Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 583-609).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

LES MOYENS DE TRANSPORTS URBAINS

II.[1]
TRAMWAYS, BATEAUX ET MÉTROPOLITAIN


I

Bien que les tramways soient de quarante ans plus jeunes que les omnibus, la compagnie qui exploite actuellement ces derniers n’existait pas encore lorsque fut concédée, à Paris (1853), la première ligne de voitures sur rails. L’idée nous venait de New-York, apportée par un Français, M. Loubal, qui l’avait appliquée d’abord avec succès aux États-Unis. Aussi le nouveau mode de traction fut-il baptisé « chemin de fer américain : » le mot de « tramway, » — voie à rail plat, — emprunté aux houillères anglaises et inusité en Amérique, ne devait être adopté que plus tard sur notre continent.

Ce rail urbain était le même qu’aujourd’hui, en ornière, non en saillie, afin de ne pas gêner la circulation des autres voitures. Craignit-on néanmoins qu’il n’y lit obstacle ? La légende veut que l’impératrice Eugénie ait mis son veto à la pose des rails le long des Tuileries ; l’administration de l’époque estimait aussi cette voie ferrée fort dangereuse « au débouché des ponts et dans le faubourg Saint-Antoine. »

Toujours est-il qu’au lieu du parcours primitivement convenu, de Sèvres à Vincennes, l’entrepreneur, après avoir établi sa ligne dans Paris, depuis le Point-du-Jour jusqu’à la place de la Concorde, se vit refuser l’autorisation d’aller plus loin. Pendant vingt ans les voitures de l’ « Américain, » soulevées sur des crics au coin des Champs-Elysées, échangèrent leurs roues à boudin contre des roues ordinaires. Ce transbordement cessa en 1874, lorsque chacun demeura persuadé que l’introduction de rails, assez appréciés déjà en maintes capitales, offrait plus d’avantages que de périls.

Trois cents kilomètres de ces barres de fer s’incrustèrent et s’allongèrent, en quelques années, sur nos chaussées de Paris et de la banlieue. Ces dernières appartenaient presque toutes à deux sociétés nouvelles : celles des Tramways Nord et Sud. La Compagnie des Omnibus, pleine de méfiance à l’égard des profits que l’on pouvait attendre des localités suburbaines, instruite d’ailleurs par la ligne « Sèvres-Concorde, » qui n’avait jamais donné que des déficits, se réserva, en vertu de son monopole, les meilleurs parcours intra muros et abandonna les environs à ses hardies cadettes, qui s’acheminèrent doucement vers la faillite, non sans déployer une louable ingéniosité dans les modes de leur traction et le type de leurs voitures.

Grâce à l’aiguillon de la concurrence, sur tous les réseaux celles-ci furent alors transformées et le voyageur s’épanouit. Au lieu de se frayer un passage à la force du jarret, parmi les jambes entre-croisées des premiers occupans, il atteignit sa place sans effort dans des véhicules élargis. Habitué à sentir, sur sa banquette, ses coudes et ses genoux fortement comprimés par les genoux d’en face et par les coudes d’à côté, tandis qu’il roulait, rudement secoué sur les pavés inégaux, assourdi par la vibration des vitres et par le tonnerre des roués, il éprouva un bien-être délicieux à placer et déplacer ses pieds devant lui à sa guise, sans heurter personne, sans risquer d’être mal jugé par ses voisines ; à se sentir aussi glisser presque en silence, sans cahots et avec moins d’arrêts, parce qu’une ordonnance préfectorale ordonnait à toute voiture de se garer devant le tramway, le carrosse du peuple ; comme le populaire d’autrefois se collait aux auvens des boutiques pour laisser passer le carrosse du roi ou des grands. Cette satisfaction fut de peu de durée ; le voyageur trouvait qu’il n’allait pas assez vite et, vers 1889, l’on songea à substituer aux chevaux des moteurs mécaniques. Les essais tentés, dix ans auparavant, par les Tramways Nord n’avaient pas réussi ; on les reprit un peu partout à la fois. Les autres pays nous donnaient l’exemple, et la province même devançait Paris : neuf départemens avaient des tramways à vapeur ; Marseille, Lyon, le Havre, Clermont-Ferrand, Angers, Dijon, Rouen, etc., en étaient dotés, tandis qu’il n’en existait aucun dans le département de la Seine.

Notre capitale s’est rattrapée depuis ; presque tous les systèmes y sont aujourd’hui représentés, appliquant à la locomotion qui l’air comprimé, qui la vapeur, qui l’électricité, suivant les convenances particulières de chaque entreprise et suivant les parcours à effectuer. Car la même compagnie emploie, selon ses lignes, l’une ou l’autre de ces forces diverses, selon qu’elle la juge mieux appropriée ou la plus économique. Le génie inventif de nos contemporains utilise à l’étranger, sur une échelle moindre, d’autres sources d’énergie, — l’acide carbonique, l’ammoniaque, le gaz, — et d’autres procédés de traction, les câbles métalliques par exemple, dont Paris possède un échantillon unique : le funiculaire de Belleville. Son installation revint à 600 000 francs par kilomètre. Le coût élevé de ces frais de premier établissement n’est pas compensé par le bon marché et la commodité de l’exploitation : à New-York, dans Broadway, où les « cars, » qui se succèdent à 80 ou 100 mètres d’intervalle, étaient entraînés par ces invisibles fils remorqueurs, qu’une grille saisissait ou lâchait suivant que le conducteur voulait marcher ou stopper, l’administration a, depuis quelques années, remplacé ce halage souterrain par une canalisation électrique.

A Paris, la vapeur actionne encore plusieurs lignes de tramways, mais son usage tend de plus en plus à se restreindre. Quoique des machines nouvelles, — locomotives sans foyer, automotrices Serpollet, Bowan ou Purrey, — aient réussi à la produire, à la doser, à la discipliner, à la masquer surtout, assez discrètement pour ne pas transformer la ville entière en une immense gare de chemin de fer, la Compagnie des Omnibus est presque seule à lui conserver sa faveur.

Le plus récent modèle, voiture ; de 48 places, pesant 9 700 kilos vide et 13 000 kilos pleine, est plus légère d’un tiers que les types correspondans à air comprimé ou à accumulateurs électriques, dont le poids, lorsque les voyageurs y sont au complet, atteint 19 000 kilos. Sur la plate-forme d’avant sont placés la chaudière et son foyer, alimenté par du coke, qui descend automatiquement d’une trémie placée sur le côté ; sous les banquettes d’intérieur sont les réservoirs d’eau, dont les 500 litres suffisent pour la journée ; sur le toit de l’impériale se trouve le condenseur, où la vapeur, après avoir fait son effort, retourne se transformer en liquide. Quant aux appareils moteurs, ils sont logés sous le truck.

Ce n’était pas tout de dissimuler, en les répartissant de-ci, delà, les organes et les provisions qui représentent, en miniature, une locomotive et son tender ; il fallait que le tout manœuvrât sans tapage. Sous les pieds des voyageurs opère le « Silencieux, » chargé de faire taire la vapeur. C’est un gros cylindre en tôle, à l’intérieur duquel elle arrive, « chicanée, » disent les techniciens, par de petits trous percés dans le tuyau d’échappement. Elle s’y met à l’aise et se rend par-là sans bruit à la cheminée. Le générateur tabulaire est garni d’une enveloppe d’amiante, qui protège le public contre la chaleur. Debout à côté de lui, le machiniste a sous sa main le levier d’une petite pompe alimentaire, les manettes à secteur denté qui commandent le changement de marche, le régulateur d’admission de vapeur, les freins à air, et son pied repose sur la pédale de sa corne d’appel. Au lieu de coke, certaines automotrices brûlent des huiles lourdes de pétrole ou de goudron, qui, sous un faible volume, possèdent une grande puissance calorifique. Elles évitent ainsi le rechargement fréquent du combustible, comme elles arrivent, grâce au condenseur, à ne presque pas renouveler leur eau.

