Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 279-309).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

XI.[1]
LA MAISON PARISIENNE

I. — L’EXTERIEUR

Paris est vieux, mais ses maisons sont jeunes. La moitié d’entre elles ont vingt-cinq ans à peine — la vieillesse d’un cheval. — Il n’en est pas une sur quinze qui compte cent cinquante ans d’existence — l’âge où, dans la futaie, on tue les chênes. — Les logis s’étaient renouvelés jusqu’ici moins vite que les générations ne passaient ; dans notre capitale actuelle c’est le contraire : la plupart des habitans sont nés depuis plus longtemps que les immeubles où ils demeurent.

Durant ce siècle les villes sursemées dans le pays, les maisons alignées dans les villes, les appartemens empilés dans les maisons, se sont à la fois transformés. Et plus profondément, avec plus d’audace et plus de succès qu’ailleurs, en ce Paris dont les rues, sans cesse allongées, élargies, encaissées entre deux rangs d’édifices énormes, ressemblent, encombrées à certaines heures de voitures et de piétons, à un fleuve en folie charriant un peuple déraciné. Ce fleuve parisien, qu’alimentent les versans politiques et intellectuels de la France, où filtre, s’égoutte, s’amasse et s’écoule, par des pentes naturelles, toute la sève, toute l’âme de la nation, est-il un progrès ? Est-il un danger ? C’est une idée bizarre, quand il y a tant de sol vacant sur le reste du territoire, de vouloir à prix d’or s’agglomérer et se coudre les uns aux autres, en quelque mauvaise assiette que ce soit, sur un emplacement mesquin de 72 kilomètres carrés. Mais aussi c’est une idée raisonnable de se rapprocher, pour mettre en commun les bienfaits de l’association que procure la ville.

Ces bienfaits ont d’ailleurs, suivant les temps, changé de nature. Ils satisfont aujourd’hui un besoin de jouissance ; ils satisfaisaient naguère un besoin de sécurité. Les hommes se groupèrent d’abord pour se défendre contre les bêtes ; les petits s’accotèrent pour se prémunir contre les grands. Une première période fut absorbée par cette besogne : la confection de la cité-armure ; une seconde, quand les loups et les brigands eurent disparu, se passa à refaire ces villes de peur et de combat, où l’on était si mal, à leur substituer la ville de commodité et de luxe — cité-casino et magasin. Paris grossissant fit craquer successivement quatre ceintures de remparts, et changea de peau en même temps qu’il emjambait ses enceintes. Créé pour protéger, non pour plaire, il possédait une garde nationale et point dégoûts, des murailles et point de trottoirs. Les municipalités d’autrefois réglementaient beaucoup de choses qui maintenant sont laissées libres ; ces services publics de jadis ont cessé de fonctionner quand ils ont cessé d’être utiles. Pièce à pièce, d’autres organes ont surgi qui n’existaient pas. On purgea l’antique Lutèce de sa crasse, de ses ordures ; on obligea les rues à se tenir droites, on leur rendit l’air et le soleil — ces biens que, depuis plusieurs siècles, le citadin avait perdus.


I

La rénovation des villes a marché de pair avec leur extension toute contemporaine : de Charlemagne à Napoléon il avait fallu à Paris un millier d’années pour conquérir les 600 000 âmes qu’il abritait en 1811 ; il lui a suffi de quatre-vingt-cinq ans pour porter ce chiffre à plus de 2 millions et demi d’habitans. S’arrêtera-t-il à ce total ? Londres, avec ses 5 millions d’êtres humains, ne dépasse-t-il pas déjà la population de l’Ecosse ?

La taille de notre capitale ne s’est pas accrue en proportion de son effectif. Sa superficie, comparée au nombre de ses citoyens, correspondait, pour le Parisien du premier Empire, à 55 mètres carrés par tête ; pour le Parisien de la troisième République elle n’équivaut plus qu’à 33 mètres carrés. Force a donc été de se serrer encore et, dans le milieu surtout, de grimper sur les épaules des occupans primitifs, en multipliant les couches de locataires amoncelés.

Vu du haut des airs, le département de la Seine offre le relief d’une gigantesque pyramide de toits, formant des gradins décroissans vers les campagnes de Seine-et-Oise. Aux premiers plans, dans la banlieue, 650 maisons sur 1 000 n’ont qu’un rez-de-chaussée ou un étage ; 45 seulement ont quatre étages. A l’intérieur des fortifications, dans les dix arrondissemens excentriques, sur un millier de constructions, il n’y en a plus que 350 d’un étage ; il en est déjà 320 de quatre étages au moins. Dans le noyau principal, formé par le Paris de la Révolution, on rencontre seulement 60 maisons d’un étage sur 1 000 ; il s’en trouve au contraire 800 de quatre à sept étages. Enfin, au sommet de cette falaise de maçonnerie, sont placés les quartiers des Halles, du Palais-Royal, de la place Vendôme, dont 950 maisons sur 1 000 ont quatre étages et plus, dont 500 ont au moins six étages.

Paris est, de toutes les capitales d’Europe, la plus surélevée ; à Berlin ou à Vienne les maisons de cinq étages constituent une rareté. Mais au regard de celles des Etats-Unis, qui se poussent ambitieusement jusqu’à 18 étages, et monteraient jusqu’à 21, n’était qu’une loi récente du Congrès y eût mis obstacle, les 13 ou 1400 immeubles de notre chef-lieu français, dotés en hauteur de 7 compartimens superposés, paraissent vraiment bien près de terre. Parti de la tente pastorale, dont l’architecture chinoise a conservé le type, de la grotte égyptienne, creusée dans la roche, ou de la cabane grecque, grossièrement charpentée de bois, l’homme s’est bâti, suivant les climats, le sous-sol, les milieux politiques ou économiques, diverses sortes d’abri. Après mille péripéties et des efforts trente fois séculaires, le nid où le bipède urbain, la plus raffinée sans nul doute des créatures de Dieu, se retire à présent pour aimer, manger et dormir, a pris le genre d’une ruche de pierre, dans laquelle chaque famille occupe privément un certain nombre d’alvéoles, sous la condition de payer son terme au propriétaire.

La « maison de location », grande, belle, confortable et même somptueuse, est une invention toute moderne. Au moyen âge il n’y avait pas de « locataires », dans l’acception actuelle du mot. Ceux qui ne pouvaient ni bâtir, ni acheter un immeuble prenaient « à cens » l’immeuble d’autrui ; c’est-à-dire qu’ils en devenaient propriétaires, sans bourse délier, par le simple paiement d’une redevance annuelle, le cens, à jamais invariable. Combinaison éminemment favorable pour eux : la maison leur appartenait, ils la léguaient à leurs héritiers ou la vendaient à des tiers avec bénéfice, profitant des plus-values qui se produisaient. Si au contraire quelque désastre général avilissait le prix des biens fonciers, — comme on le vit durant la guerre de Cent ans, — s’il advenait que le logis fût incendié ou tombât en ruines, ils étaient « admis au déguerpissement » et se déchargeaient de la rente en abandonnant leur demeure. Cette rente immuable, fixée à l’origine en une monnaie qui se dépréciait sans cesse, qui changeait de valeur en gardant son nom, se trouvait avec le temps dérisoire par rapport au sol ; de sorte que les artisans, les petits patrons, qui obtinrent ainsi pignon sur rue, il y a quatre cents ans, et le conservèrent, ont fait sans aucun risque une opération excellente.

Cet état de choses, en vertu duquel chacun habitait une maisonnette séparée et la possédait en propre, disparut aux temps modernes. Mais, quoique, sous Louis XIII et Louis XIV, les baux se fissent dans la même forme que de nos jours, quoique les bâtisses fussent plus vastes, surtout dans les quartiers neufs du Marais, des faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré, la majorité des ménages de la classe moyenne continuaient de vivre sous un toit distinct, et toute famille aisée, qui ne prétendait pas à un « hôtel » de grande allure, eût cru néanmoins s’abaisser en partageant avec une autre sa porte cochère et son escalier. La hausse des terrains et le goût du bien-être ont imposé depuis un autre modèle d’habitation. Il s’est tellement substitué à l’ancien que, non seulement pour les citoyens pauvres ou médiocrement fortunés, mais pour les plus opulens personnages, les maisons sont maintenant découpées en quatre ou cinq tranches, dont chacune représente parfois, suivant sa hauteur, jusqu’à 20 000 et 30 000 francs de loyer. On constate même cette bizarrerie que, parmi la population parisienne, il y a plus de petits bourgeois que de millionnaires à jouir de la totalité d’un immeuble, puisque les loyers chers se trouvent exclusivement dans les quartiers riches où il n’y a guère que des constructions d’au moins quatre étages. La maison, dans la capitale, a donc perdu ce caractère de domicile personnel qu’elle garde à la campagne et dans les localités secondaires, pour devenir valeur de placement ou matière à spéculation, suivant que l’on bâtit pour louer ou pour vendre. L’afflux permanent de nouveaux venus dans le périmètre des fortifications a incité les capitalistes — groupés en société ou isolés — à élever beaucoup de nouveaux édifices pour les contenir. Chaque année depuis vingt-cinq ans, la ville s’est enrichie en moyenne de 25 000 âmes, l’effectif d’un chef-lieu de département ; à peu près comme si la population de Nevers ou d’Arras, désertant ses foyers en masse, avait débarqué toute ensemble par le chemin de fer.

