Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 41-72).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

VIII.[1]
LES COMPAGNIES DE NAVIGATION

S’il y a longtemps sans doute que la terre fait le tour du soleil, il y a bien peu de temps que les hommes font le tour de la terre. Cette boule, à la surface de laquelle chacun de nous ne fait que paraître et disparaître, non seulement nous ne pouvons y enfoncer assez pour en connaître le centre, ni nous en éloigner suffisamment pour visiter quelque autre globe du voisinage, — fût-ce notre dépendance immédiate, comme la lune, où il est honteux d’avouer que nous ne savons ce qui se passe ; — mais notre propre planète, celle où nous sommes internés, des douzaines de siècles se sont écoulés avant que nos pères aient su en quoi elle consistait, et, depuis qu’ils le savent, il a fallu des centaines d’années pour qu’ils apprissent a la parcourir à leur aise.

Je ne nie pas qu’historiquement ce soit à Christophe Colomb que revienne l’honneur d’avoir découvert le Nouveau Monde, mais, pratiquement, l’invention de l’Amérique est toute récente. Elle n’a pas cent ans. Elle n’avait signalé son existence, jusqu’à l’aurore du XIXe siècle, que par des envois d’or et d’argent qui forçaient les Européens à agrandir inutilement leurs escarcelles. Quant à l’Asie, sauf un petit coin, ce n’était jusqu’à nos jours qu’une légende, et l’Afrique signifiait seulement une grande tache dans les atlas.

Grâce à la locomotion, les humains d’aujourd’hui, qui ne sauraient allonger leur vie, peuvent l’élargir. S’il est vrai que parler plusieurs langues c’est posséder plusieurs âmes, ces êtres que nous sommes, logés en un certain corps, dotés de facultés intellectuelles et de capacités sensationnelles très restreintes, voire lorsqu’elles sont le plus développées ; ces êtres auxquels le hasard assigne dans le milieu social une place déterminée, avec la chance, pour les ambitieux, d’améliorer cette place, et la certitude pour tous de l’occuper à peine durant quelque bout de siècle ; ces êtres qui, lorsqu’ils explorent leur intérieur, se trouvent fort monotones, éprouvent cependant une difficulté infinie à sortir d’eux-mêmes pour comprendre plus de choses. La mécanique des communications les y aidera désormais. Elle facilite l’expansion mutuelle des créatures, dans le domaine moral comme dans le matériel. Que l’homme transporte ou sa personne ou ses marchandises, il s’établira forcément une intimité extracontinentale où l’on mettra en commun des idées et des grains, des matériaux pour s’habiller et pour réfléchir, de quoi adoucir à la fois et ennoblir la vie.


I

Les paquebots actuels contribuent à la nouvelle « confusion des langues », ordonnée, méthodique. Toute contraire à l’ancienne, que la Bible nous présente comme l’origine de la dispersion des peuples, celle-ci est le résultat du rapprochement des nations, dont les idiomes, sans se pénétrer, se mêlent ou du moins se rassemblent comme les rayons d’un astre unique. « L’on ne saurait charger l’enfance de trop de langues et mettre toute son application à l’en instruire… elles sont utiles à toutes les conditions des hommes. » C’est La Bruyère qui écrit cela. Le conseil dut paraître singulier à la France de Louis XIV, aux yeux de qui les étrangers, à moins d’avoir avec elle des frontières mitoyennes, étaient un peu des barbares. Pour les Parisiens de 1645, ce fut un spectacle curieux que d’aller « voir manger les Polonais », comme ceux de maintenant iraient voir les Dahoméens ; et Tallemant observe que ces seigneurs de Pologne, venus ici en ambassade, « mangeaient le plus salement du monde ».

Un nommé Melson, alors « secrétaire-interprète du roi pour les langues étrangères », n’en savait pas une seule, et cela ne choquait pas trop. Il était recommandé vers 1700 aux apprentis commerçans d’étudier l’italien et l’espagnol ; de l’anglais, il n’était nullement question. Aujourd’hui les compagnies françaises de navigation rédigent leurs connaissemens en anglais, dans les ports de Chine ou des Etats-Unis, pour les marchandises à destination d’Europe ; tandis qu’à Buenos-Ayres, pays de langue espagnole, elles établissent ces mêmes connaissemens en français. Cette constatation sert à mesurer l’ascension des uns et la décadence des autres dans le trafic universel.

Parmi les causes qui ont valu au pavillon anglais une prépondérance humiliante pour notre patriotisme, il en est de modernes. La principale toutefois, — le développement du commerce britannique — est déjà ancienne. Voici plus de deux siècles que, chez nos voisins, les « affaires » sont l’occupation honorée de la caste riche, tandis qu’en France le négoce ne fut presque jamais exercé que par des gens sans fortune. Par l’effet du travail et d’heureux hasards, certains de nos commerçans devenaient riches, mais comme tout riche français devenait forcément noble, et qu’aussitôt noble il cessait d’être commerçant, il arrivait que les capitaux à peine formés sortaient sans cesse du commerce pour n’y plus rentrer. Ainsi le trafic maritime, qui précisément exige pour réussir de gros capitaux, ne les trouvait jamais. Théoriquement, les hommes d’Etat vantaient les bienfaits du négoce : « L’opulence des Hollandais, qui ne sont qu’une poignée de gens réduits en un coin de la terre, disait un contemporain de Louis XIII, est un exemple de l’utilité du commerce ! » Hommage platonique, l’opinion demeurait réfractaire. En vain proposait-on des biais : « Il ne peut, expliquait, cent ans plus tard, l’auteur du Parfait Négociant, être déshonorable aux gentilshommes et autres personnes de qualité dans la robe d’entrer dans des sociétés en commandite, parce qu’ainsi ils ne font point le commerce et se contentent de donner leur argent à des marchands. » Sous cette forme mitigée, les entreprises furent rares pourtant et infécondes.

Outre-Manche, c’est le contraire : « On gagnera les grands seigneurs anglais, observait Fontenay-Mareuil, en favorisant les marchands recommandés par eux, car tous ont un intérêt au négoce. » On reproche à la Grande-Bretagne de « chercher dans la guerre quelque petit gain sordide, par le trafic des marchandises de contrebande et par l’escorte qu’elle fait des vaisseaux marchands… Le roi d’Angleterre refuse de s’en abstenir, disant que ce serait ôter à ses sujets le tiers de leur revenu. » Est-ce Napoléon qui parle ainsi, à la veille du blocus continental ? Non, c’est le cardinal de Richelieu qui se plaint de Charles Ier.

En France, l’interdiction du commerce avec les puissances ennemies était, au XVIIe siècle, une mesure traditionnelle que l’on édictait aussitôt après la déclaration de guerre, comme une punition dont les étrangers étaient seuls censés avoir à souffrir. Notre gouvernement devait reconnaître cependant que ses propres sujets supportaient très mal ce genre de ruptures. Ils faisaient leur possible en vue d’éluder la prohibition que l’Etat, dans sa sollicitude, affirmait avoir imposée pour leur bien, « afin de les préserver des pirates. » Ces imprudens ne tenaient sans doute pas à être préservés : « la présence du péril vaincue par la convoitise du gain, dit l’ordonnance, fait que la plupart s’exposent au hasard de mauvaises rencontres. » Aussi, pour les empêcher « d’aller ainsi au-devant de leur ruine », était-il sévèrement défendu de mettre en mer aucun vaisseau « sous peine de saisie des marchandises et du navire » ; de sorte que les armateurs français se trouvaient à peu près sûrs d’être confisqués par la mère patrie s’ils échappaient à la confiscation de ses adversaires. Point n’en usaient ainsi les Anglais en semblable occurrence ; leurs « facteurs » ou représentans, avec l’agrément des autorités de leur pays et la connivence des fonctionnaires français, qu’ils achetaient, s’il était nécessaire, à beaux deniers comptans, trouvaient moyen d’entrer dans nos ports avec les couleurs neutres dont ils s’affublaient.

Couleurs hollandaises le plus souvent, — depuis la déchéance des villes hanséatiques qui, au XVe siècle, avaient régné sur les rivages de l’Océan, depuis qu’Anvers à son tour, après avoir vu quelque temps sous Philippe II entrer et sortir de son port 50 bâtimens par jour, se trouvait diminuer d’importance, c’était aux citoyens des Provinces-Unies qu’appartenait sur l’eau le premier rôle. Comme le roi d’Angleterre, ces « Messieurs les États généraux » de Hollande fermaient volontiers les yeux sur les procédés équivoques de leur marine marchande. Commissionnaires universels, ils échangeaient partout n’importe quoi avec n’importe qui ; traités ou alliances ne les gênaient guère ; à la mer, pour un vrai commerçant, il n’est point d’amis ni d’ennemis. Longtemps ils avaient demandé aux Espagnols de leur ouvrir l’Amérique, dont Sa Majesté Catholique tenait toute seule la clef. Mais le cabinet de Madrid n’avait eu garde. Il craignait qu’une fois admis, les Hollandais « n’attirassent à eux tout le négoce, pouvant faire, disait le duc d’Arschot, pour 100 écus, ce que les Espagnols ne sauraient faire pour 200. » Observons à ce propos qu’en une vulgaire question d’argent, identique à celle-ci, gît actuellement le secret de la suprématie britannique.

