Le Métayage en France et son avenir

Le Métayage en France et son avenir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 561-595).
LE
MÉTAYAGE EN FRANCE
ET SON AVENIR
D’APRÈS UNE ENQUÊTE RÉCENTE

I. Situation du métayage en France, rapport sur l’enquête ouverte par la Société des agriculteurs de France, par M. le comte de Tourdonnet. — II. Traité pratique du métayage par la même étude sur le métayage dans la Mayenne, par M. L. Lebreton. — III. Conférence à la Société d’économie sociale sur le métayage, par M. de Garidel.

Parler de l’avenir du métayage aurait fort risqué de passer, il y a quelques années, pour une hérésie économique. A peu d’exceptions près, tous les écrivains spéciaux le regardaient comme une institution justement condamnée et destinée à disparaître à plus ou moins courte échéance. Si, en fait, le métayage ne cessait pas de se maintenir sur certains points du territoire, il perdait pour l’ensemble dans des proportions considérables surtout depuis une quarantaine d’années. En 1832, M. de Gasparin affirmait que plus de la moitié du sol appartenait au métayage. En 1842, les calculs de M. de Châteauvieux ne lui en accordaient déjà plus guère que le tiers, bien qu’alors il conservât encore une supériorité très marquée, pour le nombre des hectares exploités, sur le fermage, mais les terres soumises à la régie directe avaient augmenté dans une quantité supérieure, et occupaient 20 millions d’hectares sur les 43 millions qui formaient la superficie exploitée. En 1860, M. L. de Lavergne constatait les nouveaux progrès de la petite propriété, et concluait à l’égalité numérique des fermiers et des métayers. Depuis lors, les relevés officiels établissent la décroissance constante du métayage par rapport au fermage. Ce n’est pas qu’il soit facile de dégager une constatation parfaitement sûre de la proportion à établir entre les forces respectives de ces deux modes d’exploitation. Le document dont nous allons nous occuper reconnaît lui-même ce défaut de précision sans y remédier suffisamment. Avant de rechercher ce qu’on peut tirer de lumières à cet égard de la statistique, on doit d’abord relever une erreur de calcul qui tendrait à diminuer le nombre réel des métayers existant en France. On trouve encore dans plusieurs parties du territoire des fermiers dits fermiers généraux, qui sous-louent à plusieurs familles de métayers le domaine morcelé à cet effet en plusieurs exploitations. Les recenseurs ont inscrit ces fermiers seuls, au risque d’omettre ainsi une quantité de colons partiaires. Pour se faire d’ailleurs une idée un peu exacte de la proportion du métayage relativement au bail à rente fixe et au faire-valoir direct, le calcul doit porter sur deux élémens fort distincts ; d’une part, sur le nombre des métayers eux-mêmes, de l’autre, sur la quantité des hectares exploités par ce régime d’amodiation. Or, d’après le dénombrement de 1881, nous trouvons, quant au personnel, que la régie directe en France occupe 61 pour 100, ce qui peut faire juger du développement de la petite propriété, laquelle représente l’immense majorité du faire-valoir ; le fermage occupe environ 21 pour 100, et le métayage 18 pour 100. D’autre part, si l’on adopte pour base de calculs l’étendue des exploitations, le fermage occupe, par kilomètre carré de territoire exploité, 35,9 pour 100, le métayage seulement 13,2 ; le reste est livré à la régie des propriétaires. Ce chiffre attribué au métayage risque ou de paraître trop faible, ou bien d’accuser une exagération en sens contraire des statistiques qui datent seulement d’une douzaine d’années. Nous trouvons, en 1872, par exemple, 11,182,000 hectares attribués au métayage, en regard de 9,360,000 attribuées au fermage. Il n’est guère admissible que le métayage ait reculé à ce point dans un si court espace de temps. Il serait désirable que le jour se fît plus complètement, et qu’on évitât aussi d’autres erreurs comme celle qui consiste à inscrire parmi les métayers les domainiers congéables de la Bretagne. Quelque diminuée que soit, au reste, l’importance qui reste au métayage, elle est encore grande, et elle paraîtra l’être davantage si on acquiert la conviction qu’il n’a pas perdu sa vitalité et qu’il est même possible d’en tirer un parti nouveau pour notre agriculture nationale, si nous savons faire ce qui est nécessaire pour atteindre ce but. Or, nous n’avons plus à en faire la remarque : premièrement, il n’est pas douteux que, dans les circonstances récentes où s’est trouvée l’agriculture et dont elle n’est pas complètement sortie, les pays à métayers ont été moins éprouvés que ceux à rente fixe ; en second lieu, le métayage s’est accru dans les régions où il existait et a reparu dans des départemens où il en subsistait peu de traces. Le document où je puise ces renseignemens cite, parmi d’autres exemples, celui de l’Ain, où les petits cultivateurs qui s’étaient éloignés de cette forme d’exploitation y reviennent aujourd’hui ; il constate, dans l’ouest, une augmentation dans ce même mode ; il signale, dans le midi, des départemens comme celui de Vaucluse, qui y était peu disposé et qui en présente des cas assez nombreux ; il nous en montre jusque dans le nord et dans le nord-ouest, acquis naguère presque exclusivement, semblait-il, au fermage, et en compte quelques-uns dans l’Eure, la Somme, Eure-et-Loir, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, la Seine-Intérieure. S’il ne fallait voir là qu’un retour en arrière, signe momentané de notre affaiblissement agricole, il n’y aurait qu’à attendre des jours meilleurs. On pourrait croire que le temps nous ramènera bientôt au fermage de plus en plus étendu. Nous serions, en ce cas, dans la situation d’un peuple qui serait obligé, pour un temps, de renoncer à un outillage supérieur, d’un emploi trop coûteux, pour revenir à des moyens plus imparfaits, mais moins chers. Mais il s’agit précisément de savoir si le métayage mérite cette injurieuse comparaison avec ces engins défectueux bons à être relégués parmi les antiquités, ou s’il n’offre pas toutes sortes de ressources qui le rendent susceptible de progrès ultérieurs. Avant de tirer des conclusions ou tout au moins des conjectures, il fallait commencer par étudier les faits. La Société des agriculteurs de France s’en est chargée. On sait que cette grande association est composée en majeure partie de propriétaires fonciers. Soit qu’ils fassent valoir eux-mêmes leurs terres, soit qu’ils les fassent cultiver, ils sont au courant de tous les systèmes par la pratique, et sont à même de nous donner des nouvelles de leurs effets dans les diverses parties de la France. L’enquête sur l’état des faits n’a pas suffi d’ailleurs aux déposans. La plupart ont donné leur avis sur les défauts et sur les mérites de l’institution en elle-même comme sur ses applications actuelles. Ce qui en ressort en définitive, c’est un retour d’opinion marqué. Le rapporteur, M. de Tourdonnet, s’en est fait l’organe avec compétence et autorité dans son rapport, qui forme un véritable ouvrage, auquel on doit ajouter comme complément d’information un Traité pratique du métayage du même auteur. La question y est posée avec toute sa portée sociale et agricole, traitée avec élévation et précision, non sans laisser place à réserves sur certains points et à quelques complémens qu’on nous permettra d’ajouter, d’abord sur les raisons qui nous paraissent avoir fait abandonner le métayage avec trop de précipitation en plus d’un cas et dans des proportions trop étendues. Ce rapide examen rétrospectif n’est pas étranger au sujet actuel, bien loin de là ; il en donne la clé et l’explication ; nous y trouverons l’origine de plus d’une prévention à vaincre, de plus d’une erreur à rectifier, de plus d’un défaut enfin de l’institution même, qui peut et doit être corrigé.


I.

Il y a, selon nous, à distinguer dans l’explication de la décadence du métayage en France, des causes naturelles et qui ont agi dans le sens du progrès, et d’autres, d’une nature plus artificielle, auxquelles on ne peut toujours accorder la même approbation. Je dirai d’abord un mot des premières, qui sont les plus anciennes. Nul n’ignore que le métayage libre avait été lui-même un progrès considérable sur le servage en élevant davantage le travailleur à l’état d’homme, en le rendant plus actif, plus prévoyant, et en faisant profiter la terre elle-même et les seigneurs de cet accroissement de la force productive. La richesse et la civilisation avaient suscité à leur tour au métayage une double concurrence, longtemps très inférieure par le nombre, dans la petite propriété individuelle et dans le fermage. La petite propriété s’étend du XIe au XVIe siècle. Ceux qui la possèdent, qu’ils s’appellent vavasseurs, alloïers ou de tout autre nom, forment une élite dans la classe rurale : c’est une petite aristocratie qui a ses privilèges, quelquefois même ses costumes qui la distinguent. Les métayers, en petit nombre, qui arrivaient à la propriété gagnaient en liberté et en aisance, cela n’est pas douteux. Il en était de même, quoique à un degré moindre, quand ils parvenaient à la condition de fermiers à rente fixe. Ce métayer parvenu trouvait là une libre disposition de lui-même qu’il n’avait pas connue dans son ancienne situation, quelquefois même une source de fortune, comme l’atteste toute une classe de fermiers aisés, dont la vie large allait même jusqu’au luxe qu’étalait, notamment dans ses vêtemens, l’opulente fermière. Ce qui ajoutait encore à la puissance de cette classe des fermiers à rente fixe, c’est, en certaines provinces, l’établissement tantôt de droit, tantôt défait, d’un fermage héréditaire qui constituait des familles agricoles investies, de père en fils, avec une durée parfois séculaire, d’une singulière importance, et même en état, dans plus d’un cas, d’imposer à la propriété des conditions tyranniques. Nous en trouvons, encore aujourd’hui, la trace subsistante dans de rares débris, comme est le droit de marché en Picardie. On pouvait dire du métayer qui avait gravi ce degré supérieur qu’il avait conquis ses grades, comme le soldat qui devient officier par un avancement régulier. Ses campagnes, à lui, c’étaient ses durs travaux, ses patientes épargnes. Son titre était son intelligence, son capital. Aucun propriétaire n’aurait consenti à agréer, comme fermier, un misérable, une brute. Il était enjoint à la propriété, par son intérêt même, de choisir parmi l’élite. Les anciens cadres de l’exploitation à moitié fruits, se maintenaient d’ailleurs par la tradition, par la coutume, par la loi même. Le métayage à bail emphytéotique en retenait un grand nombre dans ses liens. Enfin, le mouvement ascendant vers la propriété et vers le fermage devait être nécessairement ralenti dans les périodes qui présentent un caractère incertain et précaire et reculer aux époques désastreuses de notre histoire. Les guerres anglaises et les guerres de religion interrompent son cours, qui reprend ensuite avec plus de force à mesure que les causes qui le favorisent dans l’état de la société et de la richesse acquièrent elles-mêmes une nouvelle vigueur. L’argent, devenu plus commun, accroît le bail à rente fixe; la suppression de certaines entraves législatives tend aussi à augmenter le nombre des propriétaires, d’ailleurs par le développement du capital. Le fermage suit, d’ailleurs, pour d’autres raisons spéciales, les mêmes destinées progressives. La terre cesse de tenir une place exclusive dans l’ambition des hommes; d’autres sources de considération et de pouvoir s’offrent à la noblesse dans les hautes fonctions militaires, dans l’administration et dans les emplois de cour. La bourgeoisie enrichie, qui participait à la possession de la terre, n’y est pas non plus enchaînée par des liens qui ne puissent être relâchés, quand l’industrie et le négoce l’appellent dans les villes, et il devient infiniment commode, au XVIe et au XVIIe siècle, de s’en remettre de la gestion de ses domaines à un homme spécial, intéressé lui-même à la plus-value des terres par les bénéfices recueillis en excédent de la rente à acquitter. Les avantages d’un tel système devaient se manifester particulièrement dans les vastes domaines qui réclament les avances de la grande culture. Aussi voit-on les princes, les seigneurs et les communautés recourir au fermage de préférence. Ce sont là tous signes d’une transformation dont l’heure est venue, dont le succès atteste l’opportunité. On peut affirmer que, dans cette longue période qui va jusqu’à la révolution, les causes artificielles ont agi dans le sens d’un maintien excessif du métayage. Obstacles légaux et routine allaient contre lui. Aussi, en 1776, Adam Smith n’évaluait-il encore qu’au sixième la part du fermage sur le sol français, et, en 1784, Arthur Young aux 7/8es la part de l’exploitation à mi-fruits. Le fermage n’était pas toujours non plus très enviable. Qu’on songe qu’au XVIe siècle, selon certaines coutumes, celle de Paris par exemple, quand un seigneur saisissait le fief de son vassal, il était, si ce fief était affermé, en droit de mettre la main sur tous les fruits. On trouve encore plus tard beaucoup d’autres clauses restrictives, comme l’interdiction de contracter des baux de plus de neuf ans, la faculté laissée aux bénéficiaires de ne pas observer les baux à ferme faits par leurs prédécesseurs, outre des impôts fort lourds rejetés sur le fermier, comme celui de la taille. Pendant ce temps-là le fermage recevait toutes les garanties possibles en Angleterre et s’emparait du sol anglais à poste fixe. Il n’y aurait que trop de parti à tirer d’un si complet et si violent contraste. Le fermier expulsé soudainement avait droit à des dommages-intérêts. On allait, sous le règne de Henri VII, jusqu’à imaginer l’action d’expulsion, par lequel le tenancier pouvait même récupérer la possession. On a pu soutenir que cette législation protectrice du fermage, comme elle l’était de la propriété, avait valu mieux pour la Grande-Bretagne et pour son agriculture que toutes les primes et mesures protectrices. Ajoutez la considération qui naît de l’influence politique. Le bail à vie de la valeur de 90 schellings de rente annuelle était réputé franche-tenure (free-hold), et donnait au preneur du bail le droit de voter pour l’élection d’un membre du parlement; et, comme il y avait une grande partie de la classe des yeomen qui avait des franches-tenures, la classe entière se trouvait traitée avec égard par les propriétaires du sol. Les longs et même les très longs baux étaient dans l’usage, et, de plus, assurés par la loi qui les maintenait contre tous les changemens de main de la propriété. Rien de tout cela ne ressemble, on doit l’avouer, à ce qui se passait en France, faut-il même ajoutera ce qui s’y passe aujourd’hui?