La maçonnerie a marché en proportion : il a poussé, dans cet intervalle, 1 000 à 1 400 bâtisses par an. De 1869 à 1895, 41 000 nouvelles ont surgi. La statistique ne fournit pas de chiffres antérieurs aux dernières années de l’Empire ; mais, quoique le mouvement d’immigration ait été plus faible dans la première moitié du siècle, — l’augmentation fut de 11 000 têtes par an de 1811 à 1846, — le nombre des logis a dû s’accroître pendant cette période, de façon à abriter un million d’hommes au lieu de 600 000 ; soit que la pierre de taille s’emparât de terrains encore vierges, soit qu’elle chassât les moellons gothiques, les humbles pans de bois recouverts de plâtre, indignes d’occuper un sol aussi précieux.

Car il ne suffisait pas que les demeures fussent abondantes ; il les fallait de plus en plus luxueuses. Parmi ces botes que la province versait continuellement dans son sein, venus en majorité pour chercher fortune, beaucoup apportaient une fortune toute faite à ce Paris qui pompait la richesse du dehors. Aussi quelle émulation entre les constructeurs pour bien accueillir ces locataires providentiels, dont la concurrence ininterrompue faisait de la propriété parisienne une mine d’or, productive autant que nulle au monde ! Et quel chemin parcouru, du bel appartement de 1850, que l’écriteau extérieur annonçait pompeusement être « orné de glaces » et « fraîchement décoré », jusqu’à son successeur de 1897.

Le Parisien, de son côté, sans cesse à la poursuite du mieux, volontiers déménage. Il est nomade, dans sa ville surpeuplée, comme l’Arabe dans le désert. L’extrême civilisation confine, par cette instabilité du foyer, à la barbarie extrême. La smala citadine dépend ses rideaux, décloue ses tapis, pour aller gîter ailleurs, non pas aussi fréquemment, mais avec la même insouciance que la tribu errante replie ses toiles et charge ses chameaux. Celle-ci rêve de meilleurs pâturages, celle-là ambitionne un calorifère, la lumière électrique ou un ascenseur. Vingt motifs poussent du reste l’habitant de la capitale à changer d’étage, de rue ou de quartier : l’augmentation de sa famille, la réduction de son revenu, les nécessités de sa profession.

Parisiens mes frères, Parisiens d’âge mûr, dont les souvenirs de jeunesse sont liés au marteau des démolisseurs, qui avez grandi au milieu des échafaudages, des toits scalpés, des demeures écartelées, surprises par le plein jour où s’étalaient leurs tentures flétries, leurs nudités pauvres et les sinistres zigzags de leurs conduits de fumée, vous qui avez vu la cité s’effondrer et renaître sous les doigts de fée de M. Haussmann, combien parmi vous sont nés dans la maison où ils vivent, combien vivent dans la maison où ils doivent mourir ? Les murs ailleurs n’ont pas seulement des oreilles, mais une bouche aussi ; ils parlent et évoquent certains souvenirs avec une précision qui n’a d’égale, dans son charme ou dans sa cruauté, que celles des airs de musique associés aux événemens du passé. Ici, le long de ces voies toutes neuves, sous ces lambris tout frais, l’individu, qui souvent se déplace et dont les amis, les proches, se déplacent comme lui, cesse d’accrocher son existence, à mesure qu’elle fuit, à ces choses matérielles qui l’environnent. Mobile amas de poussière humaine, la foule s’assoit, sans s’y attacher, devant ces foyers sans histoire, témoins indifférens de sa joie ou de sa douleur. Qui n’a passé à quarante ans, sans lever les yeux et l’esprit distrait, sous les fenêtres où sa vingtième année chantait le premier duo d’amour, devant le seuil où, désespéré naguère, il a cru mourir


II

Mais qu’importe cette poésie d’almanach, cette friperie de guitariste, aux parvenus que nous sommes ! Justement orgueilleux de notre œuvre, comment pourrions-nous, sans une pitié dédaigneuse, comparer les logis disparus, étroits, obscurs, souvent mal odorans et toujours incommodes, même lorsqu’ils semblaient grandioses, aux appartenons actuels dont les moindres sont distribués avec art, tapissés ou peints avec goût, machinés savamment par les architectes, pour répondre à des exigences qui s’accroissent à mesure qu’elles se satisfont.

Encore le constructeur doit-il proportionner l’effort au résultat, le total du devis au revenu présumable : le capital engagé rapportera d’autant plus que l’édifice, debout, se louera mieux et aura coûté moins. Entre les mains des spécialistes, talonnés par ce double but à atteindre, l’immeuble parisien est devenu ce type que nous voyons, trop uniforme sans doute, comme doit être la solution d’un problème, mais d’une ingéniosité consommée depuis les fondations jusqu’à la couverture.

Dès le premier coup de pioche du creusement des caves, apparaît cette précision mathématique avec laquelle se poursuivra l’opération tout entière. Le gravatier, qui traite à forfait de l’enlèvement des déblais, est un puissant industriel, — le plus notable possède 700 chevaux et des charrettes à l’avenant, — dont les prétentions dépendent de la nature du sol, de sa conformation et du quartier où il est situé. Le terrassement comporte en effet trois phases distinctes : la fouille, la charge et le transport. Suivant que le fonds est plus ou moins compact la fouille sera plus ou moins longue : si, pour piocher un mètre cube de terre végétale, 50 minutes suffisent à un ouvrier actif, pour une terre crayeuse il ne lui faudra pas moins d’une heure 25 minutes, et il emploiera trois heures et demie à la même besogne dans un tuf très dur. Les estimations qui précèdent et celles qui vont suivre supposent un travail à la tâche ; elles servent de guide à l’entrepreneur pour le travail à la journée, où l’effort est naturellement moindre.

La qualité des terres fait varier aussi l’importance du volume à charger, à véhiculer, parce qu’il faut tenir compte du foisonnement et du poids relatif de chacune d’elles. Le mètre cube de terre de bruyère pèse 625 kilos seulement ; la même quantité de terre grasse mêlée de cailloux atteint 2 300 kilos ; la terre végétale ou l’argile, pesant de 1 300 à 1 700 kilos, tiennent le milieu entre ces deux extrêmes. Une terre remuée, et rendue susceptible d’être enlevée à la pelle, tient par cela seul plus de place ; c’est le foisonnement. Cette différence entre la capacité d’une excavation et le cube de remblai qui en sort, insignifiante pour les terres légères, énorme pour les sols rocheux, est en général d’un dixième. Mais les gravois et les terres rapportées, qui forment l’assiette de Paris, foisonnent davantage ; ils fournissent un excédent du quart ; soit, pour 20 mètres de fondations effectives, 25 mètres à emporter.

Le temps nécessaire pour le chargement est, lui aussi, exactement calculé par le patron : on sait qu’un ouvrier à la pièce peut, en l’espace de dix heures, jeter 12 mètres cubes de terre meuble à 1m, 60 de hauteur, ou, horizontalement, à 3 mètres ; combien il faudra de brouettes — 25 ou 30 — pour contenir le mètre cube, et quelle quantité le rouleur en devra pousser dans sa journée, suivant la distance et la pente du terrain à parcourir. Tous ces détails sont indispensables pour proportionner congrûment les piocheurs aux chargeurs ; selon que les uns et les autres sont en nombre égal, quand la terre « est à deux hommes » — suivant l’expression du génie, — ou seulement « à un homme et demi », lorsqu’un piocheur suffit à deux chargeurs.

L’effectif des charrettes qui, marchant à la vitesse d’un mètre par seconde — 3 à 4 kilomètres à l’heure — débarrassent le chantier de ses déblais qu’elles conduisent à une décharge publique, a dû augmenter depuis une vingtaine d’années, à mesure que s’allongeait la durée de leur voyage. Plus on bâtit, moins il se trouve de terrains complaisans prêts à recevoir ce dont leurs voisins ne savent que faire ; tous les trous de l’ancien Paris ont été comblés par nos devanciers. Les carrières, situées dans le périmètre des fortifications, d’où sont sorties les pierres de la capitale du moyen âge, furent ainsi remplies peu à peu par la vidange des caves de la nouvelle capitale. Ce superflu encombrant fut un bienfait pour certains quartiers, une fortune pour quelques spéculateurs : un pharmacien audacieux s’avisa, vers le milieu de ce siècle, d’acheter presque pour rien la majeure partie de la butte Montmartre, dont les entrailles ouvertes offraient alors l’aspect bouleversé d’une succession de puits géans et de fosses béantes. Il y établit une décharge publique que sa proximité du centre mit aussitôt en faveur. Dès 4 heures du matin, en été, il attendait les tombereaux, les faisait basculer au bon endroit et, jusqu’au soir, aidé de quelques manœuvres, vêtu lui-même d’une limousine, la demoiselle de bois en main, il pilonnait, arrosait, bouchait les fissures et nivelait son domaine avec les rebuts des domaines d’autrui. Il acquit ainsi une grosse fortune. Désormais il faut aller hors Paris vider toutes ces charrettes ; le remblai élevé le long de la Seine, à Maisons-Alfort, en a pendant plusieurs années absorbé une bonne part. Le sous-sol d’une maison bâtie aux environs de l’Arc-de-Triomphe s’en va maintenant à deux lieues de là, à Gennevilliers, et le charretier arrive à faire cinq tournées chaque jour. Le prix de 3 francs à 3 fr. 50 par mètre cube, payé pour le transport, suffit à rémunérer les maîtres-terrassiers, parce que le plus grand nombre utilisent les voyages de retour, pour apporter à leurs cliens le sable et les cailloux de carrières qu’ils exploitent dans la banlieue.