Les Espagnols, tant qu’ils conservèrent ce monopole transatlantique, en usaient modestement : une fois par an, au mois de mars, leurs galions partaient en bande pour l’Amérique du Sud, d’où ils revenaient à la chute des feuilles en Andalousie. C’est aussi par flottes que les vaisseaux français allaient le plus généralement en Espagne, porter du blé, charger du sucre. À la Hollande ils demandaient tous les produits de la Baltique, en même temps que ceux des Indes dont Amsterdam était le grand entrepôt. Nous ne poussions jamais bien loin vers le nord. La « Moscovie » d’alors ne faisait aucunement parler d’elle sur les marchés ; un Anglais, échoué par hasard en 1533 près d’Arkangel, aussi étonné de se trouver là qu’on y fut de le voir, avait été le premier à commercer dans ces parages. L’Angleterre, où nos marins se plaignaient d’être mal reçus et mouillaient fort peu, préférait nous épargner tout dérangement, en apportant elle-même le contenu de 2 000 bateaux pleins d’objets manufacturés par ses ouvriers.

Veut-on savoir quel était, sur la Méditerranée, le mouvement de Marseille il y a deux siècles : il en sortait chaque année 40 bateaux à destination d’Espagne et de Portugal, 16 pour l’Italie, 23 pour l’Egypte, 22 pour la Turquie, en tout, avec les autres destinations, moins de 150 navires, — chiffre d’un rapport de l’époque, — c’est-à-dire un mouvement de.50 000 tonnes peut-être, là où de nos jours il dépasse 7 millions ; et ce port n’est que le huitième du monde, par ordre d’importance, primé par Anvers, Hambourg, Chicago, Liverpool, etc, jusqu’à Londres qui occupe le premier rang avec 21 millions de tonnes. Qu’on ne se hâte pas de déplorer le sort de l’ancien Marseille : la navigation méditerranéenne des autres peuples n’était pas plus active. Si la France n’envoyait à Smyrne, la plus considérable de ce qu’on nommait les « échelles du Levant », que 10 vaisseaux chaque année, l’Italie par Livourne n’en envoyait que quatre, et l’Angleterre n’y signalait sa présence que tous les deux ans par un convoi de 7 à 8 navires. Sur la Manche, notre grand port actuel du Havre, délaissé au XVIIIe siècle par la marine de guerre qui le trouvait trop peu profond, obtenait pour la première fois en 1736 le droit de recevoir les denrées étrangères. Jusqu’à cette date ces marchandises, par un privilège inconcevable que la capitale normande défendit mordicus, ne pouvaient être officiellement débarquées qu’à Rouen, d’où les Havrais, qui les avaient vues passer sous leurs yeux, étaient obligés de les faire ensuite revenir dans leur cité.


II

Un coup d’œil sur l’ancienne marine marchande fait concevoir, mieux que des statistiques, combien sur mer aujourd’hui tout est nouveau : le port, le bateau, la navigation. Par leur nombre, leur grandeur, leur périodicité, leur vitesse, leur sécurité, les 47 000 navires, jaugeant 25 millions de mètres cubes, qui s’agitent sur les flots de l’univers, représentent vraiment une sixième partie du monde, une « Océanie » active d’îlots intelligens, en bois et en fer, forgés par la main des hommes pour relier les grands continens immobiles. Le chiffre des bateaux, leur tonnage comparé d’une époque à l’autre, est loin de correspondre à l’accroissement récent de la puissance maritime, parce qu’un vapeur travaille davantage qu’un voilier ; or, de plus en plus, le voilier disparaît. Il y a quinze ans, on en comptait 49 000 encore, il n’en subsiste plus maintenant que 37 000 ; mais, au lieu de 5 000 vapeurs on en voit 10 000 en service, et la capacité de chacun a augmenté d’un quart.

Le progrès met au rebut l’outil de détail, trop faible, brick élégant, goélette légère, et lui substitue un instrument énorme, le cargo-boat, faisant à moins de frais plus de besogne. Au point de vue, seul pratique, du pouvoir de transport des navires, pour lequel un vapeur vaut quatre voiliers, la force dont les peuples civilisés disposent à l’heure actuelle a quintuplé depuis 1840, passant de 10 à 50 millions de tonnes. Sur 100 kilos de marchandise les voiliers, il y a trente ans, en portaient 68 ; on ne leur en confie plus que 22. Les vapeurs qui, dans l’origine, mettaient à profit l’assistance du vent, lorsque ses caprices s’y prêtaient, le dédaignent de plus en plus. Il est des traversées pour lesquelles on ne sait que faire de son souffle, quel qu’il puisse être. Les paquebots auxquels incombe le service de la Chine et de l’Australie l’utilisent encore. Ceux de la ligne du Brésil ne conservent qu’une voilure très réduite ; seul le mât de misaine porte hunier et perroquet. Dans l’Atlantique nord il n’y a plus de voiles du tout ; les deux mâts qui subsistent ne seraient qu’une symétrie ou une routine s’ils ne servaient à faciliter les signaux. Cet abandon, pour des navires rapides, est logique dans des parages très durs. S’ils courent « vent debout », la vitesse du vent ajoutée à leur vitesse propre produit surtout le gréement un effort considérable qui retarde leur marche. Si le vent est favorable, il ne peut produire sur la voilure une action utile qu’à la condition de souffler à grands coups : mais alors les flots sont si furieux qu’il n’est pas prudent d’exagérer l’allure du bâtiment. Il risque d’embarquer par l’arrière de terribles paquets de mer.

Le voilier cependant ne se laisse pas condamner sans se défendre. Mieux construit, mieux gréé, conduit par des officiers au courant des lois de l’atmosphère, il a presque doublé sa vitesse. Il ne met plus que six ou sept mois pour venir d’Australie en Europe ; 85 jours ont suffi à un trois-mâts de Rouen. Le cinq-mâts France, de Bordeaux, a parcouru, en trois mois et demi, le chemin du Pérou à Dunkerque par le cap Horn. Au moment où le vapeur affirmait déjà sa suprématie apparurent dans l’Inde, puis en Amérique, les clippers, voiliers d’un nouveau type, très creux, aux extrémités aiguës, cinq fois plus longs que larges. Pour empêcher leur avant effilé de plonger trop dans la lame, on transporta vers la poupe le centre de la charge. Ces bateaux, longs de 100 mètres, portaient 5 400 mètres de voiles, si bien fractionnées qu’un équipage de 130 matelots suffisait à les manœuvrer. À ces navires de bois il en a été substitué d’autres en fer, jaugeant jusqu’à 6 000 tonneaux, munis de grues à vapeur pour le chargement de la cargaison ; ce qui leur permet de ne pas perdre dans les ports plus de temps que les steamers.

Combinaison économique pour le transport lointain des marchandises sans valeur, expédiées par grosses masses ; la péniche des rivières joue le même rôle vis-à-vis des chemins de fer. Pour les colis d’un certain prix, les denrées sujettes à s’avarier, pour tout ce qui demande régularité et vitesse, pour les envois de détail, pour les voyageurs surtout, le voilier depuis longtemps a cédé le pas.

C’est avec lui pourtant que l’on avait établi la plus ancienne ligne de paquebots périodiques, créée en Angleterre vers 1816, sous le nom de la Boule noire. Les vapeurs de cette époque, qui faisaient du reste un honorable maximum de 9 kilomètres à l’heure, ne naviguaient pas volontiers en pleine mer. Ils sortaient à peine de cette enfance ingrate, obscure, où végète toute invention jusqu’à ce qu’elle atteigne ce qu’on pourrait nommer sa puberté, le moment où elle entre en pleine possession de ses organes, où la science qui l’a enfantée, qui l’a fait vivre, la voit assez forte pour l’abandonner à l’industrie qui en vivra. Les voiliers de la Boule noire effectuaient la traversée de Liverpool à New-York en 23 jours à l’aller, en 40 jours au retour. Le plus grand navire de commerce du monde, le New-World, jaugeait alors 1 400 tonneaux. Des voyages réguliers furent inaugurés en France, quelques années plus tard, par Francis Depau, entre les deux continens. Dans la même direction les Anglais, de 1828 à 1835, tentèrent divers essais de navigation à vapeur, terminés tous par des échecs financiers. Le gouvernement britannique se décida à allouer des subventions aux armateurs qui entreprendraient le transport des dépêches. Deux ans après naissaient la Royal West India Mail, dont le titre indiquait assez l’objet, et la compagnie Cunard, qui se lança vers l’Occident.

