Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 828-853).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

LES COURSES. — PROPRIETAIRES ET PARIEURS[1]


I

Je n’étonnerai personne en disant que le pur amour des chevaux n’est pas le seul mobile qui détermine quelques-uns de nos contemporains à faire courir. Ce n’est pas non plus le désir du gain qui les y pousse, car chacun sait que l’on ne s’y enrichit point. Sauf deux ou trois exemples d’hommes exceptionnellement entendus et appliqués, favorisés en outre à leurs débuts par d’heureuses chances, les petits propriétaires perdent assez régulièrement leur argent et les gros alignent avec peine leur budget ; encore est-ce à condition de ne pas faire trop largement les choses. Mais, pour la plupart, l’écurie de courses est un luxe et, pour plusieurs, une situation sociale. Notre passion naturelle de paraître et de nous grandir dans l’opinion demeure la même on tous les siècles bien qu’elle change de forme. Tel, qui eût acheté, sous Louis XV, une charge de Cour ou un régiment, acquiert maintenant, par une voie semblable, un journal politique ou une circonscription électorale. Tel, pour obtenir un état dans le monde, se fût payé une présidence au Parlement, un « office » notable en quelque compagnie souveraine, qui arrive de nos jours à un résultat identique en entretenant des chasses précieuses, où les perdreaux volent jusqu’à fin novembre.

Et cela est très bon ; puisque, sans ces tirés, les gens modestes, en ce temps d’agriculture intensive, ne mangeraient plus de gibier, et, sans ces députés opulens, le capital ne serait peut-être plus représenté au Corps législatif. Ainsi, comme il était du meilleur ton pour les seigneurs et les financiers de pensionner jadis des artistes et des poètes, voire des « gens de lettres domestiques, » qui rédigeaient leurs billets « dans les desseins de galanterie qu’ils pouvaient avoir, » ou leur suggéraient « le jugement à faire des ouvrages du moment, » de même aujourd’hui, pour des personnes riches, est-ce une occasion honorable de publicité, de relations et d’importance que de posséder, sur le turf, des « favoris » exaltant leurs couleurs. Et cela encore est très bon : puisque les littérateurs, devenus fiers, se soucieraient peu d’envoyer chaque soir « quérir leur chandelle » à l’hôtel de leur protecteur, ainsi que plus d’un faisait bonnement, il y a deux cents ans ; puisque les écrivains, auxquels le public donne de quoi vivre, ne sont plus dans le cas d’être subventionnés par des particuliers, tandis que les pur-sang en ont besoin, il est très heureux, pour l’amélioration de la race chevaline, que l’industrie des courses soit une mode élégante, puisqu’elle n’est pas encore une affaire lucrative.

Grâce à cette heureuse circonstance, les bénéfices réalisés dans des industries prospères, dans celles du sucre ou du chocolat, du fer ou de la parfumerie, des eaux-de-vie ou du Champagne, l’argent gagné dans des magasins de nouveautés ou de grandes banques, même dans des banques de Trente-et-Quarante, vient, par les mains des fils ou des gendres de ceux qui l’ont originairement amassé, en aide à une branche agricole, très nécessaire à la nation.

C’est dire que la liste des possesseurs d’écuries est fertile en contrastes : les Français y dominent ; mais il s’y trouve des Belges, des Grecs, des Russes, des Américains ; de très vieux noms et des noms tout battant neuf ; des gens de qualité et de charmantes jeunes filles, appartenant à la catégorie de celles que le moyen âge appelait des « femmes amoureuses » et le XVIIe siècle des « mignonnes. » C’est dire aussi que les détenteurs de chevaux de courses ne sont pas tous également connaisseurs. Il en est de même à l’étranger : en Angleterre, un fabricant de meubles renommé. sportsman fort novice, passait la revue de ses poulains ; devant l’un d’eux, en train d’absorber son avoine, il témoigna son admiration au stud-groom qui observa : « Oh ! cet animal paraît encore bien plus beau quand il est étendu. — Eh bien ! répliqua le maître, étendez-le donc tout de suite. »

Il y a, en revanche, nombre de propriétaires qui surveillent leur entraînement et leur élevage avec autant de compétence que d’attention. Il y en a parmi les jeunes, témoin M. J. de Brémond, le héros du sport en ces dernières années, comme parmi les doyens ou les disparus, tels que MM. Delamarre, le comte de Berteux, A. Lupin, le baron Finot. Un de ces dilettantes, M. Aumont, se fit installer naguère une chambre dont le mur était mitoyen du box de son cheval Monarque. Par un judas qu’il ouvrait sans bruit, il pouvait s’assurer à toute heure, de nuit ou de jour, que son « crack » dormait d’un bon sommeil ou mangeait avec appétit.

Cependant, parmi les plus avisés, on n’en cite que deux ou trois qui, depuis un demi-siècle, aient fait fortune ; et cette fortune même est, comme il arrive toujours, très exagérée par le bruit public. Pour ne parler que des morts, M. Lupin a conduit avec bonheur, de 1840 à 1890, une écurie notable : son bénéfice de cinquante années, pendant lesquelles ses dépenses et ses recettes s’étaient seulement équilibrées, consista dans le produit de ses ventes qui atteignirent 1 700 000 francs au moment où il cessa de faire courir. Inutile de dire que l’économie de la gestion joue un rôle dans les profits éventuels : chez le baron Finot, où le personnel est réduit au minimum, où tout le monde, depuis les jardiniers jusqu’aux bouviers, sait donner des soins aux pur-sang, ils coûtent moins cher à élever que là où l’escouade des palefreniers et des lads, grassement appointés, ne manque pas de loisirs.

La sagacité la plus éveillée ne saurait du reste suppléer au hasard : l’écurie bien connue, dont M. Delamarre est le chef et le principal intéressé, profita des victoires de Boïard, en 1874, pour rembourser à ses associés leurs mises premières ; mais, depuis vingt-cinq ans, elle n’a réussi qu’à se maintenir, sans distribuer aucun dividende ; tandis que les écuries Ephrussi et Soubeyran, plus favorisées par le sort, se soldèrent régulièrement en gain. Parfois il faut supporter trois ou quatre mauvaises années de suite ; une cinquième vous récompense. Les gros capitaux résistent, les petits sombrent.

Les engagemens onéreux et inutiles, les voyages, la « casse » des yearlings au cours du travail préparatoire, font, avec l’entretien normal, monter à 6 000 francs le coût d’un animal à l’entrainement. Le budget global des propriétaires se serait donc élevé à 12 millions de francs, en 1898, pour 2 000 chevaux de plat auxquels ont été répartis 6 millions de prix. Il se trouverait donc en perte de 6 millions, s’il n’avait, pour atténuer ce déficit et le réduire à 2 000 000 ou 2 300 000 francs environ, le produit des saillies et des ventes. Chapitre si important que, sans lui, certaines écuries ne pourraient subsister ; la valeur des bêtes aliénées y étant souvent double de celle des prix remportés en course.

Le cheval le plus cher dont les annales du turf ait gardé le souvenir fut Ormonde, cédé vers 1892 par le duc de Westminster pour 750 000 francs. Ce coursier mémorable, avant de quitter le sol britannique pour les États-Unis, eut l’honneur d’être présenté à la Reine à Windsor. Nous voilà loin du chiffre, — en son temps fort copieux, — de 180 000 francs payés pour Gladiateur. Blair-Athol, dans des enchères où l’agent du gouvernement prussien le poussa jusqu’à 287 000 francs, fut adjugé 300 000. Plus récemment, l’Allemagne achetait l’étalon français Gouverneur pour 250 000 francs, et le prix de 150 000 francs, payé cette année pour Rueil par notre administration des Haras, semble presque ordinaire.

