LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

LE THÉÂTRE

II.[1]
LA MISE EN SCÈNE ET LES ARTISTES


I

Le théâtre a ceci de supérieur aux autres genres littéraires ou artistiques, qu’il occupe et conquiert à la fois l’esprit et les sens ; il a ceci d’inférieur, qu’il est contraint, pour agir sur la masse à qui il s’adresse, de lui peindre, en les outrant suivant les besoins d’un moule conventionnel, des sentimens et des mœurs dont le propre est de changer sans cesse. Si les chefs-d’œuvre scéniques du passé ont beaucoup plus de lecteurs que d’auditeurs, s’ils sont plus imprimés que joués, c’est qu’on eux la « forme, » la « pièce de théâtre » est morte, et qu’il y demeure seulement les idées et le style qui remuent l’âme de tous les temps. C’est un vin qui ne pétille plus, qui ne grise plus, mais qui conserve son délicat arôme.

Si toutefois le succès de telle œuvre égale le désenchantement que cause sa reprise, et si la renommée durable d’une pièce ne dépend pas de son effet représentatif, dont la postérité fait abstraction, il n’est pas moins vrai que l’auteur dramatique toujours déserté de la foule est comme le général toujours battu et le diplomate toujours dupé ; il est difficile d’admettre que ses qualités, pour grandes soient-elles, conviennent à son art. Il faut, afin d’ « empoigner » le public, accepter la technique de cet art, compter, non sur l’effet idéal, parfait à la lecture dans un cerveau cultivé et plutôt amoindri par l’imperfection d’une nature peinte, mais bien sur la mise en scène, entendue dans son sens le plus large : à la fois matérialisation de l’idéal et idéalisation de la matière.

L’importance de la mise en scène vient de ce qu’ici les yeux sont aussi bons juges que la pensée ; mais l’optique du théâtre n’est pas, à beaucoup près, celle de la vie. Une étude spéciale apprend à allier, dans les mouvemens et le jeu des acteurs, dans leur place par rapport les uns aux autres et par rapport au milieu où ils évoluent, la convention nécessaire avec la réalité nécessaire.

Il faut au théâtre des concessions indispensables de temps, de lieu et de distance ; il a beau nous montrer des humbles et des malheureux, il ne peut rapetisser le décor à la taille d’une mansarde ou d’un bouge. La chambrette de l’ouvrière ou la hutte du chiffonnier demeurent, quoi qu’elles fassent, plus grandes dans un drame que le salon d’un ministre dans la vie réelle. Les décorateurs qui, pour faire fuir plus vite la perspective, utilisent l’inclinaison du plancher de la scène, ne sauraient laisser les acteurs prendre contact avec les toiles de fond, près desquelles ils sembleraient des marionnettes énormes dans un joujou d’enfant. Quelque violente que soit la tempête, les arbres de carton n’en restent pas moins immobiles. Depuis le lever jusqu’au baisser du rideau, l’auteur se trouve aux prises avec la logique inexorable du spectateur, heureusement tempérée par certaines habitudes. Aussi use-t-il de plus de précaution que d’audace.

Rien n’est moins « naturel » que le ton de voix élevé, sur lequel des personnages qui sont à deux mètres l’un de l’autre échangent des confidences. Si pourtant ils adoptaient le diapason des salons, au-delà du premier rang de l’orchestre on n’entendrait pas un mot de ce qu’ils se disent. Il y a bien de la « manière, » du procédé, des « ficelles, » dans l’interprétation du dialogue : deux interlocuteurs, dans la vie réelle, causeront pendant une heure sans bouger ; au théâtre, durant un entretien un peu long, ils changent souvent de place. La conversation ordinaire n’est pas toujours ininterrompue, elle languit ; les phrases y sont souvent espacées ; surtout, les répliques n’y mordent pas l’une sur l’autre, comme dans le langage scénique où les personnages comprennent avant qu’on ait parlé et disent, sans hésitation et avec une intelligence rare, des choses typiques et venues à point. L’aparté, le monologue, est fort théâtral et néanmoins conventionnel. On doit arriver à donner au public l’illusion que l’acteur « pense tout haut, » et se garder par conséquent, de le faire monologuer devant le trou du souffleur.

Il est certain que les conditions scientifiques de la mise en scène n’admettent pas toutes les possibilités réelles, et la « pièce bien faite, » la « pièce théâtre, » que l’on accuse de sacrifier aux conventions surannées, n’est pas si usée qu’on le dit. Mais c’est justement parce que sans cesse elle se renouvelle par des innovations heureuses. L’unité de temps et de lieu fut autrefois un premier pas vers ce qu’on nomme aujourd’hui le « réalisme ; » plus tard, il sembla meilleur de s’en affranchir pour approcher davantage de la vraisemblance. L’histoire de l’ordonnance théâtrale des pièces est pleine de cette lutte éternelle entre la réalité et la convention, qui cohabitent forcément sur les planches ; entre les traditions que le succès consacre et les révolutions qui les détruisent, consacrées à leur tour par des succès nouveaux.

Cette œuvre, artificielle par essence, a pour constant objectif la poursuite du naturel. Ainsi ont disparu, depuis quarante ans, bien des passades et des gestes catalogués, un marcher spécial et sentant légèrement la charge. Les entrées et les sorties deviennent plus rationnelles, le placage des tirades se fait plus rare. Le besoin de faire tout converger vers la salle, pour que le spectateur entende, qu’il voie les jeux de physionomie et que l’acteur attrape le mot oublié, n’a pas empêché Sardou et Halévy de faire asseoir leurs personnages autour d’une table, dans un coin de la scène, et de les faire causer en se regardant ; tandis qu’autrefois, alignés devant la rampe comme des musiciens ambulans, ils parlaient alternativement au public.

Il est au reste différentes sortes de mises en scène, ayant chacune leurs secrets et leurs exigences : celle de la comédie bourgeoise, celle du drame à grande figuration, celle du spectacle musical. A l’Opéra, la place et les mouvemens des chœurs sont motivés souvent par les accompagnemens de l’orchestre et combinés avec eux. Avec les œuvres symphoniques d’aujourd’hui, où certains instrumens répondent à certaines voix, il faut rapprocher les voix de ces instrumens. La distance est telle, de la « cour » au « jardin, » qu’ils ne s’accorderaient pas s’ils étaient placés à l’extrémité opposée de la scène.

M. Gailhard établit minutieusement, par avance, les évolutions de ces masses sur du grand papier à dessin, dont un acte seul emploie vingt feuillets. Au-dessous des indications écrites est le « topo, » l’aspect des emplacemens occupés chaque fois par ce bataillon de choristes. Des croix rouges représentent les ténors, des ronds bleus figurent les sopranos, des étoiles noires signifient les basses, etc. Une fois les rôles appris et le plan arrêté, on exécute les manœuvres d’ensemble, avec les comparses et le ballet. Les décors sont à moitié posés, sans souci des « découvertes. » Un gros bâton à la main, le directeur tape à coups redoublés pour imposer silence : « Inclinez-vous devant le pontife ; plus que ça ; la main à l’épaule… » Le pontife est en complet gris, sous un vague dais de roses, lequel est porté par un monsieur coiffé d’un chapeau melon et par trois jeunes trottins. Un finale pathétique est interrompu par cette observation : « Messieurs les premiers ténors, je vous demanderai de chanter un peu plus piano, et vous, messieurs les basses, un peu plus lourré, marquez l’harmonie. » Les danseuses prennent-elles part à l’action, les unes en costume de ville, les autres en demi-maillot, leur chef hiérarchique surveille les pas, tandis que M. Gailhard s’attache aux attitudes, à la mimique du rôle : « Mesdemoiselles les premiers sujets, regardez la Reine ; regardez bien, vous la voyez hésitante : va-t-elle donner le breuvage à Hercule ?… Les têtes en avant… Regardez si le breuvage fait son effet… » — « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, compte en même temps, à haute voix, le maître de ballet ; allons ! les coryphées, les mains en ailes, c’est si joli ; les coudes en dedans… Vous laissez beaucoup trop de place vide, ne vous serrez pas tant. » Et, s’adressant à un groupe qui semble répéter avec nonchalance : « Il y en a qui ne ploient pas sur le cou-de-pied, je les ferai revenir seules demain. » La bacchanale touche à sa fin : « Buvez, mesdames qui sont là-bas couchées, achevez de vous griser. » — « Reprenez cinq mesures plus haut, » dit le baryton, qui s’éponge le front avec son mouchoir ; et l’on recommence…

L’œuvre chantée est de toutes, pour un homme du métier, la plus aisée à mettre en scène. Le dilettante est indulgent, sinon indiffèrent, au libretto ; si les oreilles sont satisfaites, l’esprit débonnaire de l’auditeur prend son parti de toute espèce de fabulation. Dans les comédies, dans les drames, au contraire, la présentation, l’enchaînement des faits est très délicat. Il est des scènes dangereuses, cassantes comme du verre filé, où tout dépend de l’agencement des personnages. Le public ne se doute pas de la peine qu’il faut pour mettre au point une action qui lui paraît si naturelle. Pas une intonation, un geste, qui ne fasse partie d’un ensemble raisonné, qui n’ait été l’objet de longues discussions. La scène capitale de Dora semblait inacceptable aux répétitions, tant qu’on la joua debout, en allant de droite à gauche ; elle ne marcha que lorsqu’on la fit commencer à gauche, pour finir sur le canapé de droite, près de la chambre à coucher de l’héroïne.