Il serait donc peu juste de voir dans l’extraordinaire prédominance du métayage en France avant 1789 uniquement l’effet de ses propres mérites. Avouons que la situation plus d’une fois misérable de l’agriculture n’aidait pas à l’évolution dans le sens du fermage à rente en argent. Elle aurait pu s’opérer pourtant, aux bonnes époques des règnes de Louis XV et de Louis XVI, avec plus d’étendue, mais trop d’obstacles s’y opposent dans les tristes périodes qui terminent le siècle de Louis XIV ou qui précèdent la révolution. Comment aurait-il songé au fermage, ce métayer réduit à ses bras et à qui le propriétaire, obligé d’une part d’avancer les bestiaux et les semences en totalité, avançait en outre de quoi le nourrir jusqu’à la prochaine récolte ? Il est certain qu’en face de ces métayers besogneux, endettés, les fermiers ne faisaient souvent pas meilleure figure. Le bail à rente fixe était loin d’avoir ordinairement pour corollaire une agriculture avancée et florissante ; les mauvaises conditions dans lesquelles il était trop souvent établi le préparaient mal à la lutte contre les causes de souffrance, et il est à croire que, avant ces temps désastreux, beaucoup retombèrent dans les rangs d’un métayage encore plus infime ou même du prolétariat agricole.

Les choses prennent un tour tout différent après la révolution, et le métayage, en perdant ses appuis factices, perd aussi une partie de sa force, tantôt par suite d’heureux progrès en liberté et en richesse, tantôt par une conséquence d’entraînemens que nous n’hésiterons pas à qualifier de regrettables. On ne peut que se féliciter de la liberté de mouvemens rendue aux transactions, qui permettaient aux intérêts de s’arranger entre eux au gré de leurs convenances réciproques. Un des actes de la législation nouvelle fut d’abolir le métayage emphytéotique qui retenait par force beaucoup de paysans dans les liens d’un contrat qu’atteignait la prohibition des baux perpétuels. Des arrêts judiciaires détruisirent dans une forte mesure ce qui restait de cette sorte de métayage, moyennant des indemnités évaluées par les tribunaux pour racheter et solder les droits résultant de titres positifs. M. de La Tourdonnet constate néanmoins que les métayers emphytéotiques qui avaient conservé des titres authentiques résistèrent à la suppression de l’ancien métayage, et déclare en avoir connu dont les titres ou les droits remontaient au règne de François Ier ; ils s’étaient ainsi succédé sans interruption de famille pendant plus de trois cents ans: des faits analogues ont été signalés dans la commission mixte chargée de préparer l’enquête. Toutes les sortes de propriété, tous les systèmes d’amodiation gagnèrent à l’affranchissement de la terre. Tandis que la petite propriété, émancipée des dernières servitudes féodales, s’accroissait par la quantité des terres de la noblesse et du clergé mise à la disposition des acquéreurs de biens nationaux et devenait accessible à bon nombre d’anciens métayers et d’ouvriers ruraux, le même mouvement se faisait vers le fermage, non moins favorisé par l’élan donné à la richesse, au travail et à l’épargne dans les années de paix qui suivirent le premier empire. Mais le but fut dépassé par suite de causes qu’il n’est pas impossible de découvrir pour les métayers et aussi pour les propriétaires, causes profondes qui tiennent à l’histoire morale et sociale de notre temps.

Disons-le avec une entière franchise : tout ne doit pas être mis au compte du progrès dans cette évolution. Beaucoup de métayers sortirent des rangs sans être suffisamment préparés à franchir ce degré de l’échelle. Ils prirent leur désir qu’excitait la vue du voisin pour une suffisante vocation, et leur ambition leur tint lieu de brevet de capacité. Ignorans et pauvres, ils prétendirent exercer une profession qui exige instruction et capital. Dans le passé, la petite propriété et le fermage s’étaient recrutés, on l’a vu, par une sorte d’élection. Je suis loin de prétendre qu’il n’en fût plus ainsi dans un nombre de cas indéterminable, dans la plupart peut-être; mais cela laissait encore une marge ouverte à une foule énorme de gens, campagnards comme citadins, empressés de se déclasser pour monter. Tous ne trouvèrent pas également à s’en louer. Combien d’anciens métayers, émigrant vers les villes, n’y rencontrèrent que les misères de l’ouvrier ! Combien d’autres, fermiers nécessiteux ou petits propriétaires endettés, ne tardèrent pas à sombrer et tombèrent dans le travail nomade ! Ne sortons même pas d’une période toute récente, voyons ce qui s’est passé depuis une quarantaine d’années. On relève avec une sorte de fierté ce fait que la petite propriété a quadruplé de valeur depuis un demi-siècle, c’est-à-dire dans une proportion sensiblement supérieure à l’augmentation pourtant considérable de la valeur des domaines plus étendus. Un tel accroissement prouve assurément l’amélioration réelle du sol et du revenu. On ne peut méconnaître néanmoins l’influence qu’a exercée sur une telle élévation des prix la recherche excessive des petits terrains, des parcelles multipliées à dessein par la spéculation pour satisfaire cette sorte d’appétits. La valeur a été surenchérie au-delà souvent de toute raison par ces acquéreurs disposés à acheter coûte que coûte. Ces métayers impatiens, qu’il faut compter sans doute par milliers, ont perdu plus que gagné à suivre un penchant trop immodéré. Ayant acheté trop cher, combien de fois n’a-t-il pas fallu que ces propriétaires improvisés empruntassent, à un taux aussi usuraire que celui dont ils avaient acheté la terre, pour en payer le prix et pour suffire aux frais de la culture! Le même fait se présente en partie pour le métayer qui s’est converti en fermier ; sans avances suffisantes il n’a guère pu que végéter. La concurrence s’est portée sur les fermages avec la même vogue impétueuse que sur les terres, et il y a eu là aussi une folle-enchère. Nous pourrions nommer des pays, abandonnés par leurs anciens métayers et leurs ouvriers ruraux, qui ont subi plus de préjudice qu’ils n’ont recueilli d’avantages par suite d’un morcellement parcellaire excessif, qui s’y est montré particulièrement dommageable à l’agriculture. L’enquête cite la Creuse, par exemple. Ce pays était destiné, en grande partie, au métayage par ses conditions générales. Les anciens métayers, soit qu’ils aient continué à résider sur le sol. en abandonnant la métairie pour la petite propriété, soit qu’ils aient émigré six ou sept mois chaque année pour revenir avec quelques économies gagnées dans le métier de maçon ou tel autre de l’industrie du bâtiment, ont fait de ce département découpé en parcelles une sorte de damier agricole. Et que d’autres exemples encore!

J’appelle aussi obstacle artificiel au métayage, dans les pays qui le comporteraient, l’excès d’indépendance. En Bretagne, par exemple, on reconnaît que le métayage aurait fréquemment des avantages au point de vue de la culture. Qui s’y oppose? Cet esprit d’indépendance très concevable, louable même, si le paysan était placé en présence d’une servitude de droit ou de fait, mais il n’en est rien. Il s’agit d’un contrat libre, résiliable, facile à rompre. Les maîtres savent bien qu’ils seraient, dans ces pays d’humeur fière, et c’est une humeur qui se répand partout, mal venus à tenter sur les populations une sorte d’embauchage. Assurément, on peut citer des contrées où les métayers votent comme les propriétaires ; c’est qu’ils sont encore animés du même esprit. Nous en nommerions d’autres où les opinions présentent plus de divisions et où le métayer vote différemment. Il n’est pas si facile qu’on croit de s’emparer du paysan. D’ailleurs, si le métayer peut avoir besoin du maître, celui-ci, dans les conditions de cherté de la main-d’œuvre, qui ne sont pas, selon nous, seulement passagères, a peut-être encore plus besoin du métayer. Nous n’hésitons pas encore ici à voir dans cette indépendance ombrageuse, impatiente de toute supériorité, même de tout contact et de toute surveillance, un défaut, auquel il faut rapporter comme à une de ses causes la diminution du métayage.

Les propriétaires n’ont pas été non plus sans responsabilité dans cette désertion trop hâtive, trop complète de l’exploitation par métayers. On peut bien recueillir quelques aveux là-dessus dans l’enquête ; peut-être pourtant la confession a-t-elle parfois besoin d’être un peu aidée et complétée. Il nous paraît certain d’abord qu’il y a eu dans ce mouvement d’abandon du métayage par les propriétaires eux-mêmes un peu d’entraînement théorique en faveur du fermage. Le goût pour les théories est rarement imputable aux propriétaires, nous le savons, et nous ne prétendons pas leur en faire un reproche. Mais si vive avait été la campagne menée par les économistes et les agronomes contre le métayage dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, tel avait été leur zèle à proclamer la supériorité du bail à rente fixe, qu’ils avaient créé un puissant mouvement d’opinion. Mouvement très explicable quand il importait de revendiquer pour le bail à rente fixe la place qui lui est due et qu’il n’avait pas encore prise au soleil. Est-ce pourtant à dire que la théorie n’ait pas, même alors, déprécié à l’excès ce système d’amodiation ? Elle en a certainement méconnu les côtés moraux et sociaux, et, quant à ses effets économiques, elle s’est attachée presque exclusivement aux types défectueux pour leur opposer un fermage souvent hypothétique, toujours riche en avances, mêlant la hardiesse à la circonspection, la théorie à l’expérience, le fermage tel qu’il doit être en un mot et non tel qu’il est toujours, il s’en faut. Le fermage a été à la mode; le respect humain s’est mis de la partie ; on a cédé à l’idée préconçue que le bail à rente donnerait, en tout état de cause, des résultats supérieurs à un métayage dont les propriétaires éprouvaient, d’ailleurs, les inconvéniens sans en apprécier toujours suffisamment les compensations et les avantages.