La rareté des bonnes jumens, qui se cotent aussi très haut et qui, comme les tableaux de maître, ne se trouvent pas aisément sur le marché, fait que nombre de propriétaires se remontent chaque année aux ventes de yearlings, qui ont atteint 1 500 000 fr. en 1898. Mais bien des sujets ne se révèlent qu’assez tard ; l’illustre Eclipse fut vendu à deux ans par le duc de Cumberland, chez lequel il était né, parce qu’il n’annonçait aucune qualité remarquable. L’espèce chevaline a son âge ingrat ; la bête mesquine et disgraciée, qui va fleurir, peut se transformer en un cheval brillant et vivace ; et il est aussi malaisé de reconnaître les futurs vainqueurs, parmi des poulains de quatorze mois, que de discerner les jolies femmes de l’avenir parmi des fillettes de huit ans. C’est ce qui engage les principales écuries à former leurs propres haras, quitte à en renouveler le sang lorsqu’elles n’obtiennent que des produits médiocres.

L’élevage en effet a ses surprises, bonnes et mauvaises ; c’est une alchimie d’un nouveau genre. On ne saura jamais sans doute fabriquer un cheval de cœur, pas plus qu’on ne saurait fabriquer un homme de talent. Il y a beau temps que Platon, dans sa République, recommandait la sélection humaine en éliminant les mauvais produits ; je ne sache pas qu’on l’ait essayé nulle part. Elle serait d’ailleurs plus difficile pour les gens que pour les bêtes : le reproducteur que nous sommes ne mène pas la vie saine de l’étalon ; il excède volontiers ses forces, pour le plaisir ou pour le travail. Puis la poulinière, que nul mâle ne peut couvrir sans la permission du maître, n’est susceptible d’aucune infidélité. Mais, pour les bêtes comme pour les gens, ce qu’on nomme « lois » de l’hérédité est fait d’autant d’exceptions que de règles : chaque être résulte d’une combinaison nouvelle de mille êtres défunts, d’un amalgame d’élémens connus, diversifiés à l’infini ; ainsi que les airs, toujours nouveaux, faits avec des notes toujours pareilles. Parmi les hommes, la profession, l’époque, le milieu social font pousser en vertus des vices atténués — barbarie devenue courage, — ou se gâter en vices des qualités tournées à l’aigre — prudence devenue faiblesse. — L’orgueil crée l’ambition, qui est utile ; l’ambition engendre la volonté, qui est excellente ; et la volonté dégénère à la fin en stupide entêtement. Ce qui allait être simplement l’audace sera, avec un grain de raison en plus ou en moins, ou l’héroïsme ou la folie. Le même instinct sexuel, suivant les doses d’intelligence et de sensibilité auxquelles il sera associé, donnera naissance, tantôt aux transports de l’amour, tantôt à l’abrutissement et tantôt à quelque état moyen entre ces deux extrêmes.

De cette cuisine, où se confectionnent les individus, le secret nous échappe, pour les animaux non moins que pour nous. Nous ne connaissons pas le microbe de cette fermentation des races, par laquelle d’un degré à l’autre, d’une génération à la suivante, les facultés s’améliorent ou se corrompent, évoluant de l’effort à l’usage, de l’usage à l’abus, de l’abus à l’usure ; sans qu’il y ait trace d’ailleurs ni d’une règle, ni d’un processus analogue à celui du règne végétal, où, du bouton, sort la fleur, puis vient le fruit et enfin la pourriture. Notre âme est comme une maison où des meubles hétéroclites ont été déposés par une suite d’héritages, raccommodés et recombinés suivant les modes et les goûts des habitans qui nous ont précédés.

Pour les chevaux de courses, la collaboration de tant de sangs vérifiés ne devrait pas aboutir à des filiations contradictoires ; pourtant ils s’annihilent quelquefois, au lieu de s’unir et de s’additionner. Parfois aussi, comme chez les humains, le germe immédiat est dominé ou anéanti par de vieux levains qui ressuscitent. Ces phénomènes ne sont pas très rares dans la chronique des haras. La mère de Boïard, la Bossue, n’a rien produit de bon, ni avant ni après lui, et Boïard lui-même, comme Gladiateur, n’a pas eu de descendance méritoire.

Un cultivateur qui avait reçu le cadeau d’une pouliche, réformée après des essais infructueux, la fait saillir par un étalon dédaigné, lui aussi, Palais-Royal, vendu 1 000 francs comme yearling de rebut à un vétérinaire du voisinage ; et, de ces quadrupèdes déclassés, il obtient le cheval Fou-Rire, qui fournit actuellement la plus brillante carrière. La fameuse jument Plaisanterie, qui gagna tous les prix qu’elle disputa, enleva dans la même année, en Angleterre, le Cesarewich et le Cambridgeshire, où un pari de 10 000 francs en rapporta 600 000 à son propriétaire. Th. Carter, avait été acquise par ce dernier, de compte à demi avec un pharmacien, moyennant 750 francs, aux enchères publiques.


II

Si les courses plates, prises en bloc, semblent une médiocre spéculation pour les éleveurs, il n’en va pas de même des steeple-chases, assez riches pour décerner des prix souvent trois fois supérieurs à la valeur des chevaux par lesquels ils sont brigués. Le steeple-chase, course au clocher — un de ces nombreux mots que notre langue a repris, après les avoir envoyés se faire traduire à Londres, — est aujourd’hui bien loin de ce qu’elle fut à l’origine, lorsque les concurrens, ayant pour but un clocher que l’on apercevait dans le lointain, partaient à l’aventure, passant où ils pouvaient. Peu à peu cet usage se modifia ; on commença par explorer le tracé à l’avance, les obstacles à franchir, la place où l’on était tenu de sauter. On la marquait par des drapeaux de couleurs différentes, A mesure qu’il devenait plus difficile de traverser des champs appartenant à divers propriétaires, le cercle se rétrécit.

On en vint à construire des obstacles sur des terrains plats et nus ; toutefois en plusieurs comtés d’Angleterre, en Irlande surtout, le steeple-chase a conservé quelque vestige de sa première institution. Il se retrouve encore à Baden-Baden, où le parcours, entrecoupé de champs en labour et parsemé de marais, rappelle l’aspect d’un pays de chasse, — hunting country ; — tandis qu’en France les rivières et les murettes artificielles, disposées sur une piste plate, sont surtout dangereuses par l’allure excessive avec laquelle la nature du sol permet de les aborder. En terrain naturel, le mérite de sauteur était la première et indispensable condition des chevaux : la vitesse venait en seconde ligne, car il était impossible de galoper un train non interrompu. Aujourd’hui tous les animaux entraînés peuvent, avec un peu d’exercice, prendre part à une « course de haies, » qu’ils passent presque sans les regarder.

Quant aux steeple-chases, le cheval n’ayant pas en lui-même, pour le saut, plus d’aptitude que l’homme, tous n’y réussissent pas également. Il y faut des dispositions particulières, et tel s’accommode, en obstacles, de longues distances et de gros poids qu’il ne porterait point en courses plates. Dans celles-ci, les chutes sont rares, mais plus graves aussi : monture et cavalier culbutent-ils en tête du peloton, les autres tombent à leur tour ou leur passent sur le corps ; tandis que la bête de steeple, tout en s’élançant pour franchir la rivière, s’attend davantage à chopper. Ce genre d’épreuves reste néanmoins plus périlleux que l’autre et, ce qui le prouve, c’est que la monte est plus chère ; les jockeys ont droit à près du double de ce qu’ils reçoivent en plat. Aussi ne leur doit-on rien quand ils « s’abîment ; » ce qui leur arrive fréquemment, à Paris comme dans les réunions de province. Quelques-uns ont fait connaissance avec un tiers des hôpitaux de France. Apporté sur un brancard et recommandé par l’entraîneur qui repart le soir même, le blessé reste seul, incapable de se faire comprendre, autrement qu’on anglais, d’un personnel chirurgical parfois fort sommaire. Il se rétablit cependant et recommence. L’un d’eux s’est cassé cinq fois la clavicule ; certains accidens invraisemblables tiennent du miracle : le jockey Andrews a eu sa tête déplacée dans un saut et replacée, au bout d’un an, par un autre obstacle.