Et cependant M. Sardou est, de tous les auteurs, celui qui « voit » le mieux ses pièces par avance, en les composant. Lorsqu’il s’asseoit à la place du régisseur, il a dans sa tête la position exacte de chaque accessoire ; il sait quand les acteurs s’assiéront et se lèveront ; sa comédie est toute montée dans sa tête, il a pesé les moindres détails et, quelque grands que soient les artistes, il ne se gêne pas pour leur en imposer l’observance : « Non, non, non, madame, ce n’est pas là qu’il faut mettre le pied, c’est ici ! »

Le comédien a du reste sa part de collaboration spontanée. Un instinct le guide, lorsqu’il s’interrompt tout à coup pour réclamer : « Je ne peux pas dire ça, c’est impossible ; » ou bien : « Il me semble qu’il manque quelque chose. » On corrige ainsi aux répétitions ; on ajoute ou l’on retranche, parce que l’action se précise, s’affirme, s’incarne. Ces événemens, ces dialogues imaginaires, ne le sont plus autant que dans le cabinet de l’écrivain. À être prononcés à haute voix, par des êtres animés, ils prennent un peu du relief de la vie. Parfois l’auteur lui-même, par une soudaine illumination, s’aperçoit au dernier moment que sa pièce est trop longue : « Coupons. » On taille ; des scènes entières sautent dans la nuit ; mais, le lendemain, on remarque que l’édifice entier est ébranlé par la secousse.

Et, malgré tant d’efforts, tout le monde, les plus vieux acteurs, les directeurs les plus avisés, se trompe fréquemment sur l’effet probable. Ces « effets, » qui varient de la répétition générale à la première et de la première aux représentations suivantes, sont de plusieurs sortes : effets de gestes, de mots ou d’idées. Ils produisent le silence, attentif ou improbatif, le murmure flatteur ou mécontent, l’applaudissement ou le chut. On a noté leur intensité, leur durée, en secondes ; et l’on a remarqué, par exemple, que les effets de gestes portent plus vite sur le public le plus fruste, tandis que ceux de pensée, plus lents, ne se manifestent que dans une élite plus cultivée. Souvent les mots « travaillés » portent d’autant moins que leur travail se décèle, et bannit aussitôt l’illusion. L’ingénue qui souligne une naïveté la détruit, parce qu’elle nous laisse voir l’actrice.


II

Le premier contact des artistes avec la pièce qu’ils auront à représenter, c’est la « lecture. » Assis autour d’une table, avec le directeur et les chefs de service, qui prennent des notes sur leur besogne respective, ils écoutent l’auteur dans un silence recueilli. La distribution des rôles se fait aussitôt après, suivie de quelques protestations, plus ou moins discrètes, des acteurs qui se trouvent maltraités et se défendent contre une « panne. » Les interprètes sont volontiers portés à juger l’œuvre suivant la part qu’ils y prendront, et à se désintéresser de celle où le petit cahier oblong, qui contient leurs répliques, leur semble trop léger. Un beau rôle, c’est surtout un rôle chargé ; parlez-moi de celui qui a 1 500 lignes !

Une troupe de théâtre, a-t-on dit, est un clavier dans lequel chaque note donne invariablement le même son, parce que chacun y a son genre immuable. Ceci n’est vrai que sur les scènes de musique ; on change d’emploi dans la comédie, non dans le chant, le registre des voix s’y oppose. Ainsi l’Opéra possède 5 « falcons » ou soprani dramatiques, 8 chanteuses légères, 5 contralti, 7 ténors, 4 barytons et 5 basses, en tout 34 artistes sédentaires, sans compter les acteurs de passage, engagés au « cachet. »

En province, on trouve encore des « Dugazons » et des « Ellevious ; » à Paris, ces désignations d’emplois par des noms jadis célèbres ont disparu, comme celui de « rôles à baguettes, » qui à l’Opéra s’appliquait à l’emploi des « mères, » on comme les divisions du siècle dernier en « sujets propres à l’ariette, » « remplacemens » et « doubles, qui sont prêtresses, jeunes bergères ou divinités dans la gloire. » Si le chanteur ne se transforme pas avec l’âge et s’il faut même, à la fin de sa carrière, lui faire crédit des notes qu’il a perdues en route, l’ « ingénue » devient volontiers « grande coquette, » et la « jeune première, » en quittant le département de la passion, peut passer « duègne » à l’ancienneté. Il en est maint exemple, bien que les duègnes, comme les « pères nobles » les plus parfaits, soient tels dès la prime jeunesse. De même le fringant « amoureux » de théâtre est souvent plus « jeune » à cinquante ans qu’à dix-huit.

Aux Français, les « chefs d’emplois » sont propriétaires des rôles qu’ils ont créés ; ce qui, à l’origine, était une obligation à eux imposée est devenu un droit. Mais, pour toute pièce nouvelle, railleur est libre de choisir ses interprètes, et l’administrateur est maître de la distribution dans le « répertoire. » Il n’a d’ailleurs que l’embarras du choix, parce que la troupe de la Comédie-Française est extrêmement nombreuse : 77 personnes actuellement, dont 24 sociétaires et 53 pensionnaires. Cet excès, si c’en est un, assure la continuité des traditions, mais réduit aussi les occasions de sortir de l’ornière. Dans les théâtres de genre, comme le Palais-Royal, le Vaudeville ou les Nouveautés, l’effectif des comédiens de l’un et l’autre sexe est d’une trentaine, dont la moitié environ joue chaque soir dans le « lever de rideau » ou dans la pièce principale.

Ici les types sont individuels et non permanens. Loin de rentrer dans un moule fixé d’avance, ils ont chacun leur marque de fabrique, leur physionomie propre, qu’ils s’attachent à maintenir. Pour sortir du cadre convenu, la correction n’est point de mise. Le jeu trop parfait d’un premier prix du Conservatoire y semble guindé. Au contraire, un défaut de prononciation, de conformation ou de démarche, une voix sifflante ou nasillarde, un nez excessif ou un ventre proéminent, un visage grotesque ou hébété, sont, pourvu que le public les adopte, d’enviables élémens de succès.

Après la lecture vient la « collation » des rôles ; les erreurs des copistes sont fréquentes et l’on corrige les fautes au passage. C’est, de plus, la première étude des personnages ; elle en fait comprendre les grandes lignes et commence, suivant une expression de métier, à « les mettre dans la bouche » de chacun. Vient le tour du « débrouillage ; » on descend en scène, où les mouvemens s’établissent et se règlent par les soins du régisseur, qui représente les défaillans, fait toutes les ripostes, supplée l’un après l’autre le barbon, l’orpheline ou la mère désolée. Chaque jour on s’enferme pour étudier le même acte, travail méticuleux et triste qui ne va point sans querelles, où le comédien s’énerve et jette son rôle par-dessus la rampe. Les hommes compétens étaient d’avis que les répétitions sont, de nos jours, trop prolongées et mal conduites ; mais on continuait partout les anciens erremens, lorsque Antoine inaugura, au Théâtre-Libre, une méthode nouvelle.

L’influence heureuse que ce novateur a exercée sur la mise en scène, et par contre-coup sur l’art dramatique contemporain, la bizarrerie de sa vocation, justifient la curiosité qui s’est attachée à sa personne. Cet homme, qui passait à ses débuts pour un révolutionnaire et qui, dans une certaine mesure, en fut un, possédait, avec la passion du théâtre, une âme de bureaucrate. Ces deux tendances se combattirent en lui assez tard, et ce n’est qu’à trente ans, — il en a aujourd’hui quarante-quatre, — que la première l’emporta.

Fils d’un employé de la Compagnie du Gaz, il sortait de l’école primaire à treize ans, presque illettré, et son père le plaçait dans une maison de commerce. Il y passait tout le jour ; mais, le soir, amoureux de spectacle, il était assidu à la Comédie-Française, où il entrait gratis comme claqueur, si remarquable dans cet emploi que, malgré sa jeunesse, le chef de claque le chargea plus d’une fois de conduire ses hommes en son absence. Antoine continua sur la scène la forte éducation dramatique qu’il avait commencée au parterre. Désireux de voir les acteurs de plus près et dans leur milieu, il se fit admettre comme comparse et figura dans toutes les pièces du répertoire ; frôlant, humble et silencieux, ces artistes qu’il devait égaler plus tard. Quelque modeste que soit son rôle, le figurant est convoqué à des répétitions dans l’après-midi. Le jeune commis, pour y prendre part, s’absentait de son bureau sans permission, et son patron le mettait à la porte.

Après avoir ainsi perdu successivement plusieurs places, avoir battu la misère et couché souvent aux Halles, faute de logis, il tenta de se présenter au Conservatoire et n’y fut pas reçu. Il avait vingt et un ans, le service militaire le prit, et il s’éprit lui-même de son nouveau métier. Secrétaire modèle de généraux dont il est maintenant l’ami, il demanda à faire campagne et passa plusieurs années en Afrique. Lorsque à vingt-six ans, il rentra dans la vie civile, il avait, par un curieux phénomène psychologique, oublié complètement le théâtre. Marié et entré à la Compagnie du Gaz, avec 150 francs par mois d’appointemens, il se préoccupait uniquement d’augmenter ses ressources en vue d’équilibrer le budget de son ménage, et grossoyait la nuit des écritures pour le tribunal des criées.