Des raisons qui tenaient à l’état des esprits et de la société devaient aussi déterminer nombre de propriétaires, en dehors de tout intérêt agricole, à préférer le fermage. Lorsqu’ils reprochent aujourd’hui avec quelque sévérité aux paysans l’abandon de la culture, ne craignent-ils pas qu’il ne leur soit plus d’une fois répondu : « Que ceux d’entre vous qui ne se sentent pas coupables nous jettent la première pierre ! » Ceux qui s’absentent sont-ils moins infidèles à la terre que ceux qui se déclassent, et ne sont-ils pas aussi des déclassés de l’agriculture ces propriétaires qui ne voient guère dans la possession d’un domaine qu’une occasion de villégiature, surtout au temps de la chasse, ou qu’un moyen d’influence pour les élections? Ils ont recherché, non sans excès, les fonctions publiques, l’industrie, les affaires, le luxe et les plaisirs de la capitale, de même que les métayers et les ouvriers ruraux allaient aux métiers urbains, aux travaux publics et aux chemins de fer, au petit commerce et aux places de bureau, ainsi qu’aux distractions des villes. On avouera que tout cela se ressemble fort, et que, dans cette occasion comme en d’autres, il n’y a pas une si grande différence entre le haut et le bas de la société. Encore s’il ne s’agissait que des grands propriétaires! Mais non : les moyens ont obéi aux mêmes impulsions. Or, c’est la moyenne propriété qui convient surtout au métayage, peu applicable aux domaines étendus, à moins qu’on ne les divise en plusieurs métairies. Nos moyens propriétaires, qui cultivaient soit eux-mêmes, soit avec le concours de métayers, se sont souvent donné le luxe d’un fermier, pour s’occuper de toute autre chose que de culture ou pour s’adonner à une vie presque oisive. Il en est trop qui ont recherché les agrémens du jeu et du café dans les chefs-lieux d’arrondissement ou de canton. En somme, le métayage a diminué en raison des progrès du fonctionnarisme, de l’industrie, de la spéculation. La corrélation entre ces faits peut être suivie pour chaque période depuis 1830. Dans de telles conditions, la surveillance et la direction d’une propriété composée de plusieurs métairies, ou même d’une seule, peuvent devenir impossibles, surtout si l’incurie ou la répugnance pour ce qui touche à l’agriculture vient s’y joindre, car il est rare que, pour le possesseur du sol, le métayage prenne l’homme tout entier. Mais quoi ! on allègue que les métayers, en l’absence du maître, peuvent devenir infidèles, routiniers, ne disposer des cultures que dans le sens de leurs convenances personnelles, et quoi de plus simple, dès lors, que de prendre un fermier, un chargé d’affaires commode, qu’on tient par la brièveté du bail? Désormais on n’a plus qu’à attendre, les bras croisés, un revenu fixe. — On peut même avoir la chance, parfois, de voir ce revenu s’accroître, tant que la propriété a pour elle le vent en poupe, c’est-à-dire les circonstances économiques favorables. N’est-ce pas là notre histoire? Et, puisque nous faisons la part des responsabilités de la propriété, n’avons-nous pas encore quelques traits à y ajouter? Nous ne sommes pas injuste pour les améliorations que le sol lui doit depuis quarante ans ; nous reconnaissons aussi quelles ont été ses difficultés et ses charges. Mais a-t-elle usé de la période des hauts fermages aussi bien qu’elle aurait pu et dû? Et, puisqu’elle prenait cette résolution d’abandonner en des cas nombreux le métayage sans raisons agricoles suffisantes, a-t-elle fait tout ce qu’elle pouvait pour donner au fermage lui-même tout ce qui pouvait en faire un moyen de production réellement plus puissant et plus efficace que ce qu’il remplaçait? En définitive, qu’avons-nous vu? La propriété a largement usé de la faculté d’augmenter les fermages que lui donnait la concurrence des preneurs. Elle s’est morcelée en plusieurs fermes. Il ne s’agissait pas là de perfectionner la culture, mais d’accroître simplement le revenu par la sous-location de fermes multipliées souvent à l’excès, mais louées plus facilement et plus cher. Spéculation licite, je le veux bien, mais qui a augmenté le nombre des preneurs sans accroître leur capital d’exploitation. D’une façon parallèle, les marchands de biens divisaient les domaines pour la vente. Ainsi, la grande culture, qui a sa place en France, recevait de nouvelles atteintes. On ne peut même ignorer quelques moyens assez singuliers mis en œuvre, pour imposer au fermier un supplément de tribut, des propriétaires se faisaient payer par le fermier entrant, comme simple don de joyeux avènement, ce qu’ils appelaient, en des termes qui ne sont pas précisément empreints de noblesse, du nom de gants ou épingles, demandant une année en sus du fermage, et cela à l’entrée même, au moment où le fermier avait besoin de toutes ses avances. Tant qu’a duré cette plus-value des fermages, les preneurs n’ont guère cessé de se plaindre que la perspective d’une augmentation, même légère, de fermage offerte par un concurrent, suffisait très fréquemment à faire congédier les fermiers en possession. On regrette que l’exemple d’une instabilité si peu encourageante soit venu ici des propriétaires eux-mêmes. L’agriculture est une entreprise à longue échéance. Ils l’ont traitée comme une affaire à court terme. Ils n’ont vu que le revenu immédiat. Dans les cas où le fermier aurait été en état d’entreprendre de longs travaux d’avenir, il n’en avait nulle envie. C’était la propriété elle-même qui fuyait les longs baux. Elle croyait faire merveille quand elle les poussait jusqu’à neuf ans, quoiqu’on sache qu’en ce cas le fermier inquiet perd son goût d’améliorations trois ans avant l’échéance. Le même fermier avait, d’un autre côté, à subir les exigences de la main-d’œuvre. On avait pris en un mot une quantité de fermiers médiocres, on n’encourageait pas les bons, ceux qui avaient dans la tête et dans les mains les conditions du succès. Aussi, c’est en vain que tout a paru aller bien assez longtemps, sauf certains avertissemens redoutables. On ne pouvait espérer qu’on éviterait toujours des épreuves qui se sont fait partout sentir en Europe. Mais n’est-il pas trop certain qu’on s’est trouvé assez mal armé quand cette épreuve est venue ? On s’est vu placé en face d’une crise qui n’a été agricole qu’en partie, et qui s’est manifestée non pas exclusivement, mais surtout, comme une crise de la propriété, une crise de la rente foncière. Comment s’attendre que des baux conclus à des conditions déjà onéreuses ne deviendraient pas accablans sous le coup d’une succession de mauvaises années et du choc de la concurrence étrangère ? Il y a eu grève de fermiers alors, et on a pu se demander si ce n’était là qu’une épreuve transitoire. Oui, en partie sans doute ; mais qui peut croire qu’on reviendra, pour les rentes, à la situation de la veille ? Il faudrait un fermage plus riche et plus capable, mais il n’est pas facile de le créer à volonté en nombre de circonstances et quand le revenu du propriétaire s’est abaissé. Que peut-on faire ? L’améliorer tant qu’on pourra, lorsque le propriétaire se sentira en état de le faire, et, parmi nos propriétaires fonciers, il en est beaucoup qui ont d’autres sources de fortune que la terre et qui peuvent prélever pour elle quelques sacrifices. Non, assurément, il ne s’agit pas d’abandonner le fermage, qui a ses sortes de supériorité, mais de lui créer une meilleure situation. On ne comprend pas qu’outre de plus longs baux, la propriété n’accorde pas le remboursement au fermier sortant pour les améliorations. Ce serait le cas, comme M. Risler le faisait remarquer ici-même, d’imiter nos voisins d’outre-Manche, chez qui une loi récente a rendu ce remboursement obligatoire pour certaines améliorations, même quand le bail ne l’a pas prévu, et qui, en outre, ont soin de construire pour les fermiers d’agréables et saines habitations, d’excellens bâtimens de ferme, comme ils bâtissent pour les ouvriers ruraux des cottages avec jardins qui peuvent devenir leur propriété moyennant un loyer modéré. Mais, à côté de ce fermage amélioré qui reste un peu trop fréquemment à l’état de desideratum, y a-t-il des motifs qui permettent de croire que l’exploitation par métayers ait perdu ses raisons d’être et toute possibilité d’amélioration? Un certain retour à ce régime perfectionné ne pourrait-il être la contre-partie de ce qu’il y a eu de précipité et d’extrême dans la désertion qui a signalé ces quarante dernières années surtout? C’est à l’enquête et aux divers travaux qui ont été dirigés dans le même sens que nous demanderons les élémens de la réponse qu’il convient de faire à cette question.


II.