Moins simple est le moteur à air comprimé, en usage sur les lignes d’Auteuil-Madeleine et de Montrouge-Gare de l’Est. Chaque voiture porte sous son plancher huit « bouteilles, » ou viroles étirées, contenant ensemble 240 kilos d’air. Cet air, livré à lui-même dans l’atmosphère, occuperait, à raison de 1gr, 3c par litre, un cube de 185 mètres ; c’est-à-dire qu’il remplirait une salle de 10 mètres sur 5, ayant 3m, 70 de hauteur. Ici, sous une pression de 80 kilos par centimètre carré, il se réduit à un volume presque insignifiant.

Avant d’être distribué aux cylindres moteurs, il pénètre dans une bouillotte, pleine d’eau surchauffée où il « barbote, » et dont la haute température multiplie encore sa propre puissance. Et comme, parvenu à ce paroxysme d’énergie, il serait trop violent et briserait tout au lieu de travailler avec sagesse, on l’admet graduellement à la liberté dans un appareil intermédiaire, le « détendeur. » Il commence à s’y dilater, et en sort à une pression quatre ou cinq fois moindre (15 ou 20 kilos), qui varie au gré du machiniste, suivant que le terrain est droit ou qu’il faut gravir une côte. Le même air comprimé, qui, lorsqu’on l’envoie actionner les rouages, fait marcher la voiture, lui sert aussi à s’arrêter, si l’on ouvre le robinet, qui bloque les freins en un clin d’œil.

Les cinquante chevaux de force, nécessaires à l’automotrice et à la voiture attelée à sa suite, pendant une partie de la journée, correspondent, pour un voyage aller et retour, à une quantité d’air et d’eau chaude qu’elle ne pouvait, au début de ce mode de traction, emporter avec elle. Il avait fallu installer sous la voie publique des conduites d’air et de vapeur, qui, d’une usine éloignée, aboutissaient à des bornes de chargement, où les machines puisaient en cours de route. Ce système dispendieux offrait de graves inconvéniens et entraînait des arrêts, qui augmentaient notablement la durée du parcours. Aujourd’hui, la compression plus grande de l’air permet d’en transporter suffisamment, et un petit thermo-siphon, chauffé au coke, maintient l’eau de la bouillotte au degré convenable d’ébullition.


II

Toutefois l’air comprimé, comme la vapeur, demeure une force onéreuse pour des véhicules isolés. Ils n’offrent d’avantages appréciables que lorsqu’on veut former des trains, dont le service est en contradiction flagrante avec l’idéal des tramways qui doivent se suivre à de courts intervalles. L’avenir et même, déjà, le présent, appartiennent à la traction électrique, puisque presque toutes les lignes actuellement exploitées, dans les départemens français et surtout à l’étranger, ne pratiquent pas d’autre système, et que celles où l’on avait d’abord essayé des moteurs différens y renoncent peu à peu pour adopter celui-ci.

Mais il est plusieurs manières d’employer l’électricité ; les unes sont bonnes, belles et chères : caniveaux souterrains ; les autres sont laides, excellentes et bon marché : trolleys aériens ; il en est d’un prix intermédiaire, parfaites d’aspect et non exemptes de danger : les frotteurs à plots ; il en est enfin qui n’exigent aucune installation préalable, aucun fil visible ou caché et qui sont plus onéreuses que les chevaux eux-mêmes : les accumulateurs. C’est là une électricité de luxe, fort convenable pour les automobiles qui se louent 1 500 francs par mois à de riches particuliers, mais qui, en fait de tramways, ne constitue nul avantage et n’engendre nul progrès, ni pour le public, ni pour les exploitans.

La traction par accumulateurs, — quel que soit leur système, — est, au dire des entrepreneurs de transport qui l’ont abandonnée après expérience, la pire de toutes. La durée des « batteries, » — réservoirs où l’on emmagasine à chaque voyage l’énergie électrique, — est de cinq à six mois ; mais elles ne se détériorent pas en un jour. Leur capacité s’altère peu à peu et leur rendement, par suite, est irrégulier. Comme il est difficile d’apprécier leur état d’usure et le travail auquel elles sont aptes, les voitures restent « en panne » ou doivent se faire recharger avant l’heure prévue. En outre, les accumulateurs ne se prêtent pas à l’élasticité du trafic ; avec eux, il faut renoncer à l’adjonction de voitures remorquées. Leur puissance, et par conséquent leur poids et leurs dimensions, proportionnelles aux charges à traîner, une fois choisis, sont immuables. Et l’on ne saurait imposer à une automotrice, en service courant, le poids double ou triple des élémens électriques qui lui seraient nécessaires à certains jours, pour satisfaire à l’affluence de la clientèle. Si les accumulateurs sont encore utilisés à Paris, sur quelques parcours, cela tient uniquement, pour les Omnibus, à ce que leur concession expire en 1910, et qu’ils se soucient d’autant moins d’établir à grands frais des conduites souterraines, que leur réseau se trouvera d’ici peu complètement bouleversé par l’achèvement du Métropolitain. — Déjà leur ligue Louvre-Vincennes, incapable de soutenir la concurrence, se solde par 300 000 francs de perte. — Et cela tient, pour les Tramways Nord et Sud, à ce qu’il leur est interdit de prolonger intra muros le trolley aérien dont ils font usage au-delà des fortifications, et qu’ils souhaiteraient introduire dans l’enceinte parisienne.

Il faut que le tramway soit comme une sorte de trottoir roulant, qu’il sollicite, par la fréquence de son passage, le promeneur ou l’homme d’affaires, et que son prix très minime le rende accessible, plusieurs fois par jour, à la classe populeuse, la « seconde classe, » sans l’obliger à endurer le froid ou la pluie, comme sur l’impériale des omnibus. Il faut pour cela qu’au lieu de calculer minutieusement ce que coûtera et rapportera séparément chaque véhicule, avant de se décider à le mettre en route, comme les anciennes « pataches » qui prétendaient toujours partir au complet, les compagnies aient avantage à multiplier l’activité de leurs voitures pour rentrer dans leurs débours initiaux, et dans les frais invariables de leur trafic.

On pourrait presque dire sans paradoxe qu’avec le système électrique un réseau n’est vraiment bien exploité que lorsqu’il y a peu de inonde dans les tramways. Et, en effet, c’est ce qui arrive très souvent ; les statistiques de ces dernières années le prouvent. L’exploitant, dont l’intérêt ici est intimement lié à celui des voyageurs, force la circulation autant qu’il peut, parce que ses dépenses supplémentaires, étant très faibles, sont aisément dépassées par ses recettes supplémentaires.

Tel est le but poursuivi par nombre de Sociétés actuelles, par la ligne Etoile-Montparnasse entre autres, qui peut être proposée pour modèle : la deuxième classe, à 0 fr.15, ne diffère de la première que par la couleur des banquettes. L’entrée et la sortie des voyageurs s’y font avec rapidité, grâce à la suppression de l’impériale, toujours plus lente à se remplir et à se vider que l’intérieur. Les vieux cadrans à sonnerie et le contrôle qu’ils exigeaient ont été remplacés par des tickets délivrés à chaque personne contre le paiement de sa place, procédé qui garantit pleinement la sincérité de la recette, puisqu’il est aujourd’hui en usage à peu près dans tout l’univers civilisé.

Par ces deux améliorations les arrêts aux bureaux sont devenus plus courts. Il en résulte une grande économie de temps et la même voiture fait plus de courses dans sa journée. Les départs se succèdent à deux minutes d’intervalle et, les plates-formes étant plus vastes, le tramway peut contenir plus de monde. Il est résulté de ces progrès un accroissement inouï de clientèle sur cette ligne qui, de médiocre, est devenue fructueuse, bien qu’elle desserve des quartiers assez éloignés du centre et où les trottoirs, souvent, semblent déserts.

