Tallandier (p. 27-45).


CHAPITRE ii

un cyclone dans un cœur


Un vif étonnement s’était peint au visage de Luc de Certeuil lorsque soudain il avait aperçu Charles Christiani sur le pont du Boyardville. Et tout de suite il avait pris soin de donner à sa surprise une expression de joie superlative qu’elle n’offrait peut-être pas au début. Charles le vit fort bien, et cela ne lui fit ni chaud ni froid. Il connaissait le personnage, le savait de son temps, et le prenait pour ce qu’il était. De l’attitude du camarade, il déduisit que Rita, lorsqu’elle avait télégraphié de l’île d’Aix, s’était abstenue d’annoncer l’arrivée de son compagnon inopiné — abstention bien naturelle, puisque Charles lui avait confié son désir de ne déranger et par conséquent de ne prévenir personne.

Les trois voyageurs, parmi les autres, mirent le pied sur le sol d’Oléron.

— Eh bien ! s’écria l’oncle de Mme Le Tourneur, en riant. Vous en faites de belles ! En voilà une équipée !

Geneviève prit sa voix la plus aiguë et ses intonations les plus sinueuses :

— Mon oncle, je vous présente M. Charles Christiani, l’historien, qui a partagé nos souffrances.

Luc de Certeuil n’avait pas encore repéré que, dans la foule, Charles et les deux femmes formaient un groupe.

— Comment ! s’exclama-t-il avec stupéfaction. Vous vous connaissez ! Ça, alors ! Ça, alors !

Et il laissait voir un amusement prodigieux, tandis que les serrements de main, les inclinations, les amabilités s’échangeaient de part et d’autre.

Rita, peu bruyante, souriait sans gaîté.

— Tiendrons-nous tous les cinq dans votre voiture ? demanda l’oncle à Luc de Certeuil. Si j’avais su, j’aurais pris la mienne…

— Ne vous inquiétez pas ! fit distraitement le sportsman, qui n’était pas encore revenu de son étonnement. Mon tacot en a vu d’autres ! On sera un peu comprimé, derrière, et voilà tout. Vous monterez devant, monsieur, près de moi.

Il avait pris familièrement le bras de Charles, et, cependant que tous se dirigeaient vers les voitures :

— Mais quelle bonne surprise, Christiani ! Quelle gentille idée ! Vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir ! Alors, si je comprends bien, vous aussi vous avez raté le bateau à l’île d’Aix ! C’est tordant !…

Charles n’aima pas beaucoup la grimace joyeuse qui accompagnait l’appréciation de Luc. Rita marchait à côté d’eux ; il voulut interroger le visage de la jeune fille, mais ne rencontra qu’un masque au sourire impénétrable. D’ailleurs, en cette aventure, l’opinion de Luc de Certeuil lui était, au fond, totalement indifférente.

— J’espère, reprit celui-ci que vous avez apporté votre raquette ? Où sont vos bagages ?

On allait les oublier. Il y fut pourvu. Pendant quoi, Charles expliqua qu’il ne ferait à Saint-Trojan qu’un séjour rapide, quatre ou cinq jours au maximum.

— Bah ! Nous verrons ! affirma Luc de Certeuil, qui avait recouvré toute sa désinvolture. Il ne faut jamais jurer de rien !

En fait, le voyageur songeait à prolonger son voyage. Somme toute, il était libre ! Rien ne le rappelait impérativement à Paris. Il y avait bien cette histoire du château de Silaz et la promesse qu’il avait faite à sa mère d’aller en Savoie dans la huitaine… À la pensée de sa mère, un sourire lui vint. Quand elle saurait pourquoi son fils ne tenait pas sa parole, Mme Christiani serait la plus heureuse des mamans !

Une question, cependant, lui brûlait les lèvres. Il aurait voulu se trouver un instant seul avec Luc, pour la lui poser. Mais il comprit qu’un peu de patience lui serait encore nécessaire. On était arrivé auprès de la voiture, et Luc procédait à des arrangements destinés à permettre, dans cet élégant véhicule, l’accession de cinq créatures humaines et de plusieurs sacs et valises.

Au premier abord, le problème paraissait insoluble. L’auto, revêtue d’un vernis écarlate, était de ces types « sport » que nos jeunes gens affectionnent, au mépris de tout autre. C’est dire qu’elle s’allongeait à ras de terre et que l’emplacement réservé à ses occupants leur était mesuré autant qu’il est possible.

— Beaucoup de chic, votre auto, dit Charles.

— Cent billets, laissa tomber l’autre négligemment.

« Allons, pensa Charles, on ne fera jamais de cet aristocrate un gentilhomme. D’autre part, je voudrais bien savoir où il a trouvé les « cent billets » en question ! »

Cependant il se faisait tout mince, car Geneviève et Rita s’écartant, lui avaient laissé entre elles un logement aussi étroit qu’enviable. Devant eux, Luc, au volant, se retourna et s’assura, d’un œil railleur, qu’ils étaient parés. En même temps, la mitrailleuse de l’échappement libre, cher aux sportifs, se mit à pétarader. Et le démarrage s’exécuta comme d’un fougueux mustang à qui son cow-boy rend la main et qui, d’une lançade, se jette en avant.