Quand le cheval affronte l’hippodrome, il est dressé déjà, et non sans peine. Ces « essais » ne vont pas sans coûter la vie à quelques gamins, désarçonnés un matin trop rudement. On les enterre sans bruit. Pauvres lads de Chantilly ou d’Achères ! le public, pour lequel ils meurent, les ignore ; ils n’ont même pas droit au Saltavit et placuit de l’enfant Septentrio ; ils n’ont pas paru sur le théâtre.

Après la guerre de 1870, ce coin exquis du Bois de Boulogne que l’on nommait la « mare d’Auteuil, » lieu de rêverie tranquille et de rendez-vous discrets, se trouvait irrémédiablement dévasté. Les arbres avaient été coupés pendant le siège de Paris. Une vingtaine de sportsmen émérites obtinrent de la Ville la concession de cet emplacement, pour la Société des steeple-chases qu’ils venaient de réorganiser. L’attrait du site, beaucoup plus accessible aux Parisiens que celui de Vincennes, où s’étaient données, sous l’Empire, les courses d’obstacles ; les dépenses considérables faites par les promoteurs de cette entreprise, tant pour la préparation des gazons, recouverts de terreau acheté aux maraîchers de la banlieue, que pour l’édification des tribunes, mieux conçues et disposées que nulle part ailleurs, contribuèrent au succès. Ajoutons que ce genre de sport offre à la masse un côté « spectacle, » plus séduisant que celui des épreuves en plat, bien que celles-ci soient beaucoup plus utiles et sérieuses. Une société qui exploitait simultanément les réunions de Maisons-Laffitte et de Saint-Ouen, l’une d’obstacles, l’autre de courses plates, devait faire vivre la seconde avec les bénéfices de la première, parce que les steeples attirent toujours plus de monde. Le comité d’Auteuil, qui dispose chaque année d’une recette sensiblement égale à celle de Longchamp, ne pourrait méconnaître le caractère, accessoire, au point de vue hippique, de l’institution qu’il régit. Aussi a-t-il associé les éleveurs, par les primes importantes qu’il leur réserve, aux triomphes des chevaux grandis dans leurs paddoks.

Il distribue en outre une large manne d’allocations aux sociétés de province, dont le programme, ainsi corsé, fournit un débouché utile aux chevaux médiocres de la capitale, et une fête appréciée des chefs-lieux d’arrondissement pour le mouvement d’affaires qu’elle détermine. Par ces largesses, qui augmenteront sans doute avec le rendement du Pari mutuel, la banquette irlandaise sert la cause de la décentralisation. Elle subventionne encore, de façon indirecte, la production du cheval de sang, en contribuant à la hausse des prix de vente : des animaux, incapables de gagner en plat, qui ne trouvaient preneurs qu’à 3 000 ou 4 000 francs, sont maintenant payés 20 000 ou 30 000 par des écuries de steeple, depuis que celles-ci ont l’espérance de leur faire obtenir des prix importans.

Non moins que le cheval, le cavalier s’est perfectionné par les courses ; sa main est meilleure ; les jeunes gens d’aujourd’hui montent beaucoup mieux que leurs grands-pères ; — profit appréciable, surtout pour les officiers de cavalerie. Conserver son sang-froid dans la vitesse est, chez un colonel courant à plein galop avec 500 hommes derrière lui, une qualité indispensable, puisque le choix de son point de direction et la moindre déviation dans sa ligne peuvent rendre efficace ou vaine la charge qu’il commande. Cette appréciation, cette conscience du train, si précieuse aux jockeys, comme je l’ai dit dans un précédent article[2], ne l’est pas moins aux conducteurs d’automobiles, aux bicyclistes professionnels, aux mécaniciens de locomotives.

Les officiers, partisans des courses militaires, dont l’émulation est à leurs yeux des plus heureuses pour l’arme à laquelle ils appartiennent, font observer que ces épreuves sont trop rares en France, qu’il n’en existe que trois par an à Auteuil, tandis qu’à Berlin, sur l’hippodrome de Carlshorst, il s’en trouve 42, dont le parcours est très sévère. Ils se plaignent aussi que, par les conditions qui leur sont faites, notamment par l’exclusion des prix en argent, ce sport utile demeure très onéreux, inaccessible même à ceux qui ne jouissent pas d’une large aisance. Il est certain que l’objet d’art, offert en prix, retourne presque chaque fois chez le marchand, lequel le reprend sous déduction de 10 pour 100 de sa valeur, pour le revendre à l’occasion prochaine.

La Société des steeple-chases est elle-même si convaincue de l’utilité des prix en espèces, qu’elle avait proposé d’en créer un de 20 000 francs pour les courses militaires. Le ministère de la Guerre ne l’a pas permis ; et ce point d’honneur semblera quelque peu suranné, en un temps où les récompenses académiques, décernées aux savans, ne perdent rien de leur dignité pour être jointes à l’octroi de quelques pièces d’or. En ce qui concerne le nombre restreint des courses d’officiers, à Auteuil, il tient à l’appréhension qu’éprouve le comité pour les accidens qui ne manqueraient pas de survenir. Là, plus qu’ailleurs, le cadre mondain surexcite l’amour-propre des champions, pousse aux imprudences ; et tous les chevaux n’auraient pas la préparation voulue.

Tels sont les argumens en présence, sur lesquels mon incompétence m’interdit de conclure. J’en dirai autant de la querelle entre le trot et le galop, qui divise actuellement les éleveurs d’animaux de demi-sang.

Et d’abord qu’est-ce qu’un cheval de « demi-sang ? » Tout le monde croit le savoir, et je le croyais aussi, avant de m’en être informé. Mais j’ai dû reconnaître, après examen, que je l’ignorais et que tout le monde l’ignore. J’entends que nul ne parvient à en donner une définition tout à fait exacte. Celles qui émanent des sociétés hippiques les plus compétentes ont changé plusieurs fois, et la dernière en date — elle remonte à quelques mois seulement — n’est pas, au dire de ses auteurs mêmes, à l’abri de toute critique. Hâtons-nous d’ajouter que ces efforts de rédaction, en vue de « qualifier » officiellement les produits du croisement de nos races indigènes avec la race supérieure, sont d’un intérêt pratique fort restreint pour l’ensemble des agriculteurs. Ceux-ci livrent annuellement, aux étalons de pur et de demi-sang, entretenus par l’État ou estampillés par lui, environ 170 000 poulinières qui continuent et propagent à leur tour, dans nos campagnes, une espèce graduellement améliorée. Ils s’attachent à obtenir, qui le cheval de guerre, qui l’animal de commerce ou de luxe, sans prétendre former ces trotteurs hors ligne qui dévorent le kilomètre en moins d’une minute et demie.

Mais depuis qu’une association spéciale a organisé des courses, réservées aux « chevaux français de demi-sang, » afin d’encourager une sélection parmi eux, la malignité humaine dont les éleveurs, non plus que les autres mortels, ne sauraient se défendre, sollicite quelques-uns d’entre eux à faire passer pour métis des quadrupèdes du sang le plus authentique. Lorsqu’on dénomme » purs-sang » les fils de père et mère inscrits au Stud-Book, on écarte par là même de ce livre auguste les sujets qui n’auraient pas un état civil régulier. Mais il suffit justement aux fraudeurs de ne point revendiquer cet état civil, pour dissimuler l’origine de poulains auxquels leur naissance cachée permet d’être admis parmi les vrais demi-sang et de les battre par leur mérite réel.

Divers procédés sont en usage pour déguiser ces bâtards légitimes : substitutions sous la mère, changemens de « cartes » ou fausses saillies. Des familles de purs-sang, volontairement déclassées en Angleterre, fournissaient les recrues. Le propriétaire d’une jument, dont l’ascendance fut reconnue sans alliage, sévit obligé, à la suite d’un procès, de restituer 80 000 francs de prix qu’il avait gagnés. Comme l’identité de femelles inconnues ne peut jamais être certifiée par les haras, c’est de l’ancêtre mâle que doit venir la dose minimum de globules « garantis impurs, » nécessaire pour être titré de « demi-sang. » Mais les clauses restrictives, apportées de ce côté par les règlemens en vigueur, n’empêchent pas le demi-sang le moins contestable, fils de père et mère de même catégorie, de n’avoir, en remontant à la 5e génération, que 12 ascendans de tiges mêlées, contre 50 de pure souche.