Seulement rétablissement du caniveau souterrain, auquel ces tramways empruntent leur force, est très coûteux. Il revient à 250 0000 ou 300 000 francs par kilomètre, suivant les estimations les plus modérées. Il faut, tout le long de la ligne, une espèce de petit tunnel ou de voûte en maçonnerie, étanche et construite avec grand soin, pour installer la conduite cachée dont l’attouchement fait glisser à toute vitesse le véhicule sur ses rails. Substituer à cette excitation permanente un contact renouvelé seulement de cinq en cinq mètres et, au lieu d’aller chercher l’électricité dans le sous-sol, amener celle-ci au niveau de la chaussée ; mieux encore, la faire saillir légèrement, — de 27 millimètres, — au-dessus du pavé ou du macadam, tel est le système « à plots, » dont la première application a été faite à Tours, en 1899, et qui s’est acclimaté à Paris avec les nouveaux tramways dits « de pénétration. » Il se recommande par un bon marché relatif — 60 000 francs le kilomètre — et se fait redouter par des accidens maintes fois relatés dans les gazettes.

Rien de plus ingénieux que de mettre le courant électrique à la portée des tramways qui n’ont, suivant la locution vulgaire, « qu’à se baisser pour en prendre, » et qui, en effet, le recueillent au passage sur leur « frotteur, » barre de fer rasant le sol et puisant dans les petits boutons magnétiques, dont l’entrevoie est jalonnée, de quoi continuer leur voyage. Mais aussi rien de plus périlleux que de paver les rues de boîtes sur lesquelles, en posant le pied, on risque sa vie. Les inventeurs répondraient que toute civilisation a ses revers ; que l’on voit des gens se casser la jambe, ou même l’épine dorsale, pour avoir rencontré une écorce d’orange sous leur talon, au bord d’un trottoir ; que pareille aventure n’arrivait point sous Charles le Sage, au XIVe siècle, parce que les oranges se vendaient à Paris 2 francs de notre monnaie, et que le prolétaire n’en mangeait pas dans la rue, au risque de tuer ou de blesser les passans avec les pelures. Cependant la consommation des oranges n’est point, jusqu’ici, interdite sur la voie publique.

Il est bien vrai, continueront les partisans de ce système, que les plots ont fait des victimes, mais surtout parmi les chevaux, spécialement aptes à être foudroyés à cause de leurs chaussures de fer : — la Compagnie ne prétend pas d’ailleurs que la ferrure des quadrupèdes soit prohibée à l’avenir. — Quant aux piétons atteints, on n’a pas signalé autant de décès que l’on pourrait croire ; beaucoup d’entre eux ont eu la bonne chance de s’en tirer avec un membre avarié ou un pied brûlé. Ces catastrophes fâcheuses ne le sont pas plus que celles occasionnées par vingt autres progrès contemporains, dans le seul domaine de la locomotion ; leur chiffre diminue d’année en année, avec la connaissance plus parfaite des appareils, comme il arrive pour toutes les nouveautés. Au début, certaines « précautions, » que l’on croyait excellentes, ont été précisément la cause des malheurs quelles se proposaient d’éviter : ainsi les frotteurs « de sécurité, » traînés par chaque voilure et qui devaient s’opposer à toute dérivation des courans, eurent le résultat contraire, et la suppression de cette « sécurité » funeste fit diminuer les accidens.

Quoi qu’il advienne, il sera malaisé de ne pas répandre quelquefois par terre, à côté du vase à qui il est destiné, un peu du fluide occulte que l’on verse à petits coups, étincelle par étincelle, à cette voiture lancée. Le tarif économique de ces tramways, — 10 et 15 centimes à l’intérieur de Paris, — compense, aux yeux des voyageurs qui en profitent, un danger qui ne les touche pas.

Tout voisin de la ligne, le long des rails, gît sur un lit de sable, dans une tranchée de 70 centimètres de profondeur, un gros rouleau de toile asphaltée. Ces rubans recouvrent un double tube d’acier, armature protectrice, à l’intérieur de laquelle se trouvent d’abord un matelas de jute imprégné ; puis un tuyau de plomb, qui emprisonne, dans une couche de brai hydrofuge, les trois câbles de cuivre entourés de filin goudronné. Ceux-ci transmettent, des usines génératrices de la banlieue aux sous-stations installées dans une boutique ou une cave, l’électricité qui s’y « transforme » par une opération analogue à celle que subit, dans nos maisons, le courant alternatif destiné à l’éclairage[2]. À cette différence près qu’il faut, non seulement une plus grande quantité, mais un débit plus vif, — une « tension » ou « voltage » plus haut, disent les ingénieurs, — de la force électrique, pour faire marcher un tramway que pour faire briller une lampe. De sorte qu’au lieu des 110 volts, auxquels elle est réduite pour nos usages domestiques, la pression originaire de 5 000 volts est ramenée simplement à 550, pour alimenter les plots.

La construction de ces boîtes d’asphalte moulé, dont nous n’apercevons à terre que le couvercle, ou tampon métallique, est des plus délicates ; l’énergie qui leur est confiée d’en bas, par l’âme mise à nu d’un mince fil de cuivre, elles ne doivent la livrer qu’au contact autorisé des électro-aimans, portés sous le tramway, et se garder de la communiquer à tout autre appel. Au milieu du plot est un godet d’ambroïne, de 15 centimètres de diamètre, plein de mercure, dans lequel plonge un gros clou de fer. Celui-ci reçoit le courant par une tige vissée sur le fond de ce vase. Sa tête, recouverte d’une pastille de charbon graphique, est distante d’un centimètre d’une rondelle, aussi en charbon, fixée sous le centre du tampon. A cet endroit précis et unique ce tampon est sensible. Tout le reste de sa calotte, en acier au nickel, est antimagnétique. Attiré par le frotteur aimanté, le clou se colle une demi-seconde au tampon, ouvre le courant, puis le coupe en replongeant aussitôt dans le mercure, jusqu’au passage du tramway suivant.


III

Le conducteur aérien, par « trolley » ou « archet, » a, sur ceux que je viens de décrire, une supériorité qui explique son succès universel : celle du bon marché. De toutes les tractions mécaniques, l’électricité est, dans les villes, la seule qui atteigne pleinement le but que l’on se propose ; de tous les systèmes électriques, le « trolley » est le seul qui procure une exploitation avantageuse, sauf sur les lignes à rendement exceptionnel. Sur 100 réseaux de tramways, du nouveau ou de l’ancien continent, de la France ou de l’Allemagne, de l’Angleterre ou de la Belgique, 91 sont actionnés par cette roulette fixée au bout d’un bras métallique que la voiture porte sur son toit, et qui lui transmet le courant recueilli dans les airs, au long d’un fil de cuivre ou de bronze siliceux.

Ce bras tend à se dresser verticalement, mais il en est empêché par le fil sur lequel il presse. Le contact ainsi établi, la force électrique gagne les moteurs placés sous la caisse, ressort par les roues et retourne, en suivant tes rails, à l’usine d’où elle est partie. Cela évite la pose d’un second fil et d’un second trolley. On a soin, pour que ce courant de retour ne dérive pas et n’aille pas suivre par exemple les tuyaux d’eau ou de gaz, de bien isoler le rail par des éclisses en cuivre étamé.

Les conducteurs aériens, de S à 9 millimètres de grosseur au maximum, offrent au passage du courant une certaine résistance d’où provient quelque perte d’énergie. Pour ne pas augmenter leur épaisseur, ce qui offusquerait les regards, et maintenir cependant, sur toute la ligne, une « tension » égale, on alimente ces fils au moyen de câbles de fort diamètre, — les « feeders, » — qui, reliés à eux de distance en distance, leur envoient directement, de l’usine centrale, un renfort d’électricité. Un procédé identique est en usage sur tout le parcours du chemin de fer Métropolitain.

Un autre système, dit « à archet, » remplace le roulement du trolley emmanché sur une tige, par le glissement d’un cadre de métal frottant le fil électrique comme l’archet de crin frotte la corde du violon. L’usure est plus grande ; mais on a moins de poteaux et de haubans tondeurs, parce qu’on n’a pas besoin de suivre des lignes courbes et que l’on peut mettre le fil parallèle aux voies et non pas nécessairement au-dessus d’elles.