Deux virages, à l’entrée et au sortir d’un pont. En quelques secondes, ils fuyaient le long d’un chenal à plus de cent à l’heure. Et bientôt il fallut ralentir, la route raboteuse décrivant force courbes à travers une plaine sans charme, coupée de fossés d’eau.

« Tout s’arrange toujours mieux qu’on ne le craint, se disait Charles. Je supposais que nous allions être immédiatement séparés, et… c’est le contraire. »

Il sentait, pressée contre lui par l’exiguïté du siège, cette forme infiniment précieuse vers laquelle, à présent, comme vers un aimant inconcevable, toutes ses « lignes de force » convergeaient. Son cœur battait au contact d’un être qui lui semblait choisi entre tous les êtres, de même qu’entre les choses il y a des choses suprêmement rares, délicates, riches et pures : des choses en or, en dentelles, en diamant. Et pour la première fois, Charles comprenait les vieux mots : « idole », « déesse », « divinité » ; ils perdaient pour lui tout ridicule et il lui fallait bien reconnaître que ces vieux mots-là disaient avec une adorable exactitude ce qu’ils voulaient dire.

Aurait-il jamais, pour cette petite fée, assez d’attentions, de prévenances, d’égards ? De quels bras sanctifiés la porterait-il, aux heures de fatigue, au passage des gués de la vie ? De quelles pieuses caresses ses mains pour la toucher, devraient-elles s’ailer ?…

L’automobile traversa des villages blancs aux toits vieux rose, aux volets vivement colorés. Luc annonça successivement : « Les Allards, Dolus ». On coupa une route droite, alignant sa double rangée d’arbres. La chaussée s’embellit. Des bois frais s’approfondirent. On en sortit, pour en côtoyer d’autres, à travers une succession de hameaux propres comme linge en armoire. Au bout d’un quart d’heure, la petite voiture rouge et ronflante s’engagea sur une ligne droite, en lisière de forêt. Sa vitesse dépassa le cent vingt-cinq. On revit la mer, sur la gauche, au delà de marais. Enfin, Rita dit :

— Saint-Trojan.

L’hôtel s’élevait devant la plage. Pour y parvenir, on avait traversé de part en part la bourgade et roulé sur une large avenue au milieu des pins. Luc arrêta sa voiture à la hauteur d’un passage entre deux haies taillées. Dans le fond : un décor de roseraie, avec des joueurs de tennis qui couraient çà et là, sautant aux balles invisibles.

— Plus loin, à cause des bagages ! implora Geneviève.

— Vos désirs sont des ordres, dit Luc.

Et il poussa plus avant, en face d’un perron.

Le vestibule, les salles étaient vides.

— Tout le monde est dehors, dit l’oncle.

Rita et Mme Le Tourneur s’étaient esquivées prestement. Luc de Certeuil conduisit Charles au bureau et demanda pour lui une belle chambre sur la mer.

— Faites-moi l’amitié de m’accompagner, dit Charles. J’ai hâte de vous poser une question.

— Très volontiers ! fit l’autre, intrigué.

Ils montèrent ensemble.

La chambre était spacieuse. Par la fenêtre ouverte à deux battants, on découvrait la passe des Couraux, le commencement du pertuis de Maumusson et dans la distance, bornant la vue, la côte du continent, avec le donjon du fort Chapus, en avancée. Contre le ciel immense et déjà plus sombre, des mouettes, à grands coups d’ailes, s’entre-croisaient. On entendait les cris des enfants sur la plage.

Quand la porte se fut refermée sur le départ de la femme de chambre :

— Mon cher Certeuil, dit Charles Christiani, ma façon d’être doit vous sembler un peu bizarre. Pardonnez-moi… Vous voyez devant vous un homme assez ému… Voilà : cette jeune fille, Mlle Rita… Elle a fait sur moi une profonde impression…

Luc, sans rien dire, le considérait d’un air si indéchiffrable que Charles s’interrompit un instant et, à son tour, fixa curieusement les yeux qui le fixaient.

— Qu’y a-t-il ? reprit Charles, légèrement démonté.

— Rien. Je vous écoute avec beaucoup d’intérêt.

— Rien, vraiment ? J’aurais cru…

— C’est-à-dire que, enfin… Vous devez bien penser, mon cher ami, que je ne serai pas le seul à éprouver quelque surprise…

— Quoi ! dit Charles très gaiement. Parce que je ne danse pas, parce que je ne vais pas dans le monde, parce que je suis un explorateur d’archives et de bibliothèques, va-t-on croire à des vœux perpétuels et me prendre pour un moine ? Dites ?

Luc de Certeuil affecta de cligner les yeux précipitamment, pour manifester son incompréhension.