Des chagrins intimes interrompirent cette existence paisible. Un employé de son bureau lui conseilla d’entrer, pour se distraire, dans une petite société d’amateurs, dont les membres s’amusaient à jouer la comédie entre eux. Chacun versait 8 francs pour les frais de la salle ; on représenta ainsi Gringoire, Nos bons villageois et les Idées de Mme Aubray. Un jour, Antoine dit à ses camarades : « Il doit y avoir parmi nous des inconnus qui font des pièces passables ; si nous essayions de l’inédit ? » Il loua la salle Pigalle, demanda, pour corser le programme, deux petits actes à des auteurs de profession et invita la presse. Elle ne vint pas ; de son côté, l’association refusa de suivre Antoine dans cette voie et le laissa faire des dettes pour son compte. Mais le goût des planches l’avait ressaisi ; il voulut donner une seconde soirée, dont MM. Bergerat et Méténier lui fournirent les élémens. Il eut du beau monde, même du monde intelligent.

Ses dettes s’accrurent, et aussi ses ambitions : « Bien des gens à Paris, pensait-il, déboursent de l’argent pour la peinture, pour les arts auxquels ils s’intéressent. Il s’en trouvera qui me fourniront des fonds. » Les prospectus imprimés n’étant guère lus, il écrivit de sa main quinze cents lettres, à des destinataires triés sur le volet parmi les notabilités de la capitale et, pour s’économiser les frais de poste, retenu à son bureau durant le jour, il les portait lui-même, la nuit, à domicile. Il n’obtint que trois réponses ! Un autre se serait découragé ; lui, s’entêta. Jusqu’alors il ne louait une salle que pour le jour de l’audition publique et répétait ses pièces dans l’arrière-boutique d’un marchand de vins. Par une chaude matinée de juillet 1887, sans un sou, il se rendit au Gaz et donna sa démission. Son père, terrifié, le maudit, mais Banville venait de lui donner le Baiser, avec lequel il inaugura le local de la rue Blanche.

La première saison amena 2 000 francs d’abonnemens et se solda par 15 000 francs de pertes ; à la deuxième, au théâtre Montparnasse, quoique les abonnemens se fussent élevés à 45 000 francs, le passif continua à grossir. Le directeur avait beau affecter au paiement du loyer le produit de ses tournées personnelles en province, son exploitation le laissait en déficit d’environ 70 000 francs. Au début, Antoine s’appliquait simplement à imiter Got, Coquelin et les artistes qui avaient enthousiasmé sa jeunesse ; peu à peu sa personnalité se dessinait ; son effort prenait une signification littéraire. Il se sentait une responsabilité et tenait à honneur de se monter à l’égal de son rôle. Il n’avait pas de système et la pratique chez lui créa la théorie.

Il comprit que ce n’est pas tout de savoir harmoniser les groupes, occuper les personnages muets, promener l’action sans l’interrompre et éviter de laisser un coin des planches froid et vide trop longtemps. Il s’aperçut que la scène était encombrée de traditions, d’habitudes, de tours de métier ; que non seulement le théâtre classique, fait de récitation et de discours où il y a plus d’humanité que de vie réelle, s’était surchargé avec le temps de virtuosités et de morceaux de bravoure, mais même que le genre « noble » avait débordé et s’était maintenu dans la mise en scène du répertoire moderne. Les portes continuaient à s’ouvrir à deux battans devant les acteurs, sans qu’ils prissent la peine de tourner les serrures, qui d’ailleurs en étaient absentes.

Il vit aussi qu’en matière de décor la science du « tableau » ne suffit pas ; que bien des directeurs, avec un sens très vif de l’ « agrément, » finissent par le tapissier ou par la féerie ; mais qu’il faut surtout mettre le cadre « à l’échelle » de l’action et s’attacher à « créer l’atmosphère, » pour que le texte marche bien. Le manque d’argent, qui le forçait à tout faire par lui-même et à n’engager que des inconnus, facilita indirectement les réformes d’Antoine. Il n’est pas commode d’obliger des comédiens « arrivés » à changer une inflexion de voix, à dire une phrase autrement qu’ils ne la comprennent, qu’ils ne « l’ont dans les jambes, » suivant l’argot de coulisses.

À un artiste consommé, tel que Delaunay, qui se piquait d’imiter Firmin, lequel lui-même imitait Molé, le « semainier » des Français aurait-il pris la hardiesse d’observer que Molé vivait sous Louis XVI et que, selon le mot connu, « les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant ? » Est-il bien sûr d’ailleurs que le public eût approuvé, sur une scène officielle et consacrée, les tentatives qu’il applaudissait au Théâtre-Libre ; et ceux-là même qui se plaignaient ailleurs de la routine, n’eussent-ils pas, les premiers, crié à la profanation ? De hauts personnages politiques, d’une opinion avancée, se scandalisèrent très fort de l’introduction d’un téléphone, sur la scène de la Comédie-Française, dans Francillon ! Cela leur parut manquer de dignité !

Les jeunes débutans se laissèrent dresser et façonner sous la volonté de fer d’Antoine. N’ayant personne pour le seconder, il fut obligé d’être son propre régisseur, de ne pas attendre, comme la plupart des imprésarios, que la pièce fût bien « débrouillée » et les rôles sus, pour assister aux dernières répétitions. Or, le « débrouillage, » c’est l’esquisse d’un tableau, et que penserait-on d’un peintre qui laisserait faire son esquisse par un autre ? C’est au moment du premier pli, du premier coup de pouce, que les mauvaises habitudes se prennent, et l’artiste qui se contente d’un à peu près, en disant : « Ce n’est pas ainsi que je jouerai, » sera néanmoins incapable de jouer autrement à la première.

Un autre usage défectueux est, au dire d’Antoine, celui de répéter sur la scène nue. Pour que les mouvemens des acteurs « épousent » le mouvement du décor, il faut qu’ils s’habituent à y vivre. C’est, dit-il, « le milieu qui crée la mise en scène, » c’est lui qu’il faut constituer tout d’abord. Planter le décor aux dernières répétitions seulement, autour d’une action déjà déterminée, c’est prendre, pour faire un canon, un trou rond autour duquel on met du bronze. — « Je suis debout, il me semble que je gagnerais à être appuyée, » observe l’actrice qui répétait le rôle principal dans un théâtre de genre. Aussitôt l’on avance le piano vers elle. Antoine, au contraire, fait aller, en pareil cas, l’actrice au piano.

Rien ne fait mieux saisir au public l’importance de la mise en scène dans le succès que de lui montrer la même pièce jouée de différentes façons. Telle comédie, comme la Parisienne de Becque, a été représentée cent fois au Théâtre-Antoine après avoir échoué ailleurs. Le ton, l’attitude des personnages, la coupe du décor, feront passer tel dialogue qui, dans un cadre différent, révoltera les spectateurs. L’expérience a été faite : sous le manteau d’une ample cheminée, qu’une plantation savante avait située près le trou du souffleur, se murmuraient, à voix basse et comme ouatée par la neige du dehors, des confidences qui, échangées autrement sur un théâtre plus vaste, parurent plus tard d’une crudité insupportable. Situations scabreuses, langage réaliste, l’art nouveau de les faire passer contribua fort, avouons-le, à la vogue d’Antoine et de sa troupe ; mais il servit ainsi le mouvement dramatique, dont les conventions d’aujourd’hui sont faites des audaces d’hier. Peu à peu les idées nouvelles fusent et se répandent, et l’initiateur s’assagit à mesure que les autres s’enhardissent et s’excitent à le dépasser. On souhaiterait, dit-on, qu’il fut créé au Conservatoire une chaire de mise en scène ; mais Antoine ne peut avoir, pour un tel enseignement, de meilleure classe que son théâtre, et l’Ecole nationale de musique et de déclamation répond à un autre programme.


III

Sur dix artistes, chanteurs ou comédiens, qui arrivent à la réputation, huit en moyenne sortent du Conservatoire. Depuis Faure, qui commença par gagner sa vie en jouant de la contrebasse, jusqu’à Mme Aïno Achté, dite Acté, l’étoile actuelle de l’Opéra, qui arrivait d’Helsingfors à 18 ans, en 1894, sans savoir ni le français, ni le solfège, presque tous ceux dont les noms ont marqué furent lauréats de cette maison ; mais tous n’y eurent pas les plus hautes récompenses. Sarah Bernhardt n’y obtint qu’un second prix et Bartet qu’un accessit. Il est des dispositions qui se manifestent plus ou moins tôt ou qui se modifient, au sortir de l’école : Judic était élève de comédie, et Grassot remporta un deuxième accessit de tragédie.

Devant le lauréat instrumentiste, qu’il joue du piano ou du violon, du hautbois ou de la clarinette, la route s’ouvre tranquille et sûre, sinon brillante. Il est à l’abri du hasard. Tel n’est pas le sort du lauréat dramatique ou lyrique ; nombre d’anciens premiers prix végètent en province. Ils n’ont pas eu, pour remplir leur destinée, assez d’énergie, ou de santé, ou… de chance. Mais, à ceux qui sortent de l’ombre, la notoriété donner en même temps la fortune. Les honoraires des professions libérales ont augmenté, en ce siècle, pour ceux qui tiennent le premier rang dans leur spécialité, dans une proportion beaucoup plus forte que les traitemens et salaires ; et, parmi les professions libérales, celle des acteurs a, plus qu’aucune autre, monnayé en bonnes espèces la faveur du public.