Notre sol, à la profondeur des caves, est très souvent incapable de porter les fondations. Tantôt on rencontre l’eau en abondance, comme dans tout le quartier Saint-Lazare ; il faut alors « battre des pieux », enfoncer avec un mouton de 300 kilos des pièces de chêne, aux extrémités garnies de fer, qui porteront les murailles. Le Palais de l’Institut est ainsi entièrement suspendu sur des pilotis que le temps a rendu noirs comme de l’ébène. Sur la rive gauche, pour trouver le bon sol, on doit descendre parfois jusqu’aux catacombes ; ce fut le cas pour la mairie du Panthéon. La pose d’énormes blocs dans des puits perforés à une grande profondeur était un travail dangereux et bien lent, lorsqu’on l’exécutait naguère avec des chèvres, à leviers actionnés par huit ou dix hommes.

À Montmartre, dont le terrain factice n’offre aucune garantie, il est nécessaire d’établir sur toute la largeur du bâtiment, avant de poser la première pierre, un béton de 1m, 50 d’épaisseur. Partout où se trouve un banc d’argile, comme sur la colline de Passy, on a soin de le percer d’outre en outre, seul moyen d’éviter les glissemens. Ces substructions sont fort onéreuses ; celles de l’église grecque, élevée récemment dans la rue Bizet, ont coûté le sixième de la maçonnerie totale. Dans les campagnes, où cette précaution est généralement omise parce qu’elle entraînerait trop de dépense, on a vu des villages, posés sur des rampes de glaise, descendre tout entiers dans les vallées. Un système économique et dont la solidité ne laisse rien à désirer consiste, pour ce qu’on nomme les « basses fondations », à créer une sorte de viaduc en reliant, par des arcatures de meulières et de ciment, les puits de béton creusés aux intersections des murs. Si le sol naturel est « vierge », formé de tuf ou de sable, — car, malgré la parabole de l’Écriture, il n’est pas mauvais ici de bâtir sur le sable, — on se contente de garnir, en mortier de chaux hydraulique, des rigoles de 60 centimètres sur lesquelles on construira.

Avec quels matériaux ? Ceci dépend des logis projetés, très divers, depuis ceux du dernier rang, édifiés avec les miettes d’un prédécesseur démoli, en vieux moellons salpêtres, avec charpentes et menuiseries d’occasion, jusqu’à l’immeuble de première classe dont se peuplent les larges avenues à gros loyers. Les pierres, toutes pareilles semble-t-il, qui s’alignent le long des trottoirs, diffèrent grandement d’une façade à sa voisine et, dans la même façade, d’un étage à l’autre. Bien peu d’entre elles sont parfaites ; une construction deviendrait ruineuse si l’on prétendait n’y faire entrer que des roches impeccables, « franches », « pleines » et « vives ». On se contente d’éviter les défauts graves qui compromettraient la durée de l’œuvre.

Ainsi l’on écartera les pierres moyeuses, au sein ulcéré par des cavités spongieuses, dont les maçons disent qu’elles « se mangent à la lune » ; certains carriers, habiles à truquer leurs marchandises, dissimulent la gangrène de ces moyers par des pièces de rapport scellées à la gomme laque. On repoussera les qualités trop « fières », qui éclatent sous les outils, les variétés « à poils », — fils à peine visibles que le temps se chargerait d’élargir, — colles qui sont affligées d’arêtes « pouf », tombant en poussière, de « molasses », veines terreuses, trop débiles, ou striées d’artères métalliques, sujettes à décomposer la masse du grès.

Que de choses en effet dans ces calcaires que nous trouvons à une faible profondeur, sous nos pieds, déposés par couches régulières, en l’état où le refroidissement du sol les a placés ! La pierre du bassin de Paris, au tissu lâche, moitié moins dense que le marbre de Paros, est un rameau impur de cette noble race des marbres, un carbonate de chaux mélangé. Elle renferme d’innombrables débris de mastodontes et de poissons antédiluviens, ampallaires ou crassatelles ; les savans y distinguent 200 familles de cérites géantes, une race qui n’existe plus que sur les côtes d’Australie. La présence de ces fossiles ne nuit pas à la solidité, les monumens antiques le prouvent : si les pierres de la Maison Carrée, à Nîmes, sont d’un grain très fin, celles du Pont-du-Gard sont pleines de coquillages, et les assises grisâtres des Arènes sont également peu compactes et peu dures.

Mais, chez les roches comme chez les hommes, « dureté » n’est pas toujours « ténacité » ; il en est de tendres et tenaces à la fois. D’autres, « froides », résistantes et fragiles cependant, se cassent au moindre choc — le silex par exemple. — Des sortes classées au haut de l’échelle, sous le rapport de la fermeté, sont néanmoins très perméables : l’architecte de la Cour des comptes avait cru préserver à jamais de la pluie les corniches saillantes et friables du rez-de-chaussée, en les recouvrant de dalles de Cherencé, capables de braver les siècles. Il s’aperçut, au bout de quelque temps, que l’eau passait très facilement à travers cette écorce protectrice et minait le doux « banc-royal » de Méry, en qui elle s’imprégnait. D’un vice semblable peuvent résulter des accidens mortels : la fabrique de l’église Saint-Eustache dut payer 15 000 francs d’indemnité pour un morceau ainsi détérioré qui, se détachant à l’improviste, était allé tomber sur la tête d’un passant.

Les pierres restaient autrefois plusieurs années exposées aux intempéries des saisons sur la « forme » de la carrière où l’acheteur les visitait et poinçonnait celles qui étaient à sa convenance. La variété des roches issues d’un même lit justifiait cette précaution. Seule la méthode empirique permet de reconnaître, parmi ces blocs « velus » ou « ébousinés », dont les premiers n’ont reçu aucune taille, dont les autres sont seulement dégrossis, désencroûtés jusqu’au vif de leur molle enveloppe, les délicats qui se laisseront désagréger par la gelée. Un connaisseur préférait ceux du moins flatteur aspect, ceux à tranche pommelée ou couverte de lichens. Il se détournait avec mépris des morceaux d’un blanc presque pur, dont la belle apparence tenait uniquement à ce qu’ils laissaient tomber leur peau chaque hiver. L’eau qui, par les temps humides, s’était logée dans les pores de leur masse, se charge en effet de sels qui, tantôt cristallisent, tantôt gonflent et, par leur force d’expansion, décomposent la pierre. Celle-ci s’effrite en exfoliations très minces et périt à la façon d’un anémique ou d’un poitrinaire.

Nos contemporains, qui ont perdu le goût d’attendre, contrôlent en huit jours, dans un laboratoire, ce que la nature mettait dix ans à vérifier en plein air. Après avoir fait bouillir, dans une eau saturée de sulfate de soude, un cube de 3 centimètres de côté de la roche suspecte, on le laisse tremper sur une soucoupe. La pierre se couvre d’efflorescences salines que l’on a soin de laver toutes les vingt-quatre heures. Si elle est gélive, elle perdra ses arêtes et ses angles, on les retrouvera en poussière dans la soucoupe ; si elle est bonne elle sortira intacte de l’épreuve. Pour ces pierres gélives, d’ailleurs, les architectes ne se montrent pas impitoyables. Paris en consomme un beau stock, venant de Larrys ou de Ravières, dans l’Yonne ; on les emploie lorsqu’elles ont « jeté leur eau de carrière », leur moiteur native, et durant la belle saison — jamais après septembre. — Une fois comprimées entre leurs voisines de mur, et séparées des fondations par un mastic bitumineux, elles offrent une solidité suffisante pour le rez-de-chaussée.

Or la place assignée aux pierres dans les façades — les fortes en bas, les faibles en haut — est toute semblable à celle qu’elles occupaient, dans le fond de la terre, suivant leur énergie relative. Cette énergie est très variable : le « vergelé fin » supporte, par centimètre carré de surface, une charge douze fois moindre que la roche de Bagneux — 60 kilos contre 730, — et le grès de Fontainebleau accepte sans broncher un faix plus que double — 1 700 kilos. — On fixe pratiquement au vingtième des résistances théoriques, limites au-delà desquelles se produit l’écrasement, le poids qui reposera sans danger sur chaque espèce. Dans les monumens, où l’architecte doit confier à des colonnes le port d’une coupole de grande hauteur, ce taux du vingtième peut être souvent excédé : la charge de la kilos par centimètre carré, imposée aux piliers du dôme des Invalides, celles de 10 kilos à Saint-Pierre de Rome, de 19 kilos à Saint-Paul de Londres, ou de 29 kilos au Panthéon parisien, sont toutes, par rapport aux pierres de ces édifices, supérieures à la « charge de sûreté » des simples maisons d’habitation.

Le Paris des derniers siècles, avec sa banlieue abondamment pourvue de carrières, n’eut pas à chercher au loin ses matériaux. Tandis que les Anglais ou les Flamands exportaient de Caen les voûtes de leurs cathédrales, nos ancêtres tiraient de Vaugirard ou de Bercy, de Montrouge et de Châtillon, ces « pierres de la plaine » dont les puits se signalent encore par de grandes roues en bois, semblables à celles de moulins abandonnés, détachant leur silhouette à l’horizon. Les roues, que faisaient tourner des manœuvres, par une marche sans trêve d’écureuils en cage, sont désormais immobiles. Les appareils ne fonctionnent plus, qui ont mis au jour des roches de toute structure : des « traitables », accessibles au pic et aux leviers, ou des « récalcitrantes », dont l’abatage à la poudre et aux pointerolles exige des précautions extrêmes ; car la mine risque de les « étonner », d’y semer mille fentes imperceptibles qui seront plus tard une cause de rupture.