— Vous voudrez bien m’excuser, dit-il. Je n’y suis plus. Quelque chose m’échappe. Pour ne pas dire : plusieurs choses…

— Lesquelles ? de grâce ?…

— D’abord… Enfin, mon cher, voyons, réellement, est-ce à moi de vous rappeler… Allons ! vous me faites marcher !

— Pardon, pardon, dit Charles qui se troublait et parlait maintenant d’une voix changée. Je n’ai pas rêvé, cependant. N’est-elle pas charmante ? Pleine d’esprit ? Irréprochable ?

— Certes ! confirma Luc sans quitter son rictus ironique.

— Je ne suppose pas qu’il y ait rien à dire sur ses parents. Honnêtes, eh ?

— D’accord !

— De son côté, donc, pas une ombre au tableau. Alors, alors… serait-ce de mon côté que… Mais je ne vois rien, moi, de ce côté-là !…

— Une seconde, mon cher. Je pensais vous connaître et, même en cet instant, j’ai la conviction, en effet, que je vous connais très bien. Mais nous nous débattons certainement dans un imbroglio. Il n’est pas possible que, vous, vous parliez comme vous venez de le faire. Dans ces conditions… Oh ! je serais suffoqué qu’on se fût joué de vous, qu’on vous eût abusé, pour se divertir… Et cependant, si invraisemblable que ce soit, je ne découvre pas d’autre explication…

— Comment ! s’indigna Charles.

— Pas d’autre ! Il faut, mon cher ami, qu’on vous ait livré un faux nom.

— On ne m’a livré aucun nom ! Et c’est justement cela que je voulais vous demander : qui est-elle ?

Un silence.

— Qui est-elle ?

Charles crispait ses mains aux épaules de Luc, dont les lèvres closes souriaient avec une expression de malaise.

— Marguerite Ortofieri, dit-il enfin. Rita, pour ses amies.

Affreusement pâle, Charles s’écarta de lui.

Le silence était retombé. Debout devant la fenêtre, assommé par la révélation, l’infortuné regardait, sans les voir, voler les mouettes. Il répéta, scandant les syllabes :

— Marguerite Ortofieri !

Et s’assit lentement, le front dans les mains.

De longs instants passèrent sur sa prostration.

Luc de Certeuil réfléchissait profondément. Les sourcils froncés et l’œil mobile, il examinait tantôt cet homme abîmé dans ses propres méditations, et tantôt, lui aussi, les oiseaux, le ciel, la mer, la côte lointaine, grand tableau lumineux qui attirait les regards.

Son attitude témoignait d’un travail intérieur très intense, d’hésitations, d’incertitudes et d’ignorance. Puis ses traits s’apaisèrent, il s’approcha de Charles et, doucement, fraternellement, lui posa la main sur l’épaule.

— Allons ! dit-il avec bienveillance.

Charles, paraissant sortir d’un profond sommeil, démasqua son visage.

— Je vous demande pardon, dit-il. Je ne suis qu’un sot. Un étourdi sans excuses, tout au moins.

— Des excuses, on en a toujours. Il est certain que si Mlle Ortofieri s’était nommée à vous, comme elle devait le faire… En somme, elle vous a mystifié. Pas très méchamment peut-être. Quand même : mystifié. Dans cette conjoncture, vous cacher son vrai nom, c’était presque vous donner un faux nom. C’est regrettable.

— Vous vous trompez, dit Charles. Je me mets à sa place et je pense que j’aurais agi précisément comme elle. Se trouvant tout à coup en présence d’un homme correct qui n’a d’autre tort, à ses yeux, que de s’appeler Christiani, alors qu’elle se nomme Ortofieri, elle a préféré, par courtoisie, par délicatesse, ne pas le repousser brutalement, en lui jetant ce nom d’Ortofieri, comme on claque une porte au nez d’un rustre !

— Soit, accepta Luc. Mais tout à l’heure, en vous voyant si chaud, j’avais l’impression fort nette que là ne s’était pas bornée cette… courtoisie.

— Que voulez-vous dire ?

— J’essaie de vous démontrer que vous n’êtes pas le seul responsable de votre déconvenue. Soyez juste envers vous-même. Une admiration, quand elle n’est pas encouragée, ne se développe pas si vite ni si bellement. Sachant qui vous êtes, sachant que cette intrigue de bal masqué serait fatalement sans lendemain, Mlle Ortofieri est reprochable d’avoir poussé la politesse jusqu’à l’amabilité. C’était pousser le jeu jusqu’à la témérité.

Mlle Ortofieri n’a rien fait pour encourager ma sympathie, déclara Charles d’un ton sec. Elle s’est montrée ce qu’elle est, simplement : jolie et naturelle, intelligente et bonne.

— C’est bien ! ne vous fâchez pas ! Mon intention n’était nullement de l’attaquer.

— Je l’espère ! dit Charles.