Aussi est-ce sur le maintien des courses au trot que compte la Société du demi-sang, pour décourager l’introduction des chevaux trop apparentés au Stud-Book. Ces derniers trottent mal ; le galop est leur allure naturelle. Comme c’est aussi l’allure de la passion — je veux dire la seule qui passionne le spectateur, la seule qui fasse des recettes et occasionne des paris ; — pour se procurer les 1600 000 francs, distribués sur ses hippodromes de Vincennes et de Neuilly-Levallois, la Société de Trot doit sacrifier la moitié de cette somme aux courses de galop et même d’obstacles, qui lui permettent de subventionner les autres épreuves.

Pour celles-ci elle répugne formellement à admettre le galop ; les prix y sont remportés par des trotteurs qui couvrent, comme la jument Plume-au-Vent, une distance de 4 600 mètres sur le pied de 1min, 38 le kilomètre. Les ennemis des courses au trot prétendent que les gagnans sont des animaux faits en trois parties, comme des discours classiques, détraqués par ces allures bizarres, trop longs dans leur rein et marchant « en canards, » très inférieurs, disent-ils, aux bêtes de selle d’un galop coulant et aisé, mieux conformées quoique moins rapides.

A quoi les partisans du trotteur, et parmi eux l’administration des haras, répondent qu’au galop, le cheval le plus près du sang battra inévitablement tous les autres ; que, par suite, la vitesse, rapportant seule de l’argent, sera seule recherchée, tandis que les autres qualités ne seront l’objet d’aucune attention ; et, alors que les détracteurs du trot recommandent surtout le « modèle », ce sera le « modèle » qui sera justement sacrifié. Ils ajoutent que, dans ces conditions, on arrivera fatalement à développer une production d’animaux, qui, étant tout aussi légers que ceux de race pure, n’en auront pas les qualités ; et cela, sans aucune utilité pour les haras, qui ne pourront en prendre qu’un petit nombre, sans avantage pour la remonte, qui ne pourra acheter ceux qui auront été tarés par l’entrainement et sans bénéfice pour l’éleveur, qui, en dehors des haras et de la remonte, ne trouvera pas de débouché dans le commerce.

Nous touchons ici à l’application pratique des courses, aux rapports de reproducteurs choisis avec l’espèce chevaline tout entière. L’Etat entretient dans ses haras 2 800 étalons ; de plus il en « approuve » ou « autorise » 1 400, qui font chacun en moyenne 54 saillies par an, d’où résultent environ 32 naissances. C’est la partie sélectionnée de la race et de beaucoup la plus importante, parce que ces 4 200 mâles d’élite produisent beaucoup plus que tous les autres chevaux entiers, existant sur notre territoire. Ces derniers sont pour la plupart des bêtes de charrette ou d’omnibus et, qu’ils soient ou non exempts de tares — il en est 5 700 acceptés comme tels, — se livrent rarement à la monte.

L’effectif des dépôts publics comprend 65 pour 100 de demi-sang et 14 pour 100 de bêtes de trait. Les pur-sang eux-mêmes — 21 pour 100 — sont de trois sortes : anglais, arabes ou anglo-arabes, c’est-à-dire croisés de sujets orientaux, directement importés, avec les membres des familles inscrites au Stud-Book. L’administration était tenue d’améliorer dans chaque région le type propre à chacune d’elles, plutôt que de faire partout le même cheval. Le pur-sang anglais, de beaucoup supérieur à son aïeul d’Asie, est moins rustique ; il demande plus de soins et le midi de la France, où il n’aurait qu’une alimentation insuffisante, ne pourrait pas l’élever.

Mais l’arabe étant très petit, on s’efforce, par la création d’une branche hybride, l’ « anglo-arabe, » d’augmenter sa taille et sa vitesse naturelle. Quoique l’étalon « anglais » acheté dans la région parisienne coûte 30 000 francs en moyenne à nos haras nationaux, tandis que l’arabe ne leur revient pas à plus de 5 000 ou 6 000 francs, celui-ci n’est pas le plus facile à acquérir. Les missions, que l’on envoie à cet effet planter leur tente dans le désert, doivent se livrer à de longues négociations. L’indigène souvent se refuse à vendre, surtout ses jumens. Quant à la pureté des origines, il n’y a pour ainsi dire jamais de fraude. La généalogie des chevaux kochlani n’est pas établie par documens écrits ; elle se transmet par tradition orale, les saillies se font toujours en présence de témoins. Il parait que, lorsqu’un propriétaire a juré devant Allah et Mahomet, on peut avoir confiance ; l’Arabe, en signant une fausse déclaration, croirait exposer lui et sa famille aux plus grands malheurs.

Les grandes puissances, à l’exception de l’Angleterre, entretiennent toutes des haras : ceux d’Autriche et d’Italie sont inférieurs aux nôtres ; ceux de Prusse, largement dotés sur les fonds provenant de l’indemnité de guerre, ont pris depuis vingt ans un développement considérable. La population chevaline de France est de 7 têtes 69 par 100 habitans ; celle de l’Allemagne — 7 têtes 34 — est à peu de chose près équivalente.


III

Le nombre et la qualité des chevaux répandus sur le territoire français touchent fort peu, il faut l’avouer, la foule qui se presse sur le turf verdoyant dans la poussière d’or d’un beau soleil de printemps. Le seul « résultat des courses » auquel elle s’intéresse est le profit personnel qu’elle en attend. L’effectif des spectateurs varie avec l’hippodrome, la saison, la température ; il est un public spécial, intrépide, que rien n’arrête ni ne décourage : hommes et femmes envahissent pêle-mêle, sous une pluie battante, les trains de Maisons-Laffitte et grimpent, faute de place, sur les impériales des wagons de deuxième classe. Pourtant la longueur du trajet en chemin de fer exerce toujours quelque influence sur la recette, qui, pour certaines réunions d’automne à Chantilly, ne dépasse pas 15 000 francs.

Le jour du Derby lui-même est une perte : la Société d’Encouragement n’y réalise que 105 000 francs d’entrées et le prix du Jockey-Club coûte à lui seul 100 000 francs. — Il débuta en 1835 à 5 000 francs. — Le profit le plus clair est encaissé par la compagnie du Nord, qui transporte à cette occasion près de 30 000 voyageurs. Il est juste de reconnaître qu’elle n’y épargne pas ses peines : pour que les convois de retour, préalablement refoulés au delà de Creil, où ils attendent le moment de se mettre en branle, puissent se suivre presque sans interruption de 4 à 6 heures du soir, la Compagnie évacue par d’autres directions les trains de grandes lignes qui empruntent ordinairement cette voie, et dispose tout le long des rails, de Chantilly à Paris, à un kilomètre d’intervalle les uns des autres, des hommes d’équipe, sémaphores volans, tenant en main des tableaux marqués 1, 2, 3, 4 ou 5, selon le nombre de minutes écoulées depuis le passage du train précédent. De sorte que le mécanicien est averti, par cette indication, d’accélérer ou de ralentir sa marche.

Au Grand Prix de Paris, où le total des entrées dépassait l’an dernier 340 000 francs, représentés, au pesage, par 8 000 hommes et 4 700 dames, 3 600 personnes au pavillon et, à la pelouse, 93 000 piétons, 1 100 voitures et un cavalier ; lorsque les diverses enceintes renferment ainsi, en tenant compte des cartes de faveur et des employés de toutes sortes, près de 140 000 âmes, tous les moyens de locomotion, par terre ou par eau, sont utilisés. Tous les véhicules imaginables se frôlent et se pressent, dans un grouillement de roues, depuis les calèches aux attelages de 15 000 francs jusqu’à la carriole du laitier de banlieue. C’est jour de liesse pour les « Paulines, » ces tumultueuses pataches, qui, volontiers insolentes, parce qu’elles conduisent à ses plaisirs la Majesté anonyme de la Multitude, prétendent forcer les autres voitures à se garer devant elles. Elles cueillent et promènent à travers la ville des cliens aux faces sérieuses, têtes de joueurs qui vont à une affaire ; les uns attentifs dans le vide aux rêves qu’ils caressent, les autres l’œil fiché en terre, ardent ou ennuyé.

