.

Il y réussit sans effort. Rien n’était plus facile que de séparer l’une de l’autre, de « cliver » les innombrables feuillets de cette substance stratifiée.

Ayant ainsi dédoublé d’une des deux plaques, il observa les plans qu’il venait de désunir. Et il vit ce qu’il s’attendait à voir, c’est-à-dire : d’une part, le parc et la façade de Silaz tels qu’ils devaient être à mi-chemin de 1829 à 1929 : en 1879, avec la marquise au-dessus de la porte du salon, et la petite chambre haute toujours semblable à elle-même à travers le temps, puisqu’on n’y avait pas touché pendant une très longue période.

Continuant ses expériences, Charles évaluant à vue d’œil les épaisseurs, planta son canif dans la tranche striée de la plaque, — la tranche aux mille raies lumineuses et sombres ; il les planta à deux millimètres de l’un des bords (le bord avoisinant la vue de la petite chambre haute). Et il détacha, avec un bruit sec, les feuilles micacées…

Il vit Claude, plus jeune de vingt ans, s’en aller vers le fond du parc avec une brouette.

Charles répéta la même opération tout près de l’autre bord, et alors, et alors ! comme il avait pratiqué sa section à quelques années seulement des temps présents, il aperçut, dans la petite chambre haute, courbé sur des paperasses, un jeune homme dont la vue le secoua violemment dans toutes les fibres de son être mental :

Lui-même. Trois ans plus tôt.

Tout, maintenant, se trouvait éclairci, du moins quant aux propriétés optiques de cette merveilleuse matière, naturelle ou composée. Elle était telle que la lumière la traversait en tous sens, comme une vitre, mais très lentement, au train d’une fraction de millimètre par vingt-quatre heures.

En ce point de notre récit, nous nous excuserons auprès de nos lecteurs de continuer à simplifier, — peut-être jusqu’à l’excès, — tout ce qui touche à la partie scientifique de cette histoire. Chaque chose à sa place. Il existe maints rapports, maints ouvrages techniques sur le sujet de la matière que Charles Christiani venait de découvrir — ou plutôt de redécouvrir — et qu’il baptisa « luminite ». Nous renvoyons à ces savants travaux les amateurs de détails et de précisions qui, du reste, pourront déjà se livrer à bien des rêveries fécondes en partant des données, fort élémentaire pourtant, que nous venons de leur fournir. Nous n’estimons pas, en ce qui nous concerne, devoir descendre plus avant aux profondeurs de la science. Car nous ne sommes qu’un scribe chargé de conter une histoire d’amour curieusement mouvementée, — et rien de plus. C’est déjà, en soi-même, une tâche assez belle et qui nous enchante.

Laissons donc de côté tout ce qui relève de la chimie et des mathématiques, sans compter le reste ; et même, si quelque lectrice a rechigné en lisant ce qui précède, demandons-lui tout simplement de retenir, pour le moment, que la luminite (ainsi Charles Christiani baptisât-il la substance rétrospective) est une chose qui produit le résultat suivant : la lumière cheminant dans cette matière à une vitesse extrêmement freinée, on voit, de part et d’autre des plaques de luminite, ce qui se trouvait là jadis. Et plus la plaque est épaisse, plus le passé qu’elle montre est lointain, sur une face comme sur une autre.

Cela posé, reprenons le fil des événements.

Le premier qui se présente à nous, pour être retracé, se passa le soir même.

Quand la nuit fut venue, Charles Christiani, qui n’avait pas, de la journée quitté sa chambre, vit pour la seconde fois l’ancêtre César pénétrer dans la petite chambre haute, comme si, au lieu d’être devant sa cheminée, Charles eût été là-haut, à regarder du dehors ce qui se passait au deuxième étage de la tour. Et, à ce propos, il se fit à lui-même une remarque assez plaisante : c’était que, même si la petite chambre haute se fût trouvée vide de tout mobilier en 1929, la vitre de luminite la lui eût montrée comme en 1829, ainsi qu’il découle de tout ce que nous avons rapporté.

Or, tout indiquait, dans les allures du vieux César, qu’il mettait la dernière main aux dispositions précédant son départ.

Bien mieux placé que derrière la lucarne du grenier, Charles pouvait s’approcher de la plaque autant qu’il le désirait. De la sorte, il découvrit le bureau dos-d’âne sur lequel César avait déposé sa lampe en entrant.

L’excentrique bonhomme en vert écrivit quelques pages à l’aide d’une plume d’oie. Au bas de la cinquième, il traça, d’une main rude, un trait. En suite de quoi, réunissant à toute une liasse d’autres feuillets les feuillets qu’il venait de noircir, il plaça le tout dans un cartonnage marbré jaune et noir dont il noua les trois cordons à la diable.