Et il enfouissait dans les profondeurs les plus inaccessibles de sa mémoire la vérité resplendissante et douloureuse, le secret inoubliable que Rita, Geneviève et lui seraient seuls à connaître. Car il savait maintenant, hélas ! pourquoi ce nom, — ce nom corse comme le sien, — ne lui avait pas été révélé ; pourquoi, surtout, la jeune fille avait saisi l’occasion de rester avec lui pendant toute une journée, — une journée magnifiquement volée au destin, bravement arrachée à la vieille haine de leurs familles, une journée qui serait la première et la dernière de leurs amours ! Et de ces vingt-quatre heures de rêve, bercées sur les flots et caressées par les douces brises d’une île bienheureuse, il revoyait désespérément toutes les minutes, depuis le moment où il avait aperçu aux mains de Rita le petit livre qu’elle ne pouvait lire qu’à l’insu de ses parents et qu’elle n’avait pas le droit de posséder, — jusqu’au moment suprême de l’étreinte si chaste, quand leurs doigts s’étaient mêlés, derrière le bordage du Boyardville. Là s’était achevée l’idylle sans avenir possible. Un Christiani et une Ortofieri ne pouvaient pas s’aimer.

— Oublions ! dit Charles résolument.

— De vous, le contraire m’eût surpris. Mais, je le confesse, je me suis demandé un instant, si l’amour n’allait pas transformer bien des choses…

— Je vous ai laissé voir mes sentiments, je ne vais pas les renier. Soyez seulement assuré que demain je les aurai oubliés, comme je vous prie de les oublier vous-même dès maintenant.

Luc de Certeuil s’inclina. On ne sait quelle incrédulité flottait dans son regard.

— Comptez sur moi, dit-il. Voilà qui est fait. Et je vous admire, mon cher. Cela ne manque pas de grandeur, ni de noblesse, cette hautaine fidélité aux rancunes de votre race…

— Je suis Corse et je me soumets aux lois de ma famille.

— Personnellement, vous n’avez jamais eu à vous plaindre d’un Ortofieri ?

— Jamais. J’ai entendu parler du chef de famille actuel, le banquier. Mais je ne l’ai pas rencontré… Oh ! si j’étais seul au monde, peut-être ferais-je bon marché d’une haine ancestrale dont j’ai, sans plus, accepté la succession. Mais il y a ma famille ; on ne se conduit pas de la même façon pour soi et pour les autres. Et puis, en tête de ma famille, il y a ma mère… Elle est plus Corse que tous mes compatriotes réunis ; songez qu’elle a baptisé ma sœur « Colomba » ! C’est tout dire ! J’ai eu plusieurs aïeules originaires de provinces diverses : l’une fut Champenoise, l’autre Normande, une autre encore Savoyarde. Ma mère, née Bernardi, a vu le jour à Bastia. Elle est irréductible sur le chapitre des aversions. En épousant mon père, en devenant Christiani, elle a épousé toutes les querelles héréditaires de la famille… Je sais d’ailleurs que, fussions-nous disposés à faire la paix, le banquier Ortofieri, pour sa part, s’y refuserait.

— Il s’agit donc d’une affaire bien grave ? L’hostilité des Christiani et des Ortofieri est connue de beaucoup de gens, mais combien pourraient en préciser les raisons ? J’ai entendu parler d’un meurtre qui remonterait au siècle dernier…

— Oui, c’est bien cela dit Charles en dénouant sa cravate et en déboutonnant, d’une main énervée, le col de sa chemise. Le meurtre de mon quadrisaïeul César Christiani, le marin, par Fabius Ortofieri, un ancêtre de Mlle Rita…

— Je crains de vous importuner ; vous semblez un peu las ; voulez-vous que je vous laisse reposer ?

— Non. Au contraire. J’aime mieux parler. Cela m’occupe, cela me soulage. Et je vous suis reconnaissant de m’en fournir l’occasion, Certeuil.

« Là-bas, en Corse, depuis le xvie siècle, les deux familles étaient en proie à toutes sortes de dissentiments, pour des histoires de forêts, de troupeaux, de bornages. Cependant, jusqu’au meurtre de César Christiani, aucune vendetta n’avait amené mort d’homme.

« Notez, au demeurant, que Fabius Ortofieri a toujours nié sa culpabilité et qu’il n’y eut jamais contre lui que des présomptions. Pas de preuves irréfutables.

— Il avait pris le maquis ?

— Pas du tout. C’est à Paris que l’assassinat fut commis, le 28 juillet 1835, il y aura bientôt cent ans. Fabius Ortofieri fut arrêté le surlendemain, toujours à Paris, et mourut dans sa prison, avant le jugement, de sa mort naturelle. On prévoyait sa condamnation. Tout l’accablait et la conviction des Christiani n’a pas varié. Il était coupable.

— Permettez : je conçois aisément que les Christiani aient gardé rancune aux Ortofieri. Il est plus difficile de comprendre pourquoi les Ortofieri en veulent aux Christiani. Que les parents d’un meurtrier se prennent à détester les parents de sa victime, cela me paraît invraisemblable, à première vue.