Les ministres du roi Louis-Philippe n’étaient pas restés en arrière : un crédit de 28 millions fut ouvert en 1840 au département de la marine pour la construction de 18 paquebots — on n’en aurait pas trois aujourd’hui pour le même prix — affectés aux destinations lointaines. De gracieux bâtimens à roues et en bois, commandés par des lieutenans de vaisseau, allaient périodiquement en 11 jours à Constantinople, en 8 à Alexandrie, à la moyenne de 13 kilomètres à l’heure. Ils y conduisaient les correspondances postales, et des passagers ou des marchandises ; en petite quantité d’ailleurs. Si petite qu’on a conservé mémoire d’une dépêche, adressée au ministère par le commandant d’un de ces vapeurs, lors de son arrivée en Égypte : « Nous avons fait, annonçait-il, une traversée d’autant plus agréable que nous n’avions à bord ni un passager, ni un colis. » Cette exploitation en régie, bien qu’elle ne constituât aucune réserve pour amortissement ni assurances, laissa, vers 1850, le Trésor en perte de 37 millions.

Le budget de l’Etat trouvait déjà difficilement l’équilibre en ce temps-là, et l’Assemblée nationale ne voulut plus laisser s’élargir le vide que creusait le régime en vigueur. Il sembla préférable d’imiter l’Angleterre, en chargeant de ce service public une compagnie privée à prix débattu. La pensée se formula dans une convention avec les Messageries Nationales, proposée au Parlement en 1851 par M. Dufaure. C’était une bien vieille personne que cette société amphibie des « messageries », si vivace encore de nos jours, qui reprenait, il y a quarante-cinq ans, la mer qu’elle avait quittée sous le Consulat. Elle s’était naguère appelée « Compagnie française des Indes » ; puis, incapable d’entretenir sa flotte à la suite des guerres de la Révolution — lorsque, les eaux du globe contraintes de se faire naturaliser anglaises, l’Angleterre en chassait notre pavillon — elle avait transformé ses bateaux en diligences et, sous le nom de « Messageries nationales », avait postillonné avec succès sur les grandes routes.

Au milieu du siècle une évolution industrielle, — la création des chemins de fer, — l’inquiétait cette fois dans le domaine terrien. Les voies ferrées commençaient à tisser autour d’elle ce réseau où les chevaux-vapeur ne tarderaient pas à mettre sur le flanc les chevaux de poste. Les Messageries, dont plusieurs administrateurs figuraient parmi les concessionnaires de l’Ouest et de l’Orléans, comprirent le danger et, se réembarquant, cédèrent la place de bonne grâce. Passée dès lors « maritime », la compagnie mit à flot ses diligences, ses épargnes et son crédit. Armand Béhic établit ses comptes, Dupuy de Lôme traça le plan de ses navires, — il fallut acheter ceux du début à la Grande-Bretagne. — Du Périclès, mis en chantier à l’origine et depuis longtemps défunt, à l’Ernest-Simons lancé en 1894, cette compagnie a construit 102 bâtimens, dont le premier avait une force de 450 chevaux et le dernier une de 7 000 ; tel est le chemin parcouru. Ces bateaux, répandus d’abord dans la Méditerranée, pénètrent en 1857 dans la Mer-Noire et le Danube : franchissent en 1860 le détroit de Gibraltar pour attacher à Bordeaux les services du Sénégal, du Brésil et de la Plata ; poussent en 1862 jusqu’aux Indes, par le Cap ; étendent leurs voyages à la Chine, au Japon ; inaugurent enfin en 1882 la ligne d’Australie, reliée ensuite à la côte orientale d’Afrique. De 9 000 tonneaux qu’elle jaugeait à la fondation, cette flotte est passée à 200 000.

L’exploitation directe par l’État n’ayant pas mieux réussi sur l’Atlantique que sur la Méditerranée, le gouvernement s’efforça, là aussi, de passer la main. Mais les premiers concessionnaires ne furent pas heureux. Une compagnie, qui avait entrepris en 1847 le service du Havre à New-York, disparut après deux ans d’existence sans être remplacée. Il n’exista dans cette direction aucune ligne française jusqu’à 1858, où la société Marziou se chargea d’assurer des communications régulières entre l’Amérique et le Havre. Dans ce dernier port fonctionnait aussi, sous le nom de « Compagnie générale maritime », une entreprise dont les opérations répondaient mal à ce titre imposant, puisqu’elle ne possédait que six vapeurs, allant, les uns en Algérie, les autres à Hambourg, et quelques voiliers desservant la Californie. Cette association prospérait du reste sous la présidence de MM. Pereire. Par suite du désistement amiable de sa voisine, la Compagnie générale devint en 1861 transatlantique et, avec un programme plus étroit, son rôle effectif fut beaucoup plus vaste. Quel que soit le jugement porté sur les œuvres multiples et diversement heureuses de la famille Pereire, on ne saurait refuser aux instigateurs de la nouvelle société de navigation le génie des conceptions grandioses, servi par une audacieuse activité. Ces dons ne suffisent pas pour rendre les victoires durables, mais ils sont nécessaires pour vaincre, et la route de New-York allait devenir le champ de bataille des marines du monde commercial.

Dès 1862, les Transatlantiques faisaient partir la Louisiane, armée d’une machine de 2 000 chevaux, peu après le Napoléon III, bâtiment de 6 000 tonnes qui coûtait 4 millions et demi de francs, puis le Pereire (1866), qui allait de Brest à New-York en neuf jours et demi. Aucun autre, jusqu’en 1877, ne fut plus rapide. La société avait donc pleinement réussi sur l’Océan, lorsqu’en 1880 un nouveau champ lui fut ouvert sur la Méditerranée : sa flotte obtint le monopole des services nationaux entre la France, l’Algérie, la Tunisie et le Maroc.

À côté de ces deux grands organismes, Messageries et Transatlantiques, gratifiés par l’État de subventions importantes et grevés de lourdes obligations, s’est fondée en 1872 une troisième association plus modeste, plus libre dans sa modestie et plus favorisée par sa liberté : les Chargeurs réunis. Une seule ligne postale lui appartient, la plus récente, celle de l’Afrique occidentale. Pour tous ses autres services, elle s’administre à sa guise. Des trois compagnies maritimes, les Chargeurs sont proprement aujourd’hui la seule industrie privée. Les deux autres sont devenues, par le cours naturel des choses, de véritables institutions publiques, comme nos chemins de fer, auxquels la nation garantit un petit revenu à la condition de n’en jamais espérer un gros. Transatlantiques et Messageries sont les trains express et luxueux, consacrés au transport des personnes et des dépêches. Voiturer des marchandises est toute l’ambition des Chargeurs ; ils répugnent même à conserver des trains mixtes et, loin de rechercher les voyageurs, tendent de plus en plus à démolir, à bord de leurs navires, les logemens de passagers pour augmenter la place du fret.

Par une série de causes que l’on verra plus loin, si le grand-camion flottant est quelquefois une bonne affaire, les riches véhicules à hélice en sont toujours une mauvaise. Comparez ceux-ci à celui-là : le bateau-type des Chargeurs a 38 hommes d’équipage, consomme 15 tonnes de charbon par vingt-quatre heures et porte 4 000 tonnes de marchandises ; le Lucania des Cunard, modèle de la navigation rapide, a 440 hommes d’équipage, dépense 500 tonnes de charbon par jour et ne porte que 1 500 tonnes de fret. Le premier fait, il est vrai, 18 kilomètres et demi à l’heure, tandis que le second en fait près de 39, et encaisse la recette provenant des passagers, qui n’existe pas chez l’autre.


III

Mais cette recette est bien loin de compenser l’écart existant entre le paquebot splendide et le bourgeois cargo-boat, sous le rapport du prix initial, de l’amortissement, des frais qu’entraîne l’exploitation et surtout la vitesse. Cette vitesse, le voyageur ne la paie nulle part ce qu’elle coûte. Il profite de la concurrence que se font les grandes marines entre elles. Pour les trajets où le service des postes oblige les bateaux subventionnés à multiplier les escales, il se trouve que le placide porteur des marchandises, parti en même temps que le fringant courrier des dépêches, arrive presque aussi vite que lui au dernier terme du parcours où il s’est rendu directement ; comme un passant, qui chemine lentement mais sans relâche, finit par rattraper le marcheur pressé qui s’arrête devant les boutiques.

Sur la ligne d’Europe aux Etats-Unis, qui ne comporte ni stations ni crochets, une véritable course est engagée depuis vingt ans entre les pavillons français, anglais, allemands, auxquels s’est venu joindre en dernier lieu le pavillon américain. C’était à qui gagnerait, d’abord un jour, maintenant une heure. Les Transatlantiques avaient tenu la corde jusqu’en 1877 ; leur champion, le Pereire, filait ses vingt-cinq kilomètres à l’heure. Comment une pareille marche n’eût-elle pas semblé admirable ? Jamais l’humanité, dans ses annales, n’avait rien vu d’équivalent. Les Egyptiens, suivant Diodore de Sicile, faisaient dans l’antiquité 7 kilomètres et demi. Les « galères subtiles », dont notre vieille marine était si fière, ces coques mal assises sur l’eau, de faible capacité et qui, pour se mouvoir, demandaient un équipage énorme, avaient une allure peu supérieure à 9 kilomètres. Les caravelles de Christophe Colomb, dont la plus longue était sept fois plus courte qu’un grand paquebot actuel, n’avançaient que de 14 kilomètres par les meilleurs vents. Quant aux premiers vapeurs, livrés à la seule énergie de leur chaudière, ils n’excédaient pas la moitié de ce chiffre.