Se levant alors, il s’en vint à la bibliothèque, l’ouvrit, monta sur un escabeau, déplaça sur le rayon le plus élevé un assez grand nombre de bouquins et plongea sa main dans l’intérieur du meuble.

Charles, qui regardait cela dans le panneau inférieur de la fenêtre (celui qui, la veille encore, était fixé sous l’autre dans le châssis de la croisée), changea de plaque et, pour mieux voir, poursuivit son observation au moyen du panneau supérieur. Ainsi se trouvait-il placé comme au niveau même du haut de la bibliothèque, c’est-à-dire aussi commodément que possible pour voir la main de César faire glisser dans des rainures une partie du fond de l’armoire aux livres.

La muraille apparut donc.

La muraille, si l’on veut. Disons mieux : une petite porte dans la muraille.

Cette porte glissa, elle aussi, obéissant, à la main de César, et démasqua une cavité, une cachette pratiquée dans la masse du mur.

C’est là que César déposa le cartonnage contenant le manuscrit.

Mais il ne borna, point ses actes à ce dépôt. Fouillant au fond du logement secret, il en retira quelque chose.

Quoi ? Un paquet plat, rectangulaire, enveloppé d’une étoffe noire, ou de papier noir. Cela pouvait être un livre, un volume du format in-folio, ou bien… une plaque…

La glissière fonctionna. La cavité du mur fut refermée. De même le fond mobile de la bibliothèque. César replaça les bouquins, descendit de l’escabeau…

Quelques minutes après, il sortait de la petite chambre haute, emportant la lampe et le paquet noir…

Charles, dans l’obscurité de sa chambre à coucher, où le mince croissant de la lune actuelle ne répandait qu’une blanche lueur, ne vit plus sur la cheminée que deux tableaux nocturnes : d’un côté, le parc ancien, tout neigeux, de la vieille Phœbé qui argentait ses bosquets, ses allées françaises et simplettes, sa vigne et son pavillon rustique ; de l’autre, la petite chambre haute, déserte, endormie.

Sans perdre une minute, malgré la fatigue qui le terrassait, il prit une forte lampe, l’alluma et monta rapidement au deuxième étage de la tour, vers la bibliothèque machinée et la cachette de la muraille.

Il était bien naturel que ces dispositions secrètes lui eussent échappé lorsque, naguère, il avait entrepris l’exploration et le rangement du meuble monumental. L’idée ne lui serait jamais venue qu’une partie du fond en fût mobile et qu’on pût la faire glisser latéralement, en prenant appui sur une traverse. Cette caractéristique ne se trouvait mentionnée dans aucun des vieux papiers qu’il avait compulsés et, particulièrement, les Souvenirs de César Christiani ne contenaient pas un mot de nature à laisser soupçonner l’existence de la cachette. L’ancêtre, pourtant, savait bien que l’enlèvement du meuble eût démasqué la petite porte dans la muraille. On pouvait conclure de là qu’il comptait revenir à Silaz et prendre, avant de mourir, relativement à ce secret, des dispositions moins précaires.

Charles songeait fort judicieusement que la lecture du manuscrit l’éclairerait sur ce point — et sur beaucoup d’autres.

Il retrouva sans difficulté le cartonnage jaune et noir dont les cordons étaient toujours noués à la diable. Et ensuite il retira de la logette, méticuleusement enveloppés d’étoffes noires, plusieurs paquets plus ou moins plats, semblables à celui que César avait emporté sous son bras un siècle auparavant. Il les soupesa et présuma que c’étaient des plaques de luminite. Néanmoins, avant de s’en assurer, il crut bon de lire le manuscrit, ne sachant pas pourquoi ces plaques présumées avaient été mises si soigneusement à l’abri de la lumière.

Nous avons eu entre les mains cette relation d’un intérêt puissant, qui révèle tout ce que César Christiani savait, en 1829, concernant la substance que son arrière-petit-fils devait appeler « luminite » et qu’il nommait, lui, « verre optique », dans un esprit conforme au langage de son temps comme aussi, disons-le, à son ignorance des choses scientifiques et de la valeur des mots.

L’ampleur de ce document unique nous interdit de le publier ici dans son entier. Nous le résumons de notre mieux, en regrettant de le dépouiller, par cela même, de la verve étonnante que le capitaine corsaire y déploie et de la truculente bonhomie dont il empreint son récit, l’échauffant d’une chaleur si méridionale qu’on se surprend à lire sa narration avec l’accent de son pays.

Le jour se levait pour la seconde fois sans que Charles Christiani eût goûté le moindre repos, lorsqu’il acheva lui-même, au paroxysme de la surexcitation, d’apprendre ce que nous allons maintenant condenser.