— Vous allez saisir. D’abord il y avait, comme je vous l’ai dit, entre les deux clans, un amoncellement de disputes, de procès, de rixes, de mauvais tours ; deux siècles d’inimitié ! sans compter les âges précédents, qui ne nous ont pas légué de documents sur ce sujet. À cause de cela, sans doute, l’opinion des Ortofieri sur le crime de 1835, si elle a varié selon les individus, est toujours restée défavorable — haineusement défavorable — aux Christiani.

— Parce que ?

— Parce que certains Ortofieri, convaincus de l’innocence de Fabius, ne pardonnaient pas à mes pères de l’avoir accusé d’un forfait que, suivant eux, il n’avait pas commis. Et parce que certains autres Ortofieri, persuadés au contraire de la culpabilité de Fabius, soutenaient qu’un homme aussi juste et aussi calme n’avait pu tuer l’un de ses semblables que pour se venger d’un crime encore plus grand. Quel crime ? Mystère. Fabius, disaient-ils, n’avait pas voulu le révéler, soit par magnanimité, par élégance morale, — soit parce que, le révélant, il eût articulé contre lui-même une charge écrasante qui l’eût convaincu du meurtre de César.

— C’est assez curieux, psychologiquement.

— Bah ! C’était, pour ces derniers, une manière de concilier deux sentiments assez contradictoires : le désir de continuer à nous détester et le besoin plus honorable d’avouer que le procureur du roi avait raison et que leur Fabius était bel et bien le meurtrier de César. Je sais qu’aujourd’hui encore le banquier Ortofieri est convaincu que son ancêtre s’est vengé sur le mien d’un outrage infâme : qui ne se défend pas lorsqu’on connaît bien, lorsqu’on étudie sans parti pris le caractère de César Christiani. La droiture même. Et une intelligence remarquable. Je pensais à lui pas plus tard qu’hier, à l’île d’Aix. Napoléon l’aimait beaucoup…

Cette évocation de l’île d’Aix ramena des nuages au front de Charles Christiani. Il fit un vaillant effort pour se surmonter.

« Oublions ! Oublions ! » se dit-il avec une sorte de frénésie.

Et il se remit à parler, pour s’étourdir, pour que Luc de Certeuil fût bien persuadé de son détachement et que rien ne trahît cette blessure à l’âme, qu’il comprimait de toutes ses forces spirituelles. Derrière cette façade de bravoure, dans les coulisses de son être, des pensées sourdes se déroulaient pourtant, celle-ci entre autres, terre à terre, qui grandissait : partir au plus tôt, gagner bien vite ce Chapus qu’on distinguait là-bas, avec sa station de chemin de fer ; être à Paris le lendemain matin. Mais cela, il savait ne pouvoir l’exécuter que tout à l’heure ; sa fuite était subordonnée à l’horaire du bateau, dont il se souvenait pour l’avoir consulté d’avance quand il croyait à un retour si heureux !

Une autre pensée, aussi, mais plus vague, se tenait en lui durant qu’il causait. Une pensée interrogative. Luc de Certeuil, tout en l’écoutant avec un indéniable intérêt, semblait néanmoins préoccupé, dans le secret de ses propres cogitations. Pourquoi ?

Luc devina sans doute, à quelque hésitation de Charles, la crainte qu’il avait d’être importun ; car, chaque fois que l’historien faisait mine de s’arrêter, il le relançait par une question. Et il résultait de tout cela que Luc de Certeuil devenait pour Charles Christiani un peu plus qu’une relation mondaine : un confident occasionnel.

— Tout compte fait, poursuivit Charles, César est le grand homme de ma famille.

« Il était né le 15 août 1769, à l’heure même où, tout près de là, Mme Buonaparte accouchait de son deuxième fils. Ainsi, le petit César, au nom impérial, devint le camarade d’enfance du petit Napoléon, de qui le nom ne voulait rien dire. Or, jamais l’amitié du futur empereur ne se démentit. Il fit de mon aïeul un capitaine corsaire dont la réputation brilla près de la gloire de Surcouf. Il l’enrichit et le reçut aux Tuileries toutes les fois que le loup de mer revint en France. Napoléon se plaisait à lui rappeler le temps d’Ajaccio et à se moquer de son accent coloré, d’autant plus volontiers que lui-même se piquait de l’avoir perdu, ce qui n’était pas tout à fait exact.

« Par malheur, il y eut Waterloo. La Restauration ne fut pas propice à César Christiani. Fidèle à son dieu Napoléon, il connut la disgrâce. Louis XVIII et Charles X prétendaient l’ignorer dans la masse des bonapartistes impénitents.

« Il se retira en 1816. La Corse ne le tentait pas. Je crois très fermement qu’après une existence de combats et d’abordages, il souhaitait se reposer, loin des querelles, des vendettas et des Ortofieri. C’est pourquoi nous le voyons alors habiter un petit domaine savoyard que sa femme lui avait apporté en dot et qui était le berceau de sa famille. Il avait épousé Hélène de Silaz en 1791. Elle était morte lorsqu’il s’installa dans cette propriété, à l’âge de quarante-sept ans, pourvu d’un fils, Horace, mon ascendant, et d’une fille, Lucile, dont il reste une descendante aujourd’hui fort âgée.