Laisser derrière son hélice 6 000 kilomètres en 9 jours et demi, sans rien perdre du confortable de l’existence, eût paru bien doux aux voyageurs d’il y a soixante ans, qu’un voilier indécis ballottait un mois, quelquefois deux, du Havre à New-York, avant de les déposer moulus, désemparés, sur l’autre rive. Les compagnies anglaises Inman, White Star, Guion, se dépassant à qui mieux mieux, arrivent, de 1878 à 1881, à 28, 29 et 30 kilomètres. Les Transatlantiques, se voyant distancés, prennent en 1883 l’engagement d’aller à 32 kilomètres avec la Normandie, à 35 avec la Gascogne. Ces bâtimens, aussitôt construits, étaient serrés de près par l’Etruria. des Cunard, puis par de nouveaux venus dans la lice, les steamers allemands de la compagnie Hamburg-Amerika. À peine flottaient-ils depuis quelques années que déjà ils avaient perdu le premier rang. En ce moment, quoique notre Touraine effectue le trajet en sept jours, la France n’occupe plus que la troisième place.

L’Angleterre détient ce que nos pères nommaient la « palme » et ce que nous appelons maintenant le « record », avec une vitesse de 41 kilomètres, correspondant à une traversée de cinq jours sept heures entre New-York et le port irlandais de Queenstown, où s’opère la livraison des dépêches. Cette marche forcée devient ordinaire et toutes les compagnies cherchent à s’en rapprocher. Le public y attache une importance, puérile si l’on veut, — puisqu’un gain de quelques heures ne représente la plupart du temps aucun avantage utilisable, — mais dont il faut tenir compte. Cette sorte de fascination exercée sur le voyageur par l’idée de la vitesse est telle, qu’on a vu plus d’une fois des Anglais perdre plusieurs jours à errer dans Broadway, pour attendre le Canard, plutôt que de profiter du départ immédiat d’un autre liner. Les paquebots allemands, au sortir de Hambourg, touchent en France ; accueillis, — un peu imprudemment disent quelques marins, — dans notre rade militaire de Cherbourg, ils viennent porter sur notre sol la concurrence, largement subventionnée, d’un jeune empire maritime. L’Angleterre est, de la part des Etats-Unis, l’objet d’une concurrence analogue à une heure de Londres, à Southampton.

Dans son beau rapport sur les congrès de Chicago, auxquels il assistait en qualité de commissaire français, le marquis de Chasseloup-Laubat a très bien mis en lumière les efforts tout nouveaux des Etats-Unis pour jouer un rôle sur l’Océan. « Lorsque le ministre Blaine, dit-il, commença à laisser voir ses visées sur l’Amérique du Sud, le moyen d’action nécessaire, la marine, manquait tout à fait au gouvernement. La flotte de guerre n’existait plus, la navigation marchande, sauf le cabotage, était tombée. » En effet, de 1860 à 1890, le pavillon américain avait presque totalement disparu des mers. Les Etats-Unis importaient en 1858, sur des bateaux de leur nationalité, les trois quarts des marchandises qui pénétraient dans leurs ports, — proportion très avantageuse et si rare que l’Angleterre elle-même ne l’atteint pas. — En 1870, le tiers seulement du trafic national se faisait sous le drapeau étoile ; enfin la part des vaisseaux américains était tombée, en 1890, au dixième du mouvement commercial des États-Unis. Les neuf autres dixièmes entraient ou sortaient sur des navires étrangers, anglais pour la plupart. La cherté de la main-d’œuvre et des matières premières, due au régime protectionniste, avait amené ce résultat. Or l’institution de ce régime prohibitif, c’avait été la politique de « l’Amérique aux Américains » ; et, par un curieux retour, cette même politique, après avoir à peu près tué la marine, pousse à présent le pays à souhaiter sa résurrection.

Les constructions navales, qui semblaient favorisées aux Etats-Unis par une protection draconienne, ont succombé sous l’excès même de cette protection. À la suite de ruines successives, les chantiers peu à peu s’étaient fermés. Pressé d’arborer sur la route d’Europe les couleurs de l’Union, le cabinet de Washington n’a pas attendu que les nouveaux bâtimens, commandés à la maison Cramp, de Philadelphie, pussent être lancés. Une « Ligne américaine » s’est improvisée, en achetant il y a trois ans les paquebots d’une ligne anglaise, à qui elle s’est substituée. Elle n’inquiète encore que ses rivaux britanniques ; bientôt elle menacera notre compagnie française si, comme on l’assure, des navires supérieurs comme vitesse à tous ceux qui existent jusqu’ici sont affectés par l’American fine au service de New-York à Anvers, avec escale à Boulogne. Une âpre lutte se poursuit donc ; chaque société cherchant à accroître à tout prix son trafic et à arracher aux autres ses cliens.

En attendant que les découvertes futures aient diminué le coût exorbitant d’une marche accélérée sans cesse, ces gains de quelques kilomètres à l’heure n’auraient pas manqué de ruiner vainqueurs et vaincus, si les champions des diverses nationalités, semblables aux héros d’Homère, à côté desquels combattaient perpétuellement des dieux invisibles, n’avaient derrière eux, dans l’ombre, leurs gouvernemens respectifs pour les assister de leurs capitaux. Une passion analogue se remarque dans l’Atlantique sud, dans le Pacifique, l’océan Indien et les mers de Chine. Si la fièvre est ici moins intense, bien que le nombre des pavillons engagés soit plus grand, — les compagnies italiennes, espagnoles, autrichiennes y figurent avec un total de 200 bâtimens, — c’est que le chiffre, des passagers est très inférieur : toutes les ligues réunies d’Extrême-Orient et d’Australie ne comptaient l’an dernier que 67 000 voyageurs ; celles de New-York en transportaient sept fois plus : 440 000. C’est aussi que, pour des traversées de longue durée, l’approvisionnement du charbon nécessaire aux machines de grande vitesse finirait par remplir absolument le navire. On se contente donc, dans ces directions, d’une trentaine de kilomètres à l’heure, tant sur la Péminsulaire et Orientale d’Angleterre que sur nos Messageries.

Mais si les compagnies françaises, que l’on peut nommer « officielles », soutiennent la comparaison avec les similaires anglaises au point de vue de la rapidité, elles leur sont inférieures de moitié pour le nombre et le tonnage des navires ; et si nos regards, au lieu de s’attacher à ces princes de la marine marchande, embrassent le peuple des mâts et des coques de toute dimension, ce n’est plus dans le rapport de 1 à 2 que nous nous trouverons avec nos voisins d’outre-Manche, mais dans le rapport de 1 à 12. Nous avons 500 vapeurs, ils en ont 6 000 ; nos voiliers jaugent 267 000 tonneaux, les leurs 3 millions et demi. À elle seule, la Grande-Bretagne dispose de plus de la moitié — exactement 56 pour 100 — des moyens de transport maritime du monde.

Cette supériorité écrasante tient-elle au génie particulier de la race anglo-saxonne ? S’il s’agissait d’une industrie susceptible de réussir en tous lieux et par ses seules forces, on pourrait l’admettre. Il est ainsi des ouvrages où certains pays excellent, sans y être autrement prédestinés par leur situation. Tels sont chez nous la soie et les « articles de Paris ». Lorsque de pare ils centres d’activité se sont formés, — ce qui demande parfois un siècle, — ils possèdent, par la seule vertu de leurs traditions, de leur personnel, une force qui n’est pas à la vérité indestructible, mais qui ne saurait être atteinte ailleurs du premier coup, voire par un outillage égal. Durant la période aiguë du phylloxéra, Bordeaux recevait de médiocres vins espagnols et les transformait en bons crus du Bordelais. La métamorphose paraissait fort simple ; Hambourg s’y essaya, importa les mêmes vins que Bordeaux, et ne fit que de la piquette ou des confitures.

En fait de navigation et de commerce maritime, presque toutes les nations, — sauf la France, — ont à tour de rôle, dans le passé, occupé le premier rang ; et l’on ne saurait dire que la seule intelligence de chacune ait suffi à le lui assurer un jour. L’Angleterre l’occupe aujourd’hui par des causes dont les unes sont géographiques : position insulaire ; les autres géologiques : sous-sol minier ; plusieurs purement politiques : système du libre-échange. La seule que l’on puisse attribuer au caractère anglo-saxon, c’est le goût des conquêtes, combiné avec l’amour du commerce. Après dix essais infructueux de domination sur le continent, dont son histoire et la nôtre sont remplis, l’Angleterre, ne pouvant décidément s’étendre en Europe, fut amenée à s’agrandir par des annexes lointaines ; ce qu’elle lit bien plus par le succès de ses armes que par la chance de ses explorateurs.