Les deux moteurs, de 20 à 25 chevaux, que possède chaque voiture et qui actionnent les essieux, directement ou par l’intermédiaire de bielles, de chaînes et d’engrenages, sont en général plus puissans que n’exigerait la marche en terrain plat, afin de conserver la vitesse normale dans les parties accidentées et de faciliter les démarrages. Ils sont de types et de prix variés. Le coût de la voie ferrée diffère aussi, comme pour les tramways à chevaux, selon le poids des rails, et selon que leurs traverses reposent sur un lit de béton ou sur du sable, avec ou sans garniture de pavés, vieux ou neufs. Mais l’ « équipement » électrique de ce mode de traction, avec son matériel très simple de fils, d’isolateurs et de poteaux-consoles, tous les quarante mètres, ne revient pas à plus de 20 000 francs par kilomètre.

Le trolley, si serviable, si accommodant, a tout pour plaire ; il n’a contre lui que sa laideur. Aux yeux du Parisien, c’est quelque chose. Paris sait souffrir pour être beau. Le Parisien voyage en province, à l’étranger ; il voit de grandes, et même de petites villes, beaucoup mieux desservies que la sienne et il n’est pas fâché d’avoir un accès facile dans les véhicules publics de ces cités favorisées. Puis il rentre chez lui, retrouve les omnibus complets et rares, et ne souille mot, parce que sa fierté secrète est chatouillée de l’idée que sa capitale est vraiment la plus imposante de toutes, la plus plaisante à la vue, et que la déparer en quelque point serait un crime de lèse-humanité. Il est bien plus sensible à sa magnificence qu’à sa commodité ; pour l’embellir, il n’est rien qu’il ne fasse. Dans ce Paris, qui se croit démocratique et que l’on dit révolutionnaire, la maison du bourgeois s’est beaucoup plus transformée, depuis un siècle, que le logis de l’ouvrier. Il y existe des taudis immondes, des impasses dérisoires, où de pauvres gens sont entassés et respirent à peine. Mais ni ces électeurs ne se plaignent d’être mal logés, ni leurs mandataires n’auraient l’idée de renouveler le « home » du prolétaire, par quelque vaste opération de crédit qui ne coulerait rien au public, tandis que le percement d’une artère nouvelle et splendide, qui exige des millions, réunit tous les suffrages.

La noble passion de l’esthétique domino toutes nos entreprises d’édilité. Nos ponts les plus larges se trouvent, par malheur, dans les quartiers les moins fréquentés : à la gare d’Orléans et au Point-du-Jour. Plusieurs, dans les quartiers du centre, ceux des Saints-Pères ou de la Concorde sont notoirement trop étroits. Ce dernier est chaque jour encombré par les voitures qui vont, des rues Royale et de Rivoli, au boulevard Saint-Germain, au point où la communication, entravée depuis la rue du Bac par le jardin des Tuileries, reprend entre les deux rives de la Seine. L’expérience prouvait que ce pont, insuffisant, demandait à être élargi ; la dernière exposition universelle en offrait l’occasion. Mais quelques artistes et lettrés ayant fait observer que le dôme des Invalides serait une perspective vraiment majestueuse pour le promeneur des Champs-Elysées, les gens en place, les corps élus, la Ville entière, s’éprirent aussitôt de l’idée. L’on s’empressa de mettre à bas un palais horizontal qui masquait l’Esplanade, d’en bâtir deux autres verticaux, pour encadrer une agréable percée, et de jeter sur le fleuve un pont gigantesque, une merveille de pont, où cinquante voitures de front se croiseraient à l’aise, mais où il n’en passe presque pas une, parce que ce pont ne mène à rien qu’à des lieux déserts.

Nulle critique pourtant ne s’élève contre lui, parce qu’il a grand air ; c’est un bibelot superbe. Mais le peuple qui, ayant besoin de ponts pour passer une rivière, les place là où ils « font bien, » plutôt que là où ils peuvent servir, ne semble pas mûr pour le trolley aérien. Il semble difficile d’admettre, avec les Compagnies de tramways qui sollicitent son établissement, que « le trolley bien compris puisse revêtir un caractère ornemental, » et l’on frémit à la pensée des supports « gracieux et élégans » qui nous guettent. Hélas ! ils appartiendront sans doute à cette famille architecturale à qui nous devons les kiosques à journaux, les rotondes découpées en tôle brune, les colonnes-speclacles, les boîtes à lettres lumineuses et autres objets d’art appliqué aux nécessités urbaines. Nous subirons aussi les trolleys…, en gémissant, mais nous les subirons. Aux conseillers municipaux qui le gourmandaient véhémentement pour les avoir laissés pénétrer à l’intérieur des fortifications, dans un parcours de quelques centaines de mètres, — sans parler d’une installation provisoire dans la rue du Quatre-Sept ombre, — le préfet de la Seine répondit que « bientôt, peut-être, on exigerait de lui d’autoriser partout » ces fils détestés. Cet avis prophétique ne se réalisera pas à la lettre ; mais la forcis des choses acculera l’administration et les représentans du peuple parisien à cette alternative : faire marcher les nouveaux tramways eux-mêmes, avec l’argent des contribuables, très chèrement ; ou permettre aux concessionnaires actuels, qui ont accepté à la légère des conditions ruineuses, de recourir, pour exécuter leur cahier des charges, à l’exploitation économique par trolleys.

Ces nouveaux tramways « de pénétration » sont le dernier épisode de la lutte néfaste engagée depuis longues années entre la Ville et la compagnie des Omnibus. Ils l’ont partie d’un plan ingénieux qui consistait, faute de pouvoir vaincre l’indolence de cette Compagnie privilégiée, à lui susciter des concurrens qui la ruineraient, en se ruinant eux-mêmes. Ni les honnêtes omnibus, longtemps attachés aux vieilles routines par lesquelles ils avaient prospéré ; ni les tramways imprudens, dont les actionnaires, sur la foi de quelques « enfleurs » d’affaires, engagèrent leurs fonds mal à propos, ne méritent un intérêt excessif. Ces derniers croyaient s’enrichir en introduisant, à bon marché, dans Paris les habitans de Fontenay-sous-Bois et de Noisy-le-Sec, du Raincy et de Villemomble, de Bonneuil, de Châtenay et de trente autres localités du département de la Seine, insuffisamment reliées jusqu’ici avec la capitale. A l’intérieur de Paris, ils espéraient bien aussi détourner, grâce à leurs bas tarifs de 0 fr. 10 et 0 fr. 15, le trafic des omnibus qui suivaient une voie parallèle. Les bénéfices semblaient si sûrs que la « Compagnie française de traction, » pour garder les tramways de pénétration, abandonna le Métropolitain, dont le succès lui semblait moins assuré.

L’événement déjoua ces calculs. Les frais, dans Paris, sont tels que ces tramways perdent de l’argent intra muros, malgré l’affluence des voyageurs, tandis qu’ils en gagnent dans la banlieue, avec le trolley, quoique la clientèle soit beaucoup moindre. La clientèle, d’ailleurs, ne peut suffire partout aux divers moyens de transport qui la sollicitent. Parfois les nouveaux tramways l’emportent : les omnibus « Charenton-Bastille » étaient battus par le chemin de fer de Vincennes, que la Compagnie Thomson-Houston, grâce à ses tarifs, a très rondement dépossédé. « Malakoff-Les Halles, » des Tramways Sud, concurrence de même à moitié prix la ligne des omnibus « Plaisance-Hôtel de Ville, » qu’elle coudoie sans cesse, et fait ainsi 120 francs par voiture.

Mais la moisson n’est pas toujours aussi fructueuse. Sur les dix-neuf concessions accordées, une partie, — la moins bonne, — reste à l’état de projet ; les intéressés ne veulent ou ne peuvent exécuter un marché dont ils voient maintenant les périls. Le service des lignes qui fonctionnent est défectueux, parce que les fonds manquent pour l’assurer convenablement. Dans les Compagnies qui exploitent simultanément d’anciens parcours, à 0 fr. 15 et 0 fr. 30, et des parcours nouveaux, à 0 fr. 10 et 0 fr. 15, le bénéfice des premiers atténue le déficit des seconds. Dans les entreprises récentes, — « Tramways de la Rive gauche, » « Est » ou « Ouest Parisien, » — le capital disparaît goutte à goutte. Il ne tardera pas à s’épuiser, et déjà l’on peut considérer comme illusoire le terme de 1930 assigné aux engagemens réciproques de la Ville et de ses contractans. Ceux-ci, aux prises avec leurs difficultés financières, demandent à la municipalité d’accroître leurs recettes, en relevant les tarifs, ou de réduire leurs dépenses en autorisant le trolley.

