Le Mégathérium du Muséum d’histoire naturelle

LE MÉGATHÉRIUM
DU MUSÉUM D’HISTOIRE NATURELLE.

Il manquait aux incomparables richesses fossiles du Muséum d’histoire naturelle le squelette complet du Mégathérium, de cet étrange représentant des êtres gigantesques qui peuplaient autrefois la surface de notre globe. Dans tous les musées du monde civilisé on ne comptait que quatre squelettes de ce mammifère, souvent désigné sous le nom d’animal du Paraguay. L’un d’eux existe à Madrid, le second à Londres, le troisième à Buenos-Ayres, et le quatrième enfin, très-incomplet, est conservé à l’École normale de Paris.

Les galeries d’anatomie comparée, du Jardin des Plantes viennent de s’enrichir d’un magnifique squelette de Mégathérium ; il y a plusieurs années déjà que les os du colosse fossile ont été envoyés au Muséum, mais il a fallu les débarrasser complètement du limon durci des pampas qui les couvrait d’une enveloppe épaisse, les classer, les réunir et souder leurs débris, pour ressusciter enfin le squelette primitif. Cette tâche laborieuse et savante est terminée depuis quelques jours. Désormais le nombre des squelettes de Mégathérium, reconstitués, s’élève à cinq, mais le nouvel échantillon du Muséum est le plus remarquable de tous, par son intégrité et par l’admirable état de la conservation des pièces qui le composent. Il est digne de la collection qui brille de l’éclat qu’y ont jeté les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire et leurs illustres successeurs.

Crâne du Mégathérium du Jardin des Plantes (d’après une photographie de M. Molteni). (1/10 de grandeur naturelle.)

Le Mégathérium n’a jamais été, en France, l’objet d’une publication détaillée, et les traités de paléontologie de notre pays ne donnent à son égard que des renseignements incomplets et souvent trop sommaires. Les détails que nous publions sur ce curieux animal sont tout à fait nouveaux chez nous : nous espérons qu’ils seront lus avec autant d’intérêt par les géologues et les paléontologistes que par la majorité de nos lecteurs.

Les restes du Mégathérium se rencontrent assez fréquemment aujourd’hui dans l’Amérique du Sud, dans les pampas de la Confédération argentine, au Paraguay, et principalement sur les larges rives du cours d’eau de ce nom, ainsi que sur celles du Rio de la Plata.

Le nouveau squelette du Muséum mesure 5m,25 de longueur, 2m,55 de hauteur et 2m,22 de largeur. Nous devons ajouter que ce remarquable squelette, quoique prodigieuses que soient ses dimensions, n’appartient pas cependant à un sujet de la plus grande taille. Il est inutile de dire qu’il excède de beaucoup la grandeur des plus énormes éléphants modernes, et qu’il justifie parfaitement l’étymologie de son nom, qui veut dire grand animal.

Les seuls animaux actuels qui, sous le rapport de leur conformation générale et de leur physionomie, aient une ressemblance manifeste avec le Mégathérium, sont l’aï et l’unau. Quoique ces genres d’animaux, également de l’Amérique méridionale, ne dépassent pas la taille d’un chat, on doit les considérer en quelque sorte comme les représentants du Mégathérium à notre époque.

L’animal du Paraguay n’était pas autrefois le seul géant de l’ordre des édentés, auquel il appartient : les mylodons, les scélidothériums, les mégalonyx, vivaient jadis dans les mêmes régions que le Mégathérium, et, comme lui, ils ne sont plus représentés que par de chétifs animaux.