Que d’inquiétudes, de passions diverses, habitent les cerveaux de cette fourmilière humaine, couverte de chiffons luxueux ou de haillons décens ! Toutes les classes sociales s’y coudoient sans s’y confondre ; l’éducation, l’intelligence ou la fortune, continuant de nuancer des sentimens, pareils à peu près dans le fond quoique divers dans l’apparence. Comme à tous les divertissemens de notre espèce, sans cesse béante après les choses futures, il se mêle ici, à une pincée de joie, beaucoup de déceptions et de rancœurs : amour du gain ou satisfaction de vanité, recherche des émotions ou besoin de tuer le temps, exercice d’un métier ou ébauche d’un flirt, conduisent toute cette assemblée à encourager, sans beaucoup le savoir, l’amélioration de la race chevaline. Les moins nombreux sont les « amateurs, » les « pas-sérieux, » venus pour faire quelque rien qui vaille, prendre l’air, jouir du paysage et regarder la course, sans espoir d’en tirer des rentes. Ce sont aussi les plus sages, puisqu’ils savent se saisir des biens présens.

Le pesage fut longtemps un endroit si vertueux que les dames non accompagnées n’y avaient nul accès ; cette rigueur a pris fin et le monde de la haute galanterie, aujourd’hui largement représenté, charme les alentours des tribunes par ses toilettes d’une élégance simple et de bon goût. Rien ne distingue celles qui en font partie des femmes de la société ; les hommes s’abstiennent seulement de saluer ces dernières, lorsqu’ils, causent ou déambulent avec les autres ; hommage platonique à la morale, vestige ultime d’une démarcation appelée à disparaître.

Ces demoiselles savent au reste garder, avec notre sexe, une réserve pleine de dignité et maintenir entre elles une hiérarchie sévère. La familiarité n’est point de mise entre celles qui sont « arrivées, » et celles qui sont seulement en route. Leur doyenne, leur arbitre, récemment enlevée à la terre, ne possédait point d’attraits visibles, mais avait eu la chance d’être choisie et l’art de conserver pour « ami » un financier colossalement riche. C’en fut assez pour établir sa domination, son prestige ; elle avait parmi ses similaires une sorte de cour : les débutantes, qui n’étaient point encore, et peut-être ne seraient jamais, l’objet d’une tendresse aussi dorée ni aussi fidèle, la traitaient en princesse, fières de lui être présentées, balbutiant devant elle et ne lui parlant qu’avec respect.

La pelouse, désertée maintenant par les voitures correctes des demi-mondaines et par l’élément mâle qui leur voulait du bien et se groupait alentour, est devenue purement populaire. Parmi les parieurs qui forment le fond de la clientèle, certains métiers donnent plus que d’autres, bouchers, charcutiers, cochers ; mais on y voit des gens de toute condition : des soldats en uniforme, des paysans en blouse ; des domestiques de bonne maison qui, sous prétexte de commission urgente, ont pris deux heures de liberté, arrivent et repartent en hâte ; des indigens-bourgeois, dont le faux-col mouvant dissimule mal l’absence de chemise, et des vieilles femmes, le visage crispé par le dépit de la perte, — car l’expression vilaine du dépit enlaidit toujours, même les jolies Madames de la tribune du Club, — se querellant sans vergogne et s’accusant l’une l’autre d’avoir ruiné, par un mauvais choix de « favori, » les chances du ticket de 5 francs qu’elles s’étaient cotisées à quatre pour acquérir.

Ces mises de quelques sous, cet achat de l’espérance à prix réduit, ne sont pas rares. Le jockey Price, lorsqu’il monta pour la première fois, à 14 ans, avait reçu de ses camarades d’écurie vingt pièces de 50 centimes, pour parier 10 francs sur son cheval que l’on donnait à 16 contre 1, mais en qui les autres lads avaient confiance. Il gagne la course en effet, rentre au vestiaire et, tandis qu’il se déshabille, voit avec désespoir s’échapper de sa poche et rouler de tous côtés sur le parquet le trésor de piécettes blanches, dont il avait oublié, dans son émotion d’enfant, de faire l’emploi convenu.

La police a remarqué que les maisons de jeu ne font plus leurs frais et disparaissent faute de « pontes. » Dans tel tripot épié par les agens de la sûreté, « en observation » suivant le langage technique, la tenancière finissait par rester en tête-en-tête avec les « indicateurs » de la préfecture. Ce fait tient un peu au développement des casinos de Belgique, mais surtout à l’extension du pari mutuel en France. Les commissaires des jeux retrouvent d’anciennes connaissances parmi les diverses catégories de parieurs, qui, après tout, gagnent à changer de théâtre, puisqu’ils sont plus aérés et moins floués. Types fugaces, un jour au pesage, puis au pavillon, ils glissent à la pelouse et s’éclipsent parfois tout à fait, durant quelque temps, pour surgir à nouveau après une réussite.

Il convient de reconnaître que la jurisprudence et l’opinion ont, en ce domaine du pari, légèrement flotté : on proscrivait, il y a vingt ans, comme immorales, les roulottes où se perpétrait le premier pari mutuel, importé d’Autriche ; et l’on supprimait un peu plus tard, pour le même motif, le pari à la cote.

Jusqu’en 1887, ce fut l’âge d’or des bookmakers. L’administration des suburbains exigeait deux le paiement d’une taxe, sous prétexte de sélectionner les bons d’avec les mauvais et aussi parce qu’elle trouvait là une recette, nécessaire, disait-elle, aux hippodromes qui ne peuvent disposer que des plus mauvais jours de la semaine. Les grandes sociétés, comme Longchamp, ignoraient officiellement l’existence de ces « donneurs » de chevaux qui payaient simplement leur entrée. Rangés en ligne, juchés sur un tabouret, à côté du piquet qui leur servait à afficher l’indication des cotes et dans lequel ils emmanchaient un parapluie, ils opéraient à leur guise. Ce matériel sommaire leur était fourni, moyennant 10 ou 20 francs chaque dimanche, par un nommé Regimbault, qui devait réaliser de fructueux bénéfices, puisqu’il y eut jusqu’à 100 bookmakers au pesage et plusieurs centaines sur la pelouse, mais qui, en échange du monopole de fait dont il se trouvait investi, se chargeait de maintenir un certain ordre dans cette bourse foraine des paris.

Il y avait un peu de tout en effet parmi ces industriels de nationalité et de domicile indécis, vociférant à qui mieux mieux : « Voyez la cote, la cote ! Qui veut Chambertin ? Amanda je donne ! je parie contre Bigoudis !... » et dont les uns levaient le pied après la course, lorsqu’ils perdaient, avec une prestesse rare, tandis que les autres, plus solides ou plus avisés, arrivaient à la notoriété, puis à la fortune. L’un d’eux possède pour 12 millions d’immeubles dans le département de la Seine.

Ceux-là ne se bornaient pas aux offres hurlées en plein air par leur commis et aux paris contre tout venant. Membres du « Betting-room » — Salon des courses — ils inspiraient assez de confiance aux gros spéculateurs pour traiter les affaires par 3 000 et 4 000 louis à la fois. C’étaient les agens de change du sport. On les accusait bien de fausser les résultats en achetant les jockeys, lorsque leur intérêt était trop fortement engagé ; mais les vrais amans du jeu savent pardonner quelques tricheries, et les choses allaient doucement leur cours, lorsque, à la suite d’un incident un peu vif, le favori ayant paru trop évidemment arrêté avant le poteau, les parieurs affolés se ruèrent, en une sorte d’émeute, sur le jockey qu’ils invectivaient et frappaient, en même temps que le cheval qui leur semblait complice.