Parvenue à posséder une immense flotte marchande, parce qu’elle est en mesure de l’utiliser, elle se trouve en cet état d’entraînement que j’indiquais tout à l’heure, où la grandeur même d’une industrie contribue à sa prospérité : fret, marins, navires, sont d’autant plus abondans qu’ils sont plus demandés et d’autant plus avantageux qu’ils sont plus offerts. Ces réflexions sur nos voisins, qui semblent étrangères peut-être au sujet de cette étude, en sont pourtant le point capital : elles servent à discerner le jeu des ressorts qui font mouvoir cette marine prodigieuse, et à nous expliquer à nous-mêmes notre propre faiblesse. Parmi les avantages dont jouissent les Anglais, il y en a que les Français n’auront jamais ; il y en a que les Français ne veulent pas avoir ; à tort ou à raison ils estimeraient les payer trop cher. L’Angleterre n’est du reste pas assurée de conserver toujours ceux qu’elle possède ; d’Orient et d’Occident surgissent des rivaux.

Mais, pour le moment, elle puise dans son succès de quoi le multiplier encore : le grand nombre des navires en construction sur ses chantiers facilite la spécialisation du travail. On voit arriver à Palmer des trains entiers composés de bittes, pièces d’amarrage, à la confection desquelles certains fabricans sont exclusivement adonnés. D’autres usines produisent uniquement des hublots, et ainsi du reste. Cette division, poussée à l’extrême, engendre le bon marché des bateaux, et le bon marché des bateaux amène les commandes. Sur 1 500 000 tonnes de navires qui se construisent annuellement dans le monde, les deux tiers sortent des chantiers britanniques. Les tôles d’acier, qui valent en France 23 francs, ne coûtent pas plus de 12 francs en Angleterre. Selon que le vaisseau est plus ou moins affiné, qu’il sort des ateliers de la Clyde ou de ceux de la Tyne, qui correspondent, l’un au tailleur sur mesure, l’autre à la maison de confection, il sera plus ou moins cher ; mais il sera toujours meilleur marché qu’en notre pays, de 25 pour 100 dans le premier cas, de 50 pour 100 dans le second. Avec des navires moins coûteux, c’est-à-dire avec un capital d’exploitation plus faible, exigeant chaque année de moindres frais d’amortissement, les compagnies anglaises peuvent subsister là où des françaises ne le pourraient pas sans l’appui de l’État.

Comme l’Etat est intéressé malgré tout à maintenir la marine marchande, il la subventionne ; et, pour que ses cadeaux soient partagés entre le constructeur et l’armateur, il oblige celui-ci à se servir de celui-là. Mais aussitôt les dissensions éclatent. L’armateur se plaint que le constructeur tire à lui toute la couverture, en majorant ses prix de vente d’une somme presque égale à la prime que pourra toucher le navire à flot. Ceci explique que, malgré les subventions officielles, la marine française se compose actuellement, pour les cinq sixièmes, de bateaux nés à l’étranger. Le constructeur de son côté estime que ses prétentions ne sont pas excessives, et ne font que l’indemniser des charges à lui imposées par la protection douanière. Le Parlement lui a donné gain de cause et l’a investi d’un monopole ; seulement il ne peut pas l’exercer. Sauf quelques voiliers de minime importance, il n’a été construit en France, depuis deux ans et demi, que quatre steamers, pas davantage. Dans le même laps de temps il s’en est perdu trente ; et deux sociétés françaises ont disparu, vendant leurs bateaux pour un morceau de pain, sans avoir de successeurs.

Quant aux compagnies postales, obligées de remplacer immédiatement tout bâtiment mis en réforme, celles qui ont tenté de se suffire à elles-mêmes en créant pour leur usage un chantier de construction, se sont mis au pied un terrible boulet. Elles ont cru avoir des ateliers à leur service ; elles se sont trouvées bien vite au service de leurs ateliers ; forcées, pour en tirer parti, de les faire travailler même sans nécessité sérieuse, entraînées ainsi à des dépenses inutiles et n’osant liquider, de peur de réaliser une perte trop sensible. Pour les Transatlantiques par exemple, il y aurait avantage à payer leurs navires 15 ou 20 p. 100 de plus et à ne pas entretenir un chantier.

Dans cette fin du XIXe siècle, où l’activité des peuples civilisés s’en va débordant sur tous les domaines, qui n’avance pas ou qui avance peu demeure bientôt en arrière. C’est malheureusement notre cas sur l’Océan et, sans parler de l’Angleterre, il est d’autres marines par qui nous sommes chaque jour devancés. Depuis quinze ans, le pavillon français a vu son pouvoir croître de 8 p. 100, mais le Scandinave s’est augmenté de 40 p. 100 et l’allemand de 80 p. 100. Il est aujourd’hui des routes où nos couleurs se font plus rares et, parmi celles-là, ce glorieux canal de Suez qu’avaient percé nos compatriotes avec leur argent et leur enthousiasme. Sur 3 350 bâtimens qui, l’année dernière, transitaient par le canal, on compte 2 400 anglais, 300 allemands, 190 hollandais et 185 français. Dix ans avant on y voyait passer 300 français, et seulement 140 hollandais et 155 allemands.


IV

Pour trouver l’équivalent, comme taille, des paquebots contemporains il faut remonter au déluge, je veux dire à l’arche de Noé. Ses dimensions, indiquées par la Bible, différaient peu de celles du transatlantique la Touraine. Elles seront fortement dépassées par les nouveaux bateaux de la même compagnie, dont le plan a été récemment dressé. Elles le sont déjà par les derniers Cunards. Si Noé s’est exactement conformé aux mesures données par l’Eternel, son « arche » avait 150 mètres de long, 25 de large et 15 de haut. La Touraine a 160 mètres de long et 20 de haut ; mais elle n’a que 18 mètres de large. Le bâtiment biblique n’avait que trois étages, l’ « arche » moderne en a quatre, sans compter la passerelle ; Noé pouvait s’en passer puisque, n’allant nulle part, il ne naviguait pas. C’est le besoin de marcher vite qui a fait allonger et amincir nos navires modernes, dont la ressemblance avec ce très ancien devancier s’arrête ici.

L’essai ne se renouvela pas, comme on sait, et il semble qu’un bateau de 150 mètres de long dût paraître une merveille, parmi beaucoup d’autres, à la foi robuste des générations du moyen âge, lorsque Guillaume de Normandie allait conquérir l’Angleterre ou lorsque saint Louis partait pour la première croisade avec des nefs de 20 à 25 mètres de longueur. Les galions ou les caraques du XVIe siècle mesuraient 40 mètres et jamais, avant Louis XIV, on n’avait vu un vaisseau de guerre atteindre jusqu’à 60. Ces derniers, il est vrai, étaient fort larges ; « vaisseaux ronds », disait-on, à gros ventre, se défendant bien des lames, fort empêchés à courir. Du souci croissant de la vitesse est venu le modèle actuel, aux flancs plats, aux hanches effacées, plus long qu’une église gothique, qui, renversée, se balancerait sur les flots, — la Gascogne dépasse d’un huitième la cathédrale de Rouen qui paraît immense.

Une légèreté plus grande des coques a été obtenue en remplaçant le bois par le fer, ensuite le fer par l’acier. Ce fut en 1840 que le métal commença à dominer dans le matériel maritime. Cher au début, la baisse des fers, la hausse des bois propres aux constructions navales, ont depuis rapproché les distances. Longtemps la marine militaire garda ses préférences pour les carènes en bois doublé de cuivre. Aujourd’hui, non seulement le fer a vaincu le bois, mais il a été battu à son tour par l’acier doux. Il y a quinze ans que le nouveau métal l’emporte sur l’ancien, limité désormais à quelques parties peu importantes des navires ; sur 100 bateaux il s’en construit 95 en acier. Avec le fer la pesanteur de la coque avait été réduite d’un tiers ; grâce à l’acier, on réalise une nouvelle économie d’un dixième sur le poids total. D’où faculté d’augmenter la puissance motrice ou le port en marchandises. Plus résistant, l’acier a permis d’atteindre des longueurs qui n’auraient pas été possibles avec le fer ; plus malléable, il atténue les avaries des abordages et des échouemens.

Cependant ces navires, de plus en plus solides, durent de moins en moins. Le bois à la mer vivait quarante ans ; le fer ne pouvait compter que sur une trentaine d’années d’existence ; les jours de l’acier seront plus courts encore, pour les longues traversées surtout, où le bâtiment fatigue davantage, sans aucune facilité de refuge. La corrosion de l’acier par l’eau salée est plus grande que celle du fer, sa trépidation est plus forte, il se déboulonne. Mais ces défauts ne balancent pas les dons qu’il possède ; tellement se démode vite le matériel, à mesure que les exigences de la navigation changent.