Mondory, créateur du Cid, le grand tragique du temps de Richelieu, avait 500 écus de pension, c’est-à-dire 7 500 francs de nos jours, en tenant compte de la valeur relative de l’argent. Villiers et sa femme, qui jouaient avec lui, touchaient ensemble 3 000 francs d’aujourd’hui. A la fin du règne de Louis XIV (1713), le premier ténor, — « haute-contre, » — de l’Opéra recevait par an 6 000 francs actuels (1 500 livres) ; première basse-taille et principale chanteuse ne prétendaient point davantage. Au moment de la Révolution, le premier sujet féminin du chant, à l’Opéra, était payé 18 000 francs de notre monnaie ! (9 000 livres.) Ces chiffres, qui avaient déjà sensiblement grossi jusqu’à 1875, ont encore progressé depuis vingt-cinq ans : la première basse de l’Opéra obtient 90 000 francs, contre 70 000 seulement qu’avait son prédécesseur en 1880 ; le premier ténor a 150 000 francs par an, émolument auquel un chanteur hors de pair, comme Faure, atteignait à peine vers la fin de sa carrière. Une célébrité correspondante arrive présentement à 400 000 francs en six mois, à New-York. Aussi le budget du chant, à l’Académie nationale de musique, s’élève-t-il en moyenne à 1 100 000 francs par an, non compris les chœurs, tandis qu’il n’était que de 750 000 francs il y a vingt ans.

L’Opéra-Comique, dont le genre, moins international, est moins exposé aux surenchères exotiques, n’a pas « subi, » ou « profité, » — suivant qu’on se place au point de vue du directeur ou des artistes — de telles plus-values. Mais, sans sortir de Paris, la concurrence des scènes de comédie ou de drame entre elles a fait monter le taux d’engagement des acteurs notoires à des prix inconnus de leurs devanciers. Talma avait 40 000 francs par an sous le premier Empire ; sous la Restauration, Potier, le comique en renom, touchait 100 francs par jour à la Porte-Saint-Martin, et la troupe du Palais-Royal, au temps où elle comprenait Arnal, Alcide Tonsez, Sanson, Levassor, Grassot, Déjazet et Aline Duval, ne coûtait que 500 francs par soirée. Quand Frédérick-Lemaître jouait Trente ans ou la Vie d’un joueur et Don César de Bazan, il gagnait 18 000 francs et 10 francs de « feux, » et lorsque Taillade créa Bonaparte, au Cirque, ses appointemens annuels étaient de 1 500 francs.

De nos jours, où la tragédienne en vogue est quatre fois mieux traitée que Rachel, la comédienne la plus favorisée recevait de son théâtre en neuf mois, il y a quelques années, 228 500 francs, et les simples divas d’opérette ont un cachet journalier de 500 francs. Une rétribution de 90 à 110 francs par jour est le moins que l’on puisse offrir à des chefs d’emploi de l’un et l’autre sexe, dès qu’ils ont quelque talent. Tel artiste, qui excelle aujourd’hui dans la farce, reçoit 80 000 francs par an, tandis que son père, qui n’était pas moins aimé dans cette partie, n’exigeait que 14 000 francs il y a trente ans.

C’est aux Français que les grands artistes sont le moins payés ; sacrifiés, dans l’égalité d’une organisation démocratique, à de simples « utilités. » Le maximum d’un sociétaire est, année moyenne, de 36 000 francs, tant en traitement fixe et en « feux » qu’en participation aux bénéfices. Mais, comme une moitié seulement de ces bénéfices lui est versée comptant, il ne touche que 27 000 francs chaque année ; le surplus de la somme mise en réserve à son profit n’étant guère supérieur à ce que lui rapporteraient, privément, ses économies, s’il les avait placées pour son propre compte.

« Je perds 500 francs par jour à rester ici, » disait plaisamment un acteur renommé, qui d’ailleurs a quitté la maison de Molière. Le prestige moral de cette maison, la dignité qu’elle procure, sont assez grands cependant pour que des comédiens, applaudis sur d’autres scènes, acceptent d’y entrer avec des appointemens inférieurs, de plus de moitié, à ceux qu’ils reçoivent ailleurs. Seulement l’administrateur est obligé, pour conserver son personnel d’élite, d’être assez coulant sur la question des congés et des tournées eu province. M. Claretie, dont l’indulgence sur ce chapitre a été critiquée, faisait aussi les mêmes reproches aux directeurs d’autrefois, lorsqu’il rédigeait le feuilleton dramatique de l’Opinion nationale. Il a dû reconnaître à son tour la nécessité de ces pratiques.

Le personnel de la Comédie-Française est du reste le plus discipliné’ de tous. Ailleurs, les « étoiles » ne rendent pas toujours à l’entreprise théâtrale ce qu’elles lui coûtent. Souvent elles la ruinent et volontiers la désorganisent par leurs exigences. Elles se font attendre une heure aux répétitions et le directeur n’ose les mettre à l’amende. Si l’on prétend leur en infliger, elles ne se gênent pas pour dire qu’elles seront malades le lendemain ; elles ont le certificat du médecin dans leur poche. L’acteur le plus capricieux, — le plus « fumiste » dit-on, — est assez maniable encore, comparé aux étoiles féminines. Celle-ci ne veut pas jouer avec tel camarade, ne supporte aucune toilette qui porte ombrage à la sienne, fait enlever d’autorité des répliques à ses partenaires et exige, dans son rôle, la suppression des morceaux qui la gênent. Cette autre refusa formellement de reparaître au cinquième acte de l’Etrangère, où elle n’avait que quatre mots à dire, parce qu’il lui déplaisait d’attendre pour si peu de chose la fin du spectacle. Le soir de la répétition générale, elle resta sourde aux menaces comme aux prières et, pour être sûre qu’on ne la forcerait pas à descendre, finit par se mettre toute nue dans sa loge. Il fallut se résigner à couper la scène.

Mais les « étoiles » servent de point de mire à tous ceux que fascinent les planches. La plupart ignorent qu’il y a en France 7 000 artistes dramatiques et lyriques des deux sexes. Ils ne veulent voir que les élus ; point du tout ceux que torture l’inaction ? où lentement on se rouille, où la mémoire devient hésitante et la voix pâteuse ; point du tout ceux ou celles qui payent pour jouer, ou qui languissent dans les bouts de rôles, à 150 francs par mois, et acceptent, « pour faire une création, » le personnage du « Métropolitain » dans la revue de fin d’année.

Alexandre Dumas fils répondait à une jeune fille du monde, qui sollicitait son appui pour entrer au théâtre : « Je le refuserai toujours à une personne qui se dit bien née, honnête et de fortune indépendante, considérant que, pour elle, tout vaut mieux, même la mort, que cette abominable existence. » Le mot est dur, mais, dans une telle bouche, mérite d’être médité. La classe dans laquelle se recrutent les acteurs a changé, toutefois, en même temps que leur état social. La plupart, jadis, étaient des déclassés, fruits secs d’autres professions, poussés vers celle-ci par une vocation irrésistible. Aujourd’hui, des fils de bonne bourgeoisie, bacheliers ès lettres ou ès sciences, se destinent au théâtre comme à l’enregistrement. Telles débutantes ont leur brevet supérieur, tel jeune premier a passé par l’Ecole normale avant d’obtenir le premier prix de comédie. Mais, dernière concession à l’antique ostracisme qui frappait la caste méprisée, ce jeune homme a cru devoir changer de nom en signant son engagement aux Français.

A côté de ces aristocrates de la scène se voient nombre d’enfans de la balle, dont l’état civil incomplet mentionne plus de mères que de pères. Le milieu s’est d’ailleurs élevé davantage en déclamation qu’en musique, — question de voix ; — il s’est plus élevé pour les hommes que pour les femmes, — question de beauté ; — quand une actrice est jolie, elle a déjà les trois quarts du mérite qu’elle doit avoir et l’auditeur veut qu’elle ait le quatrième quart. Quand elle est laide, au contraire, le public ne veut pas qu’elle ait du talent ; pour faire reconnaître celui qu’elle possède, il lui faut en déployer trois fois davantage.

Avant de sortir plus ou moins brillamment du Conservatoire, au bout de trois et quatre années d’études, le premier pas consiste à y être admis : 1 200 aspirans se présentent au concours d’octobre. Il en est accueilli 130 ou 140 ; plus d’un millier sont refusés, lesquels déclarent naturellement que la faveur seule préside aux entrées. Sur ces 140 élèves nouveaux des deux sexes, une vingtaine au plus appartiennent à la déclamation, une vingtaine aux classes de chant. Deux ou trois parmi eux remporteront un premier prix de comédie ou de tragédie ; deux ou trois décrocheront une pareille couronne d’opéra ou d’opéra-comique.

L’enseignement du chant comprend des classes de maintien et des classes de solfège, que les élèves suivent toujours avec répugnance, parce qu’ils les croient inutiles. Ils sollicitent fort, au contraire, leur entrée au cours de « déclamation lyrique » où tous ne sont pas admis. Il faut ici un minimum de capacité physique ; on juge inutile de préparer pour le théâtre le baryton atteint de claudication ou le soprano affligé d’un bras de bois, qui n’ont aucune chance de réussir sur les planches. L’art de jouer en chantant, assez compliqué en lui-même puisqu’il faut faire deux choses à la fois, sans les sacrifier jamais l’une à l’autre, mais bien en les fondant, en les complétant l’une par l’autre, est particulièrement difficile à inculquer à des individus que ni l’éducation première, ni le goût inné, ne prédisposent à la déclamation et à la mimique et que seul un organe exceptionnel conduit à l’Opéra. Quatre ans avant de débuter, tel fort ténor était tonnelier, tel autre garçon marchand de vins, et un troisième maniait la varlope.