On doit s’attacher à dégager de l’enquête, parmi les motifs de maintenir ou d’augmenter le métayage, ceux qui lui attribuent une valeur propre, et ceux qui le recommandent seulement au nom de circonstances locales. Ces dernières causes peuvent n’être que transitoires, comme elles peuvent aussi ne pas l’être ; il y a, en effet, dans le climat et dans la nature des cultures, des raisons qui peuvent recommander ce système d’amodiation d’une manière durable. La question pourrait se poser pour des régions entières, notamment dans le midi. Il importe toutefois de faire remarquer que la plupart des critiques qui atteignent le métayage ont un caractère général, c’est à sa justification plus générale aussi que doit tendre un document qui l’examine dans son fond en même temps que dans ses applications. On doit du reste reconnaître que tous les théoriciens ne l’ont pas condamné. C’est ainsi qu’au moment de la plus forte réaction contre le régime d’exploitation à moitié fruits, Sismondi n’hésitait pas à y montrer une des institutions « qui ont le plus contribué à répandre le bonheur dans les classes inférieures, à porter la terre à son plus haut degré de culture, et à y accumuler le plus de richesses. » Tout en attribuant aux barbares cette combinaison qu’il appelle « une des plus heureuses inventions du moyen âge, » auquel il est en réalité fort antérieur, le même économiste[1] insistait avec raison sur des côtés qui sont loin d’avoir perdu tout leur à-propos : « Le paysan a peu ou presque point de capitaux; le maître lui remet une terre ensemencée et en plein rapport... Le métayer se trouve débarrassé de tous les soins qui, dans d’autres pays, pèsent sur la classe inférieure du peuple. Il ne paie point d’impôt direct ; il ne paie point au maître de redevances en argent... Le terme auquel le fermier doit acquitter l’impôt ou la rente ne le presse point, et ne le contraint point à vendre à vil prix... Quant aux travaux journaliers, il les fait lui-même avec sa famille... Dans cette exploitation, le paysan s’intéresse à la propriété comme si elle était à lui, il trouve dans sa métairie toutes les jouissances par lesquelles la libéralité de la nature récompense le travail de l’homme... Son industrie, son économie, le développement de son intelligence, augmentent régulièrement son aisance... Il plante pour que ses enfans recueillent les fruits, etc. » Mais, en insistant sur les bienfaits de cette combinaison en Toscane et dans d’autres pays, Sismondi accusait les mauvais usages qui l’avaient faussée en France et l’avaient empêchée de produire ses effets avantageux. On peut regarder comme une autorité de quelque poids dans la question qui s’agite aujourd’hui l’opinion de ce publiciste, de cet économiste libéral qui ne saurait être accusé d’aucune connivence avec les partis dits réactionnaires. En s’appuyant sur le même fonds de raisons générales, M. de Tourdonnet a vu une preuve de ce qu’offre en quelque sorte de naturel un tel arrangement, dans la persistance d’une institution qui a tenu sa place dans l’agriculture des anciens peuples, et qui en occupait une chez les Romains, à côté du fermage à rente fixe, tant que l’esclavage n’a pas envahi tous les domaines. N’est-il pas curieux de voir un aimable et ingénieux lettré, qui ne laissait pas d’être un administrateur pratique et un propriétaire avisé, Pline le Jeune, y recourir en face d’une sorte de crise de fermage? Las de n’être plus, depuis cinq ans, payé par ses fermiers, il écrit à Paulin qu’il va changer son système et qu’il n’affermera plus en argent, mais en parties de récoltes. Cette lettre semblerait écrite d’hier. On sait comment le métayage échappa, au moyen âge, aux lois du colonat impératif, de la servitude de la glèbe, comment aussi il a gardé longtemps des traces de féodalité; c’est là une sorte de tache originelle aux yeux de ceux que hante outre mesure ce genre de souvenirs. Aujourd’hui le métayage peut se placer sous l’invocation d’une idée chère à la démocratie, celle de l’association du travail et du capital. Nous voudrions même que ce caractère éminent fût entièrement reconnu par les définitions de ce contrat, sur lesquelles la jurisprudence tâtonne un peu. Il serait temps que les jurisconsultes se missent d’accord sur ce point qui peut contribuer à fixer les idées. Les uns, aujourd’hui encore, voient dans le métayage un contrat mixte, qui emprunte ses règles tantôt au louage, tantôt au contrat de société ; d’autres n’y reconnaissent qu’un contrat de louage, et le considèrent comme une pure variété de bail à ferme, avec cette seule différence que le fermage se paie en argent. C’est de ce point de vue que semble l’envisager l’ensemble de notre législation. Même à se renfermer dans cette définition contestable, le métayage paraîtrait encore un arrangement fort convenable dans toutes les situations où le manque de capitaux et la difficulté de trouver des fermiers solvables ôtent au bail payé en argent la sécurité nécessaire pour l’acquittement de la rente et l’avantage d’un revenu plus élevé. C’est à ce point de vue du louage que se plaçait un agronome célèbre, M. de Gasparin, lorsqu’il affirmait que le métayage s’établit quand le tenancier n’a pas un capital ou un crédit suffisant pour garantir le paiement de la rente et les avances du propriétaire ; alors celui-ci « prélève cette rente par parties proportionnelles sur la récolte de chaque année, de manière que la moyenne de ces portions annuelles représente la valeur de la rente. » Mais en vérité une telle interprétation ne représente qu’un côté et non le principal de cette collaboration, et voit-on beaucoup les intéressés faire tous ces calculs compliqués ? Si on les consultait, ne donneraient-ils pas plus volontiers les mains au système qui reconnaît dans le métayage un contrat de société ? C’est cette idée essentiellement économique de « l’association » qu’a fait ressortir M. Troplong, et que M. Méplain adopte dans son Traité du bail à portion de fruits. Nous croyons donc qu’il y a tout avantage à faire rentrer l’exploitation à mi-fruits dans l’article du code qui définit la société un contrat « par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre une ou plusieurs choses en commun dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter. » C’est d’ailleurs sur cette définition que plusieurs tribunaux ont appuyé leurs arrêts dans des questions de métayage. On ne peut que louer les plus récens défenseurs de ce régime d’avoir adopté franchement cette interprétation, et d’avoir fait de l’association le point de départ de leur apologie, fût elle un peu excessive, au nom de l’union des classes. C’est le côté qu’avait déjà fait valoir M. Le Play. Union des classes ! Ce dernier mot irrite ; il effarouche la pruderie démagogique ; il n’y a plus de classes, dit-on ; elles sont confondues dans l’égalité civile et politique. Soit ; mais il ne faut pas jouer sur les mots. N’existe-t-il donc plus de catégories déterminées, hiérarchisées, quoi qu’on fasse, par l’inégalité des conditions, de la fortune et de l’éducation ; et ne les retrouve-t-on pas dans les campagnes ? Veut-on que la plus aisée, la plus instruite, celle qui possède la terre, et cette autre catégorie qu’il faut bien appeler inférieure, se rapprochent, s’entr’aident, et que la première serve à élever le niveau de la seconde ? Il se trouve certes de plus dangereux projets que cette prétendue tentative de résurrection déguisée du passé! L’isolement, l’éternel antagonisme, est-ce là l’idéal de la vie agricole et manufacturière? Ne serait-ce pas sottise de s’y tenir quand l’intérêt des parties est de s’entendre Nous n’hésitons pas, pour notre compte, à attribuer à ces relations fondées sur des besoins réciproques une véritable portée sociale, à laquelle se joint, à un autre point de vue, un intérêt national. Le métayage est un régime essentiellement favorable au développement de la population. C’est même ce qui a paru inquiéter quelques économistes, mais nous n’en sommes plus à ces craintes-là! Le métayer, dans la plus grande généralité des cas, regarde les enfans comme une richesse plutôt que comme une charge, parce qu’il les associe à ses travaux. Cette disposition n’est pas à dédaigner en présence des habitudes de plus en plus restrictives du fermage en matière de population.

Les raisons économiques ne sont pas non plus, aux yeux des déposans de l’enquête, tirées des considérations purement locales. Ce ne peut être une circonstance indifférente pour un régime d’amodiation de supprimer deux élémens coûteux comme la rente fixe et comme la main-d’œuvre. Celle-ci y est extrêmement réduite et ne s’emploie guère que pour les travaux pressés de la moisson et un petit nombre d’autres besognes urgentes. A moins de supposer une complète révolution dans le sens d’une grande puissance de production agricole, que rien malheureusement ne fait encore prévoir, le métayage pourra faire valoir longtemps ce double avantage. La question qui se débat entre ce système d’exploitation et le fermage est une question de rendement plus ou moins élevé, et elle se posera longtemps, à moins encore qu’on ne fasse une autre supposition, celle où la propriété serait tout entière divisée entre des mains qui l’exploitent directement. Or ce dernier résultat ne saurait être aussi absolu. Il faudrait supposer que les détenteurs de la richesse perdissent le goût de la propriété foncière, ce qui est infiniment peu probable, en raison des jouissances spéciales et des moyens de considération et d’influence qu’elle procure. Une autre supposition, qui paraît encore plus chimérique, est celle d’une mobilisation universelle du sol ou d’une mainmise de l’état qui le ferait exploiter sous sa régie. Notre humanité occidentale, pour en arriver là, aurait à modifier profondément tous. ses instincts et toutes ses traditions. Il faut donc tabler sur des hypothèses beaucoup plus modestes. Nous avons à voir tout simplement si l’exploitation à moitié fruits ne peut soutenir en bien des cas honorablement le parallèle avec le bail à rente fixe. Les cas même ne seraient pas rares où l’enquête irait jusqu’à établir une certaine supériorité d’un bon métayage sur un fermage qui se présente dans des conditions ordinaires et moyennes, à plus forte raison sur un fermage médiocre. Cette thèse n’est pas tout à fait une nouveauté, elle ne saurait être, par conséquent, imputée à une réaction passagère. Elle a toujours trouvé une minorité restreinte pour la soutenir parmi les membres des sociétés agricoles et même dans l’enseignement agronomique officiel à un moment où les tendances sociales et politiques auraient le plus éloigné ces écoles de sembler faire du métayage une sorte de doctrine d’état. Il y a longtemps que l’honorable doyen de l’enseignement agricole, le directeur de l’école d’agriculture de Grandjouan, M. Jules Rieffel, a défendu cette opinion et l’a fait reposer sur des calculs positifs, empruntés au centre et à l’ouest de la France; mais la manière dont ils sont établis, indépendante en partie des circonstances régionales, permet de leur attribuer une portée plus grande. Le savant agronome opérait sur une étendue assez considérable de pays et pour des sols de toute nature, et il constatait une rente de 25 francs par hectare avec le fermage, de 30 avec l’exploitation directe, de h0 avec le métayage ; celle-ci allait jusqu’à 50 et 60 pour les bonnes terres, et même atteignait exceptionnellement à 100 francs, chiffre qu’on trouve consigné dans les rapports sur les primes d’honneur. Or, si tel était, il y a environ vingt-cinq ans, l’effet d’une association intelligente et active, dans laquelle mettaient un apport convenable les deux parties contractantes, le métayage a montré surtout depuis lors mieux encore qu’il est compatible avec tous les progrès dans les diverses branches de la production agricole. Il a tiré une source de revenus à un degré presque imprévu de l’élevage et de l’engraissement du bétail. L’enquête nous en donne plus d’une preuve vraiment remarquable. Il en résulte que ce régime, frappé, disait-on, d’une infériorité irrémédiable, a cessé d’être considéré par d’excellens esprits comme un simple pis-aller. L’opinion qu’il vaut par lui-même trouve aujourd’hui des partisans déclarés parmi les intelligences les plus ouvertes à la théorie, naguère si partiale en faveur du fermage à rente fixe. C’est en termes généraux que M. Lecouteux, par exemple, y signale « un des meilleurs types d’organisation rurale, un des moyens les plus sérieux d’améliorer la terre en améliorant la situation de ceux qui l’exploitent. » Langage qui aurait paru presque scandaleux dans des temps qui ne sont pas éloignés. Signalons un indice de ce retour en faveur de la puissance productive du métayage dans une enquête à laquelle s’est livrée la Société nationale d’agriculture de France. Si telle partie du métayage existant a pu y devenir l’objet de critiques trop souvent fondées, le régime en lui-même a paru viable, nullement entaché de vices rédhibitoires. Les meilleurs juges l’ont regardé comme digne d’être encouragé, et personne n’a avancé ce prétendu axiome qu’il n’y avait là tout au plus qu’une étape qu’il fallait se hâter de traverser pour en sortir. On peut s’en convaincre en lisant une communication du savant et regretté secrétaire perpétuel de la Société nationale d’agriculture, M. Barrai ; s’il n’était pas sans objection sur quelques points, son attachement à la cause du progrès ne l’éloignait pas d’une adhésion sympathique à cette forme d’exploitation. Il demandait seulement qu’elle fût mise en rapport avec les besoins de l’état actuel. Il constatait que, dans plus de 300 fermes à métayers, qu’il avait visitées dans le Limousin en 1876, 1877, 1878, le revenu avait au moins doublé depuis vingt-cinq ans ; il invoquait le témoignage des propriétaires qui avaient reconnu devant lui que la valeur de leurs terres était devenue deux et trois fois plus considérable qu’en 1850 et en 1860. Ce qui n’est pas moins significatif, c’est cet aveu qui sert de réponse à ceux qui s’obstinent à considérer le métayage comme une sorte de domesticité humiliante : « Depuis 1850, les métayers s’élèvent de plus en plus à la position d’associés des propriétaires, et ils deviennent ainsi d’excellens agens pour accroître et assurer la prospérité de l’agriculture française. »