La structure du squelette du Mégathérium offre un grand intérêt ; nous allons examiner rapidement ses caractères principaux. On remarque d’abord que cet animal fossile avait la tête relativement petite, avec des apophyses jugales très-développées, la fosse orbitaire peu étendue indiquant un œil petit. Le bout du museau, un peu proéminent en avant, donne lieu de croire à un rudiment de trompe analogue à celle du tapir ou à celle qui est attribuée au Paléothérium, espèce également fossile. Le cou est très-long et compte sept vertèbres ; le thorax, très-ample, comprend 16 paires de côtes ; les cartilages costaux, extrêmement robustes, sont entièrement ossifiés, comme cela s’observe chez tous les édentés. Le sternum est composé de huit vertèbres à facettes articulées, multiples, très-nettes et fortement accusées pour permettre, entre elles et avec les cartilages costaux correspondants, un jeu très-facile et bien remarquable. La région lombaire est formée de trois vertèbres qui s’enchevêtrent entre elles par le dédoublement de leurs apophyses articulaires, comme cela se remarque encore chez la plupart des édentés. Le sacrum, comme chez tous ces animaux, excepté l’Oryctérum, est soudé et synostosé avec les os iliaques. La queue, composée de 18 vertèbres extrêmement fortes, est pourvue d’os en V d’une dimension extraordinaire. L’omoplate, très-étendue, présente cette particularité, non spéciale au Mégathérium, mais qui n’existe que dans quelques genres de ses congénères, d’avoir l’acromion et l’apophyse coracoïde soudés ensemble et formant une vaste arcade. Les clavicules sont très-fortes et amplement articulées avec le sternum et l’omoplate. L’humérus droit a sa face articulaire supérieure dirigée directement dans l’axe de l’os. Son extrémité inférieure est très-élargie transversalement et montre une fosse olécranienne presque nulle. Le cubitus, pourvu d’un olécrane très-robuste, ne descend pas jusqu’au carpe, et, par conséquent, ne s’articule pas avec lui. Le radius forme à son extrémité supérieure une cupule très-prononcée ; en bas il est très-large, avec des gouttières tendineuses et une apophyse styloïde très-accusées.

Le carpe comprend 8 os et les doigts de devant, dont les divers rayons ont un jeu articulaire extrêmement restreint, sont au nombre de quatre. L’externe ou petit doigt est atrophié et converti en moignon. Les trois autres sont terminés par des phalanges onguéales énormes, munies de gaînes très-vastes et profondes et qui devaient porter des ongles extrêmement grands. L’examen d’ensemble du pied de devant du Mégathérium fait voir que cet animal était littéralement pied-bot, qu’il ne prenait appui que sur l’extrémité du petit doigt, et sur le côté externe de la phalange onguéale du doigt voisin, et que, dans cette disposition, les griffes énormes qui armaient ses doigts complets se trouvaient garanties contre l’usure par l’effet de la marche.

Passant à la description des membres postérieurs, nous remarquerons que le bassin présente un évasement extraordinaire, dans sa partie iliaque, et qu’il est extrêmement étendu en largeur et en hauteur. La symphise pubienne, étroite d’avant en arrière est entièrement soudée ; le fémur, extraordinairement massif, est très-court et presque quadrilatère ; la rotule, proportionnellement petite, se place tout à fait sur le côté externe de la trochlée fémorale, qui elle-même est très-peu indiquée. Le tibia et le péroné, entièrement soudés dans leur point de contact ordinaire, ne forment qu’un seul os, très-court et très-volumineux, dans lequel l’existence des deux pièces qui le composent n’est marquée que par un vaste espace interosseux. Le pied de derrière, encore plus dégradé et plus difforme que l’antérieur, montre que le calcanéum, l’os le plus important à considérer dans le pied du Mégathérium, est très-volumineux et prolongé en arrière par une très-longue apophyse qui appuie sur le sol par une large surface. On peut dire, qu’ainsi présenté, le membre postérieur du Mégathérium paraît bien plutôt remplir l’office d’un énorme pilier que celui d’un appareil ambulatoire.

L’examen d’ensemble du Mégathérium montre, par le développement et la saillie de ses apophyses et par l’aspect rugueux et comme réticulé que l’on remarque à la surface de ses os, que cet animal devait jouir d’une très-grande puissance musculaire. Mais il n’est pas moins évident que ce colosse anéanti, porté sur ses membres difformes, disproportionnés, et convertis en arrière en énormes piliers, ne pouvait avoir aucune agilité et que, n’étant nullement apte à faire beaucoup de chemin, il était sans doute destiné à trouver sans beaucoup se déplacer l’énorme quantité d’aliments qu’il absorbait pour son entretien. Une particularité assez singulière que révèle la constitution du squelette de ce gigantesque animal et qui peut d’abord paraître étrange, c’est qu’il devait avoir la commode faculté de s’accroupir sur son train postérieur à peu près comme un kanguroo. La raison de cette hypothèse, qui d’ailleurs ne paraît faire doute pour personne, est déduite chez le Mégathérium de la concentration évidente de la masse du côté du train postérieur, de la gracilité relative des membres antérieurs comparée au développement exagéré des postérieurs, de l’énorme ampleur du bassin, de la longueur de l’apophyse postérieure du calcanéum et de la puissance considérable de la queue, dispositions qui se trouvent plus ou moins réalisées chez les animaux qui peuvent se tenir debout.