On allongerait encore les navires, n’était qu’avec la grande vitesse augmente la préoccupation de la stabilité. Cette dernière exige d’autant plus d’enfoncement que le steamer est plus long et plus rapide, et, les bateaux grandissant plus promptement que les ports, les premiers, sous peine de ne pas avoir où loger leur quille, doivent se contenter de ce que les seconds peuvent leur offrir comme tirant d’eau. On a beau creuser, ils demeurent mal à l’aise, contraints à des précautions infinies pour entrer et sortir de leur abri sans rien casser, et sans se casser eux-mêmes, raclant le fond, gênés aux entournures ; ils rappellent ce conte des Mille et une Nuits, où certain poisson-fée grossissait à vue d’œil, faisant éclater tous les vases où successivement on prétendait l’enfermer et finissant par forcer le pêcheur, qui l’avait pris, à le rejeter en mer. Pour assurer cette stabilité indispensable du paquebot, pour le « mettre sur nez » à l’issue d’une rade peu profonde, le maintenir dans ses lignes, ou le lester en cours de route quand le charbon est brûlé, on se sert du water ballast. Sous les cales à combustibles et à marchandises est ménagé un double fond, divisé en huit compartimens, que l’on peut remplir ou vider isolément d’eau de mer et dont la capacité totale est de 800 à 1 000 tonneaux. Souvent cette eau de mer remplace la provision d’eau douce, au fur et à mesure que celle-ci est consommée par la machine. Elle sert aussi à économiser des manœuvres onéreuses de lest et à remédier aux défauts d’arrimage, s’il en existe.

Montons à bord de la Touraine, — immédiatement au-dessus des water-ballast est la cale ; au-dessus de la cale le troisième entrepont. Chaudières et machines y sont installées et absorbent un espace de 45 mètres de long sur 12 de hauteur. À côté d’elles se trouvent le charbon et, vers l’avant, les marchandises composant le fret, les bagages des passagers, la cave aux vins, les approvisionnemens de bouche et de matériel. À l’arrière sont des magasins réservés au service des postes. En remontant, nous accédons au deuxième entrepont où sont casernes les passagers de troisième classe et l’ensemble de l’équipage, puis plus haut, — car, dans les hôtels flottans, c’est le contraire des maisons de terre ferme ; les étages inférieurs sont les moins estimés, — le premier entrepont comprend les vastes appartemens de la première classe, à côté des demeures plus modestes de la seconde.

Un escalier monumental nous conduit au « pont » proprement dit, que l’on continue d’appeler supérieur bien qu’il soit surmonté de deux autres : le pont-promenade ou spardeck et le pont-abri. Le milieu du premier est consacré à des roofs, constructions légères éclairées par le plafond, où sont disposés salons, fumoirs et grandes cabines de luxe. À droite et à gauche, sur toute la longueur du bâtiment, un vaste espace couvert permet aux amateurs de marche défaire « les cent pas », et même près du double, sans se retourner. S’ils ne craignent pas le vent, si le temps est beau, ils peuvent s’élever encore et affronter le pont-abri. C’est le toit du navire, où se balancent les embarcations de sauvetage, où débouchent d’innombrables tuyaux d’air de toutes dimensions. Il est dominé à son tour par la passerelle réservée au commandant : c’est là qu’à 14 mètres au-dessus des flots, à 22 mètres au-dessus de la cale, — hauteur d’une maison de cinq étages des caves aux mansardes, — est la chambre de veille, munie des instrumens de timonerie, des traditionnels sabres d’abordage, à côté du « fusil porte-amarre ». Le bâtiment est partagé de la cale au pont, par des cloisons verticales de fer parfaitement étanches, en 14 portions distinctes, pour arrêter l’envahissement de l’eau en cas de choc, la propagation du feu en cas d’incendie.

De semblables colosses exigent, pour se mouvoir avec la rapidité que l’on attend d’eux, des machines d’une puissance inouïe. L’énergie demandée à la vapeur, dans une usine ou un chemin de fer, n’est en rien comparable à celle qui est ici nécessaire. Le même bateau, qui fait aisément ses 19 kilomètres à l’heure avec 2200 chevaux, a besoin, pour faire le double (38 kilomètres), d’une force décuple (22 000 chevaux). Dans les mers d’Orient, les paquebots des Messageries ne dépassent pas 7 000 chevaux ; sur l’Océan, un paquebot du type de la Champagne développait, il y a dix ans, 9 000 chevaux. Aujourd’hui, au lieu d’une machine, on en met deux. Celles qui fonctionnent côte à côte à bord de la Touraine atteignent ensemble 12 000 chevaux ; celles dont sera doté le prochain transatlantique représenteront 15 000 chevaux. Il est curieux de remarquer à ce propos que le Creuzot tout entier, la plus grande manufacture du monde, ne possède pas plus de 15 000 chevaux-vapeur. Cependant les deux moteurs du Lucania, des Cunard, sont déjà de 24 000 chevaux ; et l’on projette, m’assure-t-on, de l’autre côté du détroit, un bâtiment plus vigoureux encore, qui serait activé par trois machines, de 33 000 chevaux-vapeur, force équivalente à celle de 100 000 chevaux en chair et en os.

On peut apprécier la puissance de pareilles mécaniques par le détail suivant : appliquée idéalement à des engins appropriés, une force de 21 000 chevaux permettrait de soulever le poids de métal représenté par la tour Eiffel — 7 millions et demi de kilos — jusqu’à la hauteur de 300 mètres, et cela dans moins d’une heure en faisant la part des frottemens de l’appareil.

Ces machines doivent satisfaire à des conditions en apparence inconciliables : il les faut aussi légères et peu encombrantes que possible, pour laisser plus de place au tonnage utile du navire ; un excès de solidité leur est indispensable, relativement aux dimensions de celles adoptées à terre, pour résister aux vibrations des moteurs et éviter les interruptions de service en cours de route. Le combustible, qui coûte cher et tient la place du fret, doit être économisé. Or les machines qui possèdent les premières qualités sont dénuées des secondes et réciproquement ; l’on se contente donc de solutions mixtes.

Une invention duc en 1871 à Benjamin Normand, le grand constructeur du Havre, a eu pour effet de réduire sensiblement la dépense de charbon en utilisant mieux la vapeur : je veux parler des machines « à triple expansion ». Accueillies d’abord au-delà de la Manche avec plus de faveur que chez nous, elles sont aujourd’hui adoptées par toutes les marines. On sait que, suivant un principe uniforme, la vapeur au sortir, soit de la chaudière où elle est produite, soit des récipiens où elle est emmagasinée, se rend dans un cylindre pour y communiquer un mouvement de va-et-vient au piston, qui actionne à son tour les rouages. Avec l’ancien système la vapeur, une fois son effort opéré, gagnait la cheminée pour aller se perdre dans l’air. Avec la machine « à triple expansion » cette vapeur, en quittant le premier cylindre, est envoyée dans un second, où elle pousse et repousse un second piston ; à son issue du second cylindre elle est recueillie dans un troisième, où elle remplit le même office. C’est le procédé du vigneron qui tire de son raisin, d’abord un vin généreux, puis, après trempages, un jus moins alcoolique et enfin une piquette de famille.

On obtient ainsi plusieurs moutures du même sac ; et comme cette piquette de vapeur, qui a dû travailler trois fois au lieu d’une, va s’affaiblissant, c’est-à-dire se refroidissant, à chacun de ses passages successifs, on a soin de faire les trois cylindres de plus en plus vastes, — le premier de 4 mètre, le troisième de 2m, 50 de diamètre, — afin d’égaliser leur puissance ; les plus gros suppléant par la quantité à la qualité qui leur manque. On va même jusqu’à construire des machines « à quadruple expansion », possédant quatre cylindres et utilisant une quatrième fois la vapeur. Celle-ci pourtant se lasse ; elle retourne en partie à l’état liquide. L’eau, qui s’accumule alors dans le cylindre, s’oppose au jeu régulier du piston et arrive parfois à le briser. Telle a été la cause de l’accident qui se produisit l’an dernier sur la Gascogne et paralysa la marche de ce paquebot, que l’on crut un instant perdu.

Les trois pistons concourent ensemble à faire tourner l’arbre d’acier au bout duquel est emmanchée l’hélice. On demeure stupéfait, lorsqu’on voit un navire à sec, qu’un si monstrueux poisson ait de si intimes nageoires, que ces trois ailettes de bronze, dont chacune n’a pas plus de 2 mètres de long suffisent à lui donner une vitesse de neuf lieues à l’heure. L’hélice, par sa supériorité incontestable, a détrôné les roues à aubes du début. Ces dernières avaient l’avantage d’exiger un moindre tirant d’eau, de diminuer un peu le roulis et d’occasionner moins de trépidations ; mais aussi s’en fonçant diversement dans l’eau tour à tour, suivant le balancement du navire, elles fonctionnent avec irrégularité ; elles doivent déployer une force double pour un même effet utile. Depuis Archimède, qui connaissait l’action de la vis sur une masse liquide et s’en servait pour élever l’eau, depuis W. Littleton qui, avec son hélice de 1793, première application de l’idée antique, n’arrivait pas à faire plus de 1 500 mètres à l’heure, jusqu’aux deux hélices jumelles des nouveaux steamers, favorisant les évolutions et fractionnant la force motrice, de manière à éviter l’immobilisation complète, c’est par une suite de tâtonnemens et de recherches, où le hasard a joué son rôle, que l’on est parvenu à asseoir la théorie minutieuse de ce moteur si surprenant et si simple.