Sur quoi la Société d’Encouragement, ayant elle-même demandé au ministre de l’Intérieur la suppression des paris, le vide se fit incontinent sur les champs de courses et le public devint furieux. Le baron de la Rochette, pour avoir pris l’initiative de la mesure, fut traité de « Polignac du turf, » et l’on répandit des brochures indignées, dont l’une avait pour titre : Le Seize Mai hippique.

Une nouvelle solution intervint : le Pari mutuel, organisé d’abord par un simple arrêté du pouvoir, puis codifié par une loi (1891), qui fonctionne aujourd’hui avec la sérénité d’un service d’État. Les bookmakers avaient bien essayé de reparaître à côté des guichets officiels, dont ils tiraient avantage pour se couvrir ; mais le « marché, » comme on l’appelle, ne traitait plus guère que des affaires « à terme, » dont le règlement était aléatoire. Tel client, qui devait 100 000 francs, obtenait quitus pour 25 000. Les cotes étaient par suite moins favorables qu’avec les paris au comptant, parce qu’il fallait prévoir l’éventualité des mauvais payeurs. Traqués du reste, ce printemps, avec une rigueur nouvelle, les « bocks » n’opèrent plus qu’en se cachant et de façon louche, avec un petit nombre de visages connus.


IV

Le Pari mutuel, au contraire, a vu chaque année ses chiffres grossir : à l’origine (1887) le total était, à Longchamp, de 10 millions de francs ; en 1888 il fut de 20 millions, de 39 millions en 1892, de 58 millions l’année dernière. Dans la seule journée du Grand Prix il se fit 4 159 000 francs de paris. A Auteuil et dans les suburbains, les chiffres sont à peu près semblables ; ce qui donne, avec la Société du demi-sang et les courses de province, environ 200 millions de paris en 1898. L’année en cours s’annonce très supérieure ; on l’estime à 260 millions, d’après les rendemens déjà connus.

Détail à signaler : la répartition des paris, suivant les diverses enceintes, a singulièrement varié depuis douze ans. En 1887, sur 100 francs de paris, il s’en faisait pour 60 francs au pesage, 10 francs au pavillon et pour 30 francs seulement à la pelouse ; en 1898, le pavillon est resté au même taux : 12 pour 100, mais le pesage n’atteint plus que 35 pour 100, tandis que la pelouse monte à 53 pour 100. L’usage du pari s’est donc surtout développé dans les couches inférieures de la population. En effet, 2 360 000 francs — chiffre d’une journée de courses prise au hasard, cette année, — étaient représentés par 186 000 tickets à 5 francs et 33 000 à 10 francs, soit 1 260 000 francs. Plus de moitié de l’ensemble sortait des petites et moyennes bourses.

Comme le prélèvement réglementaire est de 7 pour 100, les 200 millions engagés par les parieurs leur ont coûté 14 millions. Le chiffre, à première vue, n’est pas excessif ; la maison de jeu de Monaco, qui distribuait cette année 16 millions et demi de dividende à ses actionnaires, réalise, sur ses cartes et ses roulettes, un bénéfice brut supérieur à 25 millions, et le baccarat rapporte, à l’ensemble des « cercles » parisiens, un boni de près de 2 millions de francs. Mais il s’agit ici d’argent extrait de poches, ou peu nombreuses, ou cosmopolites, toutes suffisamment garnies.

La « mutualité » de notre pari sportif n’est pas tout à fait dans ce cas, et le total des sommes engagées est beaucoup plus élevé en réalité qu’en apparence, à cause des agences clandestines dont je parlerai tout à l’heure. Si l’homme qui parie régulièrement 100 francs, sur chacune des six courses du programme d’une journée, calculait qu’il débourse 42 francs pour le Pari mutuel, 20 francs pour son entrée au pesage, sans parler de la voiture qui l’y amène, il serait épouvanté et se condamnerait au loto jusqu’à sa mort. Seulement il n’y trouverait pas le même plaisir.

Les 7 pour 100, recueillis en vertu de la loi sur le montant des enjeux, vont, comme on sait, jusqu’à concurrence de 2 pour 100 aux œuvres « de bienfaisance » — à celles surtout, disent de méchantes langues, que les députés influens jugent bienfaisantes pour leur réélection ; — 1 pour 100 est versé au ministère de l’Agriculture, pour les haras, et 4 pour 100 sont abandonnés, à titre de frais de gestion, aux sociétés de courses, avec obligation d’affecter les économies qu’elles réalisent sur ce chapitre à l’accroissement des prix distribués. En fait, l’exploitation du Pari mutuel ne coûtant pas plus de 1 fr. 40 à 1 fr. 50 pour 100 des sommes encaissées, il reste environ 2 fr. 50 pour 100 qui profitent à l’élevage, à Paris ou en province.

Le fonctionnement de cette comptabilité, soumise à l’inspection des agens de l’Etat, est un modèle de bon ordre ; et ce n’est pas mince besogne que de manipuler en trois heures, par petites sommes, devant une foule impatiente, plus de 3 millions de francs. Les 1100 employés qui y procèdent — l’effectif est parfois porté à 1 600 — sont répartis en un certain nombre de bureaux, composés chacun de deux caissiers, un receveur-distributeur et un timbreur, appartenant à des ministères ou à de grandes maisons de banque et de commerce. Ces fonctions, rétribuées pour la plupart à raison de 20 francs par séance, sont très recherchées ; plus de 10 000 postulans ont leur demande classée dans les cartons.

L’affichage des chevaux partans, des gagnans, des sommes à distribuer, le service des téléphonistes et des estafettes, comprend en outre, à Longchamp, une centaine de personnes. Rien que dans la lanterne centrale de la pelouse, 14 hommes sont exclusivement occupés à tirer les ficelles des numéros qui leur sont transmis du pesage, et à mettre en évidence les plaques indicatrices. Il faut faire vite : on ne joue que pendant un quart d’heure ou dix-sept minutes seulement, à chaque course, entre le moment où se pèse le premier jockey et la sonnerie annonçant l’arrêt des paris, à la seconde même du départ, quand le drapeau du starter s’abaisse.

Chaque bureau dispose sur un tableau apparent, autant de « bloks » qu’il y a de chevaux. Les blocks, multicolores, semblables à des calendriers éphémérides, contiennent 100 feuillets, portant chacun en gros caractères un chiffre ; lequel indique, pour chaque cheval — au fur et à mesure qu’on les arrache — le nombre de feuillets ou tickets délivrés. Le montant de la mise, 5, 10, 20, 100 et 500 francs suivant les guichets, ainsi que le numéro du coursier dans le programme du jour, sont imprimés bien entendu sur le ticket. Ce dernier, aussitôt détaché du block, est passé par le distributeur au « timbreur, » qui lui confère l’authenticité en le perforant, au pointillé, de la griffe où figure une indication numérique conventionnelle ; sorte de mot d’ordre que le directeur du Pari mutuel transmet à ses chefs de service, au moment de chaque course.

A la sonnerie d’arrêt, le timbreur doit retirer de son chariot perforateur, et tenir ostensiblement en main, la pièce qui frappe ce numéro secret ; jusqu’à ce que le « porte-caractère » la lui reprenne, en échange d’une autre analogue pour la course suivante. Précaution indispensable, sans laquelle il pourrait arriver qu’un employé indélicat jouât à coup sûr au moment de l’arrivée, en se timbrant des tickets à lui-même au numéro du cheval gagnant.