On rencontre dans l’enquête la réponse la plus complète qui ait encore été adressée à l’adage que les pays de métayages sont nécessairement des pays pauvres, tandis que le fermage caractérise les contrées riches et prospères. Il est parfaitement vrai qu’il y a des pays pauvres qui sont cultivés par des métayers, et qui le seraient plus mal autrement. C’est ainsi que le département des Landes ouvre la marche avec ses 27,484 métayers. Mais on n’appellera pas sans doute pays pauvres les départemens qui viennent après, la Dordogne avec 24,893 métayers, l’Allier avec 11,632, la Gironde avec 11,568, la Charente avec 10,776, le Lot avec 10,000, la Haute-Vienne avec 8,337. On ne saurait soutenir que ces pays, au point de vue agricole, soient plus pauvres que le Cantal, qui ne compte que 2,292 métayers, que la Creuse, qui n’en compte que 2,069, que la Haute-Savoie, qui n’en compte que 855, que la Lozère qui n’en compte que 325. On soutient, il est vrai, que le centre et le midi, ces pays de métayage, sont relativement pauvres, ce qui n’est pas vrai pour toutes les régions. Là, ajoute-t-on, point de fermiers, et c’est ce qui contribue à rendre ces pays arriérés. Or, si quelquefois, en effet, le fermage pourrait être utilement appliqué sur certains points, cette assertion si souvent répétée n’en est pas moins fausse dans sa généralité. Le fermage est très connu dans le centre et le midi, mais il y est très mal pratiqué. L’état du moins n’a pas extrêmement changé depuis que, il y a plus de quarante années, M. de Gasparin traçait la description de ce fermage défectueux. La Mayenne, l’Anjou, la Sarthe, sont des pays d’agriculture avancée en général. Le métayage en occupe des parties étendues, souvent les mieux cultivées ; il est dans la Mayenne de 53 pour 100. L’arrondissement le plus riche, celui de Château-Gontier, appartient, comme celui de Laval, en grande partie à ce mode d’exploitation. Les propriétaires de la Mayenne s’occupent de leurs domaines, et ceux qui les négligeaient sont obligés, en assez grand nombre du moins, d’y reporter leur vigilance. Le métayage a eu sa part considérable dans les perfectionnemens agricoles de ce département, transformé par les voies de communication et par l’emploi de la chaux. Un des déposans, M. Lebreton, s’est attaché à faire ressortir cette participation au progrès de l’exploitation à mi-fruits dans un écrit spécial qu’a couronné la Société des agriculteurs. C’est une étude d’un caractère tout expérimental qui ne fait au reste que développer ce que M. de Falloux avait déjà démontré avec éclat par la pratique. Si l’on ne peut que renvoyer aux tableaux de comptabilité destinés à démontrer la supériorité au moins possible de la culture à métayers, il n’est pas mutile de signaler quelques faits, empruntés à cet instructif parallèle relativement à certaines acquisitions agricoles. C’est ainsi que l’ancienne race bovine, mal conformée et qui donnait peu de lait, a été remplacée par la race des Durham-Manceaux, vigoureusement constituée et particulièrement apte à un engraissement précoce. Supposez que l’exemple soit venu de propriétaires riches faisant valoir sans métayers, il aurait été plus lentement et plus difficilement suivi : soit qu’on les eût accusés de céder à des théories, soit qu’on leur eût laissé la responsabilité d’expériences coûteuses, peu accessibles à de modestes cultivateurs. Les fermiers besogneux redoutent aussi ces expériences, et, en fait, ils ont montré peu d’empressement pour les croisemens Durham. D’où vient que les métayers, qui passent pour plus timides, ont réalisé ce que les fermiers leurs voisins hésitaient à faire? C’est grâce à l’intervention des propriétaires, à leurs conseils réitérés, à leurs sacrifices pécuniaires. Les fermiers ont suivi seulement leur exemple. Cette sorte de paradoxe d’un métayage plus progressif que le bail à rente fixe se soutient par d’autres perfectionnemens agricoles, comme la substitution successive des rouleaux de bois aux anciens fléaux, et des machines à battre aux rouleaux, comme l’introduction des charrues Brabant double soc, comme, en ce moment même, l’application en une certaine mesure des engrais chimiques complémentaires du fumier, dont le métayage prend, paraît-il, la principale initiative.

On fait remarquer de même que la question du capital d’exploitation se résout d’une manière plus convenable qu’avec le fermage dans les bons pays de métayage ; nous désignons de cette façon, outre la Mayenne et l’Anjou, particulièrement la Sarthe, les bons cantons du Poitou et du Limousin adonnés à ce régime, où il se présente d’ailleurs avec des mérites inégaux suivant les cas et les régions. Le crédit agricole, dans la mesure où il dépend du propriétaire, se faisant le banquier de l’exploitant par d’utiles avances, trouve aussi quelques facilités dans ces pays où les métayers, dès longtemps établis et quelquefois se succédant de père en fils, inspirent confiance. Cette confiance est plus grande, en effet, quant aux personnes et quant aux résultats à attendre, qu’avec des exploitans et quelque sorte intérimaires, sans racines dans le pays, et, s’ils réussissent, de plus en plus portés vers les placemens mobiliers.

Aucun doute ne peut subsister, après cette enquête, sur l’étendue qui permet aux métairies d’être exploitées dans de telles conditions de succès. C’est dans les étendues de 20 à 50 hectares que le métayage se présente avec tous les avantages qu’on a coutume, dans l’industrie, de désigner sous le nom de participation aux bénéfices. Il offre alors des dimensions qui n’ont rien de décourageant pour l’apport du cheptel qu’il est au pouvoir de l’exploitant de fournir, et pour que le travail personnel s’y déploie avec toute sa puissance. C’est là le type du métayage riche ou aisé. Le cheptel s’y compose le plus fréquemment d’une tête de gros bétail par hectare. Une tête de bétail par hectare, n’est-ce pas l’idéal que proposaient autrefois les agronomes? Il est d’ailleurs, disons-le, heureusement dépassé sur beaucoup de points. Il est remarquable que la division des grands domaines, qui ont été plus ou moins dépecés pour être vendus, n’a pas, dans nos départemens du centre et de l’ouest, entraîné un changement sensible dans les dimensions des métairies ; cela tient à ce qu’elles formaient déjà comme un corps de biens. Ces métairies, souvent séparées par des accidens du sol, par de petits cours d’eau qui servent de limites naturelles, comme dans la Mayenne, ne pourraient être, dans la plupart des cas, morcelées sans dommage. C’est un des caractères de ces domaines qui se sont formés sur la configuration du terrain, et c’est ainsi que la culture moyenne, qui a son rôle à jouer dans l’ensemble de notre système agricole, semble trouver dans de tels domaines ses cadres tout tracés et ses positions qu’il y a tout intérêt à conserver.

Au point de vue des raisons locales qui maintiennent le métayage dans certaines contrées, le même document abonde en renseignemens. Il nous faudrait, pour nous en rendre complètement compte, parcourir l’enquête région par région. Il suffira que nous indiquions rapidement quelques points importans. Nous avons touché plus d’une fois à ce qui concerne particulièrement l’Ouest et le Centre, laissant de côté l’Est, qui connaît peu ce régime, et le Nord, qui n’en use qu’exceptionnellement. Dans l’Ouest, on pourrait nommer en Bretagne certaines parties des Côtes-du-Nord et de la Loire-Inférieure, où il ne se maintient que par des concessions avantageuses aux métayers. Le Finistère et le Morbihan appartiennent à la propriété individuelle ou au domaine congéable, si profondément distinct du métayage. Bornons donc nos observations au Midi, où il subsiste par des raisons qui ressortent dans l’enquête tantôt des circonstances physiques et culturales, tantôt, comme dans les Basses-Pyrénées, des habitudes traditionnelles. Il domine de beaucoup dans le Gers, la Haute-Garonne, (le Tarn-et-Garonne, le Lot-et-Garonne, régions qui présentent un certain ensemble de cultures homogènes. Le département où l’on compte le plus de métayers, celui des Landes, offre une certaine uniformité également, avec ses plus et ses terres cultivées, entrecoupées de vignes. En général, dans le Sud-Ouest, la culture des vignobles renommés se fait directement par les propriétaires. On trouve que le partage à mi-fruits reste prépondérant dans l’Ariège; il s’équilibre à peu près avec le fermage dans les Pyrénées-Orientales, et il est réduit à de très faibles proportions dans les Hautes-Pyrénées, où la propriété est extrêmement morcelée. — Au Sud-Est, même diversité dans les régimes. Les Bouches-du-Rhône nous présentent environ 7,000 métayers contre 9,000 fermiers, et le nombre des uns et des autres se balance à peu près dans le Var. C’est le métayage qui prend le dessus dans les Alpes-Maritimes. On rencontre de fort petites propriétés cultivées à partage de fruits, aux environs de Grasse, par exemple. On est également frappé du mélange des régimes entre les Alpes et le Rhône; sur la rive gauche du fleuve, le métayage occupe une place importante ; il règne dans la montagne, surtout dans les Hautes-Alpes, tandis que le fermage prend sa revanche dans la vallée de la Durance vers Cavaillon, riche et fertile contrée. C’est sous le régime du métayage, d’un métayage défectueux, comme il en existe trop, on ne peut le nier, que le département de la Drôme a éprouvé les effets désastreux de crises locales qui l’ont jeté dans une sorte de découragement, qu’on a vu se produire d’ailleurs aussi dans celui de Vaucluse, où le fermage tient plus de place et qui a ressenti de si cruelles souffrances, à la suite du phylloxéra, de la maladie des vers à soie, de la suppression de la garance et de la crise générale qui a pesé sur la France. On commence à renaître dans ce dernier département, mais c’est à la régie directe qu’au rapport de M. de l’Espine, président de la société d’agriculture de Vaucluse, profiteront les nouvelles plantations des terrains viticoles. Enfin, le métayage est en infériorité dans l’Aude; dans le Midi central, Hérault, Aveyron, Lozère, Gard, Ardèche, il marche de pair avec le fermage, tandis que, dans le Tarn, contre 1,700 fermiers on compte 9,300 métayers. Nous ne voulons nous attacher qu’à la conclusion, et nous citerons les termes mêmes de M. de Tourdonnet : « Ce qu’il y a de particulièrement caractéristique, c’est que, des Alpes à l’océan, de la Méditerranée et des Pyrénées à la chaîne des Cévennes, dans cette immense région, si variée dans sa température et ses produits, le métayage garde partout et toujours, comme dans le centre et dans l’Ouest, la physionomie qui lui est propre. Quelles que soient les cultures qu’on lui impose, il s’accommode des usages locaux et des exigences des propriétaires, des oppositions de sol, de climat et de production, il s’assouplit aux nécessités les plus impérieuses comme il se prête, par son principe même, aux découvertes les plus nouvelles de la science, pouvant devenir sans transition, aux mains de qui sait s’en servir, le canal le plus fécond du progrès agricole. C’est ce qui ressort de tous les documens fournis par l’enquête. » Nous nous garderons de contredire à ce jugement qui formule si nettement une approbation générale; nous le croyons seulement un peu optimiste appliqué à l’état actuel, et nous indiquerons les points sur lesquels peuvent porter les améliorations à introduire.

III.