De Bagneux est sorti le Louvre des Valois ; Meudon, sous Louis XIV, en fournit la colonnade. Il fallut inventer des machines pour transporter et ériger les deux blocs qui forment la cimaise du fronton ; les cordages nécessaires coûtèrent à eux seuls 5 200 francs de notre monnaie, presque aussi cher que la taille. Quand le sous-sol du département de la Seine commença à s’épuiser, on fouilla Seine-et-Oise, puis Seine-et-Marne, où se trouve la carrière de Château-Landon, près de Nemours, dont a été tiré l’Arc-de-Triomphe. Le Louvre de Napoléon III vint de l’Aisne et de l’Oise ; l’Hôtel de Ville vint de Bourgogne ; il fut, après la Commune, rebâti en pierres de Charentenay et de Courson (Yonne). Aujourd’hui Paris mélange, dans ses murailles, les lits de la Lorraine à ceux de la Franche-Comté et de la Champagne, voire à ceux du Dauphiné ; leurs calcaires se confondent sur les berges de son port, le premier de France au point de vue du mouvement des marchandises : 8 millions et demi de tonnes dont le tiers en matériaux de construction. Le liais rose moucheté de la Côte-d’Or rencontre, sur les chantiers de la capitale, le granit du Calvados, gris et mélancolique, et les roches poitevines de Château-Gaillard et de Tercé dont la nuance indécise tient le milieu entre l’onctuosité blanche et savonneuse des bourguignonnes de Chassignolles et le jaune doré des bancs-francs de l’Oise.

L’entrepreneur peut, de son cabinet, commander sa façade à Villebois, dans l’Ain, ou à Courville, dans la Marne ; on la lui expédie toute faite, comme un jeu de patience dans une boîte, bonne à poser, en morceaux qui se rapportent les uns aux autres à un demi-centimètre près. Les pierres arrivaient autrefois à l’état brut, pour être façonnées soit dans des emplacemens affectés à cet usage, soit « sur le tas », c’est-à-dire au centre du terrain où l’on construisait. La besogne, depuis quinze ans, est faite au lieu même d’extraction par les carriers, qui commencent à appliquer des procédés industriels et mécaniques. Leurs cliens trouvent à ce système deux avantages : le premier, peu important à la vérité — il représente une économie annuelle d’une trentaine de mille francs — consiste à ne payer l’octroi que pour le cube utile, évidé, refouillé, mouluré, et non pour le cube primitif, supérieur d’un tiers avant la taille. Le second résulte de la différence des salaires payés dans les départemens, avec ceux qu’il aurait fallu débourser à Paris. Elle serait d’un million chaque année, s’il faut en croire le syndicat des maçons de la Seine, pour les 17 000 mètres cubes qui nous viennent ainsi mis « en œuvre ».

Ces roches, malgré tout, demeurent encore bien plus coûteuses que les calcaires tendres, débités à la scie dentée dans le périmètre des fortifications. Et si ces derniers, originaires de Jouy ou de Saint-Leu, se paient 60 francs seulement par mètre cube de maçonnerie achevée, tandis que le Comblanchien monte à 150 francs et l’Echaillon à 230 francs, ce n’est pas seulement que ceux-ci s’extraient du sol quatre ou cinq fois moins aisément que ceux-là ; c’est surtout que la taille en est plus longue, plus difficile.


III

D’après le dessin d’ensemble de l’architecte, le calepineur, sous ses ordres, trace sur des feuilles de gros papier, à l’échelle de 5 centimètres pour mètre, les figures de chaque pierre, en plan « t en coupe, vues de face et de profil. La liasse de ces feuilles qu’on appelle le « calepin », bien qu’il ne ressemble en rien à celui d’un agent de change et ne soit nullement susceptible d’entrer en une poche quelconque, est remis à l’ « appareilleur », responsable de l’exécution et chargé d’entretenir le chantier, à mesure que la façade monte, des pierres qui doivent s’y ranger. Celles du socle de la maison viendront par exemple de Corgoloin (Côte-d’Or) et formeront deux ou trois assises depuis le niveau du trottoir jusqu’à hauteur d’appui. Elles seront remplacées alors par la roche d’Euville (Meuse), presque moitié moins chère, qui formera l’entresol et le premier étage ; là commenceront les libages tendres de Saint-Vaast ou de Villiers-Adam. Les balcons d’ailleurs seront partout en roches de la première dureté ; de même le passage de porte cochère, ainsi que les piles de magasins, s’il en existe ; tandis qu’à l’intérieur des cours on admet, à partir du rez-de-chaussée, des matériaux plus économiques.

Les modèles, envoyés de Paris à ces ateliers dispersés, ont été remis par les patrons aux ouvriers qui vont partir en guerre contre les blocs impassibles et monstrueux. Le tailleur s’est éclairé par des « plumées » et des « ciselures » tout autour de la pierre ; il a reconnu, à l’équerre et au compas, les points où il faudra donner l’assaut. L’attaque commence avec le têtu, le lourd marteau aciéré ; elle se poursuit à la gradine, au tranchant dentelé, à la brette, aux piquantes hachures, au rustique, à la boucharde. Après l’avoir ainsi frappé à coups redoublés pendant des heures, — il faut une grande journée pour un mètre de parement, — après avoir usé ses résistances par la scie au grès et à eau qui l’a divisé de part en part, l’homme tient le bloc à sa merci. Il achève par la douceur la conquête commencée par la violence : les puissantes caresses de la ripe de fer, effaçant les dernières aspérités de sa surface, mettent ce cube géométriquement préparé en état de remplir son office. Sa valeur marchande était de 50 francs peut-être, au sortir de terre : les 7 ou 8 mètres superficiels de façon qu’il a reçue, dans tous les sens, ont doublé cette valeur, que le transport accroît encore.

Arrivée au chantier, la pierre est aussitôt prise en « attachement », consignée sur un registre. La constatation des matériaux introduits et employés est journellement faite par le maître-compagnon, responsable des fournitures qu’on lui livre, comme le directeur d’une prison l’est des prévenus qu’on lui amène et qu’il porte sur son livre d’écrou.

Une hiérarchie nécessaire, une spécialisation minutieuse existe parmi cette troupe de salariés que le public nomme indistinctement des maçons ; depuis les garçons qui, le soir, balayent la rue, allument les lanternes, ramassent les ronds-de-paille et les cordages, jusqu’au maître-compagnon qui commande à vingt catégories distinctes, concourant à ce que nos pères appelaient les « œuvres de maçonnerie ». L’appareilleur, dont j’ai parlé plus haut, demeure indépendant de cette juridiction, agissant sous sa responsabilité propre, détaillant les façades sur ses « carnets », pierre par pierre, avec l’aide de son souffleur qui tient la règle sous ses yeux. Les « limousinans » construisent les murs en moellons ou en meulières ; les briqueteurs seuls mettent la main aux cheminées ; et nuls ne touchent au béton que les cimentiers. Les « maçons » travaillent exclusivement le plâtre : « fins et élégans », ils s’adonnent à la moulure, « traînent » en se jouant les corniches au calibre et excellent à couper un retour d’angle ; simples « laraudeurs », ils bornent leur ambition aux plafonds unis et aux enduits ordinaires. Quant à la pierre de taille, elle passe successivement, avant de prendre son poste définitif, par les mains de cinq espèces d’ouvriers différens.

Dès que les murs de cave touchaient au ras du sol on a dressé les sapines, ces tours formées de quatre mâts unis, au milieu desquels fonctionneront les treuils. Une journée suffit pour hisser ces pylônes, sceller leurs pieds dans des trous d’un mètre de fond, et les « habiller » du haut en bas, avec les solives transversales clouées en croix de Saint-André, qui les rendent solidaires et maintiennent leur écartement. Les planteurs de sapines forment aussi une classe à part dans le bâtiment ; ils se livrent exclusivement à cette besogne ; quand elle leur manque, ils se reposent. Ils aiment leur métier : l’un d’eux, que ses soixante ans sonnés n’empêchent pas de grimper comme un chat et de manœuvrer à vingt mètres en l’air, accroché à des poutres branlantes, avec une placidité imperturbable, me déclare qu’il lui répugnerait absolument de travailler dans un lieu sombre ou renfermé ; il montera au contraire aussi haut que l’on voudra, à la condition d’avoir de l’air et du jour.

Les « binards », chariots bas qui transportent la pierre dans nos rues, se composent de deux planchers séparés par des rouleaux. Un engrenage permet au conducteur de décharger son fardeau en laissant glisser le plancher supérieur, qui vient s’engager tout seul entre les jambes de la sapine. Jadis, pour monter chaque pierre à la chèvre, on devait fixer dedans au préalable un anneau de fer, la « louve », enfoncé de 8 ou 10 centimètres, longuement serré et scellé, dans lequel on passait le cordage. Aujourd’hui des doubles filins de chanvre, d’une qualité supérieure, — les brayets, — embrassent simplement le bloc. Un coup de pouce à la manivelle du treuil, la roche tressaille, se balance indécise et s’élève lentement, attirée par la chaîne de fer qui s’embobine sur sa poulie avec un tic tac monotone.