L’une et l’autre permissions leur ont été refusées. « Ils n’avaient, leur a-t-on répondu, qu’à mieux faire leurs calculs. Ce n’est pas à eux, mais au public lésé par leur inertie et leur gestion mauvaise, qu’il appartient de se plaindre. » L’Hôtel de Ville, le Palais-Bourbon ont entendu l’écho de ces doléances, que le représentant de l’Etat a décemment clôturées en ces termes : « Là où il n’y a rien, le gouvernement perd son droit. »

Les affaires de transport urbain, en effet, sont si parfaitement embourbées et embrouillées, grâce au système suivi à leur égard, que le pouvoir est vis-à-vis d’elles désarmé. Comme en tout échec, chacun rejette sur d’autres la responsabilité, et peu importe d’ailleurs à qui elle incombe. Seulement l’administration se rend compte que- vainement elle ferait les gros yeux et élèverait la voix. La menace d’une « déchéance » éventuelle n’est pas pour effrayer des industriels en possession d’un privilège qui les ruine.

La compagnie des Omnibus, maintenant que son bénéfice, — de 3 centimes par voyageur en 1860, — après s’être réduit progressivement à un quart de centime en 1899, est aujourd’hui totalement évanoui, a, comme les autres, intérêt à braver cette « déchéance. » Peut-être l’eût-elle fait déjà sans l’interprétation contentieuse que soulève, pour les exercices antérieurs, un certain article 6 de son cahier des charges, relatif au partage des bénéfices entre elle et la ville de Paris. Elle doit, en tout cas, pour subsister, remanier son réseau de fond en comble ; cette doyenne des entreprises parisiennes, en quelque sorte expropriée par ses cadettes, cherche maintenant ses voies et sa vie au milieu des nouveaux modes de transport.


IV

La plus redoutable mine le sol sous les pieds de ses chevaux et enlève aussi à la route fluviale une partie de ses voyageurs. Les bateaux éprouvent, malgré leurs modestes tarifs, les effets de cette concurrence. Sur cette gaie rivière aux quais bordés de palais, le trajet, au printemps, en été, est une promenade charmante. L’un des hauts fonctionnaires du Métropolitain, qui, de son domicile à son bureau, a le choix entre les tunnels de sa Compagnie et le pont ensoleillé des « Mouches, » m’avouait qu’il donnait toujours la préférence à ces dernières. Mais, par le froid et le mauvais temps, les berges sont peu engageantes, les stations semblent d’un accès difficile et, en toute saison, la rapidité des wagons l’emporte sur celle des bateaux.

Aussi la Compagnie qui les exploite a-t-elle vu depuis trois ans ses titres tomber de 750 à 200 francs, et ses bénéfices réduits à fort peu de chose, depuis la mise en service des voies ferrées qui courent, parallèles à la Seine. Incapables d’abaisser leurs prix, puisqu’ils n’exigent que 10 centimes pour un trajet de 15 kilomètres, du Point-du-Jour à Charenton, les bateaux auraient pu tenter de lutter par un accroissement de vitesse. Leurs machines, d’une force de 80 à 100 chevaux, leur permettraient de marcher beaucoup plus vite ; sur les cinquante minutes qu’ils passent à descendre du Pont d’Austerlitz à Auteuil, — soit 9 kilomètres et demi, — les treize escales, où ils doivent stopper, leur font perdre vingt-cinq minutes. Ils pourraient en regagner dix ou quinze entre les stations en accélérant leur allure actuelle de 10 kilomètres à l’heure ; mais l’administration s’y oppose, parce que les berges du fleuve et les établissemens riverains souffriraient du déplacement d’eau que comporte une vitesse plus grande.

Depuis 1867, date de son introduction à Paris, jusqu’à ce jour, ce mode de transport offre aux voyageurs un maximum invraisemblable de sécurité. Entre bateaux de commerce, il se produit, chaque année, dans la traversée de la capitale, une centaine de collisions ; il en sombre une trentaine. Ces naufrages ou ces avaries ne sont pas sans faire quelques victimes parmi les marins. Sur les « bateaux-omnibus, » en trente-cinq ans, on n’a jamais eu à signaler un seul cas d’accident mortel.

Lorsqu’ils vinrent de Lyon, où, depuis 1855, ils avaient pris possession de la Saône, la Seine se prêtait mal à un service analogue. Le mouillage qu’elle offrait pendant la saison des basses eaux était faible et variable ; le barrage de Suresnes n’existait pas, et la navigation n’était possible que dans la partie la plus profonde du chenal. Le passage autour des îles était encombré par plusieurs rangées de constructions flottantes. D’anciennes fondations de pompes ou de piles démolies constituaient, sous certaines arches de ponts, des écueils infranchissables. Les « Mouches » sillonnaient la rivière depuis deux ans à peine, que déjà elles transportaient 8 millions de voyageurs ; ce chiffre, en 1887, avait doublé ; en 1899, il s’élevait à 28 millions et à 42 millions l’année suivante, grâce à l’Exposition universelle, depuis laquelle il a sensiblement décru.

Durant cette période, alléchées par leur succès, les « Hirondelles » étaient venues leur disputer la clientèle et, peu après que les deux rivales eurent fusionné sous le nom de « Bateaux-Omnibus, » de nouveaux concurrens, les « Express, » surgirent en vue de prendre leur part du trafic.

Propriétaire du matériel de ces diverses entreprises perfectionné par elle, la Compagnie actuelle possède une flotte de 100 bateaux, d’une valeur initiale de 15 millions de francs, qui ne marchent tous ensemble qu’aux jours des plus fortes recettes : le dimanche du Grand-Prix, le lundi de la Pentecôte, et le 14 juillet. À l’ordinaire, 55 bateaux en hiver, 70 en été suffisent ; chacun peut contenir 100 voyageurs, tant sur le pont que dans des salons chaudes à la vapeur et éclairés à l’électricité.

Le plus gros chapitre de dépense est le personnel, dont l’effectif, déterminé par la Préfecture de police, se compose pour chaque bateau d’un pilote, un receveur, un mécanicien, un chauffeur et un marinier. Ce dernier n’a d’autre mission que d’aider le pontonnier dans l’amarrage aux stations. Les chauffeurs nourrissent les foyers avec 400 000 hectolitres de coke, employé à l’exclusion du charbon dont la fumée incommoderait les voyageurs.

Le chef responsable, à bord, est le pilote-capitaine, qui tient le gouvernail et dirige la manœuvre. Dur métier, auquel conviennent seuls des hommes robustes, sobres, disciplinés, doués d’un coup d’œil sur, dont l’attention est toujours en éveil. Ils ne reçoivent leur commission et leur diplôme qu’après un examen technique sur les ordonnances qui concernent la navigation et un stage minimum d’un an sur des bateaux à vapeur. La majeure partie des pilotes viennent du Rhône, du lac de Genève et des Flandres. Le matelot de Seine est moins apprécié ; on lui reproche de « tirer des bordées » fréquentes et d’être trop ami de la boisson. Les mécaniciens aussi viennent du dehors : presque tous sont Auvergnats et spécialement Aveyronnais. La Compagnie, suivant ses besoins, recrute sur les quais des auxiliaires ; mais, durant les chômages plus ou moins longs, — de quarante jours parfois, — qu’imposent les crues ou les glaces, les titulaires, employés à l’année, sont seuls payés.

À cette catégorie appartiennent les receveurs, dont le salaire, — 6 francs par jour, — est moindre que celui des mécaniciens ou des pilotes, qui gagnent de 8 à 11 francs. Ils opèrent leur recouvrement à peu près sans contrôle. Les tourniquets et les tickets seraient impraticables, le dimanche, lorsqu’il faut embarquer une file de 400 personnes en cinq minutes. L’on perdrait, avec ces formalités, plus d’argent qu’il n’en peut être dérobé par un agent infidèle. Cependant les pontonniers comptent les voyageurs à la sortie et, si leurs feuilles ne concordent pas avec celles des receveurs, on signale tel ou tel bateau à la surveillance d’un inspecteur-chef.