La description du système dentaire du Mégathérium, qu’à dessein nous n’avons pas traitée avec le squelette, mérite d’être étudiée avec quelques détails. Les dents du Mégathérium, au nombre de cinq à la mâchoire supérieure et de quatre à la mâchoire inférieure, toutes de la sorte des molaires, présentent entre elles une uniformité de structure toute particulière ; elles sont dépourvues d’émail, presque exactement droites, et en même temps d’une seule venue, c’est-à-dire sans aucune trace de distinction entre la couronne et la racine. Leur surface triturante se compose de collines saillantes transverses, alternant avec des sillons de même forme et de même direction, disposées les unes et les autres de manière à donner lieu dans le rapprochement des mâchoires à un engrènement d’une extrême précision avec les inférieures et les supérieures. Leur extrémité radiculaire montre une vaste cavité qui annonce l’existence d’une pulpe dentaire persistante et, comme conséquence physiologique de cette circonstance, la poussée continue de ces organes ou l’équilibration parfaite entre leur usure et leur accroissement. D’après ces dispositions de l’appareil dentaire du Mégathérium, l’action de couper et de mordre sont si évidentes, qu’on n’hésite pas à admettre que le régime de cet animal était exclusivement de nature végétale. Nous croyons devoir ajouter ici que les édentés, dont le nom générique semble vouloir dire animaux entièrement privés de dents, ne sont réellement qu’en petit nombre dans ce cas. Ceux qui sont dentés n’ont jamais plus de deux sortes de dents, molaires ou canines, mais point d’incisives. Ces organes montrent entre eux une grande uniformité de structure.

L’époque géologique pendant laquelle vivait le Mégathérium est la formation post-pliocène, la partie la plus superficielle du terrain tertiaire supérieur. C’est, en effet, dans les pampas de l’Amérique du Sud qui se rattachent à cette période et dans les localités que nous avons déjà indiquées, que M. Séguin, chercheur zélé et infatigable, qui a passé plus de dix années à la recherche des ossements fossiles dans ces contrées, a découvert le squelette du Mégathérium que le Muséum possède actuellement. La formation post-pliocène, comme on le sait, a directement précédé la période actuelle ; elle est relativement peu ancienne dans les âges de la terre ; aussi n’a-t-on pas été surpris, dans l’état actuel de la science paléontologique, de voir produire l’affirmation que le Mégathérium, comme tant d’autres espèces anéanties, avait été contemporain de l’homme primitif. M. Séguin a recueilli dans quelques-unes des fouilles qui se sont opérées sous ses yeux des ossements humains enfouis simultanément, selon lui, avec les restes du Mégathérium.

Quelle a été la cause de l’extinction du gigantesque mammifère dont nous nous occupons, et des autres grands édentés qui vivaient à son époque ? Il y a tout lieu de croire qu’une immense inondation ayant subitement noyé tous ces êtres, ils auront été presque immédiatement ensevelis dans des torrents de limon, au milieu desquels leurs squelettes gisent depuis un nombre incalculable de siècles. Cette hypothèse paraît confirmée par l’observation des géologues et des paléontologistes, qui ont remarqué que les ossements du Mégathérium et de ses congénères ne se trouvent que bien rarement épars dans le sol ; habituellement l’individu est découvert tout entier et comme inhumé à la place où il est retrouvé.

En terminant, nous croyons qu’il n’est pas sans utilité d’exprimer certains regrets au sujet de l’admirable squelette du Muséum. Croira-t-on qu’une pièce d’un si haut intérêt scientifique ne peut pas actuellement être placée sous les yeux du public ? Les galeries du Jardin des Plantes sont littéralement pleines, et, faute d’emplacement, il faut loger un des plus beaux échantillons de la paléontologie moderne dans un hangar où sa conservation paraît mal assurée.