Elle s’arrête un peu au-dessus du mur où les « bardeurs » attentifs, qui la guettaient, l’empoignent et l’assoient sur les petits bâtonnets qui faciliteront l’achèvement de son voyage. Une « équipe à recevoir » se compose de trois bardeurs, commandés par un « pinceur ». Celui-ci gouverne le morceau avec sa barre de fer, les autres le poussent et le convoient. Ces hommes doivent être adroits, obéissans et très forts ; les Allemands, avant 1870, réussissaient à merveille dans cet emploi où ils étaient nombreux. Sur cet étroit chemin un rouleau mal engagé suffit à faire virer la pierre et peut causer des catastrophes.

Parvenu à destination, le bloc est, en termes de métier, « sur baguettes » ; le pinceur n’y touche plus ; son chef immédiat, le « poseur », qui a sous ses ordres trois ou quatre équipes, s’en empare. Il vérifie le niveau des lits, qui sont « maigres » parfois, c’est-à-dire légèrement concaves, la rectitude des arêtes qui ont pu être « châtrées » ou « assommées » par le tailleur de pierre. Assisté enfin du « contre-poseur » et du « ficheur », il cale le morceau à sa place sur de très minces coins de bois, qu’il fera sauter plus tard lorsque le plâtre fin, glissé, « luté » sous la pierre, sera complètement sec.

La construction est-elle importante ? Au lieu d’une sapine on en établit trois ou quatre, voire davantage ; une machine à vapeur de trente chevaux suffit pour en faire tourner huit et remplit l’office de quarante hommes. Tous les matériaux montent ainsi sans effort ; mortiers ou meulières sont expédiés aux limousins par les garçons, qui n’ont plus à porter la flotte sur le dos, l’ « oiseau » sur la tête. On ne voit plus ces interminables échelles où les maçons superposés faisaient la chaîne, les moins vigoureux roulant les moellons sur leur poitrine, les autres à bout de bras les haussant jusqu’à leur camarade. Les entrepreneurs d’il y a cinquante ans seraient stupéfaits des pratiques actuelles, qui permettent de monter en quinze jours une façade pour laquelle on mettait trois mois.


IV

Ce n’est pas seulement la matière et les procédés qui, dans le bâtiment parisien, ont changé ; c’est aussi le sort des ouvriers. Les Mémoires de M. Nadaud, ancien garçon maçon, mort questeur de la Chambre des députés, contiennent le portrait tristement pittoresque des limousins de 1830 à 1848, de ces émigrans de la Creuse que chaque printemps ramène encore dans la capitale, et qui repartent aux premiers froids, comme les hirondelles, pour aller passer l’hiver à l’ombre du clocher natal.

Les débuts de Martin Nadaud, ne sont-ce pas ceux de tous les prolétaires de sa génération ? L’enfance au village en 1820, les difficultés que le père, maçon lui aussi, rencontre dans sa propre famille pour donner à son fils l’instruction élémentaire : « Ni mes frères, ni toi, ni moi, objecte le grand-père, n’avons jamais appris nos lettres et nous avons mangé du pain tout de même. » Et le vieux citait l’exemple de ceux qui, ayant étudié, étaient devenus « des faiseurs d’embarras, parfois la honte de leurs parens. » La grand’mère, une orpheline qui avait grandi sans savoir son nom, ni le lieu de sa naissance, en quêtant sa pitance de hameau en hameau, partageait cette opinion. Le père tient bon cependant, le gars commence à épeler. Au bout d’un an les plaintes redoublent de la part des ascendans, dont le gros argument est que « le petit a déjà coûté 12 francs et que les brebis sont mal gardées. » A quoi le maçon riposte que, s’il avait su lire et écrire, les occasions de gagner de l’argent ne lui auraient pas manqué ; mais, ignorant comme il l’était, il lui a fallu rester simple compagnon et « avoir toujours le nez dans l’auge. » L’instituteur d’une commune voisine se charge, moyennant 5 francs par mois, de cultiver le jeune Martin, pour lequel on paye en outre 3 francs à « la Jeannette Bussière », une bonne femme qui le couche. La mère venait chaque semaine d’assez loin lui porter une tourte de pain et un fromage.

A quinze ans premier départ pour Paris ; séparation douloureuse, les filles poussent des cris déchirans. Martin Nadaud, couvert de son vêtement neuf en droguet du pays, produit de la laine des brebis domestiques, est là-dedans comme en une armure de carton ; sur la tête, un chapeau de forme haute acheté au bourg voisin ; aux pieds, de terribles chaussures qui l’écorchent dès la première étape, longue de quinze lieues, par des chemins de traverse, boueux, défoncés, où il faut sauter d’un caillou à l’autre, sans pouvoir éviter l’eau qui clapote dans les souliers. Les émigrans forment de vraies caravanes, ayant chacune leur trésorier qui doit, moyennant 10 francs que chacun lui a remis, pourvoir aux repas et aux gîtes.

Les gîtes ne valent guère mieux que des étables : pas de lits, mais des balles de son et de paille, hachée par l’usure et pleine de vermine ; les draps noirs comme la suie. Ces aubergistes spéciaux mettaient en novembre des draps blancs qui devaient servir aux passagers jusque vers le milieu de mars ; aussi s’enveloppe-t-on la tête pour qu’elle ne porte pas sur le traversin. Le matin, impossible d’avoir de l’eau ; les voyageurs se lavent les yeux avec le pan de leur chemise imbibée de salive, jusqu’à ce qu’ils rencontrent un ruisseau sur la route. Ils sont gais pourtant et poussent, en mettant sac au dos, le vieil appel des Creusois lorsqu’ils dansent les bourrées dans les granges : « Hif, hif, hif, fou, fou ! » Les indigènes conspuent le bataillon au passage en criant : « Aux dindes, à l’oie ! » Des rixes surviennent alors, distractions savoureuses pour les enfans de la Souterraine ou de Vallière, — les Brûlas ou les Bigarros, comme ils s’intitulent, — qui, plus tard, se collèteront volontiers avec les Parisiens ; ceux-ci les traitant de muffes et les Limousins exprimant leur mépris par le sobriquet de « marchands de cerises », c’est-à-dire de fainéans, uniquement capables de vendre au long des rues de petits paquets de guignes. L’ancien questeur nous confie du reste que les maçons de cette époque, s’ils rentraient dans leur garnis les soirs de fête sans s’être donné de bonnes raclées, disaient « qu’ils ne s’étaient pas amusés. »

Après quatre jours de marche et trois nuitées à Bordesoulles, Issoudun et Salbris, la troupe arrive à Orléans où l’on prend les « pataches. » Martin Nadaud est, avec trois autres, emballé dans le panier suspendu, entre les roues, à l’essieu du « coucou » et fait ainsi son entrée à Paris. Il se rend aussitôt à la Seine pour s’y laver, retire sa veste et son gilet et les secoue, en vue de chasser les insectes qui le dévoraient. Puis le père le mène au chantier, dont le maître-compagnon l’embauche et le labeur quotidien commence.

Le « poulain » — ainsi nommait-on les nouveaux venus — qui doit monter sur son crâne l’auge pleine de plâtre 25 ou 30 fois par jour, au quatrième étage, est bien vite à bout d’haleine et sent son cou rentrer dans ses épaules, lorsqu’il rejoint le soir sa chambre de la rue de la Tixeranderie. Là douze locataires se partagent six fils, tellement serrés qu’il ne reste au milieu qu’un passage de 50 centimètres. Le loyer était de 6 francs, y compris la soupe, que l’hôtesse se chargeait de tremper pour ses quatre-vingts pensionnaires… mais avec leur propre pain. Aussi chacun en laissait-il un morceau le matin sur la planche, au-dessus des lits ; et ces 80 morceaux, fraternellement rassemblés par la logeuse, garnissaient autant d’écuelles, dès que l’eau de la marmite était chaude. Pour sa nourriture au dehors, l’ouvrier ne dépensait pas mensuellement plus d’une quinzaine de francs : à neuf heures, il allait, une tranche de pain sous le bras, chez le traiteur voisin déjeuner pour 5 ou 7 sous, selon qu’il prenait ou non du bouillon. À deux heures, il mangeait dans quelque coin du chantier, assis sur le plâtre, — on appelait cela « battre les gravats », — la fin de son pain, avec quelque reste de viande épargné sur le déjeuner. Nouvelle soupe le soir, froide souvent lorsqu’on était en retard ; puis la remontée à la chambre commune et le sommeil, après maintes plaisanteries, toujours les mêmes, échangées d’un lit à l’autre sur le pays, les femmes absentes, et le caractère de l’entrepreneur.

Neuf mois de ce régime permettaient de rapporter aux siens 300 francs au commencement de l’hiver. Grâce à combien de privations ! Les salaires moyens de cette époque étaient de 2 francs pour les garçons, de 2 fr. 80 centimes pour les limousinans, de 3 fr. 35 pour les maçons. Avant d’être élu représentant du peuple en 1849, Martin Nadaud, à force de travail, d’ « attrapage », c’est-à-dire d’émulation avec les camarades qui l’égalaient en ardeur et en habileté, — qui, en argot de maçon, étaient avec lui « bougre à bougre », — en consacrant surtout ses soirées à l’étude du calcul et de la géométrie, Nadaud, de simple garçon ou « rapointi », avait pu parvenir aux grades les plus élevés de sa profession.