« Pourquoi, treize ans plus tard, vint-il loger à Paris, 53, boulevard du Temple ? Pourquoi, sans espoir de retour, délaissa-t-il sa retraite de Silaz ? Ses papiers, ses Mémoires que j’ai compulsés, manquent de précision sur ce point. Il est à supposer, tout simplement, qu’il en avait assez de la campagne et de la solitude, ainsi qu’il arrive à beaucoup d’hommes au tournant de la soixantaine. Peut-être aussi — mais c’est une hypothèse encore plus gratuite — avait-il toujours regretté la France et se hâtait-il d’y rentrer, secrètement averti de la chute imminente des Bourbons.

« C’est là, boulevard du Temple, qu’il fut assassiné, d’une balle de pistolet, par Ortofieri, qui pénétra chez lui, alors que, de sa fenêtre, il regardait le roi Louis-Philippe passer la revue des gardes-nationales, le 28 juillet 1835. Il avait soixante-six ans.

— La revue du 28 juillet 1835 ? dit Luc de Certeuil. Je ne suis pas fort en Histoire, mais je crois me rappeler quelque chose à ce propos. Quoi donc ? Attendez-moi…

— L’attentat de Fieschi contre le roi, dit Charles, la machine infernale qui fit tant de victimes dans la foule. Fieschi tira sur Louis-Philippe et sa suite, au moyen d’une machine de son invention. Il l’avait braquée à la fenêtre de son petit appartement, au 50 du boulevard du Temple, presque en face de la maison de César. On a même pensé que l’explosion de la machine, analogue à un feu de peloton, avait masqué le coup de pistolet qui tua César, personne ne s’étant souvenu d’une détonation quelconque à l’intérieur de l’immeuble portant le numéro 53.

— Voilà une extraordinaire coïncidence !

— J’en connais d’autres, observa Charles avec une triste ironie. La vie, Certeuil, la vie la plus banale est semée de coïncidences extraordinaires. Seulement, nous ne les distinguons pas toujours…

— D’après ce que vous me disiez du coup de pistolet, César Christiani était donc seul, chez lui, au moment de l’assassinat ?

— Seul. Avec ses bêtes.

— Quelles bêtes ? Tout cela est passionnant !

— Il avait rapporté de ses voyages des animaux curieux, surtout des oiseaux et des singes. Ses portraits le représentent toujours avec un perroquet sur l’épaule et, quelquefois, un ouistiti de l’autre côté, ou un chimpanzé pendu à son gilet.

— Et… on est sûr que c’est bien « un homme » qui l’a tué ? risqua Luc de Certeuil en riant.

— Tout ce qu’il y a de plus sûr.

— Autant, n’est-ce pas, que les certitudes soient en ce monde !

Charles songea une seconde et repartit :

Les dépositions contre Ortofieri ne laissent vraiment aucun doute sur sa culpabilité. Le policier chargé du service dans cette partie du boulevard l’a vu rôder aux alentours et pénétrer dans la maison de César quelques minutes avant l’heure présumée de l’assassinat.

— C’est-à-dire ?

— Le moment où, en face, explosa la machine de Fieschi, puisqu’il y avait présomption de simultanéité, — de synchronisme comme on dit aujourd’hui. D’ailleurs, le cadavre de César, quand on le découvrit, quelques heures plus tard, confirmait, au dire d’experts, cette présomption. La mort devait remonter à l’heure de midi.

— Vous connaissez merveilleusement toute l’affaire !

— C’est mon métier d’historien et c’est mon devoir d’arrière-petit-fils. J’ai longuement étudié l’attentat de Fieschi. J’ai, non moins minutieusement, au Palais de Justice, repris, pièce à pièce, tout le dossier du procès Ortofieri, et je me suis donné la tâche de le compléter, pour moi-même, par tout ce qui nous reste des papiers de César, sa correspondance, ses Souvenirs, etc.

— Est-ce qu’il y fait mention des Ortofieri ?

— De temps en temps. Bien entendu, il avait conservé en Corse des biens, des terres, des fermes. D’où contestations avec les éternels voisins, éternels ennemis, et démêlés dont j’ai trouvé les traces un peu partout, non seulement dans nos archives familiales, mais aux greffes et chez les notaires.

« Il est bien évident que César se méfiait de Fabius, de même que Fabius, à coup sûr, se méfiait de César. Le maquis, pour eux, c’était celui de la procédure. C’était encore — et d’une manière plus dangereuse — le Paris d’il y a cent ans, avec ses rues étroites, ses passages sombres, le Paris des barricades et des embuscades, le Paris des Mystères de Paris qui devaient paraître sept ans après.

— Fabius, donc, s’était fixé dans la capitale, lui aussi ?