Rien ne dispense de l’initiative individuelle, et nulle part l’impuissance des combinaisons législatives n’éclate plus que dans l’organisation agricole. Les réformes ne naissent pas par décret; mais on peut indiquer les moyens que le temps est destiné à développer. Pour mettre cette antique institution du métayage en rapport complet avec les nécessités présentes, on doit faire appel avant tout aux parties intéressées et, secondairement, à la législation. D’une part, la liberté est l’essence même de ce contrat éminemment élastique, et, d’autre part, il obéit à des conditions générales qui dérivent de la nature même des choses. Rien ne peut s’y faire sans le consentement mutuel et sans le concours actif des intéressés. Les réformes législatives consistent elles-mêmes à faire tomber des obstacles existans, et non à dicter des clauses aux parties. Ces clauses sont d’ailleurs contenues dans les usages ruraux de chaque province, et il appartient plus à la volonté individuelle de les modifier qu’à la législation générale. La nature du mal, en ce qu’il a de plus étendu, indique celle du remède. Ce mal, c’est l’abandon de l’institution elle-même par la double faute des propriétaires et des métayers ; ce n’est pas l’antagonisme. On ne voit pas les parties en lutte habituelle comme les patrons et les ouvriers. On peut plutôt dire de ces parties intéressées, qui représentent sous la forme agricole le capital et le travail, qu’elles évitent de se rencontrer, Nous avons vu les propriétaires et les métayers s’éloigner de l’agriculture, et sembler méconnaître de concert les mérites de cette combinaison. Il y a là départ et d’autre des préventions à dissiper, des habitudes à réformer, des intérêts à convertir. L’expérience se montre sans doute une maîtresse plus efficace que l’instruction qui prêche et qui raisonne, mais celle-ci peut avoir sa place et s’appuyer sur celle-là. La difficulté qu’éprouvent les propriétaires à affermer leurs domaines tend à les rapprocher du métayage ; la répugnance des cultivateurs à subir un fermage onéreux commence à en amener quelques-uns vers le même régime. Profitons-en donc pour faire un appel à un examen réfléchi, à une sorte de recueillement nécessaire aux intérêts tenus de prendre un parti.

Parmi les causes qui éloignent les propriétaires du sol, il en est de sérieuses et d’enracinées. Elles ne le sont pas toutes également. Peut-être n’est-il pas chimérique de croire que le grand élan vers l’industrie, que la fièvre des affaires et de la spéculation, caractère du XIXe siècle depuis la restauration dans notre pays, est plutôt destiné à se modérer. Les conditions de la vie, plus difficiles dans les grandes villes, forcent aussi nombre de familles à regarder le séjour à la campagne pendant une bonne partie de l’année comme un moyen d’économie. Je n’ose parler de l’influence qu’exercera la politique; il faudrait, pour annoncer ce qui arrivera, un don particulier de prophétie; il n’est pas pourtant difficile de prévoir que, si elle doit de plus en plus être livrée aux politiciens, elle cessera d’attirer autant ces classes supérieures auxquelles déjà ne s’applique plus, depuis assez longtemps, que par ironie, le nom de classes dirigeantes. Souvenons-nous du vers d’un grand poète :


Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime.


C’est le langage qu’elle tiendra toujours non-seulement à ceux qui l’adorent en artistes, mais à ceux qui l’exploitent en cultivateurs. A ceux qui seront disposés à lui demander otium cum dignitate, à condition que ce repos ne soit pas l’oisiveté, elle se montrera toujours propice. Le métayage a ceci de particulier qu’il n’absorbe pas comme le faire-valoir le possesseur du sol. Il laisse une place chez le riche pour le loisir ; à celui qui n’a qu’une médiocre fortune il permet d’autres occupations. Beaucoup de moyens propriétaires afferment, et s’en trouvent assez mal, sous prétexte qu’ils remplissent des fonctions ou offices publics; pourquoi ne se diraient-ils pas que la simple résidence dans l’arrondissement, peut-être même dans le département, permet de surveiller un domaine de façon à accorder une suffisante liberté d’action au métayer sans détruire le contrôle? Nous souhaitons de voir revivre cet honnête idéal de la vie rurale, qu’envient tous les peuples sains et forts, avec ses travaux et ses plaisirs. Nous voudrions que tant de nos concitoyens qui abusent de l’activité ou du repos dans des conditions souvent si fâcheuses, retrouvassent, avec des goûts sérieux, un peu de joie tranquille « à l’ombre de leur vigne et de leur olivier! » Nous devons certes désirer avant tout la grandeur de la patrie commune, mais le bonheur de ses habitans n’est pas à dédaigner, et, sans traiter le métayage comme une idylle, nous croyons sincèrement qu’il peut être une sorte de refuge pour bien des existences fatiguées, offrir une sorte de dérivatif à plus d’une vie destinée peut-être à se consumer dans de vaines agitations. Tout enseigne à la bourgeoisie du XIXe siècle finissant ce retour à la terre x dont se trouvèrent si bien à d’autres époques les nobles possesseurs du sol toutes les fois qu’ils en essayèrent, d’une manière trop peu durable malheureusement.

La première chose à faire est donc d’éclairer les propriétaires par tous les moyens dont la publicité dispose et de faire connaître les résultats obtenus par l’expérience. C’est à cela que servent des enquêtes et des écrits dont le mérite incontestable est de reposer sur la pratique. Lorsque des augmentations de revenu d’un tiers et davantage pour le propriétaire par comparaison avec des exploitations affermées la veille à rente fixe en portent témoignage, comment douter encore qu’il n’y ait des garanties et des moyens de relèvement dans une direction personnelle quelque peu capable? Comment ne pas reconnaître ce fait qu’il est possible d’inspirer aux métayers un vif intérêt pour des méthodes moins arriérées, pour des améliorations de toute sorte aux bénéfices desquelles ils sont destinés à participer? Tels relevés de comptes faits par M. de Tourdonnet, par M. Lebreton, par M. de Garidel dans une conférence devant la Société d’économie sociale, plaidoyer énergique et substantiel en faveur du partage à mi-fruits, ne peuvent qu’utilement appeler là-dessus l’attention. Les faits qui attestent les gains tout récens réalisés par le propriétaire et par les métayers ont déjà décidé la conversion de fermes à rente fixe en métairies. Rien de plus efficace que cette propagande par les chiffres. Seulement, il faut qu’elle acquière quelque retentissement. C’est une des tâches qu’aura à remplir la presse agricole et qui a paru tenter déjà quelques-uns de ses organes. C’est affaire aussi aux professeurs d’agriculture, dont une loi récente a augmenté le nombre. Il leur appartient de faire pénétrer ces résultats souvent remarquables dans des régions où la connaissance des faits arrive lentement et où la portée qu’ils peuvent avoir est difficilement saisie. On ne leur demande pas d’exalter exclusivement une forme spéciale qui ne saurait avoir toutes les vertus en tout lieu également, mais d’en parler avec une sympathie éclairée, et de mettre au besoin une arithmétique convaincante au service de la vérité devant des populations trop sujettes parfois à subir les préjugés et à suivre des courans violens d’opinion et d’imitation d’une façon trop peu réfléchie.

Il y a des critiques adressées aux défauts du métayage qui ne datent pas d’aujourd’hui, et qui appellent des réformes appropriées soit à la nature des inconvéniens inhérens plus ou moins à l’institution, soit au temps où nous vivons. On a dès longtemps reproché à ce régime la facilité des fraudes par lesquelles un métayer sans délicatesse peut frustrer un propriétaire trop peu attentif d’une partie de son légitime revenu. Évidemment, le remède le plus sûr est la loyauté du preneur. D’où la nécessité d’un personnel probe, qui ne se rencontre pas également partout, mais qu’il faut former autant que possible, afin que le propriétaire puisse user de son contrôle sans exagération minutieuse. Qu’on nous permette de citer ici quelques paroles judicieuses et charmantes d’Olivier de Serres, qui peuvent donner lieu à des observations d’une certaine opportunité. Il y a trois siècles qu’en son vieux langage, si plein de saveur, ce grand agronome traçait les devoirs réciproques du métayage. Il voulait le métayer : « homme de bien, loyal, de parole et de bon compte ; sain, âgé de vingt-cinq à soixante ans, marié avec une sage et bonne mesnagère ; industrieux, laborieux, diligent, espargnant, sobre, non amateur de bonne chère, non yvrongne, ne babillard, ne villotier, n’ayant aucun bien au soleil, ains des moyens à la bourse. » Tout cela n’a pas cessé d’être vrai, sauf peut-être l’interdiction de toute propriété, qui serait dans l’état actuel excessif et propre à éloigner du métayage. La petite propriété doit donc rester ouverte aux économies du métayer. La statistique agricole de 1868 comptait 203,860 métayers, qui possédaient de petites terres. Le nombre des fermiers-propriétaires était naturellement plus élevé et montait à 848,836, c’est-à-dire qu’en prenant pour base les calculs de cette même année, les deux tiers des fermiers et la moitié des métayers étaient propriétaires. Olivier de Serres craignait que ce ne fût là une concurrence fâcheuse pour la métairie. Nous nous sommes enquis nous-même de ce qu’il en est ; or, ce danger existe beaucoup plus dans le fermage, où la propriété a plus d’étendue, tandis que pour le métayer elle est si exiguë qu’elle l’occupe trop peu pour qu’il y ait dommage porté à l’exploitation principale. Enfin, ce qui a aussi peu changé que les garanties requises du métayer, ce sont les devoirs et les droits du propriétaire. Quand a-t-il été plus vrai de dire avec le gentilhomme agronome qui a écrit le Théâtre de l’agriculture : « N’entrerez en pique à peu d’occasions, mais supporterez doucement ses petites imperfections, toutesfois avec un jusques où ; garderez vostre authorité... Compterez souvent avec luy de peur de mescompte. Ne laissez courir sur luy terme sur terme, ni aucune aultre chose en laquelle il vous soit tenu, pour petite qu’elle soit. » Cela paraît un peu rigoureux pour le temps présent, mais il se hâte d’ajouter : « Comme par le contraire n’exigerez de luy, outre son deu, rien qui luy préjudicie. Luy monstrerez au reste l’amitié que luy portez, louant son industrie, sa diligence, et vous resjouissant de son profit, treuvant bon qu’il gagne honnestement avec vous pour l’affectionner tousiours mieux à vostre service. Ne changerez de fermier ne de métayer, se le treuvez passable, que le plus rarement que pourrez... Et quel que soit vostre fermier ou vostre métayer, n’abandonnez tellement vostre terre, qu’en toutes saisons ne la visitiez (le plus souvent estant le meilleur) pour remédier à temps aux détracs survenans[2]. »

Ce qui doit achever de disparaître, c’est tout ce qui constituerait pour le métayer une humiliation ou une tyrannie, ou même en aurait l’apparence. On trouve encore des baux, rédigés il y a une trentaine d’années, qui contiennent des clauses telles que les suivantes : « Le preneur laissera le bailleur prélever, avant tout partage, la onzième partie des gros grains. — Le preneur sera chargé de fournir au bailleur, pendant le mois de mars, trois journées de travail pendant lesquelles il recevra en échange sa nourriture seulement. — Quand le bailleur sera au domaine seul ou en compagnie, les preneurs feront la cuisine et lui serviront de domestiques. — Ils devront loger, nourrir, héberger et soigner, pendant leur séjour au domaine, le cheval du bailleur et ceux des personnes qui l’accompagneront. — Le bailleur se réserve, lui et les siens, la faculté de chasser avec chiens dans les sarrasins et les prairies. » Ces clauses, dont plusieurs sont quelque peu offensantes, ou qui aujourd’hui surtout ne manqueraient pas de paraître telles, ont fait leur temps. Peut-être, dans quelques contrées, les propriétaires ont-ils conservé des habitudes de hauteur qu’ils ne soupçonnent pas eux-mêmes, mais que l’étranger remarque, et dont l’effet sur le métayer, devenu plus susceptible, est plus fâcheux qu’ils ne se l’imaginent. Nous avons vu aussi des exemples en sens contraire où l’intérêt affectueux, le ton amical plutôt que familier à l’excès, obtenait un respect moins prompt peut-être à se manifester par l’humilité de la déférence extérieure, mais plus sérieux, et qui s’exprimait en l’absence du propriétaire aussi bien qu’en sa présence. Le niveau plus élevé de l’instruction recommande ces règles non moins que les mœurs de la démocratie. Cette nécessité de l’instruction pour les métayers ne fait plus doute pour personne. L’ignorance n’a pas trouvé un seul défenseur dans l’enquête, même à mots couverts. Puisque le paysan a mordu à l’arbre de la science, on veut seulement qu’il y trouve autre chose que des fruits suspects. L’instruction professionnelle ne peut que venir fort utilement en aide à ces élémens d’instruction primaire nécessaires à la culture de l’esprit, mais qui peuvent servir indifféremment au bien et au mal. On s’est demandé même si, aux connaissances générales nécessaires aux agriculteurs, ne pouvaient pas être ajoutées celles qui constituent les règles d’une exploitation à mi-fruits pour le propriétaire et pour ses coassociés. Cette science du métayage peut s’apprendre dans les cours agricoles ; ne pourrait-on y consacrer des écoles spéciales, et y employer, comme M. de Tourdonnet le propose, les colonies et les orphelinats agricoles? C’est une idée à examiner.