Même il avait tâté de la construction à son compte, prenant à forfait l’entreprise de quelques petites maisons. Par là s’ouvraient des chances de gain plus notables, plus rapides ; par là aussi grondaient des menaces de pertes accablantes. Si le client est malhonnête ou insolvable, s’il manque seulement une paie, tout d’un coup le magot antérieurement amassé disparaît.

Encore suffira-t-il ? Ces inquiétudes torturent le futur député qui n’était pas né pour la spéculation. Il préfère redevenir chef de chantier au service d’autrui, ne pas risquer les belles piles d’écus, éclatante nappe d’argent dont il a triomphalement couvert la table à son retour au village l’an passé.

D’autres étaient plus hardis ; sous Louis-Philippe, auquel fut donné en son temps le nom de « roi des maçons », bon nombre d’entrepreneurs se sont enrichis : tels Riffaud, d’abord appareilleur des travaux du Louvre ; Lefaure « le Rouge ». ancien ouvrier Creusois, qui rajeunit le quartier Saint-Georges et cette partie de la plaine Monceau qu’on appelait la « petite Pologne » ; Duphot, simple maçon au début, fort peu instruit et usant d’une mnémotechnie merveilleuse quoique grossière, pour se mettre un plan dans la tête, — ce qui ne l’empêcha pas de couvrir de maisons les rues de Castiglione, du Mont-Thabor, de Rivoli, de Miromesnil, et de mourir dans un superbe hôtel au coin de la rue Royale et du boulevard.

V

Cette inégalité naturelle des individus, contre laquelle le présent siècle est si fort en révolte, ce mouvement permanent qui en résulte sur l’échelle sociale et les ascensions extraordinaires vers l’opulence qui sont le lot de quelques-uns, ne sont-ils pas le nerf de la nation et la loi même de la vie ? Les révolutions ont abaissé certains des privilégiés de jadis, contre lesquels on protestait à juste titre, parce qu’ils ne « s’étaient donné que la peine de naître. » Mais comment abolir les privilèges actuels de ceux qui « se donnent la peine de naître… » avec 100 000 francs dans le gosier, à moins que nous ne naissions tous avec un organe exceptionnel ? Qui se chargera de maintenir au même niveau ceux qui « se donnent la peine de naître… » paresseux ou imbéciles, et ceux qui « se donnent la peine de naître… » avec un esprit supérieur, comme ce Joseph Thome, ancien entrepreneur, décédé il y a quelques mois, à l’âge de 87 ans, en laissant une fortune d’environ 60 millions.

Exemple saisissant du succès dans la construction parisienne. Il naissait en 1809 à Bagnols-sur-Cèze, dans le Gard, le treizième enfant d’une famille paysanne. A dix ans, il avait manié son premier outil ; à vingt et un, devenu tailleur de pierres, il ambitionne de faire son « tour de France ». Redoutant l’opposition de sa mère il s’en va sans lui dire adieu. Il veut pourtant lui laisser, en souvenir, ses économies, — une cinquantaine de francs, — qu’il a cachés sous un carreau de la chambre. Sur ce carreau reposait précisément un pied du lit que la pauvre femme, alors malade, ne quittait pas. Il fallut déployer une diplomatie véritable pour la faire lever un moment, dénicher le petit trésor et le lui remettre sans exciter ses soupçons. Le jeune homme part, muni d’espérance et d’un anneau d’or, sorte d’alliance bien mince, que son frère aîné, au courant de ses projets, lui avait donné et qu’il garda au doigt jusqu’à sa mort.

Tout en travaillant ; il arrive à Nevers ; ses bras enflés par la fatigue du métier l’obligent à un repos momentané. Il est curieux de noter que cet ouvrier qui devait arriver « à la force du poignet », n’annonçait pas une grande vigueur musculaire ; d’une stature identique à celle de M. Thiers, il avait été réformé à la conscription par défaut de taille. Lorsque Joseph Thome, après quelques arrêts obligatoires pour gagner de quoi continuer son voyage, pénètre dans la capitale (1831), l’industrie du bâtiment y est paralysée par les troubles ; il est contraint d’aller s’embaucher comme terrassier au fort de Vincennes.

Il n’y resta pas longtemps ! Remarqué par les contremaîtres, il reprend son état et obtient d’exécuter à la tâche, sur des parties de façade, cette ouvraison délicate de la pierre qui s’appelle le « ravalement ». Employé ensuite comme chef de chantier, il commence à acheter sur ses épargnes un petit matériel d’entrepreneur ; car déjà les architectes lui confient des immeubles. Bien que dénué de tout capital, son application, son intelligence lui avaient valu cette première richesse : le crédit. Grâce à lui, il obtient sans débours les fournitures nécessaires au commencement de la bâtisse : et comme, par ses marchés, chaque étage lui était payé à mesure que la construction s’élevait, il désintéressait à son tour ses créanciers, Les bénéfices ainsi réalisés lui permettent, à dater de 1838, de voler de ses propres ailes.

Il venait de s’unir à une jeune fille qui, à défaut d’argent, — elle possédait 6 000 francs de dot, — lui apportait la collaboration d’une associée infatigable. Mme Thome tenait les comptes de son mari, mais elle ne pouvait le suppléer dans les détails techniques de sa profession. Or le mari lui-même n’avait reçu aucune éducation. Un prêtre de la paroisse de Chaillot se chargea de son instruction primaire ; il prenait en outre chaque soir, en rentrant du travail, une leçon de coupe de pierres d’un maître du voisinage, nommé Thomas, demeuré son ami et qui survit à son élève. Il est aujourd’hui âgé de 91 ans. Ce fut en effet à Chaillot, dans ce quartier où il est mort après l’avoir transformé, que Joseph Thome était pour la première fois devenu propriétaire. Il avait acquis pour quelques milliers de francs un terrain de 2 000 mètres, rue Newton, où il avait édifié vaille que vaille, avec des matériaux de rencontre, son habitation et ses ateliers. Il 9e trouvait là dans un désert et comme à la campagne.

On parle souvent de la tendance naturelle des villes à se pousser du côté de l’ouest ; elle n’est pas du tout établie : Paris, qui eut pour berceau l’île de la Cité, s’étendit d’abord au sud vers le « pays latin » et le faubourg Saint-Marcel : puis au nord vers les Halles ; pointa au XVe siècle et pendant deux cents ans de suite du côté de l’est, jusqu’au château de la Bastille, dans ce Marais où la tradition veut que Camulogène ait embourbé César ; envahit au sud le Pré-aux-Clercs et s’arrêta très longtemps à la rue du Bac ; s’élargit au nord par la rue Montmartre et ne se dirigea décidément à l’ouest que de nos jours, lorsqu’il ne pouvait plus faire autrement.

« Monsieur d’Effiat, écrit quelque part le cardinal de Richelieu, est allé se baigner à Chaliot, d’où je pense qu’il reviendra demain. » Chaillot était, sous Louis XIII, une banlieue estimée pour sa belle vue, où les gens de qualité plaçaient volontiers leur « maison de bouteille ». Bassompierre avait donné l’exemple ; la reine Marie de Médicis, lui demandant à quoi pouvait servir l’acquisition qu’il venait de faire dans ces parages, ajoutait, avec la liberté de langage du temps : « Cela n’est bon qu’à y mener des garces. » — A quoi le galant maréchal répliquait : « J’y en mènerai, Madame. »

Sans avoir absolument conservé sa destination du XVIIe siècle, le promenoir et la pelouse de Chaillot demeuraient, sous Louis-Philippe, un but d’excursion où les Parisiens allaient le dimanche prendre l’air ; les uns buvant dans des guinguettes, les autres flânant au jeu de paume du Clos-Nitot, — place des Etats-Unis actuelle, — au milieu des champs cultivés à la charrue. La jeunesse élégante ne dépassait pas le Château-des-Fleurs — rue de Bassano, — lieu de délices à prix fixe, dépecé plus tard par M. Thome, et dont le propriétaire était ce comte de Châteauvillars, tireur mémorable, à qui nous devons le Code du Duel. Dans la semaine, aussitôt la nuit tombée, ces terrains vagues devenaient peu sûrs ; il était prudent de requérir la conduite de quelque agent de police pour rentrer chez soi.

Ce ne fut du reste qu’au milieu du second Empire que ces solitudes prirent forme et figure de ville. Jusqu’alors Thome avait travaillé dans l’intérieur de Paris, rues des Petits-Champs et rue d’Hauteville, avenue Gabriel et faubourg du Temple. Dans tous les quartiers des centaines de maisons s’élevèrent sous ses ordres et ses affaires ne cessaient de s’accroître. Il avait organisé, pour éviter les intermédiaires, des chantiers où travaillaient pour lui tous les corps d’état concernant le bâtiment. Plusieurs de ces ateliers occupaient le sol de ce qui devait être la place du Havre et disparurent devant la gare nouvelle en 1846. Les bénéfices n’étaient pourtant pas en rapport avec les risques et, quand survint la révolution de Juillet, Joseph Thome, surpris au milieu d’opérations devenues tout à coup dangereuses et dont il ne pouvait se dégager, se crut un moment ruiné. Il conçut contre la république une irritation qui devait se dissiper un jour, puisque deux de ses petites-filles, Mlles Chiris, ont épousé les deux fils du regretté président Carnot. Les projets magnifiques d’Haussmann, auxquels des relations personnelles allaient lui permettre de s’associer, réservaient à Joseph Thome des succès inespérés.