Pour donner aux hélices une rotation de 80 à 90 tours par minute, on dépense, dans le même laps de temps, jusqu’à 350 kilos de charbon à bord du Lucania, soit plus de 500 000 kilos par vingt-quatre heures. La fourniture annuelle de charbon nécessaire à la Compagnie transatlantique est de 425 000 tonnes, et pourtant son plus grand bateau n’use que 250 tonnes par jour. Que serait-ce si, par de constantes améliorations, on n’était parvenu à réduire au quart de ce qu’elle était autrefois la nourriture et la pesanteur des machines. Avec les anciens moteurs à balanciers, un paquebot n’aurait jamais pu loger sa provision de charbon, même en renonçant à transporter rien autre chose ; ce qui du reste eût rendu problématique l’utilité de son voyage. La consommation est tombée, de 2 kilos et demi et 3 kilos, à 700 grammes en moyenne, par cheval et par heure, et cela seulement par un emploi plus judicieux du calorique.

Car on ne cherche pas à rationner les chaudières ; on les gave au contraire et, pour les forcer à avaler plus vite ces amas de houille, dont la fumée s’échappe par des cheminées géantes ayant jusqu’à 5 mètres de large, on a imaginé le « tirage forcé ». Huit ventilateurs, sur la Touraine, envoient dans les foyers 60 000 mètres cubes d’air à l’heure, afin d’exciter le charbon à brûler plus vite. Ce tirage artificiel est indispensable ; si les ventilateurs s’arrêtent, si leur débit diminue, la chaleur devient moindre et la marche du navire s’en ressent aussitôt. Il faut en effet des pressions extrêmes, une vapeur initiale à la température de 175 degrés centigrades, pour exécuter avec fruit la triple besogne que l’on a vue plus haut.

Avant sa transformation en vapeur l’eau, d’alimentation est préparée à son rôle ; lorsqu’elle arrive dans la chaudière, elle est déjà chaude ; amenée par divers systèmes à un état voisin de l’ébullition. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que cette eau se vaporise. À sa sortie du dernier cylindre elle est allée se refroidir dans des condenseurs, y reprendre la forme liquide, pour recommencer, après ce repos, sa perpétuelle métamorphose. Il entre dans les chaudières d’un paquebot de 20 000 chevaux 30 litres d’eau par seconde et 16 000 mètres cubes par voyage. Sans la condensation de la vapeur, il n’est pas de navire qui pourrait produire par la distillation, encore moins loger dans ses cales la cinquième partie de l’eau qu’il emploie ; tandis qu’avec le système usité la provision d’eau douce n’est guère que de 6 à 700 tonnes.

Jusqu’à ce qu’on ait trouvé un autre combustible, jusqu’à ce que les résidus de pétrole par exemple, huiles de goudron ou mazouts, expérimentés déjà sur une échelle assez vaste, mais dont l’emploi est encore restreint, remplacent la houille, cette dernière grève lourdement l’exploitation navale. Dans mon étude sur le Papier[2] je constatais qu’à terre la machine à vapeur se faisait vieille, qu’on cherchait sourdement à l’évincer, à lui substituer des moteurs moins chers à entretenir. Sur mer, ces paquebots dont les rouages dévorent 9 000 kilos d’huile pour s’adoucir, durant la traversée aller et retour de France en Amérique, ont une avidité de charbon ruineuse. C’est d’abord l’achat qui est onéreux : 23 francs la tonne au Havre, 29 francs à Marseille, 43 francs à Java, 58 francs à Montevideo. On ne peut employer que certaines qualités ; les Transatlantiques sont obligés de se servir, à Marseille, de « Cardiff trié ». Il n’est pas de charbon français équivalent. Il faudrait, pour obtenir le même calorique, en embarquer davantage, et l’on n’arriverait pas, malgré tout, à une vitesse égale. Rien que par l’usage des charbons asiatiques, dont la dépréciation du métal argent a fait baisser le prix, les Messageries ont réduit leurs frais généraux de plusieurs centaines de mille francs. Là où il n’y a pas de mines ouvertes, la question de la houille domine la navigation : sur la côte d’Afrique, pour économiser le combustible, les Chargeurs réunis ont trouvé avantage à mettre au rebut, à détruire, des machines qui n’avaient pas douze ans de service, afin de leur substituer des appareils perfectionnés du dernier modèle, dont chacun coûtait 700 000 francs.

La tonne de charbon est plus qu’une dépense ; elle fait obstacle à une recette, puisqu’elle tient la place de marchandises dont les 1 000 kilos paieraient parfois 40 et 50 francs. Pour le trajet effectué par les Messageries entre l’archipel des Séchelles et la côte australienne, il faut emporter 1 800 tonnes de charbon ; si bien, qu’avec les 300 tonnes d’approvisionnement divers du navire, on ne peut guère prendre que 1 500 tonnes de fret. Dans la chambre de chauffe, devant 16 et 24 foyers, travaillent les ringardeurs, et les rechargeurs, vers qui les soutiers poussent nuit et jour de petits wagonnets, que l’on a grand’peine, par les gros temps, à empêcher de dérailler. En plus de sa force motrice le bateau possède une foule de mécanismes auxiliaires, grues, monte-charges, treuils, cabestans, ventilateurs, moteurs à dynamos ou à gouverner, pompes centrifuges, d’épuisement, de condenseurs, etc. On arrive au total d’une quarantaine de machines, développant un total d’un millier de chevaux. Sur certains vaisseaux de guerre le chiffre des appareils auxiliaires atteint la centaine.

Le seul service de la machine absorbe près de moitié de l’équipage qui, sur un paquebot comme la Normandie, se compose de 207 hommes et en comprend 308 à bord de la Touraine. Les salaires sont un élément important de la dépense : Messageries et Transatlantiques ont ensemble près de 11 000 individus embarqués. Et cette dépense est proportionnellement plus élevée pour une compagnie française que pour ses rivales allemandes ou britanniques. La navigation n’est pas chez nous une industrie libre. L’organisation de l’inscription maritime, qui remonte à Colbert, impose aux populations côtières une sujétion très pénible ; en revanche elle assure un morceau de pain à leur vieillesse et garantit un monopole à leur âge mûr. Les armateurs n’ont droit de prendre pour matelots que les inscrits maritimes. Ils sont obligés de les soigner en cas de maladie, de les rapatrier, etc. De sorte que, pour tout le trafic au-delà de Suez, tandis que les Messageries payent des appointemens de 75 francs par tête et par mois à leur personnel subalterne, la Péninsulaire et Orientale compose ses équipages, pour les neuf dixièmes, d’Indiens à 15 et 20 francs. De plus, la nourriture de ces derniers ne coûte à la compagnie anglaise que 0 fr. 60 par jour, pendant que celle des Français revient à 2 fr. 25.

Aucun pays ne traite ses marins, sous ce rapport, aussi bien que le nôtre. L’eau et la bouillie de froment forment, à bord des bâtimens norvégiens, le fond de l’alimentation des hommes. Ni les Anglais, ni les Allemands ne reçoivent de vin ; pour que nos compatriotes touchent, en cours de route, les rations auxquelles ils sont habitués, un navire de 3 000 tonneaux qui fait le voyage de Madagascar doit embarquer 15 000 litres de vin, représentant pour l’armateur, outre leur valeur d’achat, la perte de 15 tonnes de marchandises payantes. La modicité de la solde, chez les étrangers, s’étend à la maistrance, aux officiers : un capitaine français aura 12 000 francs, on trouvera des capitaines allemands pour 3000. Et ce personnel, qui revient moins cher, fournit une plus grande somme d’ouvrage. Lorsque le navire français a 40 hommes, l’anglais se contente de 30.

Il est avéré que, par homme d’équipage, la marine du globe transporte aujourd’hui quatre fois autant de tonnes qu’il y a trente ans ; mais l’Angleterre transporte, proportionnellement à ses équipages, plus de marchandises qu’aucune autre marine. Cela, non seulement parce qu’elle réduit au minimum le nombre des mécaniciens et des matelots, mais aussi parce qu’ils naviguent davantage. À son arrivée dans un port le commandant britannique licencie presque tout son effectif ; et ce qui, pour toute autre nationalité, semblerait une dureté excessive, n’offre pour celle-ci aucun inconvénient. Quelque éloigné qu’il soit de la métropole, le marin anglais, aussitôt congédié, trouve dix navires anglais où s’engager. « Des 700 000 tonnes de riz, me disait le directeur d’une de nos compagnies commerciales, que Saïgon, le chef-lieu de nos possessions de Cochinchine, exporte annuellement, il n’en sort pas 5 000 sur des navires français. Le tout navigue sous pavillon allemand : nous n’y allons pas, parce que nous serions sûrs d’avance de nous ruiner. »

J’ai essayé de préciser les causes de notre infériorité ; elle est incurable, — et comment pourrions-nous souhaiter en guérir ! — lorsque justement elle résulte du bien-être dont jouit le peuple français, au regard des autres peuples. Ce bien-être provient de l’élévation relative des salaires sur notre sol, dont nous avons droit d’être fiers. Et ce que nous remarquons aujourd’hui, pour la France et pour la navigation, sera tout le secret des luttes que ménage à nos fils le siècle prochain, pour la généralité des industries et pour l’Europe entière vis-à-vis du reste de l’univers. Nos marins, en attendant, sont comme nos constructeurs ; pourvus d’un monopole improductif, ils trouvent difficilement à s’embarquer. Il s’agit ici pourtant d’un des métiers les plus durs à exercer, en tous cas du plus dangereux. Le chiffre des ouvriers, victimes d’accidens mortels, est chaque année dans les mines de charbon de 18 sur 10 000 ; il est de 13 dans le personnel des chemins de fer, de 20 dans les entreprises de voitures. Il s’élève, dans la marine à vapeur, à 48 tués sur 10 000 marins et, si l’on y comprenait les bâtimens de pêche, il irait à 77 par an.