Ce n’est pas une mince besogne de transmuer ces natures primitives en passionnés Raoul de Nangis, en Faust songeurs et compliqués ou en fabuleux Lohengrins. Plusieurs professeurs sont à la hauteur de cette tâche ; l’un d’eux, M. Giraudet, n’est pas seulement un praticien : il a publié sur le Geste un magnifique in-folio, orné de figures, où se trouve exposée toute la théorie de la pantomime, où les mouvemens des bras et des jambes, les attitudes du torse et de la tête, les jeux de la bouche, de l’œil, du sourcil, du front, les plissemens, froncemens et clignemens sont analysés un par un et dans leur connexité rationnelle, avec les plus minutieux détails. L’abus de la gesticulation est, chacun le sait, l’un des défauts dont les commençans ont le plus à se défendre.

On m’a conté que Mlle Mars, pour corriger de son exubérance à cet égard une débutante à qui elle s’intéressait, lui attacha un jour aux poignets, à son entrée en scène, un fil destiné à tenir ses mains peu éloignées de son corps. Tout alla bien pendant quelque temps et le fil modérateur remplissait son office à merveille ; mais, emportée par sa diction à la fin d’une tirade pathétique, la jeune actrice étendit le bras si violemment que le fil se rompit. Toute confuse à sa rentrée dans la coulisse, elle s’excusait de son oubli : « Il n’y a pas de mal, mon enfant, interrompit la comédienne, mais il ne faut faire de geste que quand on casse le fil. » En fait de gestes, il en est qui, naturels dans la vie ordinaire, seraient ridicules dans le drame : nul de nous, en pénétrant le soir dans sa chambre, ne brandit son flambeau au-dessus de sa tête, comme Othello lorsqu’il entre au dernier acte, ivre de fureur, dans l’appartement de Desdémone endormie. Cependant, si le More de Venise apparaissait le bougeoir en main, à la hauteur de la ceinture, peut-être qu’il ferait sourire.

Une salle de médiocre grandeur, le fond occupé par une estrade, avec quelques montans de bois simulant les coulisses, huit ou dix élèves groupés en face autour d’un piano, telle est la classe de déclamation lyrique. Les élèves montent tour à tour sur l’estrade pour jouer leur scène, qui dure une dizaine de minutes : le professeur y saute parfois aussi, pour montrer à chacun ce qu’il doit faire et rectifier les fautes. Le plus souvent il arpente la pièce, et ses critiques alternent avec les phrases de la musique. Rigoletto commence ; il cherche sa fille et chante, sardonique et l’âme angoissée : la la la la… — « Prenez le mouchoir, dit le maître, palpez-le, puis jetez-le. » Et, comme l’élève exagère sa gymnastique : « Mon ami, lui crie-t-il, dans ces conditions-là, vous ne finirez pas la scène… Ici, une respiration profonde, dont le résultat doit être une note violente et expressive… C’est du chant, ça, ce n’est pas de la déclamation ; n’oubliez pas que vous êtes des chanteurs doublés de comédiens. » Mais, de nouveau, le comédien se démène trop : « Soyez sobre, vous dites : « La fureur brille » cela suffit ; un homme dans cette situation ne fait plus de gestes. »

« Ce ne sont pas des gestes que vous faites, dit peu après le professeur à une jeune personne qui chante un air d’Alceste ; ce sont des mouvemens de bras, parce que vous ne savez quel parti en tirer. Je vous ai fait voir à vous-même que les trois quarts des gestes du liras ne signifient rien… » Et, pour mieux convaincre l’élève, on lui fait chanter à nouveau toute la phrase avec les mains derrière le dos. — « Voyez comme les épaules donnent l’émotion ; elles sont le thermomètre de la passion et du sentiment. Jouez avec les mains dans les poches, c’est un excellent exercice. N’ayant plus le bras à votre disposition, vous prendrez forcément des attitudes ;… le torse en avant, signe d’orgueil et de force… Essayez maintenant avec les bras délivrés… »

On répète ainsi cinq cents fois pour arriver au naturel, à la pleine possession du ton, pour faire disparaître la « comédienne, » la « chanteuse qui se donne de la peine, » et détacher enfin, de sa propre individualité, le personnage. Le geste mécanique, une, fois bien senti, devient excellent. Un objet d’études analogues est la démarche, extrêmement difficile à réparer lorsqu’on en possède une mauvaise. Il est, pour apprendre à marcher, un système original : c’est d’imiter la démarche d’autrui, celle de la personne qui devant vous se traîne, chaloupe ou se dandine, et que le hasard vous donne dans la rue pour modèle. Lorsqu’on est parvenu à tout copier, on s’approprie aisément la bonne démarche.

La leçon continue, toujours entremêlée de chants et d’observations. — « Faudra prendre un miroir, ma petite ; vous avez une grimace malheureuse dans les expressions dramatiques ;… laissez tomber la lèvre supérieure, cela vous fait une bouche carrée… Je voudrais autre chose, de l’amertume ; il ne veut pas vous aimer, vous êtes lâche, vous n’osez pas le frapper… Et la gamine qui file tout de suite, c’est un pas en avant. Dans la pensée de Gluck, cette gamme forte indique une idée de violence ; nous devons trouver la plastique de chacune de ces gammes. »

Alceste cède la place à Selika, qui travaille la scène du mancenillier dans l’Africaine. Il est rare qu’on se fasse des gestes à soi-même dans la vie ; théâtralement, on est obligé d’en faire dans les monologues : « Mais, explique ici le maître, n’oubliez pas que le geste doit se faire sur la pensée et non sur le mot. Vous voulez cueillir une fleur ; comme la main va plus vite que le corps, vous devez d’abord l’étendre, en vous dirigeant de son côté… Vous êtes en extase ; l’admiration idéale fait porter les mains vers l’objet ; vous avez les bras dans toute leur extension, il faut maintenant les bien ramener. » Un jeune couple occupe à présent l’estrade et entame le duo d’amour des Huguenots : « Bougez pas, ne vous balancez pas, pourquoi ces tortillemens ? Parce que vous ne regardez pas votre personnage… « En l’écoutant, je suis coupable, » dit la prima donna… « Mais non, interrompt le professeur, c’est une romance que vous chantez là ! « Je ne vois plus que toi,… » continue l’élève… « Vous tournez l’œil justement à ce moment-là, mademoiselle, reprend le maître. Votre œil est grand, d’après sa constitution, il aurait facilement l’air écarquillé, marquant la stupeur ; mais, de peur de l’ouvrir, il ne faut pas le laisser morne. »

Si nous avons, un peu longtemps peut-être, fait assister le lecteur à ce cours, qui pour le chanteur semble n’être qu’un accessoire, c’est qu’il nous apprend, mieux que tout autre, à combien d’études doit se livrer l’artiste avant d’acquérir le minimum de talent qui lui est indispensable.


IV

Les lauréats du Conservatoire sont engagés d’office dans les théâtres subventionnés. Ils y doivent demeurer deux ans, si les directeurs le réclament, avec un traitement réglé d’avance et assez minime : 2 000 ou 3 000 francs à la Comédie-Française, 5 000 à 7 000 francs à l’Opéra. Cette clause n’est pas pour leur préjudicier. S’ils réussissent, l’imprésario déchire bien vite leur traité modeste, mais court, pour les lier à des conditions brillantes par un contrat de longue durée. Faute d’un premier ou d’un second prix, l’artiste se case au petit bonheur. S’il a du talent, il finit toujours par percer. Les moins bien doués vont grossir le bataillon des « m’as-tu vu, » ainsi qu’on désigne d’après la phrase typique, — « m’as-tu vu comme j’étais beau ? » — le « cabotin, » l’« utilité » médiocre, incapable d’atteindre jamais la « vedette. »

Cette « vedette, » apposition d’un nom en gros caractères par-dessus tous les autres, n’est pas bien ancienne. Au siècle dernier, l’indication des acteurs ne figurait pas sur les affiches. Les directeurs furent contraints de la donner par ordonnance de police, sur la demande du public, qui tenait à savoir quels artistes il entendrait. La liste de leurs noms, mise dans un petit carré au bas des placards, se confondait avec le prix des places. Potier, le premier, exigea la vedette ; ses camarades s’en montrèrent très choqués, et l’imitèrent. Seul le Théâtre-Français, dirigé par des comédiens, résista à cette coutume, cause de sérieux embarras ailleurs, lorsque plusieurs artistes, qui jouent dans la même pièce, ont chacun, par une clause de son engagement, le droit d’être en tête de l’affiche. Le directeur s’en tire avec une disposition typographique en demi-cercle, qui met tout le monde d’accord.