Il ne s’agissait plus d’édifier de-ci de-là des immeubles isolés, voire des pâtés de maçonnerie, mais bien de fonder une ville. Tantôt à travers de vieux villages loqueteux et rabougris, excroissances faubouriennes du Paris de l’ancien régime, tantôt à travers le cœur de ce Paris même, trouant des ruelles infâmes, secouant, rasant et exterminant à droite et à gauche des enfilades de bicoques et quelques hôtels aussi, dont plusieurs avaient une histoire, — tout ce qui vit longtemps a une histoire, — rognant quelques jardins, hélas ! et chassant quelques rossignols en bousculant nombre d’immondices, il fallait frayer des voies nouvelles, droites comme des règles, larges comme des fleuves, lancées d’un trait de plume avec une audace tranquille, sur le plan de cette cité bondée d’habitans, comme s’il se fût agi d’esquisser simplement les lignes d’un campement dans un steppe.

Les lieutenans du préfet génial qui avait osé cette chose inouïe : repétrir une capitale de I 2 00000 âmes, et qui parvint à exécuter une partie de ses rêves, devaient comme leur chef voir très grand, voir très loin, deviner le peuple futur dont cette ville en travail était grosse, et que ces nouveaux boulevards, trop vides, se trouveraient trop encombrés bientôt. Ils devaient avoir une âme d’artiste, autant qu’un cerveau d’industriel, appliquer aux logis bourgeois, qu’ils élèveraient en bordure de ces rues, fabriquées de toutes pièces, quelque peu du faste d’architecture jusque-là réservé aux hôtels seigneuriaux. Car n’oublions pas que ces maisons de 1860 à 1880, que nous jugeons maintenant un peu sèches de style et dénuées de fantaisie, étaient des espèces de palais à côté des plates cages à loyers qui les avaient précédées. Joseph Thome fut un de ces novateurs ; on venait voir, comme une curiosité, certaines de ses constructions dans le haut des Champs-Elysées ; elles paraissaient follement somptueuses, avec leurs escaliers de marbre, et l’on estimait qu’il courait à sa perte.

Mais c’était un habile calculateur. En ce temps où les jurys d’expropriation indemnisaient, avec une prodigalité d’autant plus libérale qu’elle ne leur coûtait rien, tous les propriétaires qui s’adressaient à eux, les dépenses incombant de ce chef aux entrepreneurs de percemens pouvaient dévorer, excéder parfois les profits d’une affaire. M. Thome possédait, plus que personne, l’art de traiter à l’amiable. La future avenue Marceau devait couper en deux le domaine d’un vieillard qui refusait de déguerpir. Il tenait à sa maisonnette, à son jardin planté de superbes magnolias : « A mon âge, disait-il, que m’importe l’argent ? » Et les offres les plus séduisantes le laissaient insensible. Thome sut vaincre sa résistance en imaginant de reconstituer ailleurs le cadre auquel les yeux du bonhomme étaient habitués ; il transporta le jardin, y compris les magnolias, la maison, exactement semblable, jusqu’aux dessins des papiers… à Neuilly-sur-Seine.

Tout le périmètre compris entre les avenues Montaigne, — ancienne « allée des Veuves », — des Champs-Elysées, Kléber et le quai de Billy, fut remanié par Joseph Thome de 1860 à 1870. Ces travaux, qui comprenaient le percement des avenues d’Iéna, Marceau, de l’Alma, du Trocadéro, des rues Pierre-Charron et de dix autres de moindre importance, ne l’empêchaient pas de porter aussi son activité sur la rive gauche : l’avenue Bosquet, la rue de Rennes, furent ouvertes par lui ; cette dernière à son préjudice, les frais dépassèrent le prix de vente des terrains. Ces énormes ouvrages de voirie ne demeuraient en effet fructueux, et même possibles, qu’à la condition de revendre assez vite les emplacemens au long des chaussées nouvelles. Pour y parvenir, l’entrepreneur mettait en valeur les grandes surfaces nues, les fertilisait, en y élevant le premier quelques maisons qui, en raison du panurgisme de la nature humaine, amorçaient les suivantes. Il prêchait d’exemple ; il n’aurait pu tout bâtir seul. Les immeubles qu’il avait construits, il se hâtait de les vendre pour en édifier d’autres ; non proprement spéculateur, mais fabricant de logis, comme on est fabricant de bateaux ou de meubles.

Levé à l’aube, il arpentait Paris en voiture, sa quinine en poche ; vivant au milieu des terrassemens, il y avait contracté des fièvres dont il souffrait sans cesse. Il occupait jusqu’à 700 ouvriers et faisait, chaque année, une moyenne de 125 millions d’affaires. Sur sa simple signature ses bailleurs de fonds — il en eut de considérables — lui remettaient des trésors ; le duc de Galliera lui avança un soir vingt millions, demandés à l’improviste, et nécessaires pour un cautionnement à verser le lendemain. Cet homme parti de si bas, arrivé si haut, dont la vie fut intimement liée à la transformation urbaine, qui sans de pareils artisans ne se serait jamais accomplie, eût pu prendre pour devise un mot : « Ainsi soit-il », que, par un tic bizarre datant de sa jeunesse, il avait constamment à la bouche et intercalait dans toutes ses phrases. Ce souhait, par qui les prières des chrétiens se terminent, serait bien placé à la fin de cette carrière exceptionnellement heureuse.

Le petit nombre en effet, parmi ces grands bâtisseurs, parvint jusqu’à la fortune. Un nombre plus petit encore sut conserver celle qu’il avait acquise. Je ne parle pas de ceux qui moururent en chemin, victimes d’accidens inhérens à leur profession ; — au départ de son village, en 1830, Thome avait un camarade nommé Canonge, maçon comme lui, comme lui devenu entrepreneur, qui fut écrasé tout jeune par un échafaudage ; — mais beaucoup de ceux que des succès laborieux et lents avaient enrichis, tombèrent ensuite en déconfiture par un seul revers. On n’éprouve nulle pitié pour les sujets véreux, comme un certain Giraud, jadis surnommé « Mon malheur » à cause de ses banqueroutes répétées ; on ne saurait plaindre les imprudens qui se lancèrent dans des opérations folles sur les terrains, — c’étaient là des joueurs ; — mais à combien d’industriels capables et méritans la destinée fut cruelle ! Elle n’épargne pas plus les constructeurs de la génération nouvelle, mathématiciens sortis parfois de Polytechnique, architectes formés à l’école des Beaux-Arts, que les simples parvenus de la truelle et du marteau.

L’adjudicataire de l’Hôtel de Ville et de la Banque de France, coupable uniquement d’avoir consenti de trop gros rabais, se vit réduit à la faillite par de brusques soubresauts dans le prix des matériaux et de la main-d’œuvre. Plus récemment, le créateur du quartier Marbeuf fut totalement ruiné par les frais d’expropriation. Il ne manque pas de chutes tragiques : deux entrepreneurs du ministère de la guerre, pour les forts de Cormeilles et de Besançon, se sont suicidés à quelques années d’intervalle ; d’autres sont morts de chagrin dans la misère.

Le public ignore les angoisses où sont plongés, au cours de travaux dangereux, ceux à qui incombe la responsabilité de leur exécution. Tout est relativement facile lorsqu’on opère pour le compte de l’État, qui ne regarde pas à la dépense : s’agit-il de réparer les corniches où les bas-reliefs d’un monument national, on enveloppera l’édifice d’une charpente savante et superbe ; puis ayant absorbé ainsi les crédits ouverts, on remettra les réparations à l’année suivante. S’agit-il au contraire d’une maison de rapport, menaçant ruine à sa base et dont le propriétaire est économe de ses deniers, on se contente de quelques madriers pour la reprendre en sous-œuvre et refaire les fondations en quelques jours. Mais pendant ces quelques jours, l’entrepreneur est un général en campagne ; il ne dort guère. L’un d’eux, M. Guillotin, ancien président du tribunal de commerce de la Seine, le plus éminent et le plus estimé de sa corporation par la diversité de ses connaissances, eut naguère, lorsqu’il construisit la gare de l’Est, à soutenir par un massif de maçonnerie une partie de la rue Lafayette, dont le rez-de-chaussée se trouvait à seize mètres en contre-haut du sol de la gare projetée, sur le bord d’un vrai précipice. Au cours du travail, on vient le réveiller une nuit à deux heures du matin ; les puits de ces immeubles avaient subitement crevé et l’on pouvait craindre que l’eau, traversant les terres et jaillissant en cascades, n’entraînât un éboulement. Or il y avait ainsi 18 maisons, pleines de locataires, suspendues en l’air par des étais de bois, établis suivant toutes les règles de la prudence : seulement un accident semblable ne pouvait être prévu.

Heureux ou malheureux, du reste, ceux qui, parmi les ouvriers du bâtiment, arrivent à prendre part aux risques, bons ou mauvais, des grandes affaires, ne peuvent être qu’une exception. Le résultat important à retenir c’est que les salaires de la masse maçonnante se sont grandement élevés par rapport au prix de la vie : du maître-compagnon, aux appointemens de 350 francs par mois aux simples garçons à 5 francs par jour, la rémunération des travailleurs de la pierre et du plâtre a plus que doublé depuis quarante ans. Les maçons gagnent en moyenne 7 fr. 50 pour un labeur modéré de 10 heures — au lieu de 12 autrefois — où il n’est pas besoin, selon leur expression familière, de « se tordre la chemise sur le dos ».