A l’instant même du départ, le travail de totalisation commence : chaque distributeur marque sur une fiche le total des mises, en regard du nom de chaque bête, et additionne ces totaux, qui représentent la somme de la recette effectuée par lui, dont il est pécuniairement responsable en cas d’erreur. Les chiffres centralisés au bureau dit « de répartition » sont alors reportés sur une vaste feuille de carton, appelée « procès-verbal, » faisant connaître, pour l’ensemble des guichets, le montant afférent à chaque animal. Déduction faite de 7 pour 100, le total encaissé constitue le bénéfice à répartir entre les parieurs gagnans. Ce calcul est moins simple pour les chevaux placés : avant de faire entre eux un partage égal du boni, on déduit les enjeux dont chacun a été l’objet, ce qu’on appelle « sauvegarder » les mises. Autrement, il arriverait parfois que les joueurs recevraient moins qu’ils n’ont risqué, lorsqu’un très grand nombre d’entre eux ont parié pour un favori presque sûr.

Ce travail est fait si rapidement qu’il s’écoule quelques minutes à peine, entre l’arrivée, signalée par téléphone de la tribune du juge, et le commencement des paiemens aux divers bureaux. Le règlement se faisait, à l’origine, en fractions centésimales. d’où nécessité de se procurer chaque dimanche une voiture pleine de sacs de billon. Aujourd’hui les centimes au-dessus de 25 sont comptés aux parieurs pour 50 ; au-dessous de 25, ils profitent au Pari mutuel, qui gagne ou perd chaque année, de ce chef, des sommes variant entre 10 et 20 000 francs.

Les tickets impayés ou égarés par leurs propriétaires sont pour l’Administration la source d’un bénéfice annuel de 40 à 60 000 francs. Des joueurs inexpérimentés les jettent ou les déchirent ; en revanche, il existe des filous dont le métier consiste à ramasser, sur les champs de course, les tickets non gagnans qui jonchent le sol et à les garder avec soin, fût-ce jusqu’à l’année suivante, dans l’espoir que la couleur et le numéro de l’un d’eux, se trouvant coïncider un jour avec ceux d’un gagnant quelconque, ils pourront se les faire payer par un caissier étourdi qui ne les regardera pas d’assez près.

Le pari, dont ces honnêtes guichets sont les intermédiaires, n’est malheureusement pas le seul ; il est pratiqué clandestinement dans la capitale par d’innombrables agences. Désireux de compléter à ce sujet une étude dont la vérité fait le principal mérite, je m’étais adressé à M. Charles Blanc, alors préfet de police ; mais cet adroit fonctionnaire ne recevait pas sans doute les lettres qui lui étaient écrites, ou du moins, il ne jugeait pas à propos d’y répondre. M. Lépine, ayant un tout autre et plus juste souci des droits de l’opinion publique, m’a au contraire mis à même d’être renseigné : on doit reconnaître que, depuis cinq ans, la police et le parquet ne sont pas restés inactifs. Le nombre des poursuites contre les prévenus de pari secret a été de 96 en 1894, de 357 en 1895, de 496 en 1896. S’il est descendu à 281 on 1897 et, en 1898, à 227, ce n’est pas que les chasseurs se relâchent, c’est que le gibier devient plus prudent.

Vingt-cinq à trente agens de la sûreté marchent sans trêve durant la saison des courses et ne sont dérangés par aucune autre besogne ; mais les délinquans sont peut-être plus de 2 000 dans l’enceinte des fortifications et, la preuve même qu’ils se savent habilement traqués, c’est que, loin de travailler comme jadis à bureau ouvert, ils prennent des précautions infinies pour ne pas être pinces. Parmi les inculpés, cafetiers et marchands de vin, coiffeurs, libraires, logeurs, sont en majorité ; mais il s’y trouve aussi des tenancières de kiosques, des bouchers, des représentans de commerce, des concierges, des établissemens de tir, etc.

Tous ces gens-là recueillent des listes de paris, qu’ils vont porter à des bookmakers plus ou moins véreux, moyennant une commission de 3, 4 ou 5 pour 100. Beaucoup reçoivent, par journée de course, jusqu’à 4 et 5 000 francs d’enjeux. Pendant les réunions de Trouville, les recettes des agences sont doublées. On juge si, pour cette classe médiocrement fortunée, l’opération est lucrative. Appréhendée pour ce délit, une loueuse de bicyclettes disait cyniquement aux agens : « Où veut-il en venir M. Leproust ? — le chef de la brigade des jeux — j’ai gagné 40 000 francs l’année dernière ; s’il veut que je cesse, il faudra qu’il me trouve un autre métier ! »

Quant aux bookmakers à qui aboutissent ces paris, ils ne font pas de moins bonnes affaires ; en principe, ils doivent payer suivant le rendement des guichets publics ; mais ils imposent en outre, à leurs cliens inconnus, une convention en vertu de laquelle ils ne devront, en aucun cas, plus de 20 contre 1 pour les chevaux gagnans, plus de 6 contre 1 pour les placés. Souvent ils font eux-mêmes la contre-partie comme un banquier de jeu ; quitte, s’ils perdent, à disparaître. D’ailleurs très obligeans : tel les charge de « ponter » 1 fr. 23 sur la première course, en reportant les bénéfices sur la seconde et ainsi de suite ; de façon, s’il réussit, à gagner peut-être 50 francs ! Et, comme il y a de temps à autre des profits inouïs, enflés encore par la rumeur de ce petit monde, les naïfs, excités, vident leurs poches.

Ces bookmakers des pauvres, souvent fort aisés eux-mêmes, ont leurs rabatteurs attitrés : c’est le garçon de café qui, en enlevant la soucoupe des consommateurs, reçoit d’eux une bande de papier contenant leurs ordres du lendemain ; c’est la marchande de journaux à qui les cliens rendent une gazette prêtée, dans les plis de laquelle se glisse l’enveloppe indiquant les commissions à exécuter sur le turf ; c’est, dans la cuisine du cabaretier, près du fourneau, pour les y pouvoir jeter en cas de perquisition, ou c’est dans la poche de la bonne, que les limiers de police soudainement apparus découvrent 15, 20, 30 listes de paris. Les surveillances ne peuvent s’exercer utilement qu’entre 11 heures et 2 heures de l’après-midi ou le matin, au moment des règlemens de compte. Intermédiaires et parieurs sont également retors ; il n’y a aucun matériel apparent et, pourtant, il faut saisir l’élément constitutif de la contravention.

Certaines maisons, connues pour servir au pari clandestin, n’ont jamais pu être prises en flagrant délit ; lorsque apparaît une nouvelle figure, toute conversation s’arrête. Ceux sur qui on met la main ne sont en général que des comparses ; interrogés, ils déclarent ignorer le nom et le domicile du personnage auquel ils portent l’argent : « C’est un petit homme brun ;... C’est un gros garçon porteur d’un chapeau de paille... » Un café des boulevards était connu à la préfecture pour recevoir énormément de ces paris interlopes, mais il fallait savoir ce qu’ils devenaient. Les agens filèrent, à travers plusieurs péripéties, le « plongeur » de l’établissement jusqu’à la porte d’un bookmaker qui demeurait à l’autre bout de Paris, et lorsque le porteur, un jeune homme sans défiance, redescendit l’escalier, sa mission accomplie, ils le firent remonter et le confrontèrent avec le destinataire. Le bookmaker sans parole est dénoncé par ses dupes, mais trop tard ; il a eu le temps de se sauver. Puis les condamnations prononcées par les juges, dans la proportion de 19 sur 20 des inculpés traduits à leur barre, sont assez bénignes : 15 jours de prison et 500 francs d’amende ne sont pas pour les dégoûter du métier.

Il est donc moins facile qu’on ne le croirait d’extirper cette lèpre du pari de contrebande, qui sévit jusque dans les classes les plus humbles, et l’on ne doit pas espérer que même les projets de loi soumis actuellement à la Chambre y réussissent aisément. Le joueur apprend qu’un cheval a rapporté 1 035 francs pour 10 francs, comme ce printemps à Maisons-Laffitte, et sa cervelle s’échauffe. S’il fréquente les courses, il y trouve des garçons d’écurie à l’air profondément anglais, soi-disant débarqués depuis une heure de Chantilly, où ils ne mettent jamais les pieds, mais qui vivent dans les bars voisins de l’Opéra et versent des conseils à prix débattu, depuis un louis jusqu’à 50 centimes, en ayant soin de donner séparément, à l’oreille de chacun, le nom d’un cheval différent. De cette façon il y en a sûrement un qui gagne. Celui-là devient leur ami ; il se portera naïvement garant de leur compétence si, dans la foule, elle est mise en doute. Quelques-uns crient les « Renseignemens de la dernière heure, » et se font envoyer, sur la pelouse, des télégrammes que leur transmet, du bureau de Boulogne, un compère.