Il ne semble pas que l’artiste dramatique, malgré le rang honorable qu’il occupe dans la société moderne, ait dépouillé complètement cette vanité inquiète et cet amour du paraître qui lui ont été reprochés à juste titre. Mais, ainsi que nous le remarquions dans une étude antérieure[2], le « cabotinage » s’est tellement répandu dans notre monde démocratique, sous les formes les plus délicates et avec tant de subtiles raisons, que les gens de théâtre n’en ont plus ni le monopole, ni même peut-être la primauté. Mais ils en gardent une bonne dose : cette susceptibilité, celle émulation aigrie, devient un vice professionnel. C’est le châtiment de recevoir les applaudissemens en personne. De ces louanges, envoyées en pleine figure, sous la forme la plus bruyante, — et non pas seulement exprimées par écrit ou en conversation, comme pour l’auteur, — l’interprète a faim et soif. C’est son pain quotidien, et comment lui en vouloir de cette fringale de bravos ? Son ivresse est si fugitive, son œuvre si fragile ; tout son effort meurt avec lui, et les battemens de mains doivent payer, en une minute, sa gloire qui est d’un jour.

Durant la scène pathétique, pendant le duo d’amour, le jeune premier, la jeune première, dans le feu des paroles passionnées qu’ils échangent, écoulent avec impatience les tirades de leur partenaire ; ils ont hâte qu’elles finissent pour pouvoir parler à leur tour, et, si la fin de l’une d’entre elles est saluée par des trépignemens, c’est un supplice pour le camarade de voir sa réplique retardée et son ovation compromise. Dans un ménage d’acteurs, le mari et la femme sont volontiers jaloux de leurs lauriers réciproques. Comment l’acteur apprend-il, compose-t-il son rôle ? Comment parvient-il à se l’assimiler si bien, qu’il peut, tout en jouant, faire des réflexions à son interlocuteur à mi-voix, sans que l’intonation ni le geste, moins encore les mots mêmes de la diction, en soient affectés. Chacun a lu, dans Diderot, le Paradoxe du comédien, où sont examinés et comparés, afin de décider quel est le meilleur, les deux systèmes du « jeu machinal » et du « jeu ému. » Dans le premier, l’acteur, toujours maître de lui, n’éprouve aucun des sentimens qu’il feint d’avoir ; mais il en imite si bien l’accent que le spectateur en est remué jusque dans ses entrailles. Dans le second, l’artiste se livrerait lui-même à la fougue des passions qu’il exprime, son cœur en serait tout possédé, et se communiquerait ainsi au public avec une force et une vérité que tout l’art du monde ne saurait atteindre.

Il n’est pas besoin de réfléchir longtemps sur les nécessités de l’art dramatique pour conclure, avec Diderot, que le second système, en pratique, n’existe pas. C’est celui des amateurs qui jouent d’inspiration ; il ne serait pas supportable chez les professionnels, qui ne peuvent ni ne doivent s’abandonner au hasard. Il faut distinguer ici ce que la science appelle l’action volontaire, de l’action réflexe ou instinctive. Qu’il s’agisse des exercices du corps ou des travaux de l’esprit, — et le jeu de l’acteur tient un peu de l’un et de l’autre, — on ne fait bien que ce que l’on a appris, ce qu’on a l’habitude de faire et que l’on est arrivé à faire instinctivement. Le maître d’armes, qui opère par « action réflexe, » parc et attaque beaucoup plus vite et sans se fatiguer, et pendant beaucoup plus longtemps, que son élève opérant par « action volontaire. » Il en va de même des besognes intellectuelles, pour qui s’y est rompu par un long usage. Ainsi l’acteur doit-il être devenu si familier avec son personnage, qu’il le joue comme sans y penser, et non pas qu’il veuille le bien jouer.

Mais il n’est parvenu à celle reproduction très juste, et pourtant mécanique, des sentimens les plus divers, amour ou désespoir, terreur ou haine, gaîté, fureur, ironie, naïveté, que par des méditations prolongées et des essais multiples. Le comédien médiocre apprend la pièce en répétant et garde le manuscrit à la main jusqu’à la veille de la représentation. A partir du jour où le rôle est confié au bon acteur, il habite avec lui, ils soûl deux ; c’est la gestation d’un être qui s’accomplit et, lorsqu’il le livre au public, cet être ; factice est si complet, si indépendant de son interprète, que l’acteur, par la bouche duquel il parle, peut le regarder vivre et mourir sur la scène, tout en paraissant jeter sa propre âme à la foule.

Chose bizarre et presque incroyable ; bien que cette composition du rôle exige un véritable travail de psychologie, et que les meilleurs artistes semblent devoir être les esprits les plus déliés, on voit des acteurs, remarquables sur les planches, très pauvrement doués du côté de l’intelligence. C’est un don, une facilité spéciale d’adaptation, qui les guide. Les passions et les vices ne sont pas, sur toutes les scènes, rendus avec un égal degré d’outrance ou de vérité : « l’ivresse, » à l’Ambigu, n’est pas la même qu’aux Variétés ou aux Français. D’ailleurs, les ivrognes, comme les fous, sont ce qu’il y a de plus facile à jouer, parce que, la comparaison avec la réalité n’étant pas facile ou du moins immédiate, les erreurs choquent moins. Aussi est-il plus aisé de représenter, devant des hommes du monde, un paysan qu’un gentleman.


V

Aux côtés des acteurs apparaît le peuple nécessaire des personnages qui se meuvent en silence, ou ne se font entendre qu’en chœur : les choristes, au nombre de 100 à l’Opéra, obéissent à des chefs — des « assistans, » dit-on en Allemagne — qui, placés dans la coulisse, près de leur escouade, un cahier de partition à la main, battent la mesure d’une main et, de l’autre, avertissent les groupes avoisinans : A vous, Messieurs, la « journée ; » à vous, Mesdames, « l’hyménée,… » et ainsi de suite. Quelques choristes sont bons musiciens ; comme les petits abbés du XVIIIe siècle, ils dînent de l’autel et soupent du théâtre ; chanteurs de maîtrise le matin dans les églises parisiennes, ils passent le soir du sacré au profane. Les femmes ont moins de débouchés et de méthode ; elles apprennent leurs parties à la longue et, à mesure qu’elles acquièrent de l’expérience en perdant leur jeunesse et leur fraîcheur, elles s’effacent au second rang devant des collègues moins « marquées, » que l’on a soin de mettre davantage en évidence.

D’un tout autre ordre que les choristes, qui pèchent volontiers par le physique, mais se recommandent par une capacité professionnelle, sont les « petits rôles » muets des théâtres « à femmes. » De celles-là on n’exige qu’une » apparence et un visage suffisamment attrayant. Le recrutement en est difficile, parce que, leurs appointemens commençant à 70 francs par mois et allant rarement jusqu’à 150, il ne se trouve pas beaucoup de jolies personnes, même parmi celles qui ne sauraient prétendre ; à aucun prix de vertu, pour briguer ces emplois.

Quant à la figuration proprement dite, elle se paie, dans les théâtres de féerie, un franc par personne et par soirée. Telle famille où le père est porteur aux Halles, la mère femme de ménage, et dont les enfans vont à l’école dans la journée, trouve un utile supplément de salaires dans sa participation quotidienne aux drames émouvans du boulevard. Sur les scènes qui emploient une figuration considérable, on prend selon les besoins tout ce qui se présente pour faire « la foule, » sans trop demander de références. De là un monde un peu mêlé. Il arrive aussi aux recruteurs, qui cherchent à économiser sur la somme destinée à leur personnel, d’embaucher ce qu’on appelle en argot théâtral des « têtes à l’huile, » c’est-à-dire des amateurs qui ne demandent point d’argent.

Mais, avec de tels élémens, on ne produirait que du désordre. Il faut un noyau de réguliers dans lequel s’encadrent ces passans ; ils exécutent ponctuellement les mouvemens réglés que les autres n’ont qu’à reproduire. Dans les théâtres de premier ordre, où le paiement se fait par les soins de l’administration, sans marchandage, dans ceux aussi où l’on n’a pas besoin de véritables masses, on arrive à avoir de très braves gens, toujours les mêmes, soigneux, obéissans, bien « en main, » prenant goût peu à peu à ce métier complémentaire. Ce sont le plus souvent des concierges, des ouvrières travaillant chez elles, où elles gagnent 1 fr. 50 ou 2 francs plus péniblement qu’au théâtre. Il se glisse aussi parmi eux quelques acteurs, inoccupés, des théâtres de banlieue : on les reconnaît à la naïve importance qu’ils cherchent à se donner.

Dans cette race mixte des figurans, à moitié acteurs, à moitié décors, tour à tour héros, botes ou machines, dont le pied doit être fait à toutes les chaussures et la tête à toutes les perruques, il s’établit une sorte de hiérarchie ; aux sujets d’élite sont dévolues les fonctions délicates de remettre une lettre avec grâce, de s’avancer fièrement pour ramasser le gant du combat ; tout ce qui exige de l’aisance dans les manières et quelque sûreté dans la démarche. Quelques comparses finissent par s’intéresser à l’action et gagnent même de l’amour-propre au contact des acteurs. On cite l’exemple de celui qui, dans une féerie, se plaignait amèrement qu’on lui fit faire les jambes de derrière d’un éléphant, tandis que son camarade, moins ancien que lui, faisait les jambes de devant. Cette émulation est rare ; le figurant est en général assez passif, fort indifférent, et l’on a vu des « scarabées, » mal surveillés, qui s’arrangeaient pour jouer au piquet en scène.