— Rue Saint-Honoré. Il finançait. Ce fut l’origine de leur prospérité. On dit que le banquier a une très grosse situation.

— On le dit.

Là-dessus, la rêverie fut la plus forte. Charles alluma machinalement une cigarette que Luc venait de lui offrir et s’accouda à l’appui de la fenêtre. Il recula un peu, presque aussitôt, pour éviter le regard de baigneurs qui passaient en levant les yeux vers son apparition. Et il essaya de prendre tout l’intérêt possible aux ébats de nageurs et de nageuses chevauchant des montures saugrenues en caoutchouc gonflé. Ces enfantillages lui firent grand-pitié, vu le deuil de son cœur ; et, détournant son attention de ces jeux balnéaires, il aperçut, dans la vitre du battant de fenêtre ouvert à l’intérieur, l’image obscure de Luc de Certeuil plongé au sein de réflexions si ardues qu’elles ressemblaient fort à des perplexités.

Il ne dit mot et surveilla curieusement, du coin de l’œil, l’attitude du jeune homme. Il le voyait de profil, assis, penché en avant, les coudes sur les cuisses, la tête basse, les mains plaquées l’une contre l’autre, doigt contre doigt, et ces doigts se tambourinant. Il voyait ce profil camus, ce visage sans cesse animé d’une audace avantageuse qui imposait à beaucoup. Et il n’en fut pas très favorablement impressionné.

À quoi diantre ce Certeuil pouvait-il donc songer si ardemment ?

— Plaît-il ? dit Charles, Ah ! j’avais cru que vous vouliez dire quelque chose.

— C’est vrai, j’ai levé la langue, et puis… je ne sais plus si je dois…

— Allez donc, voyons !

— Oui, cela peut être mieux. Nous sommes tous deux, n’est-ce pas, des gens loyaux ? Vous allez partir, je le présume…

— Exactement dans une demi-heure.

— Il est possible que je ne vous rencontre pas avant plusieurs semaines. D’ici là, des bavards pourraient vous rapporter… ce que je préfère décidément vous dire moi-même.

— Cela est bien solennel ! Parlez, mon cher Certeuil.

— Si on vous rapporte que, ici, à Saint-Trojan, et ailleurs ensuite, je me suis montré très assidu auprès de Mlle Ortofieri, faites-moi l’amitié de vous souvenir que je fus le premier à vous l’avoir dit.

Résistant au coup brutal, Charles pour rester impassible, dut commander à tous ses nerfs.

— Pardon, dit-il, sont-ce des fiançailles que vous m’annoncez ?

— Presque.

— Mes félicitations.

Il tendit la main. Luc de Certeuil la lui serra énergiquement.

— Maintenant, je vous laisse, déclara Luc d’une voix incertaine. Je vous retrouverai au bateau, à l’appontement.

— Oui… C’est préférable…

Luc, par sa franchise — ou par son cynisme — venait de créer une situation intolérablement fausse. Abasourdi, Charles, une fois seul, eut quelque peine à reprendre ses esprits. Une clarté nouvelle se posait sur les choses.

En premier lieu, il se félicitait sans mesure d’avoir modéré ses confidences, déjà trop indiscrètes ! Voyons, n’avait-il rien laissé échapper, vraiment, de toute la tendresse que Rita lui avait témoignée ? Non, rien. Quelle chance ! Ah ! ce n’était pas la faute de Luc ! Dieu ! Il avait bien fait l’impossible pour en savoir davantage ! Son élan de sincérité s’était produit sur le tard… Enfin, il y avait cédé, et on pouvait lui en savoir gré, — jusqu’à plus ample informé.

Aussi bien, qu’importait Luc de Certeuil ! Ce qui dominait tout, ce qui effaçait tout dans un éblouissement, c’était l’ineffable révélation qu’il venait de faire à Charles en s’imaginant lui en faire une autre ! C’était la joie qu’il lui avait causée, en pensant ne lui causer que de la peine. Triste joie, certes, puisque rien n’était changé aux nécessités inéluctables. Immense joie, pourtant ; car, dans la vie de Rita, Charles n’avait donc pas été seulement celui qui plaît parce qu’il surgit, seul et premier, auréolé de mystère et d’aventure, fruit défendu de l’amour, mais celui qu’on fait plus que d’aimer ; non pas, en vérité celui qu’on aime, mais celui, bien mieux qu’on préfère, et véritablement : l’élu.

Ah ! la belle journée ! Plus follement belle encore qu’il ne l’avait rêvé. Et quel sillage étincelant elle laissait derrière soi !

Presque effrayé de sentir vivre en lui, avec tant de force vibrante, un souvenir qui ne pouvait s’accompagner d’aucune espérance, Charles se surprit à faire un geste coupant et à prononcer très haut :

— Il faut oublier ! Il faut oublier !

On frappa discrètement à la porte.

Éprouvant un peu de confusion à la pensée que la domestique avait entendu ses paroles et que, pourtant, elle allait le trouver seul, Charles rougit d’avance.

— Entrez !… Entrez ! répéta-t-il, car personne ne se présentait.