Pour fonder le métayage sur de bons rapports personnels et lui donner toute sa puissance productive, il y a une institution qu’il importe essentiellement de faire disparaître; elle s’est implantée par suite de l’absence des propriétaires, et, bien qu’elle ait moins d’étendue qu’autrefois, elle contribue à l’infériorité et à l’impopularité du métayage, nous voulons parler des fermiers-généraux, qui sont placés comme intermédiaires entre le propriétaire et les exploitans. Des gens de campagne, possédant eux-mêmes quelques capitaux, ont vite compris qu’il y avait là une place à prendre. Dans certaines localités, ces intermédiaires rendent des services, on ne saurait comment les remplacer immédiatement, mais il faut y tendre. La plus souvent, ces fermiers-généraux commandent durement; leur intérêt est de gagner sur le travail ; ils ne songent, une fois le fermage payé, qu’au revenu excédent qui constitue leurs bénéfices. Sauf exceptions, ces intermédiaires maintiennent le métayage dans la misère. Le campagnard qui peut se soustraire à leur joug se hâte d’y échapper. Mieux vaut, à ses yeux, le fermage le plus infime, le plus pauvre faire-valoir. S’il n’y gagne pas la richesse, il gagne la liberté. On signale, depuis une trentaine d’années, la diminution progressive du nombre des fermiers-généraux, mais il reste encore trop de ces exploitans onéreux et tyranniques. On a remarqué que, toutes les fois qu’ils disparaissent, lorsque les propriétaires viennent faire eux-mêmes leurs affaires, — ce qui a été le cas assez fréquent, — le métayer a été beaucoup mieux retenu au sol, où il trouvait profit à la suppression du fermier général et à des relations empreintes de plus de largeur et de bienveillance.

Ces remarques s’appliquent au personnel du métayage; il en est d’autres qui touchent les conditions économiques de l’exploitation. Nous avons vu qu’en fait l’étendue des cultures est fort inégale. Il est possible de dégager certaines règles des observations recueillies. On peut regarder comme fâcheux les cas assez nombreux où est dépassé le terme de 50 hectares. Mais il n’y a pas lieu de restreindre des métairies, même plus vastes, dans les pacages et les prairies, dans les exploitations pastorales des montagnes, ou dans de grandes plaines infertiles comme celles d’Arles et de la Sologne. Au contraire, pour les vignes et les cultures variées, il convient de se tenir assez au-dessous de ce chiffre maximum; pourtant des exploitations de 50 hectares, communes au sud de la Loire, y réussissent convenablement, tandis que celles qui sont situées au nord, bien moins développées, végètent souvent faute d’un capital suffisant et d’une convenable attention portée au domaine par le propriétaire. Dans l’ouest, une bonne moyenne se tiendrait aux environs de 25 hectares. Des expériences antérieures, faites par M. Jules Rieffel, partisan déclaré de cette moyenne normale, donnaient déjà en ce sens des résultats concluans. Cet agronome lui-même donnait l’exemple du partage en trois parties d’une métairie de 72 hectares, opération qui arrivait à quintupler le revenu en peu d’années. Mais, ce qui est surtout bien démontré, c’est que pour procéder, comme on dit, scientifiquement, il faut établir avant tout un rapport entre l’étendue du domaine exploité, d’une part, et de l’autre celle du capital et spécialement la force numérique de la famille du métayer. Le travail est le nerf de cette sorte d’exploitation comme de la petite propriété. C’est pour cela que l’affaiblissement du nombre des enfans ou leur exagération constituent un préjudice irréparable pour la culture offrant des dimensions tant soit peu vastes. A quoi servirait de déterminer abstraitement l’espace que doit avoir une métairie si la force humaine cessait de s’y proportionner, ou s’il fallait substituer la main-d’œuvre salariée et nomade à la ruche active et sédentaire? On n’éprouve pas le même embarras avec les colons partiaires qui exploitent les métairies réduites, connues sous les noms de closeries, borderies, etc., rarement riches, mais qui réussissent assez bien dans la petite culture. Les propriétaires qui se plaignent de la désagrégation des familles de métayers, doivent modifier leurs rapports avec leurs coassociés s’ils veulent les retenir sur le sol. S’imaginent-ils le faire avec l’usage persistant des baux annuels? De ce que la tacite reconduction fixe encore certaines générations sur la ferme malgré cette forme vicieuse, croient-ils pouvoir regarder comme suffisant ce moyen exceptionnel ? Quelle garantie offre-t-on à un métayer congéable à merci, sans avertissement préalable ou avec un avertissement fait subitement trois mois à l’avance? Et l’on parle d’enrôler des métayers laborieux, capables, possédant un cheptel de quelque valeur! On leur demande leur avenir et on ne leur en offre aucun. Le bail annuel est tout au plus admissible comme bail à essai. Encore vaudrait-il mieux, au lieu de ce moyen terme, contracter, une fois renseignemens pris, des baux à longue échéance, sauf à poser, en cas d’infraction, des clauses de résiliation. Quant au mode même du partage, il a été mis aussi en discussion. On s’est demandé s’il n’y aurait pas avantage à substituer le partage en argent au partage en nature. L’enquête en cite des exemples. C’est souvent sous cette forme que le partage du prix du bétail a lieu, en cas surtout de sortie du métayer. Un partage en argent présenterait de graves difficultés pour les productions végétales, en partie consommées par les gens et les animaux, il pourrait être établi plus facilement pour les grandes terres, où l’excédent de la production sur la consommation domestique est considérable. Rien dans cette forme de paiement n’est absolument contraire au principe du métayage, et il n’appartient qu’aux intéressés de décider en connaissance de cause s’il n’y a pas dans certains cas à faire une part à ce mode de partage.

La réforme des autres conditions économiques de l’exploitation par les métayers conduit à poser les questions les plus délicates et les plus graves. Nous l’avouerons : de toutes les objections qui semblaient condamner l’exploitation par métayers à une infériorité incurable, il en était une d’une importance particulière, dont nous avions à cœur de voir l’enquête et les travaux récens sur le métayage présenter une solution satisfaisante. Autrement le caractère absolu qu’on lui attribue ne laisserait à ce système d’exploitation qu’une place nécessairement très subordonnée. Le grand, le fondamental reproche fait au partage à mi-fruits, si on se place en face des exigences d’une agriculture perfectionnée, c’est défavoriser le produit brut à l’exclusion ou au détriment du produit net. Or, c’est le revenu net qui est la vraie mesure du progrès agricole. C’est du revenu net que se préoccupe un fermier riche et dont l’exploitation est garantie par un bail d’une longueur suffisante. Il songe au bénéfice réalisé en argent, toutes déductions faites des frais de culture. Abandonnez le métayer à son unique pente, il aura médiocrement cure de cette considération. Le maître du sol fournissant la plus grande partie du capital, il s’occupera moins d’une production économique que d’une production abondante dont la moitié lui est assurée. Au lieu de traiter l’agriculture comme une industrie, une affaire, il inclinera au mode patriarcal, qui a surtout en vue la consommation de la famille, et risquera par là de préférer les produits alimentaires les mieux appropriés à son usage, même mal adaptés au sol, même quand ils exigeraient, pour être obtenus aux meilleures conditions, les efforts de la culture intensive. — Ces défauts du métayage peuvent être corrigés par la direction du propriétaire et par l’apport du capital. Le métayer, on l’a vu, ne demande pas mieux alors que de devenir le collaborateur d’un progrès dont le maître fait les principales avances et dont lui-même est appelé à recueillir les profits. Je me demande d’ailleurs si tout est à reprendre dans ces tendances reprochées au métayage à assurer la subsistance de nombreuses familles et à se porter vers les cultures variées. Ces cultures échappent davantage au choc violent de la concurrence étrangère et elles s’assurent les unes les autres contre les risques des intempéries qui rarement les frappent toutes à la fois une même année. Par là encore le métayage a épargné et pourra surtout épargner en se perfectionnant, beaucoup de souffrances à nos paysans, qui déjà ont été moins éprouvés que chez d’autres peuples. Ils l’ont dû au métayage et à ce petit faire-valoir, géré avec tant d’économie, qui occupe la plus grande place dans l’ensemble des exploitations. Comment ne pas remarquer que cette combinaison mixte du métayage donne encore facilité à une des modifications que réclame notre agriculture? Bien que l’enquête y fasse peu allusion, il y aurait peut-être lieu de la recommander. La production du blé tient trop de place dans certaines contrées, où elle est à peine rémunératrice. Elle a plus d’un inconvénient et rend le sol difficile à nettoyer quand il s’agit de mettre d’autres cultures. On ne saurait sans doute en diminuer la culture à l’excès ; puisque la France ne produit pas chaque année la quantité de céréales nécessaire, on peut l’augmenter même, mais son remplacement par d’autres produits serait opportun sur plus d’un point. C’est une habitude déjà de certaines régions de diviser un moyen domaine en champs, prairies, etc. Or il est désormais prouvé que le métayage est favorable au développement de la race bovine comme de la race porcine. Ce que nous avons dit des succès obtenus en ce genre montre ce que l’avenir peut attendre ici de l’exploitation à moitié fruits.

Les questions relatives à la distinction du produit, à l’apport réciproque, aux charges à répartir, offrent des difficultés spéciales, rarement insolubles; peut-être aurons-nous ici à faire nos réserves. Ce n’est pas sur certaines exigences d’apport de capital imposées aux métayers que nous les ferons porter. Assurément il est admissible, peut-être désirable, que, dans les pays pauvres, le propriétaire continue à apporter beaucoup plus de la moitié. Est-ce une raison de faire une règle de cette façon de procéder, libérale en apparence? Elle tendrait à abaisser le métayage. Un métayer hors d’état de fournir la moitié du capital d’exploitation se trompe, a-t-on dit, ou cherche à tromper sur la valeur de sa collaboration; c’est la preuve qu’il a cherché avant le temps à sortir de la condition inférieure du journalier ou du domestique à gages. Le calcul qui consiste à prendre une famille misérable pour la tenir à merci n’engendre qu’une culture misérable aussi; on le voit trop souvent aujourd’hui. La réforme consisterait donc, non dans des tolérances plus étendues, mais quelquefois dans des exigences plus grandes du capital, seule garantie d’une exploitation florissante et à laquelle le métayer porte un vif intérêt. Seulement les dispositions établies par le code relativement au cheptel devront être modifiées et remplacées par la liberté du contrat. C’est le caractère du projet de loi en préparation. La législation actuelle sur le cheptel fausse les conditions de sécurité d’un loyal métayer. Lorsque le fonds de bétail donné en cheptel périt entièrement, c’est le bailleur qui subit la perte, au nom de ce motif que, le bétail n’existant plus, le bail s’éteint par lui-même, tandis que, si la perte est partielle, les pertes doivent être partagées entre le bailleur et le preneur; d’où cette conclusion monstrueuse, si l’on veut, mais parfaitement logique, que le preneur peut avoir intérêt à la destruction totale. Il ne se fait pas toujours faute d’y contribuer; on a vu, dans des cas d’inondation, des chepteliers jeter à l’eau le reste d’un troupeau de moutons. Dans ce cas et dans d’autres, la liberté des stipulations se substituera utilement à la singulière prévoyance du législateur.