Celui-ci a sous ses ordres des agens occultes, inconnus même de l’administration centrale, que seul il engage et congédie lorsqu’il les croit « brûlés. » Tantôt confondus à bord, dans la foule, tantôt plongeant du haut des quais ou paresseusement accoudés sur le parapet d’un pont, ils suivent de l’œil les allées et venues des embarcadères.


V

La première période de l’histoire des transports urbains avait duré deux siècles, depuis l’apparition des chaises à porteurs et des fiacres jusqu’à la création des omnibus. La seconde période, moins longue et beaucoup plus remplie, marquée par le développement de la traction mécanique, a pris fin avec l’inauguration du « Métropolitain. » Par lui s’ouvre une ère nouvelle.

Tandis que les moyens de communication se multipliaient au long des vieilles rues, des boulevards modernes et dans le lit de la rivière, Paris s’étendait de tous côtés ; les distances, par suite, augmentaient ; la population croissait et, avec elle, l’enchevêtrement des piétons et des véhicules destinés aux personnes et aux marchandises. Et, comme véhicules et piétons sortent aux mêmes heures et fréquentent les mêmes lieux, ils se gênaient les uns les autres de plus en plus ; si bien qu’il devint urgent de poster des sergens de ville au croisement des voies les plus fréquentées, pour faire à chacun sa place et sa part. Introduire au sein d’une circulation si intense qu’elle s’entravait elle-même la locomotion à grande vitesse était un rêve. On ne tarda pas à s’en apercevoir. Electriques ou à vapeur, les tramways sont incapables d’user de la vélocité dont les a dotés la science. Ils se frayent un passage, au centre de la ville, aussi lentement que les chevaux. La force des choses, la prudence de leurs directeurs, les pouvoirs publics eux-mêmes qui les avaient encouragés à se transformer, s’opposent à toute accélération de leur allure. Et l’on s’aperçut que, pour « brûler le pavé, » à travers ce Paris dont on ne pouvait vider les rues, il fallait s’y ménager une route vide… sous les pavés.

L’idée n’était pas nouvelle. Sans remonter jusqu’à 1855, où M. Brame proposait de relier le cœur et, plus exactement, le « ventre » de Paris aux gares du Nord et de Lyon par une ligne dite des Halles, un projet de chemin de fer intérieur, inspiré par l’exemple de Londres, vit le jour en 1872. Il reçut le nom de « Métropolitain, » traduit littéralement de l’anglais et n’alla pas plus loin que ce baptême, jusqu’à 1898. Pendant vingt-cinq ans, les pourparlers continuèrent. D’autres capitales avaient peu à peu construit des voies ferrées urbaines, Paris en demeurait privé. Il semblait plus difficile à ce peuple libre de jeter des rails de la Madeleine à la Bastille qu’à un État despotique de lancer des locomotives transsibériennes à travers un continent tout entier. La lutte se poursuivait, âpre, tenace, irréductible, entre la municipalité, qui tenait pour un réseau exclusivement parisien, et le gouvernement, qui voulait lui imprimer un caractère de transit général, voire d’intérêt stratégique. Ce système, non dénué d’avantages, qui aurait transformé le sous-sol de la cité en un embranchement gigantesque, où les Compagnies de l’Orléans et du Nord, de Lyon et de l’Ouest, auraient échangé sans transbordement leurs cliens et leurs colis, où les touristes du Parc Monceau à la Bourse se seraient confondus avec les passans de Calais à Nice, aurait eu pour conséquence fatale de sacrifier les premiers aux seconds.

Les deux sortes de trafic ne pouvaient se mêler sans se nuire. Le Conseil général des ponts et chaussées se prononça en ce sens et l’État finit par s’incliner devant cet avis. La voie métropolitaine est de même largeur que les autres, — 1m, 44, — mais le matériel des grandes lignes ne pourrait entrer dans ses souterrains, dont le gabarit est inférieur.

Restait à déterminer les bases de la concession : la Ville avait si bien pris ses précautions pour que ceux qui traiteraient avec elle ne fussent pas exposés à gagner de l’argent, qu’il ne se trouva personne pour exécuter le travail. Aucun groupe financier ne voulut se charger de l’ « infrastructure, » c’est-à-dire des tunnels, tranchées et viaducs, par où devait passer le chemin de fer, ainsi que de la réfection des voies publiques, endommagées par les percemens. Sur plus des deux tiers de leur tracé, — 70 pour 100, — les lignes nouvelles consistent en effet en galeries souterraines ; 16 pour 100 seulement de leur longueur sont des tranchées couvertes et 14 pour 100 des viaducs. Partout elles empruntent le sous-sol des rues et épousent d’assez près leur relief, de sorte que les voyageurs n’aient pas trop à descendre pour accéder aux stations.

Le Central London, analogue à notre Métropolitain, s’est établi à 30 mètres sous terre. À cette profondeur, il est tranquille ; aucune de ces multiples canalisations d’eaux propres ou sales, d’électricité ou de gaz, plus ou moins enfoncées sous la croûte du macadam ou du pavé, ne le gêne. Aussi sa voie est-elle partout horizontale : d’où grand avantage de traction. Il en coûte cher, à Paris, pour gravir de brusques pentes au Châtelet et à la place de la Concorde. Mais l’économie de force électrique est fâcheusement compensée, à Londres, par l’obligation d’entretenir des ascenseurs à chaque station, le public ayant peu de goût pour escalader 200 marches.

Au premier regard jeté sur la carte de notre Métropolitain, les sinuosités de certaines lignes ne laissent pas que de surprendre, et aussi l’absence de certaines autres dont l’utilité semblait incontestable. Tel le parcours de Notre-Dame-de-Lorette à la rue de Sèvres, par les rues Drouot, Richelieu, des Saints-Pères ou du Bac. Mais ces voies, où la circulation est extrême, sont trop étroites, dit-on, pour permettre le développement des stations, dont la largeur est de 14 mètres, et le Conseil municipal s’est refusé à exproprier des immeubles. Quant à creuser sous une maison, nul ne l’ose, parce qu’on n’est jamais sûr, quelque célérité que l’on y mette, de ne pas provoquer un éboulement avant d’avoir effectué les travaux de consolidation nécessaires.

Le réseau parisien coûtera 240 millions à la Ville, qui en construit le gros œuvre, et 60 millions à la Compagnie exploitante, pour l’installation des voies et des transmissions électriques, les ateliers, les usines et la fourniture du matériel. Six lignes, d’une longueur totale de 65 kilomètres, faisaient l’objet de la concession primitive : de Vincennes à la Porte-Maillot, de la Porte-Dauphine à la place de la Nation, par les anciens boulevards « extérieurs, » retournant à la Place de l’Etoile par l’Observatoire, la gare Montparnasse, le Champ-de-Mars et le Trocadéro ; de Courcelles à Ménilmontant, par la gare Saint-Lazare, la Bourse et la place de la République.

L’issue de l’entreprise paraissait assez incertaine tout d’abord, puisque la Ville stipulait qu’elle pourrait, à son gré, se borner aux trois lignes ci-dessus, ou en établir ensuite trois autres : de Clignancourt à la porte d’Orléans, par les gares du Nord et de l’Est, les Halles et la rue de Bennes ; du boulevard de Strasbourg au pont d’Austerlitz, par le boulevard Magenta et la Bastille ; du cours de Vincennes à la place d’Italie.

Le succès ne se fut pas plutôt affirmé, par l’affluence du public dans les wagons mis à sa disposition, que non seulement l’achèvement facultatif du premier réseau fut décidé, mais qu’un second parut nécessaire : d’Auteuil à l’Opéra, par Grenelle, l’Ecole-Militaire, les Invalides, la place de la Concorde, et, du Palais-Royal à la place du Danube, par l’avenue de l’Opéra, la rue Lafayette et les Buttes-Chaumont. Celui-ci est déjà voté, concédé en principe, et ce ne sera sans doute pas le dernier.