Il se dirigea vers la porte, dans l’intention de l’ouvrir.

Une grande enveloppe bleu pâle gisait sur le plancher, l’un de ses coins encore engagé sous la porte.

Il la prit et lut son nom, tracé d’une écriture élégante, posée, féminine.

Dehors, dans le couloir, pas une âme.

Au dos de l’enveloppe, un chiffre : M. O.

Voici la lettre :

« Vous savez tout, maintenant, puisque vous savez qui je suis. Mais ce que je suis, le savez-vous assez ?

« C’est cela que je viens vous dire. Ou plutôt, c’est de cela que je veux vous assurer. Car, non, je ne vous ferai pas l’injure de douter de votre jugement, c’est-à-dire de votre estime. Je suis certaine que, pas une minute, vous n’avez soupçonné Marguerite Ortofieri d’être ce qu’elle n’est pas. Aucune accusation, j’en suis sûre, ne s’est levée, dans votre esprit, contre moi, contre mes sentiments et mon caractère. En commençant cette lettre, je voulais vous apporter la confirmation de vos pensées, comme un témoignage qui leur était dû, — avec aussi, peut-être, l’espoir inavoué de les renforcer et de les affermir. En écrivant cette lettre, je m’aperçois qu’elle ne serait digne ni de vous ni de moi si elle contenait quoi que ce fût qui ressemblât à un plaidoyer, ou même à une attestation. Elle ne saurait être qu’un remerciement.

« Je ne vous dirai donc pas : Croyez qu’en tout cela je fus la plus sincère des femmes.

« Je vous remercie, simplement, de le croire, et je vous prie de me pardonner si quelqu’une des phrases précédentes a pu vous abuser sur mes intentions.

« C’est que, mes intentions, je ne les aperçois pas très clairement, faut-il vous en faire l’aveu ? C’est que l’état de ma conscience est tout nouveau pour moi et que j’ai quelque peine à m’y retrouver. C’est enfin que je ne me suis jamais appliquée à écrire une lettre comme celle-ci, dont je n’ose même pas prononcer le nom ! Une lettre, monsieur, que j’ai tant de chagrin et néanmoins tant de joie à vous adresser.

« Mais ce n’est pas pour vous parler de mon chagrin et de ma pauvre joie que j’ai pris la plume. Et je m’en veux de me laisser entraîner à remplir ces quatre grandes pages (car je les remplirai, je le sais bien), au lieu d’y mettre seulement le mot : « Merci ».

« Merci d’avoir la certitude que j’ai été, pendant un jour, aussi heureuse qu’on peut l’être d’un bonheur passager.

« Merci de cette journée-là.

« Merci d’en garder un souvenir sans tache et fidèle.

« Merci d’être ce que vous êtes, et par là je veux dire, avec bien d’autres choses, je veux dire, monsieur : chevaleresque, vieille-France, dévoué, comme je le suis moi-même, à toutes sortes d’idées qui ne sont plus très à la mode, mais qui, j’imagine, sont assez éternelles.

« Merci de placer au plus haut des devoirs celui de ne rien sacrifier, même l’amour, à la religion de la race, au culte de la famille. Car, sans qu’on me l’ait dit, je jurerais que vous allez partir sans me revoir. Et comment vous reprocher les sentiments qui vous le dictent, puisque ce sont eux que j’apprécie davantage dans ce que vous êtes ?

« Merci, par conséquent, d’aller désormais loin de moi, qui donnerais tout au monde pour vivre près de vous, mais qui ne vous le dirais pas si ce n’était impossible.

« Merci de votre amour, et merci de votre haine.

« Merci d’être Christiani, comme je suis

« Ortofieri. »

C’était signé « Ortofieri », brièvement. « Ortofieri », fièrement. On aurait dit que toute la lignée des Ortofieri avait paraphé ce billet tendre et cruel, par la seule petite main de son unique descendante. Et, en effet, on sentait bien que toute l’âme des générations avait inspiré cette vaillante confirmation, si digne et si touchante à la fois.

Charles tenait la lettre bleue dans la lumière limpide du couchant. Il n’en distinguait qu’un mot, qui la résumait tout entière et qui résumait non moins cette tragique situation, — le mot « impossible ».

Et Charles croyait entendre l’abominable parole répétée par tous les Christiani et tous les Ortofieri qui s’étaient succédé depuis le 2 juillet 1835, y compris le vieux César avec son accent méridional, le vieux Fabius levant son pistolet, — jusqu’à sa mère, qu’il lui semblait voir se dresser devant lui, jaune et autoritaire, lissant d’un doigt coléreux ses bandeaux pareils aux ailes d’un corbeau, et lui criant, comme les autres, comme Horace Christiani, comme Napoléon Christiani, Eugène et Achille, les deux frères, et Adrien son père, mort au champ d’honneur :

— Impossible ! Impossible ! Impossible !

Comme si tous ces Corses avaient oublié que, depuis Louis XV, la Corse est française.