A l’Académie nationale de musique, les choristes, bien que leur caisse des retraites ait été récemment supprimée, faute de fonds, se regardent un peu comme des employés de ministère. Ils ont une tendance fâcheuse à former des rues, les mains dans le rang, alignés et figés en troupes militaires. Il n’est pas impossible cependant d’animer une foule, au lieu de la laisser se mouvoir en paquets, d’y faire des jeunes, des vieux, de persuader à chacun, avec un peu d’effort, qu’il joue pour son compte et chante des choses différentes de son voisin. En s’ingéniant à leur expliquer avec patience ce que l’on attend d’eux, on parvient, sans qu’il en coûte plus cher, à leur faire recommencer dix fois de suite, de bonne volonté, le tableau difficile que l’on veut régler. M. Carré y a réussi, à l’Opéra-Comique, en renouvelant un antique personnel, et M. Gailhard agit de même, à l’Opéra, en faisant figurer d’abord et, depuis peu, chanter le corps de ballet, où se rencontrent des sujets dociles, capables de porter un costume avec élégance.

Danseurs et danseuses trouvent, dans ce nouvel emploi, quelque compensation au caprice de la mode contemporaine, qui semble abandonner leur art. — Non que cet art soit en décadence ; bien au contraire. S’il a évolué, s’il travaille de nos jours les bras beaucoup moins que les jambes, il est devenu de plus en plus ardu et complique. Dans une mesure à quatre temps, il entre trois ou quatre fois plus de « variations » qu’il y a cinquante ans, et l’on eût fait jadis un ballet d’une heure avec un « divertissement » qui dure aujourd’hui quinze minutes.

Avouons-le sans détour : le goût de la danse périclite. Voici deux siècles, c’était le plaisir le plus apprécié, le plus répandu, toujours renouvelé et toujours en honneur : « Sans la danse, un homme ne saurait rien faire, « dit le maître à danser du Bourgeois Gentilhomme, et il disait vrai : « Il n’y a rien qui soit si nécessaire ! » Tel seigneur fit son chemin par la courante, qu’il dansait à ravir. Un pas bien exécuté valait à son auteur presque autant de réputation qu’une ville prise. C’étaient des coups d’éclat de diverses sortes. Depuis la pavane jusqu’à la sarabande, une multitude de pas, savamment étudiés, exigeaient une attention toujours en éveil, une tactique soutenue dans les jambes, les bras, la tête, tout le corps. La figurée, la boccane, la panadelle, la bourrée n’étaient pas des conceptions vulgaires. Un courtisan qui savait en faire ressortir l’artistique beauté était tout de suite un homme classé.

Mais c’est surtout aux ballets que l’on s’attachait. Il en était pour toutes les circonstances de la vie, pour toutes les saisons de l’année : ballets demi-deuil et de carême, ballets politiques avec allusions transparentes ou cachées, ballets graves ou sérieux, historiques ou romanesques. La Grande Mademoiselle va visiter un de ses domaines ; l’intendant s’empresse de danser un ballet en son honneur le jour de son arrivée, et la princesse consigne avec soin, dans ses Mémoires, que voilà un homme de bonne compagnie et qui suit vivre. Il y avait toujours un ballet en répétition à la cour ; le roi y apprenait patiemment son rôle, et l’élite de la nation se consumait de travail pendant des semaines, sous la direction des baladins, — maîtres de danse, — autorisés, qui présidaient à la mise en scène, afin de parvenir à exécuter dans les formes les jetés et les entrechats, brodés sur un canevas où le bon sel, d’ailleurs, fait souvent défaut.

Ces gentilshommes, qui aimaient la danse avec tant de passion, n’étaient pas plus sots, ni plus futiles que les gens du monde d’à présent. Ils n’étaient pas plus efféminés, car ils chevauchaient et chassaient sans trêve ; ni certes moins braves, puisqu’ils se battaient constamment, en duel ou à la guerre, et s’y comportaient de telle sorte que leurs ennemis d’alors disaient d’eux : « Les Français vont à la mort comme s’ils devaient ressusciter le lendemain. » Or, cette génération, où les hommes dansaient si volontiers pour leur compte, trouvait tout naturel de voir des individus de son sexe danser au théâtre, comme nous trouvons aujourd’hui naturel d’y entendre des hommes chanter. Il n’y avait même que des hommes sur la scène, et, tandis que dans nos ballets les rôles masculins sont tenus souvent par des femmes travesties, c’étaient au contraire, sous Louis XIV, des danseurs habillés en femmes qui faisaient les déesses ou les bergères.

Ce fut une innovation hardie, vers la fin du XVIIe siècle, que d’introduire une danseuse sur le théâtre ; ses imitatrices y affluèrent, et les deux sexes se partagèrent la vogue pendant cent ans. « Bien que l’art de la danse, disaient les lettres patentes qui conféraient à Lulli son privilège, ait toujours été reconnu l’un des plus honnêtes et des plus nécessaires à former le corps, il s’y est introduit un grand nombre d’abus capables de le porter à sa ruine irréparable… » Pour le maintenir en honneur, le roi édicta qu’il n’y avait point « dérogeance, » aux demoiselles et gentilshommes, à danser à l’Opéra, et le Parlement, à son tour, rendit des arrêts proclamant la danse un « amusement noble. »

Ce n’était pas, il est vrai, une profession austère : parmi les « filles du magasin, » — ainsi nommait-on sous l’ancien régime celles qui prenaient l’Opéra comme moyen d’émancipation, pour se soustraire à l’autorité d’un mari ou d’un père, — inscrites à titre de postulantes de la danse ou du chant, beaucoup ne chantèrent ni ne dansèrent jamais. Mais c’était une fonction presque officielle ; le directeur adressait à l’intendant des Menus de graves rapports sur les débutantes, ainsi qu’un premier président envoie le sien au garde des sceaux sur les magistrats de son ressort : « La demoiselle Coulon, écrit-il en 1788, fait beaucoup de progrès, surtout dans les sauts ; car elle a fait voir au moins dix fois, dans de très longues pirouettes, le plus haut bouton de son caleçon. Elle a été très applaudie… »

Le corps de ballet, qui tenait ainsi sa place dans l’État, jouissait d’ailleurs de fort peu d’indépendance ; les relations des artistes avec le ministre de la Maison du Roi, qui les menace aisément d’exil ou de prison, demeurent bizarres et arbitraires. Mais un danseur était un personnage : Vestris et Noverre, qui tirent tourner tant de têtes, furent connus dans toute la chrétienté, et, lorsque Dauberval, « qui savait atteindre au point de vérité le plus agréable et le plus folâtre, » fut atteint d’une grave maladie, vers la fin du règne de Louis XV, la cour allait chaque jour prendre de ses nouvelles et lui offrit 90 000 livres, par souscription, pour payer ses dettes.

Le danseur sombra avec la monarchie ; les générations nouvelles réservèrent leur enthousiasme pour le beau sexe ; indice certain que la chorégraphie commençait à n’être plus aimée pour elle-même, mais surtout pour la beauté ou le charme personnel d’illustrations qui avaient nom Taglioni, Fanny Elssler ou Carlotta Grisi. Ce n’était plus la prestesse savante, la virtuosité de la gymnastique, ni même la grâce toute seule, qui séduisait ; c’était le ragoût sensuel des formes féminines et le coup d’œil agréable de leur déploiement. Aujourd’hui, la danse masculine est morte ; on ne conserve les sujets mâles que pour les rôles de vigueur et comme une pépinière de professeurs ou de « maîtres de ballet, » sans lesquels il serait impossible de monter le ballet « poétique. » Celui-ci, du reste, est sérieusement menacé par la concurrence du ballet « mécanique, » importé d’Italie, qui florit dans les musics-halls, et par l’indifférence que lui témoigne le public payant. De plus, les opéras nouveaux, du type wagnérien, ne réservent presque aucune part à la danse ; si cet état de choses continue, on peut craindre que « Madame Cardinal » ne doive ménager un jour une autre carrière à ses filles.

Les enfans que leurs parens destinent à cet art difficile, et dont la plupart appartiennent à des familles de petites gens ayant plus ou moins touché au théâtre, n’ont pas plus de 7 à 8 ans. Au-dessus de 9 ans, on ne les prend guère. Il leur faut, pour réussir, une conformation prédisposée ; celle que la nature a doté d’une poitrine trop faible ou de nerfs trop puissans n’arrive, au bout de quinze ans d’études, qu’à faire une mauvaise coryphée. Tertullien parle, dans son Traité des spectacles, du mime de son temps, torturé depuis l’enfance pour devenir artiste, — pantomimus a pueritia patitus in corpore ut artifex esse possit. — Non moins pénible est le travail de la danseuse actuelle.

Il convient pourtant de reléguer dans le domaine des légendes les appareils douloureux, anneaux, courroies, boîtes à rainures, où l’élève devrait emprisonner ses pieds et suspendre son corps, pour apprendre à « se tourner » ou à « se casser. » Ces mécaniques, bien que décrites maintes fois, n’ont jamais été en usage. La danse est le contraire de l’acrobatie. On n’y atteint à la souplesse que par la force.

Aux élèves de la « petite classe, » on apprend d’abord les cinq positions classiques, qui sont l’a, b, c, du métier. La première consiste à se tenir les genoux en dehors et les pieds talon contre talon, sur la même ligne, avec les pointes absolument horizontales ; ce qui, pour un profane, est plus facile à écrire qu’à exécuter. A la deuxième position, les talons s’écartent ; aux quatrième et cinquième, très usitées, les deux pieds, toujours de travers et parallèles, laissent des deux côtés dépasser les orteils. Puis vient l’étude des « arabesques, » « ouvertes » ou « croisées, » où la position des bras « en demi-couronne » correspond à celle des jambes, dont l’une est en l’air, à la hauteur de la ceinture, « pliée en 4 de chiffre. »

Au cours élémentaire, on épèle ses lettres ; à la classe des coryphées, on fait l’analyse grammaticale. La danse se divise en deux branches : le « ballonné, » qui voltige et se plaît en l’air ; le « tacqueté » petits temps vivaces sur les pointes. Les pas de toute nature rentrent dans l’une ou l’autre de ces catégories, et ils se combinent et se succèdent avec une extrême rapidité. Une douzaine de ballerines de dix-sept à vingt ans sont rangées en ligne en costume de leçon : corsages de flanelle ou de percale, laissant à découvert les bras et les épaules, caleçons de calicot, bas haut jarretés tenant lieu de maillot et chaussons d’un puce passé ou d’un blanc roux.