Notre capitale, ainsi, sera dotée du seul véhicule qui convienne aux longs trajets ; et, par lui, ces longs trajets se feront aussi rapidement que les plus courtes distances aujourd’hui. De là toute une révolution dans l’existence du Parisien et, par suite, dans la valeur et le loyer des immeubles, au centre et sur les confins de la cité.

Les lignes « Vincennes-Porte Maillot » et « Porte Dauphine-Place de la Nation, » seules ouvertes jusqu’à ce jour, font augurer des résultats que confirmera la mise en service, au printemps de 1904, de la transversale « Parc Monceau-Père Lachaise » par la Bourse et la rue Turbigo. Elles permettent aussi d’apprécier ce cheminement de taupe, accompli de façon si discrète que, sauf quelques palissades pour masquer les « taupinières, » — l’amas des déblais vomis par les galeries à mesure qu’elles avancent, — le passant ne se douterait guère de la mine creusée sous ses pas.

Souvent on ne troue même pas la chaussée ; les points d’attaque sont invisibles. Sur la ligne « Porte Maillot-Vincennes, » où l’on avait à fouiller et à évacuer 850 000 mètres cubes de terre, tout en amenant des matériaux correspondant à 310 000 mètres cubes de maçonnerie, les lots compris entre la rue de Reuilly, au faubourg Saint-Antoine, et l’avenue de l’Aima, furent mis en relations directes et souterraines avec le canal Saint-Martin ou avec la Seine, et reçurent, par ces voies cachées, les pierres meulières de Souppes et le ciment de Portland à prise lente, en échange des sables argileux, des marnes et des gravats, qu’ils envoyaient se déverser dans des péniches amarrées le long des quais.

Les gravats et remblais coulans venaient surtout de la rue de Rivoli, où se rencontraient les déchets écroulés du Paris de nos pères ; terrains fréquemment coupés par de vieux murs et des fondations sans objet. Sur remplacement de l’ancien château de la Bastille, ces remblais atteignaient une épaisseur de 10 mètres. Partout ailleurs, sauf à l’avenue de la Grande-Armée et au cours de Vincennes, où l’on traversait des terrassemens récens, le sol vierge de la capitale, formé de calcaires grossiers sur les hauteurs de l’Arc de Triomphe, et de solides graviers, alluvions préhistoriques du fleuve, dans la vallée du Palais-Royal, offrait de bonnes conditions pour le percement du tunnel.

Ce tunnel, de 7 mètres de large et de 5m, 20 de hauteur, est, en général, très voisin de la chaussée. Les rails du chemin de fer sont posés à fi mètres plus bas que le sol des rues et la partie supérieure de la voûte n’est guère qu’à 1m, 50 au-dessous du niveau des trottoirs. Parfois elle le touche ; la maçonnerie du plafond est alors remplacée par des poutres en fer et ce tablier métallique, qui recouvre le souterrain, porte directement le béton du pavage en bois.

Le choix de cette assiette plaçait le Métropolitain dans le même horizon que les égouts de la ville ; il fallut remanier leur tracé. Le collecteur, qui tenait le milieu de la rue de Rivoli, fut d’abord rejeté sur le côté, puis dirigé vers la rue Saint-Honoré et l’avenue de l’Opéra, remplacé par des émissaires de moindre importance le long des immeubles riverains. Les conduites d’eau, logées dans les égouts, ont dû subir des déplacemens analogues ; de même les canalisations d’air comprimé, les lignes télégraphiques et téléphoniques. Les conduites de gaz et d’électricité, situées à une moindre profondeur, purent être respectées, grâce aux précautions prises lors des travaux accomplis dans leur voisinage.

Le relief de la ligne Vincennes-Porte Maillot offre l’image d’une cuvette à fond plat, dont les bords sont formés par deux pentes, l’une de 12 mètres de hauteur à la place de la Nation, l’autre de 24 mètres à l’avenue des Champs-Elysées. La partie basse de la voie eut été presque constamment au niveau normal des eaux de la Seine.

Mais cette uniformité est trois fois rompue par la rencontre de grands égouts qu’il était impossible de supprimer ou de dévier. Pour passer sous ces collecteurs, aux boulevards Diderot et Sébastopol et à la place de la Concorde, il a fallu abaisser le rail du Métropolitain jusqu’à près de 6 mètres au-dessous du fleuve. Ces brusques changemens de profil, comportant des descentes et des ascensions de 4 centimètres par mètre, exigent une grosse dépense de force électrique. On consomme, à chacun de ces passages de quelques centaines de mètres, quatre fois plus que dans le parcours d’une distance équivalente en terrain droit.


VI

Le percement du souterrain devait, en principe, s’effectuer au moyen du « bouclier, » carapace défensive, à l’abri de laquelle s’exécutent la fouille et le revêtement et qui avance peu à peu sans cesser de maintenir les terres. Cette voûte provisoire de fer et d’acier, année à l’avant d’un fort tranchant, mue par l’air comprimé ou la presse hydraulique, découpe le cintre projeté, à même le sol, comme un gigantesque emporte-pièce. C’est un engin d’invention française, dû à l’ingénieur Brunel, qui, le premier, l’employa en 1825 sous la Tamise. Hersent, Jean Berlier et d’autres l’ont beaucoup perfectionné de nos jours. Soit retard des usines de construction, soit lenteur d’outils mal conditionnés, progressant de 2 mètres par jour seulement, le bouclier ira joué ici qu’un rôle moral ; il a servi à rassurer le public. Pratiquement, on s’en est peu servi. La galerie a été creusée par la méthode ordinaire : les ouvriers s’ouvrant un chemin dans la roche avec la poudre, dans le calcaire avec la pioche, avec le couteau dans la glaise.

Ce forage préliminaire est assez étroit : on l’élargit jusqu’au diamètre extérieur de la voûte future, que l’on construit aussitôt, à l’abri d’un boisage solide, étayant la terre d’alentour. Les mortiers de ce toit concave une fois pris, et les moindres vides comblés entre lui et le sol adjacent, par des injections de ciment liquide, il faut maçonner en sous-œuvre les parties latérales du tunnel, — les « pieds-droits, » — en enlevant la terre avec grandes précautions, pour ne pas ébranler la voûte. On opère, de bas en haut, sur des portions de trois mètres à la fois, et jamais sur deux parties en face l’une de l’autre, laissant à ces premiers murs le temps de durcir avant dévider entre eux de nouvelles parois. L’enlèvement du « strosse, » c’est-à-dire de la masse jusqu’ici intacte, qui obstrue le milieu du tunnel et 1 établissement du sol bétonné, — le « radier, » — terminent ces diverses opérations de l’ingénieur et du terrassier. Elles se poursuivent simultanément, une équipe suivant l’autre, à quelques vingtaines de mètres de distance.

L’infrastructure de la ligne Vincennes-Maillot s’est effectuée en dix-sept mois seulement, sans que le public se soit douté des difficultés vaincues : tantôt il fallait déranger de gros blocs de grès, placés à une époque inconnue dans le fond de ce « marais » dont le quartier voisin de la Bastille a pris le nom ; tantôt les égouts, provisoirement barrés, se décollaient par le fond et inondaient le tunnel ; ou bien la nappe des eaux souterraines menaçait de l’envahir, lorsque l’on passait, près de la tour Saint-Jacques, à 14 mètres de profondeur sous la chaussée, et qu’on tremblait pour les maisons riveraines, alignées à 11 mètres de distance seulement. Au voisinage du Trocadéro, le terrain est miné jusqu’aux entrailles par d’anciennes carrières. Sans de nombreux puits de consolidation, il se fût effondré. Deux fois seulement, aux places de l’Etoile et de la Concorde, par suite d’un excès de hardiesse des entrepreneurs, le sol creva ou s’affaissa. L’expérience acquise nous garantit de ces accidens pour l’avenir. Certaines obstructions presque incroyables ont causé quelque gêne : si la station des Tuileries, par exemple, est ridiculement étriquée, c’est que l’Etat a refusé de laisser creuser sous le jardin, crainte d’altérer la symétrie des arbres sur la terrasse des Feuillans.