S’ils conservent malgré tout certaines traditions, s’ils continuent par exemple à se rendre chaque mois, le dimanche de paye, dans les établissemens de bains de la Cité, où ils prennent, dans le panier placé à côté de la caissière, deux œufs dont ils emploient les jaunes à nettoyer leurs cheveux poudrés par le métier, — le bain sans les œufs ne serait pas un bain pour les enfans de la Marche, — cet attachement aux coutumes antiques n’empêche pas les maçons actuels de vivre tout autrement que leurs pères. Les ménages peuvent rester unis ; la moitié des Creusoises accompagnent maintenant leurs maris dans la capitale.

A l’horrible promiscuité de la chambrée et de la couchette ont succédé, pour les célibataires, un cabinet garni, de 12 à 15 francs par mois ; pour les ouvriers mariés et propriétaires de leurs meubles, un logement de deux pièces plus vastes de 360 francs par an. La soupe matinale de 1850, — mixture sans beurre ni graisse, vulgairement baptisée de « soupe tourmentée, » — a été remplacée par un croissant ou un petit pain que le maçon arrose de la « goutte », en allant au chantier. Son déjeuner, à 10 heures, se compose d’un ordinaire de 40 centimes — bol de bouillon et bœuf entouré de légumes, — d’une « demi-portion » de 30 centimes — ragoût ou miroton, — d’une tasse de café ou d’un morceau de fromage ; le tout accompagné d’une « chopine » — demi-litre — de vin généreux. Le travail est de nouveau interrompu à 2 heures pour le « casse-croûte » ; ce qui, en termes d’ouvriers peintres, s’appelle « faire le raccord ». Nouvelle chopine, avec une salade, une confiture ou un fruit. Le soir enfin dîner, dans le voisinage de son logis ou avec le pot-au-feu de la ménagère.

L’habillement ne diffère pas moins que la nourriture de ce qu’il était jadis ; les tissus en grossiers draps de pays, les pantalons malgré le loup ont presque disparu. Cette désignation bizarre vient d’une plaisanterie, en usage dans le bâtiment de temps immémorial : « Si le loup avait mangé le mouton qui a fourni la laine, tu serais sans culotte », disait-on aux nouveaux apprentis dont l’accoutrement trahissait la rustique origine. « Malgré le loup » devint par là synonyme de vulgaire. Le maçon d’aujourd’hui se rend à sa besogne vêtu comme un bourgeois quelconque ; il n’endosse son costume de travail que pour travailler et l’enlève, après la tâche finie, de même que l’employé dépouille son vieux veston pour une redingote fraîche.

Cette existence meilleure, plus relevée, presque confortable, n’empêche pas le bon ouvrier d’établir un budget où, toutes dépenses soldées, il lui reste 7 à 800 francs d’économies à envoyer « au pays » ; ce pays où il possède un peu de terre et où il compte bien achever ses jours. Les maçons qui s’acclimatent sans esprit de retour, les « dessalés » assez fort imprégnés des mœurs parisiennes pour oublier leur village, sont très rares.

Se complaire dans un optimisme béat serait puéril ; ne pas se réjouir des progrès obtenus, serait injuste. Pourtant le contraire arrive : de fataliste qu’il était précédemment, soumis sans révolte à un sort qui lui paraissait immuable, le prolétaire, par le seul fait que ce sort s’est amélioré, souhaite, exige qu’il s’améliore davantage. Et c’est là un sentiment très humain. Le prix du labeur manuel a néanmoins grandi en ce siècle plus que celui du labeur intellectuel. Bénéfice indirect, auquel on ne s’attendait pas, du développement de l’instruction, et résultat admirable, — la majorité de la nation besognant de son corps, — que celui d’élever la valeur de cette besogne par rapport à la besogne d’esprit, réservée forcément à un petit groupe. Les 200 francs mensuels de notre maçon semblent peu de chose peut-être ; mais combien de diplômés insignes sur le pavé, arrêtés partout en leur essor ! combien d’artistes qui se jouent de toutes les difficultés, sauf de la difficulté de gagner 200 francs par mois !

L’Etat, qui se flatterait en vain d’enrichir le peuple de son autorité propre, contribuerait à l’ennoblir en lui réservant quelques-unes de ses récompenses honorifiques. Il est singulier que l’on ne songe presque jamais à décorer des ouvriers. Un maître-compagnon, nommé Maffrand, fut fait, il y a quinze ans, chevalier de la Légion d’honneur ; très apprécié des architectes, pendant les trente ans qu’il avait exercé son état, aucun accident n’était survenu à un maçon sous ses ordres, si grands étaient les soins qu’il prenait dans l’orientation des échafauds. De pareils hommes ne seraient pas difficiles à trouver parmi les millions de salariés français ; signaler leurs mérites, égaux dans une sphère plus modeste à ceux des notables commerçans ou des fonctionnaires, serait un acte de juste démocratie.


VI

Les pierres de taille, dans nos maisons, ne servent qu’aux façades sur rues et sur cours ; les murs mitoyens sont tous construits en meulières. Le moellon est complètement délaissé, bien que son prix d’achat soit beaucoup moindre ; mais ce calcaire grossier, roche imparfaite, a l’inconvénient de contenir du bousin — partie tendre — que les ouvriers purgent mal et qui produit un fort déchet. Ce déchet et le temps nécessaire pour la préparation du moellon, assez difficile à travailler s’il est dur, le rendent moins avantageux que la meulière. Celle-ci ne demande aucune main-d’œuvre ; elle s’emploie brute et ne se dresse pas ; le mortier s’agrafe de telle sorte à ses rugosités que les murs ainsi bâtis sont de véritables monolithes. La meulière était connue, bien que très rare, il y a vingt-cinq ans, lorsque le hasard fit découvrir, à l’occasion de terrassemens exécutés en Seine-et-Marne pour les chemins de fer, des gisemens — les spécialistes disent des « rognons » — de cette matière imputrescible, légère et solide à la fois, poreuse et n’absorbant aucune humidité, bien que son aspect soit celui d’une éponge pétrifiée. M. Berthelot y a découvert des traces d’or, mais le bloc tout entier vaut un métal précieux, aujourd’hui où les carrières de moellons de notre banlieue sont à peu près épuisées.

Le terrain est si cher dans la capitale, qu’un bon architecte s’efforce de n’en perdre nulle parcelle : les ordonnances de police l’obligent à donner une largeur de 50 centimètres aux murs mitoyens ; les murs de refend, pour lesquels il est libre d’agir à sa guise, se contenteront d’une épaisseur de 38 et même de 25 centimètres, suivant qu’ils soutiennent les cheminées ou portent seulement les solives des planchers. La meulière est ici remplacée par la brique dont la fabrication progresse depuis vingt ans. Si la qualité supérieure continue, suivant un usage plus que séculaire, d’être fournie par la Bourgogne, la brique commune, dite de Vaugirard, s’est sensiblement améliorée ; cuite au four circulaire, elle se compose, au lieu de terre franche, d’argile, de sable et de mâchefer.

Les mortiers actuels ne ressemblent pas non plus à leurs prédécesseurs ; on a inventé des combinaisons nouvelles ou retrouvé des secrets perdus. Or, dans un mètre de maçonnerie il entre 30 et jusque 40 pour cent de mortier, suivant que le mur est en moellon ou on meulière ; et cette pâte, qui collera les pierres ensemble, doit être d’autant plus forte que la construction est plus mince. Les assises d’un donjon féodal étaient liées le plus souvent avec un mélange très ordinaire de chaux et de tuiles pilées ; la massivité, qui les protégeait de l’eau, faisait toute leur force. De même le mortier des arènes de la rue Monge, récemment mises à jour, fut reconnu à l’analyse de nature assez médiocre, et l’on savait depuis longtemps que le « ciment romain » n’était qu’un mot. Il existe cependant des voûtes vieilles de six à sept siècles en simple béton n’ayant que 16 centimètres d’épaisseur, qui ont défié l’effort des ans, là où le hasard sans doute avait mis à portée du maçon une substance plus résistante. Les cimens à prise lente, créés de nos jours, ont été perfectionnés par Vicat ; les chaux hydrauliques, qui diffèrent à peine des précédens, sont traitées suivant des méthodes scientifiques dans des usines que dirigent des chimistes et des ingénieurs.

La chaux grasse des campagnes, si vulgaire aujourd’hui, si coûteuse jadis où l’on n’employait guère que l’argile pour agglutiner les moellons, — bâtir « à chaux et à sable » était un luxe, — est désormais bannie des immeubles parisiens.

Dès que les plafonds et les enduits sont achevés, lorsque le plâtre a fait sa poussée à l’extérieur, on procède à l’ornementation de la façade. La pierre, objet d’une taille primitive, — l’épannelage, — est alors livrée aux tapissiers et aux ravaleurs. Les premiers lissent le mur au dedans, les seconds le dressent au dehors en se conformant au « gigadou », l’âme de zinc découpée suivant les profils voulus. Les ravaleurs sont des ouvriers d’élite gagnant jusqu’à 13 francs par jour, qui effacent les joints et les harmonisent avec l’ensemble, en y glissant du plâtre teinté ; tout en moulurant et en façonnant les creux ou les reliefs, à la « polka », au « guillaume », au « chemin de fer », rabots de formes compliquées et de destinations diverses. Après quoi, ils frottent minutieusement du haut en bas, avec du grès, les édifices soignés. Pour les autres le polissage est plus sommaire ; on se borne à « leur faire voir le grès ». Telle est la toilette finale.

Il nous faut maintenant pénétrer à l’intérieur de la maison ; c’est ce que nous ferons dans une prochaine étude.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1896.