Les usages locaux règlent la répartition des impôts entre les deux parties d’une manière le plus souvent assez uniforme. Mais il en est un qui donne lieu à de vives controverses; c’est l’impôt dit colonique, parce que le colon le paie au propriétaire comme compensation de l’impôt foncier, dont celui-ci s’acquitte envers l’état, et pour représenter, selon la formule de plusieurs baux, « les charges de la propriété. » Ainsi on trouve parfois que le propriétaire prélève avant tout, sur la vente du bétail, une somme que nous voyons portée, en certains cas, jusqu’à 800 et 1,200 francs près de Bourbon-l’Archambauld, ailleurs à 500 ou 600 francs, et qui est ordinairement de 300 francs pour 30 hectares dans le centre. Tel est l’usage dominant dans le Limousin, dans le Berry, dans le Bourbonnais, etc. Mais cette part, ainsi prélevée en argent sur le métayer, ne lui met-elle jamais sur les épaules une charge qui devrait peser sur le propriétaire, et ne dépasse-t-elle pas souvent le montant de l’impôt foncier et des autres charges dont le bailleur prétend ne demander que le remboursement? M. de Tourdonnet et un autre défenseur non moins convaincu du métayage, M. de Garidel, soutiennent la légitimité de cet impôt colonique et s’attachent à y montrer une simple équivalence. Il entre, nous semble-t-il, dans ces calculs des quantités un peu vaguement déterminées auxquelles l’impôt colonique ne ferait, dit-on, que correspondre. Nous pouvons avancer, l’enquête en main, que les propriétaires sont, pour la plupart, partisans de l’impôt colonique, qui leur paraît juste et qui est certainement conforme à leur intérêt au moins immédiat; car on peut douter que toute charge imposée au-delà de son dû au métayer profite en général à l’institution. Nous nous montrerons très réservé sur ce point si débattu. Pourtant nous remarquerons qu’on cite des propriétaires qui acceptent cet impôt sur leurs domaines. Nous lisons, dans un rapport sur le métayage, lu par M. Talon devant la société d’agriculture de l’Allier, ces lignes significatives : « Les propriétaires justes font payer à leurs métayers une prestation colonique assez faible. — A Toury, le prix moyen de cette prestation est de 250 francs pour les domaines de 55 à 65 hectares d’étendue. J’ai entendu parler de métayers soumis à des fermiers qui payaient à leurs maîtres pour 1,200 francs de charges, et ce pour des domaines de valeur et d’étendue ordinaires. » Ce sont là des faits à éclaircir en y regardant de très près, si l’on ne veut pas que l’impôt colonique devienne une pomme de discorde entre les propriétaires et les métayers. Nous pensons qu’il y a dans cette fixation de l’impôt, par une sorte d’abonnement dont le propriétaire fixe le chiffre, quelque chose d’un peu arbitraire qu’on fera bien d’éviter le plus possible ; il ne faut pas laisser croire que le propriétaire ajoute ainsi à ses avantages. Fût-il vrai même que le métayer y gagne dans plus d’un cas où le propriétaire, généreux et à son aise, ne fait pas même rembourser ses autres libéralités, cette comptabilité élastique nous parait se ressentir de coutumes trop patriarcales et peu en rapport avec les nécessités du métayage moderne. Si un tel impôt n’est pas à supprimer, il y aurait à le déterminer par des procédés plus clairs et plus exacts.

Les plus délicates et les plus difficiles questions, avec celle de l’impôt colonique, sont celles qui concernent la quotité afférente aux parties contractantes. Nous dirons d’abord en quels points nous sommes d’accord avec les écrivains et les déposans qui s’en sont occupés, et sur quoi portent nos objections. Certaines personnes regardent comme un usage suranné, quasi féodal, les « redevances » dont le métayer s’acquitte en œufs, beurre, volailles, etc., en quoi elles montrent seulement qu’elles se méprennent sur le caractère de ces redevances. C’est tout simplement une compensation afférente au propriétaire et fort inférieure à l’avantage fait au métayer, avec qui on n’a pas, dans une foule de pays, dans la plupart même, voulu partager par moitié ce genre de produits dont on lui a laissé la jouissance. Il entre d’ailleurs, peut-être, dans cet arrangement autant et plus de prudence que de libéralité. Mieux vaut régler largement la part du lait, par exemple, que d’exposer le veau à en être frustré. Laissez donc ces petits profits et ces légers agrémens à la ménagère, qui a dans son département les poules, les canards et autres produits de basse-cour. Songez que la loyauté à l’égard de ces menus objets si tentans et qui se placent si naturellement sous la main ne veut pas être mise trop à l’épreuve. Les usages varient d’ailleurs sur un point plus important, je veux dire la quotité du partage pour la totalité des produits. Quoique la moitié soit le terme le plus souvent indiqué, on ne saurait taxer ordinairement d’injustice les écarts souvent assez sensibles en plus ou en moins, imputables à la nécessité d’équilibrer les sacrifices et les avantages de part et d’autre. Cette variété d’arrangemens, si souvent critiquée à tort, n’est pas une des infirmités du partage à mi-fruits, elle est une de ses forces; elle lui permet de tenir compte de beaucoup d’élémens qui changent avec le climat, les circonstances locales, la situation réciproque des parties; ce n’est donc pas du côté d’un type uniforme, qui sacrifierait les différences les plus réelles à une égalité apparente et tyrannique, qu’il faudra se tourner pour obtenir de bonnes réformes. Nous sommes d’accord sur tout cela avec M. de Tourdonnet, avec M. de Garidel et les autres adversaires d’une égalité mal entendue. Toutefois, cette manière de poser la question et de la résoudre ne nous paraît pas répondre absolument à toutes les données du problème dans le présent et dans l’avenir. Il en est une qu’on semble trop oublier, c’est la loi économique qui, dans les rapports du travail et du capital, tend à accroître la part relative du travail par une élévation des salaires. Cette loi doit, pour mettre ici les faits en harmonie avec les autres travaux, avoir son expression équivalente dans un certain accroissement proportionnel de la part du métayer. Prenez un produit industriel quelconque, c’est la part afférente à la main-d’œuvre et au travail sous toutes ses formes qui a augmenté et qui augmente. Nulle raison pour que la production agricole échappe à cette loi. M. de Tourdonnet, dans son rapport, M. de Garidel, dans l’étude qu’il a consacrée au métayage, interprètes en cela d’une pensée qui ne leur est pas exclusivement propre, font valoir surtout les circonstances qui peuvent rompre l’égalité au sens littéral en conférant au propriétaire certaines supériorités d’avantages que la véritable équité absout et peut prescrire. Je le veux bien ; mais est-ce assez de dire avec le rapporteur de l’enquête : « Le métayer qui ne perçoit pas pour une cause quelconque la moitié des fruits a-t-il de quoi alimenter sa famille, de quoi subvenir à ses charges de position, de quoi amasser quelques épargnes à la fin de l’année ; en définitive a-t-il assez? » Certes, quand le métayer réunit ces conditions du bien-être, on est fort avancé, et on pourrait bien souvent se contenter d’atteindre un tel résultat. Mais il ne s’agit pas de savoir si le métayer a assez, formule vague qui répond dans certains pays à un niveau fort bas ; il s’agit de savoir s’il rencontre en moyenne ce qui répond aux conditions de rémunération de travail à une époque déterminée et dans le milieu environnant. Lorsque la rétribution du travail monte partout, elle ne saurait rester ici stationnaire. N’oublions pas que c’est partout, en effet, que la propriété est obligée de consentir à faire ce qu’elle appelle des « sacrifices » en vertu de la loi des transactions économiques qui abaisse l’intérêt et le profit du capital, et qui fait pencher la balance du côté du travail intellectuel et du travail physique. Or ces deux travaux sont imposés l’un et l’autre au métayer. Il me paraît de la dernière importance que les propriétaires, s’ils veulent reconstituer un métayage valable, tiennent un juste compte de cette loi économique. Or, que se passe-t-il aujourd’hui? Parmi les propriétaires, il en est qui admettent peu les concessions de pure libéralité et qui se renferment dans la plus stricte et la plus rigoureuse justice. C’est un procédé un peu excessif quand la propriété est à l’aise. Il en est d’autres qui inclinent vers les concessions par un sentiment de bonté quasi paternelle. On ne peut que les approuver, mais ils me paraissent se faire illusion quand ils se croient seulement en face d’un sentiment de patronage charitable. Nous accordons que cette idée de charité qu’on voit poindre dans l’enquête est aussi de notre temps, — aucun temps ne supprimera la nécessité de la bienveillance et de l’aide qui commande des sacrifices pour les moins fortunés, — mais il y a quelque chose de plus général et de plus impérieux dans les conditions selon lesquelles se règlent les contrats. Nous n’entendons pas dire par là qu’il faille que les propriétaires se soumettent aux exigences déraisonnables des exploitans ; nous estimons seulement que ce qui suffisait au passé ne suffit plus ; ils ne peuvent plus compter sur la résignation comme autrefois. Cette pression que le travail exerce sur le capital se fera nécessairement sentir dans le métayage, quand cela n’est pas déjà fait. La propriété doit s’attacher à discerner ce qu’il y a là de normal, de conforme au développement de la société et ce qui peut s’y mêler d’injuste. C’est dans le sens de certains avantages faits aux métayers que la question se résoudra nécessairement d’une manière générale, ou bien il y aura fort à craindre pour l’avenir du métayage lui-même. Nous pourrions citer des exemples qui montreraient ces concessions qui donnent sous différentes formes au métayer, plus que sa moitié ; le propriétaire y a plus gagné que perdu en s’attachant de bons auxiliaires. Cette perspective peut paraître médiocrement agréable aux propriétaires, qui trouvent peut-être de fort mauvais goût une loi économique assez mal venue pour venir se joindre à trop d’autres difficultés ; nous ne croyons pas pourtant qu’il y ait lieu de s’en alarmer, cette plus-value du travail sous toutes les formes de rémunération ne leur causera jamais autant de sacrifices qu’ils trouveront d’augmentation de sécurité et de revenu dans un métayage solidement constitué et suffisamment pourvu de moyens d’attirer et de retenir son personnel.

Il n’y a pas, en somme, de difficultés insurmontables dans l’appropriation du métayage au temps présent. L’état des esprits ne présente pas non plus d’obstacles invincibles. Les préventions fâcheuses, tant économiques que politiques, ont chance, si l’intérêt et la raison comptent pour quelque chose, d’aller s’atténuant de plus en plus. A un mouvement d’indépendance presque farouche peut succéder ici comme ailleurs un mouvement vers l’association. Pourquoi ce qui a lieu dans l’industrie n’aurait-il pas lieu aussi dans l’agriculture, moins la haine du propriétaire et du patron? On peut renouer avec la tradition sans refaire le passé. La crainte de voir renaître les abus de l’ancien métayage n’est plus qu’un moyen de polémique dont on ose à peine se servir et auquel il reste tout au plus à enlever quelques prétextes. Ne peut-on se dire ici que ce qui meurt, c’est ce qui est factice, artificiel et ce qui ne répond qu’à un besoin momentané ; que ce qui survit, ce sont les libres arrangemens fondés sur des convenances durables ? Il nous a paru que le métayage rentrait dans cette catégorie et pouvait s’adapter aux nécessités actuelles. Il y a ainsi en agriculture de bien vieux instrumens, qu’on ne supprime pourtant ni ne remplace par d’autres, la charrue par exemple. La tradition les conserve et les perpétue, le progrès les perfectionne.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Nouveaux Principes d’économie politique, liv. III. ch. V.
  2. Théâtre d’agriculture, p. 61-62, édition 1700.