En de vastes ateliers, à Charonne, la Compagnie métropolitaine, chargée du ballastage et de la pose des rails, construit et entretient son matériel. Elle produit la force électrique nécessaire pour le faire fonctionner, à Bercy, dans une usine de 10 000 chevaux, capable d’envoyer plus tard, sur les diverses lignes, 6 000 kilowatts-heure. Le kilowatt, vendu par les secteurs parisiens un franc cinquante centimes, — 15 centimes l’hectowatt, — aux personnes qui emploient dans leurs appartemens ce luxueux éclairage, coûte ici vingt fois moins cher ; 8 centimes environ. Pour remorquer les huit voitures dont se compose un train, à la vitesse de 35 kilomètres à 1 heure, la dépense est de 45 kilowatts ; ce qui représente, en éclairage, la consommation de 1 280 lampes de 10 bougies pendant une heure et, en force analogue à celle des machines, l’énergie d’environ 60 « chevaux-vapeur. »

Cette énergie est livrée au rail du chemin de fer sous une forme plus concentrée, si l’on peut ainsi dire, qu’elle ne l’est aux ampoules incandescentes : sous la tension de 500 volts et non de 110. Supposez que l’électricité se transmette, non par un fil, mais, comme l’eau, par un tube : « ampère » représenterait le diamètre de ce tube, « volt » signifierait la vigueur avec laquelle l’eau y est chassée, et a watt » mesurerait en litres le débit obtenu, résultant de la poussée du liquide autant que de la largeur du tuyau. De l’usine parlent, à la tension de 5 000 volts, trois courans alternatifs, — « triphasés, » en langue technique, — dont les marches différentes se combinent, et annulent ainsi leur mutuelle alternance : l’une étant au point fort tandis que l’autre est au point faible. Ces trois courans sont d’abord réduits, sur trois bobines, au dixième de leur puissance, dilués, comme de l’alcool pur dont on augmente le volume en abaissant le degré. Ils sont mélangés ensuite et transformés en un seul courant continu. Ces deux opérations leur font perdre 20 pour 100 de la force initiale, dont « m n’utilise ainsi que 80 pour 100.

Au début de l’exploitation, l’énergie électrique était distribuée aux voitures automotrices uniquement par le rail, dit « de prise de courant, » établi à droite de la voie. Ce rail, chargé par l’augmentation du trafic d’une intensité exagérée, donna lieu à des pertes importantes. Pour y remédier, des « feeders, » ou câbles de gros diamètres, transmettent aujourd’hui directement, de l’usine, une force constante. Le retour du courant épuisé, — à 4 ou 5 volts de tension seulement, — se fait par un des rails de roulement.

Asseyons-nous à côté du mécanicien, — du « wattman, » — dans l’étroite cabine où il se tient, à l’avant de la voiture automotrice, mais ne l’importunons pas de questions ; il n’aurait guère le loisir d’y répondre. Son métier exige une application soutenue. Tourner de la main droite la manivelle de l’appareil appelé « contrôleur, » qui établit le contact par des balais frotteurs, règle, modère ou coupe le circuit, et manœuvrer de la main gauche, ou du pied, le frein à air qui agit sur toutes les voitures, semble chose peu compliquée. Mais il est de bonnes et de mauvaises manières de conduire un train. Le démarrage, graduel ou précipité », la marche « par séries » ou en « parallèle, » importent fort à la Compagnie. Le wattman gâche ou économise beaucoup d’électricité, suivant qu’il est plus ou moins habile. S’il a bon doigté, il sait prendre toute sa vitesse entre deux stations, lancer son train et le laisser ensuite filer par la force acquise.

Il a l’œil fixé sur les signaux du « block-system » qui jalonnent sa route : chaque train fait passer au rouge la lueur jaune du fanal qu’il franchit ; il remet en même temps au jaune la lumière de l’avant-dernier fanal rouge, à quelque cinq cents mètres derrière lui, libérant la voie à mesure qu’il avance. Il est ainsi protégé constamment par deux lumières rouges ; de sorte que, s’il tombait « en panne » à peu de distance en avant de la première, la seconde au moins avertirait le train suivant de suspendre sa marche.

Trop hardis d’abord, quelques wattmen brûlaient le premier signal rouge, en se fiant sur le second pour stopper ou ralentir. Mais la Compagnie, soucieuse de l’exacte observance d’un règlement qui assure la sécurité des voyageurs et, par suite, sa prospérité, a organisé un mécanisme grâce auquel tout train, en dépassant indûment le fanal rouge, ferait retentir à la station prochaine une cloche sonore, révélatrice de son infraction.

Le succès du Métropolitain a surpris les prophètes les plus optimistes. Il ne s’agit plus maintenant de savoir si la clientèle sera suffisante pour rémunérer les frais de l’entreprise, mais si l’entreprise parviendra à satisfaire la clientèle, bien qu’elle ait réduit à deux minutes et demie l’intervalle entre ses trains et doublé le nombre des voitures dont chacun se composait. Elle se préoccupe de multiplier aux stations les accès et les sorties. Le chiffre des voyageurs prévus était de 2 millions par kilomètre (140 millions pour le réseau total) et, en 1902, il dépasse 4 millions par kilomètre : 62 122 000 pour les 15 kilomètres exploités. Dans cet effectif entrent 10 millions d’ « allers et retours, » comptés chacun pour un seul ticket, et près de 9 millions de « première classe. » Cette forte proportion de 14 pour 100 de première classe ne se retrouvera sans doute plus dans la ligne des boulevards extérieurs ; mais la circulation populaire la compensera, et déjà la foule, à certains jours, stationne avant de pouvoir entrer. Cet encombrement cessera avec la multiplication du matériel, dont les 385 wagons sont jusqu’ici très insuffisans.

Les trains pourront se succéder à une minute trois quarts d’intervalle en rapprochant et resserrant les signaux ; mais il est probable que, dans quelques années, les stations devront être agrandies et les trains allongés encore. L’arrêt moyen de douze secondes ne sera pas augmenté pour cela. L’éducation du public parisien s’est faite très vite : chacun a compris que la célérité du nouveau mode de transport dépendait de la bonne volonté commune à monter et descendre avec prestesse. Les voyageurs s’éparpillent judicieusement et se développent d’eux-mêmes sur trois ou quatre rangs au plus ; de sorte qu’un train entier, à la place de l’Etoile, se remplit souvent en onze secondes. L’empressement irrésistible vers ce nouveau mode de transport montre à quel point il nous manquait, à quels besoins répond sa venue tardive ! Les cliens du Métropolitain se composent, pour partie, de gens qui allaient à pied et, pour faible partie, de gens qui allaient en fiacre ; le plus grand nombre ont, déserté les omnibus, les tramways, les bateaux. L’offre de nouveaux moyens de locomotion multiplie le trafic général ; mais son accroissement n’est pas infini : la preuve, c’est la décadence d’entreprises anciennes, l’échec de quelques nouvelles.

Le chemin de fer souterrain, à mesure que ses branches se ramifieront sous le sol, ne supportera guère de concurrens. Il tuera, pour notre bien et notre bon plaisir, les lents et massifs véhicules, empêtrés les uns dans les autres, aussi souvent arrêtés qu’en marche, que nous possédons aujourd’hui. Plus légères, plus nombreuses, moins chères, moins formalistes, et par conséquent plus rapides, d’autres voitures, à traction animale ou mécanique, les remplaceront. Des bouches du Métropolitain elles recueilleront les voyageurs qu’il jette à la surface, et lui en verseront d’autres, amenés par elles. C’est à quoi la Compagnie des Omnibus se prépare, en cherchant à se transformer.

Une fois de plus la capitale se modifiera ; elle se videra au milieu et se remplira sur les bords ; ses quartiers vont se niveler ; leurs privilèges anciens vont disparaître, ou mieux s’échanger : l’habitant du centre, celui des faubourgs ou de la banlieue, auront, à vingt minutes de leurs logis respectifs, qui le grand air et le soleil, qui les affaires et les théâtres. Les Parisiens du XXe siècle, pour se dérober à la persécution des voitures qui encombrent la chaussée, et pour communiquer aisément entre eux, ne pouvaient mieux faire que de se réfugier dans ces catacombes électriques.


VTE G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1896, l’article du Mécanisme de la Vie moderne, consacré à l’Éclairage.