La maîtresse indique le programme d’une voix si brève, qu’il faut avoir l’habitude de ce genre de démonstrations pour y comprendre quelque chose. La chorégraphie n’a point trouvé moyen d’écrire les pas avec des signes, comme la musique a su réduire les sons en notes ; elle manque d’algèbre pour ses formules. Une page de texte suffit à peine pour rédiger la « variation » qui se danse en une minute ; qu’on en juge : « Pas de bourrée, 4e derrière, 2 tours sur le cou-de-pied, développé avec la jambe à la 4e devant (cela deux fois) ; retraite de corps, préparation en dedans, pirouette renversée (en tire-bouchon), préparation, 2 tours sur le cou-de-pied, fini 4e derrière, 3 fois un tour simple et terminé. » Le tout se danse au piano en 11 secondes, et au théâtre, où le mouvement est plus vif, en 6 secondes. Autre exercice, plus court encore à exécuter, bien qu’il ne soit pas moins long à énoncer : « Pas de bourrée dessus et dessous, petit rond de jambes fermé derrière, assemblée soutenue sur les deux pointes, préparation de pirouette, un tour à la seconde position, posé derrière, deux changemens de jambes, retraite de corps, préparation en dedans, deux tours à l’attitude, posé derrière, 2 échappées sur les pointes. »

Le travail recommence souvent l’après-midi, en scène ou au foyer, pour les répétitions ; lors même que la fillette, après douze ou treize ans d’épreuves, a passé « petit sujet » vers l’époque de sa vingtième année, devint-elle « étoile » même, — les étoiles, à part de rares exceptions, sortent hiérarchiquement des classes de danse, — la ballerine doit s’exercer sans cesse ; à cette seule condition elle conserve sa légèreté. Une semaine de repos se rachète par deux mois de besogne double, et cela jusqu’à ce qu’elle prenne sa retraite.

« J’aimerais mieux scier du bois, » disait une danseuse en sortant de scène, les yeux brûlans et la figure baignée de sueur, — « Tu n’es pas dégoûtée ! » lui répondit une camarade. Ce sont là des boutades ; en fait, depuis l’inspecteur général de la danse, âgé de cinquante-cinq ans, qui apprit la pantomime sous Debureau et n’a pas cessé de danser depuis un demi-siècle, avec autant de jarret que d’ « estomac, » jusqu’aux « rats » pâlots, aux bras fluets et aux clavicules proéminentes, le personnel chorégraphique aime son art. Cet art n’est pas extraordinairement rétribué, bien que le budget du corps de ballet monte à 360 000 francs par an. L’importance de la somme vient de ce que l’effectif a beaucoup augmenté.

En 1713, il comprenait 12 danseurs et 10 danseuses, touchant de 400 à 1 000 livres.

En 1841, il se composait d’une quarantaine et en 1869 d’une soixantaine d’artistes ; il en compte aujourd’hui 115. De Louis XV à Louis-Philippe, les prix s’étaient beaucoup élevés pour les célébrités ; ils ont baissé depuis lors. La Camargo n’était payée que 5000 livres, tandis que la Rosati recevait 60 000 francs ; mais les étoiles actuelles, danseuses « nobles » ou « à variations, » n’ont pas plus de 25 000 à 30 000 francs. Les « premiers sujets » vont de 7 000 à 15 000, et les demoiselles des quadrilles se contentent de 1 500 à 1 800 francs. L’avancement se donne à l’ancienneté et au choix ; il se trouve de ces gens qui ne respectent rien pour dire que la protection n’y est pas étrangère ; pourtant, les promotions insolites soulèvent tant d’émotion et de colère qu’elles ne doivent pas être plus fréquentes qu’ailleurs.

Sans entrer dans la vie privée de ces frétillantes jeunes filles, — la corporation ne contient que deux ou trois femmes mariées, — à ne considérer que leurs toilettes et leurs bijoux, il est clair qu’elles ont le secret d’ordonner, avec de modestes appointemens, des budgets fort raisonnables, et que leur situation est à l’abri du besoin. Quoique le foyer de la danse ne soit plus de nos jours qu’un lieu magnifique et désert, où les sujets notables ne pénètrent guère, même pour frotter de colophane la semelle de leurs chaussons ; quoique l’élément mondain se fasse rare dans les coulisses embourgeoisées et que l’élément politique soit représenté surtout par des sous-attachés de cabinet, la ballerine, même laide, conserve du prestige et continue de trouver des admirateurs.

Les petits théâtres ont leurs danseuses aussi ; mais celles-là, sauf le sujet principal, moins payé du reste à Paris qu’à Vienne ou à Londres, ne sortent d’aucune école régulière. Les « pointes, » les « entrechats 4 » ou les « grands changemens de pied, » leur sont tout à fait inconnus. On leur apprend en trois mois quelques pas faciles, — glissades, jetés ou sauts de basque, — dont elles se tirent tant bien que mal.

« Heureux les théâtres qui n’ont pas d’orchestre, puisqu’on ne peut avoir un orchestre sans musiciens, » gémissait l’imprésario d’une salle excentrique, qui se plaignait de la mauvaise tenue de ses violons, dessinant, dormant, lisant leur journal ou s’envoyant des boulettes de pain, lorsqu’ils déposent leur archet ; au surplus inexacts, sauf pour se faire payer à date fixe ; en quoi ils se montrent plus durs que les acteurs. Est-ce pour ce motif que l’orchestre a disparu des théâtres de genre, où il semblait naguère indispensable pour ne pas lever le rideau à froid, après les trois coups traditionnels ? Les Français, qui ont supprimé aussi leur troupe de musiciens, dont Jacques Offenbach avait été quelque temps le chef, conservent, parmi leurs dépenses, un chapitre annuel de 40 000 francs pour la musique, c’est-à-dire pour les sonorités invisibles et très diverses, — trompe de chasse, piano, écho lointain d’un bal, — qui se font entendre derrière la toile.

De véritables orchestres, il n’y en a plus qu’à l’Opéra-Comique et à l’Opéra. En ces derniers, non seulement les instrumens à cordes, les cuivres et les bois, sont tenus par des artistes de mérite, mais la « batterie » elle-même, — cymbales, triangle et grosse caisse, — fut parfois confiée à de jeunes compositeurs, qui prenaient l’emploi pour avoir le loisir de travailler, tout en gagnant 200 francs par mois. A l’Opéra, le nombre des exécutans, qui, de 80 au minimum, va dans certaines circonstances jusqu’à 100, a augmenté suivant la dimension de la salle et suivant les exigences de l’orchestration moderne. Gluck, le premier, y introduisit en 1786 le « trombe, » « trombon » ou trombone, ce point d’appui de l’instrumentation, qui nous vint d’Allemagne comme la clarinette. Beethoven ajouta plus tard à l’orchestre de Mozart el de Haydn le contre-basson, dans la symphonie en ut mineur, et la batterie dans la symphonie avec chœurs. On y voit en outre de nos jours 1 tuba, 2 saxophones et 4 cors anglais, sans parler de la bande de Sax qui se fait entendre sur la scène.

Le premier chef d’orchestre, — il y en a trois, — ne dirige pas seulement l’exécution des ouvrages pour en faire observer la mesure ; il est aussi chargé d’en régler et d’en maintenir les mouvemens et doit compter ici avec le caprice ou les facultés des chanteurs. Ces mouvemens changent avec les années ; leur altération, depuis Duprez, fait l’objet d’un chapitre très amer des Mémoires de Deldevez, l’un des prédécesseurs du chef actuel. L’artiste, en général, admet qu’il doit suivre l’orchestre dans les ensembles, mais prétend que l’orchestre le suive lorsqu’il chante seul, même si sa voix défaillante l’oblige à ralentir contre tout bon sens.

Les défaillances de mémoire sont plus faciles à masquer ; le souffleur est là pour y porter remède. Il fait à l’acteur l’effet d’une rampe dans un escalier ; on ne s’en sert pas toujours, mais, s’il n’y en avait point, on aurait aisément le vertige. Tel comédien se sentit un jour paralysé jusqu’à en oublier sa réplique, qu’il savait à merveille, parce qu’ayant jeté les yeux sur le souffleur, il le vit endormi dans son trou. Un pareil abandon est fort rare, de la part de cet utile auxiliaire. « Souffler n’est pas jouer, » dit le proverbe ; l’œil aux aguets dans sa niche, le souffleur, qui presque toujours a joué lui-même, connaît le tempérament de chaque personnage. Il évite de rien suggérer, de « bourrer » inutilement celui qui fait une pause volontaire, souligne au crayon rouge les passages où son aide est souvent sollicitée, et devine, à la seule inspection du regard, l’artiste qui a besoin de « prendre le mot. »


Vte G. d’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er février, la Publicité.