J’ai parcouru, sans pouvoir juger de leur valeur, des « Etudes sur les paris de courses, » volumes graves, bourrés d’équations d’algèbre, où sont exposées et codifiées les espérances mathématiques, et d’où il appert que le bookmaker parfait serait semblable à une compagnie d’assurances, qui calcule et compense tous les risques, auxquels elle ajoute un « chargement. » Certains industriels n’y mettent pas tant de malice ; ils ont trouvé la « Méthode sûre pour gagner constamment, » en spéculant sur la crédulité du public, auquel ils vendent, par correspondance, des pronostics, des « tuyaux » tarifés. Leurs annonces sont sources de bons revenus pour les feuilles dont elles garnissent la quatrième page, malgré les prohibitions légales.

Mais la justice se déclare impuissante jusqu’ici à poursuivre ces journaux, qui ne sont, dit-elle, que les « complices des complices » du vol. Quant aux auteurs principaux, qui donnent toujours leur adresse à Londres, si les détectives anglais se présentent au domicile indiqué, ils n’y trouvent rien autre chose qu’une boîte à lettres et un groom chargé de l’ouvrir.

Cette masse avide et paresseuse, qui laisse rogner ses petits écus par des prometteurs de billets de banque, contribue à la prospérité des courses, mais elle en est aussi la plaie. Si seulement tous ces gens jouaient pour le plaisir ! Connaissant que l’argent en soi n’a pas de valeur, qu’il n’est bon qu’à procurer des jouissances, et que, pour eux, la jouissance la plus parfaite réside dans la poursuite du gain plus que dans sa réalisation, ils se convaincraient par là que l’issue de la partie n’importe guère, et que la vraie volupté c’est de la jouer. Mais non ; ce sont des âmes basses, point philosophiques et attachées à la monnaie. Or le parieur ignorant, — c’est la majorité, — est la terreur des vrais hommes de sport. Le propriétaire dont le cheval, grand favori, est atteint quelques jours avant la course d’une boiterie passagère, se trouve dans cette situation bizarre d’être soupçonné d’indélicatesse, soit qu’il fasse connaître l’accident, soit qu’il le cache.

En Angleterre, le jockey qui se sert de la cravache sans nécessité risque de perdre sa place ; l’arrivée, de l’autre côté du détroit, diffère complètement de ce qu’elle est chez nous. Ceux qui n’ont pas de chances s’arrêtent ou ne continuent que pour la forme. Ils savent que la course est profitable aux chevaux à la condition de n’être pas malmenés, « étripés, » par leurs cavaliers. Dans le cas contraire, ces animaux en arrivent à redouter l’épreuve publique, ils se dégoûtent et courent mal. L’impressionnabilité de quelques-uns est si excessive, sur ce chapitre, que le sifflement seul de la cravache, quand ils l’entendent à côté d’eux, suffit à les paralyser ; ce dont profite au reste le voisin, quand il connaît ce détail, pour frapper bruyamment sur ses propres bottes et faire ainsi ralentir son concurrent.

Mais si le jockey se contente de « rouler, » c’est-à-dire de chasser la bête en avant par un ensemble de mouvemens des bras et des jambes, exactement adapté à la foulée ; s’il s’abstient d’user de la cravache, la masse, convaincue que le coursier n’a pas donné tout ce qu’il pouvait, se fâche. Le jockey cravachera donc ; il secouera et abîmera inutilement sa monture, même pour arriver troisième ; ce qui ne rapporte rien au propriétaire ; mais les spectateurs qui ont pris le cheval « placé » l’exigent. Il cravachera, fût-il sûr de perdre en agissant ainsi — tandis qu’il aurait encore quelque chance de gagner « les mains basses, » — parce que l’opinion le veut ainsi. Et l’opinion est féroce ; les joueurs feraient guillotiner un homme sans marchander quand ils ont perdu leur argent. Tous les jockeys de marque ont successivement traversé l’ivresse d’une foule enthousiaste qui embrasserait leurs bottes, quand elle a gagné 12 fr. 50, et les bordées de sifflets de cette même foule, quand, déçue dans ses calculs, elle affirme que le quadrupède, porteur de sa mise, a été « tiré. »

Ce public, qui spécule sur le hasard, refuse de croire au hasard ; il a émis une opinion et n’en veut pas démordre. Il est plus agréable en effet de se dire victime du vol d’autrui que de sa propre sottise. Certains sont si persuadés de la fraude, que voir perdre leur cheval est pour eux un motif de plus de le croire excellent ; ils se disent : « C’était un coup ; je le prendrai la prochaine fois. » La supériorité même de tel jockey, ses succès et la faveur qu’ils lui avaient acquise, ont parfois tourné à sa perte dans l’esprit des parieurs. Ceux-ci, ayant décidé qu’il devait gagner toujours, n’hésitaient pas, s’il était battu, à le traiter de coquin.

Si les courses sont très loin d’être, la forêt de Bondy qu’imaginent ceux dont elles ont trompé les rêves, est-ce à dire qu’elles puissent passer pour un centre d’austérité ? Il serait puéril de le prétendre. Si des friponneries supposées n’ont jamais eu lieu, il s’en est fait d’autres, inconnues : les unes, commises par des entraîneurs qui parient sans « inviter » leurs maîtres ; d’autres par des jockeys peu édifians, que les écuries néanmoins conservent, préférant une main habile à une conscience exemplaire. Il y a eu des chevaux engagés sous de faux noms par les éleveurs, et des jumens qui passaient pour « fantasques, » tant qu’elles mangeaient à certains râteliers, mais qui, portant, ensuite de nouvelles couleurs, marchaient toujours très régulièrement ; d’où l’on augure que l’épithète de « fantasque » s’appliquait plutôt à leurs propriétaires. Mais tout cela est extrêmement rare.

La suspension, prononcée contre un jockey malhonnête, équivaut pour lui, quand elle se prolonge, à un éloignement définitif de la piste ; parce qu’après avoir ainsi cessé de monter il devient, comme le gymnaste, incapable d’exercer à nouveau son métier. Guetté par des commissaires vigilans, le jockey capable y regarde à deux fois avant de risquer cette éventualité. Il est néanmoins des perfidies d’autre sorte, qui se peuvent commettre dans le silence de l’écurie : le bookmaker imprudent, qui a donné trop tôt, pour des sommes importantes et à une grosse cote, un favori dont la victoire menace de le ruiner, sacrifiera volontiers une trentaine de mille francs pour mettre l’animal en état d’infériorité temporaire.

Si l’entraîneur refuse de se laisser corrompre, il s’adressera au jockey et, à défaut du jockey, au « garçon de voyage. » Une petite médecine, offerte par ce dernier, dans le tête-à-tête du wagon, au quadrupède qu’il a mission de conduire à Paris, serait chose sans conséquence ; enfin, si cela même est impossible, un palefrenier vénal, au lieu de faire boire à ce « crack » quelques gorgées seulement vers 6 heures du matin, attendra jusqu’à midi que sa soif grandisse, pour l’abreuver alors d’un plein seau d’eau, qui distendra ses intestins et le rendra plus mauvais de quinze livres. Coupable ignominie, sans doute, mais non point spéciale au sport ; et comment jeter la pierre à ce palefrenier qui, pour l’amour de 30 000 francs, donnerait ainsi quelques pots d’eau à un cheval, lorsqu’on raconte que, par des pots-de-vin de moindre importance, de grands personnages eux-mêmes ont été induits en tentation !


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er août. Les courses. — Chevaux et jockeys.
  2. Voyez la Revue du 1er août.