V

Est-ce à cette même recherche de la douceur du vivre que nos paquebots doivent la renommée qu’ils possèdent, sous le rapport de l’installation et du traitement des passagers ? Il est certain que leur supériorité, à ce point de vue, est incontestée. À terre, ce n’est pas une tâche aisée que d’exploiter ces hôtels qui, dans les capitales, reçoivent des centaines de voyageurs ; sur mer, le problème est bien autrement complexe d’assurer l’existence pendant 10 ou 12 jours — il faut prévoir les retards — de 1 500 personnes, dont 1 200 passagers logés, chauffés, éclairés, baignés et promenés dans des compartimens distincts. Pour que les habitans de la Touraine se reconnaissent dans le dédale des corridors, on a pris soin d’apposer, aux points d’intersection, des plaques indicatrices en deux langues : de la « rue de Chicago » nous tombons dans « London street », puis nous traversons la « rue des Bains ».

Lorsque après les serremens de mains, l’adieu final et le commandement de : Enlevez la passerelle, le transatlantique, lentement, par une série de manœuvres compliquées, s’ébranle dans le bassin de l’Eure, poussé ou maintenu par son remorqueur, viré par cette amarre que l’on appelle — à la grande surprise des militaires — la « garde montante » ; lorsque la rade est calme, que « le temps tient conseil », comme disent les Havrais, le passager qui descend l’escalier d’acajou massif à double révolution, orné de statues, de glaces énormes, où se mirent des tableaux représentant des vues champêtres et des châteaux historiques posés sur des prairies, ce passager certes a le sentiment de n’avoir pas quitté la terre ferme, ou du moins d’en avoir emporté beaucoup à ses pieds. Surtout s’il peut s’installer dans une chambre de moyenne grandeur, mais élégante et complétée par un cabinet de toilette, un water-closet et une salle de bain.

Celui-là est le privilégié des cabines de luxe ; il paie jusqu’à 3 000 francs s’il est seul. Le billet ordinaire de première classe, qui varie de 500 à 1 000 francs suivant la saison et le paquebot, donne droit à un réduit plus étroit, mais qu’à force d’invention et de calculs on est parvenu à agrandir, de façon que le voyageur debout, sa toilette terminée, retrouve le plus de superficie possible. Proportionnellement à la place qu’elle occupe, à ses cabines, à ses salons, au luxe de sa table et à tous les frais accessoires que ce luxe entraîne, la première classe paie moins cher que la troisième, taxée à 100 francs par personne, — c’est du reste la même chose sur les chemins de fer. Les « réquisitionnaires » de première classe, c’est-à-dire les personnages officiels que la compagnie est tenue de transporter gratuitement, donnent lieu à une indemnité de 7 francs par jour de traversée ; mais cette redevance conventionnelle est loin de correspondre au coût de l’ordinaire du bord.

Pour que les 175 convives, qui s’assoient en même temps dans la salle à manger principale, trouvent à leur dîner deux potages, un relevé de poisson, une entrée, deux légumes, deux rôtis, un entremets glacé, des pâtisseries et un dessert copieux, avec déjeuner à l’avenant, il faut embarquer de quoi fournir 15 000 kilos de viande de boucherie, 1500 têtes de volailles, 46 000 œufs, 7 000 huîtres, 180 000 kilos de pain, sans compter 9 000 brioches, 31 000 litres de vin, etc., etc. Un paquebot des Messageries emporte pour les longs parcours 12 000 serviettes et 4 000 draps de lit. Sur un transatlantique, où les passagers sont plus nombreux, il est sali 32 000 pièces de linge par voyage, et l’on use 400 balais pour le nettoyage du navire. Il faut songer aux malades : un hôpital est organisé pour eux et aussi une pharmacie complète dont la commission sanitaire du port, avant chaque départ, vient faire l’inspection. Jadis, à partir d’une certaine heure, les passagers étaient plongés dans l’obscurité ; un millier de lampes électriques éclairent maintenant le bateau dans toutes ses parties, et chacun peut, au milieu de la nuit, en tournant le commutateur, illuminer à son gré sa cabine.

Grâce à tout le confortable obtenu, rien, ou presque rien, ne différencie ce bâtiment d’un hôtel de premier ordre ; rien… si ce n’est le mal de mer. Puisque l’on n’a pu jusqu’ici contraindre l’Océan à se tenir tranquille, on cherche à supprimer du moins l’incommodité qui résulte de son agitation. Il avait été imaginé à cet effet un salon suspendu, qui devait rester fixe quelles que fussent les oscillations du navire et, comme ce salon ne pouvait être maintenu immobile par sa seule gravité, un mécanisme hydraulique devait le redresser en temps opportun. Le conducteur, dans un moment de distraction, manœuvra son mécanisme à contresens ; c’en fut assez pour condamner le système. Un autre essai, tenté sur le Calais-Douvres, ne fut pas plus heureux : il consistait à accoler ensemble, côte à côte, deux coques jumelles. Ce double navire offrait plus de stabilité, mais il était peu solide. Une compagnie américaine ne réussit pas mieux avec la « caisse à roulis ». Celle-ci flottait dans un réservoir à demi plein d’eau, et l’on comptait que le mouvement intérieur de cette eau contrarierait ou compenserait le balancement extérieur, imprimé par les vagues. La force et la durée des coups de roulis, malheureusement trop variables, déjouèrent les calculs, et l’on dut renoncer à cette « caisse », de peur qu’elle-même un jour, obéissant aux flots au lieu de leur résister, n’amenât par son poids mobile le navire à engager, c’est-à-dire à incliner sur le côté de manière qu’il ne pourrait plus se redresser. Ces essais infructueux ne doivent pas faire désespérer de l’avenir ; on parviendra sans doute à supprimer le mal de mer sur les paquebots ; il faut bien laisser quelque chose à souhaiter aux générations futures.

L’appréhension des gros temps à ce résultat que les transatlantiques, qui naviguent à moitié vides dans la mauvaise saison, refusent du monde en été. Des 300 000 voyageurs qui montent annuellement sur les bateaux de cette compagnie, le plus grand nombre se rend en Algérie et n’effectue, par conséquent, que de courts trajets ; tandis que des 112 000 passagers transportés par les Messageries, la majorité est à destination de l’Extrême-Orient, tout au moins de la Turquie et de l’Egypte. Le chiffre a beau être trois fois plus élevé dans la première société que dans la seconde, les recettes de l’une et de l’autre sont sensiblement pareilles, variant de 54 à 55 millions.

Du Havre pour New-York il part à peu près 30 000 personnes par an, de New-York au Havre il n’en arrive que 15 000. Cette différence représente les émigrans qui ne reviennent pas. Le total des billets de première classe, — 5 000 à 6 000, — celui des secondes classes, beaucoup plus bas, — 1 300 à 1 800, — est le même dans les deux sens. Mais les trois quarts des individus qui peuplent les dortoirs de la troisième classe s’embarquent sans esprit de retour. Ceux-là ne se déplacent ni pour leurs plaisirs ni pour leurs affaires. Ce sont gens las de vivre uniquement pour travailler et qui rêvent de travailler seulement pour vivre. Un tout petit groupe est celui des économes, qui prennent les troisièmes pour ne pas gaspiller le modeste capital sur lequel sont étayées leurs espérances. La plupart n’ont que des espérances bien frêles et, dans des poches bien vides, pour remonter leur moral, un peu de la graine d’où sortent les « oncles d’Amérique » ; car ils sont patiens plutôt que sombres.

À leur descente du train, au Havre, les émigrans trouvent la soupe servie sous la tente ; ils passent ensuite, en présence du consul des États-Unis, une inspection médicale très minutieuse. Puis on les divise en chambrées distinctes, suivant leurs nationalités : beaucoup d’Italiens, d’Allemands et de Suisses, très peu de Français. Détail piquant : dans les différentes classes, énormément d’israélites de tout pays ; aussi bien aux Messageries, pour la Plata, qu’aux Transatlantiques pour New-York. Le juif s’est toujours volontiers mis en route ; bien avant le christianisme, on le voyait déjà répandu dans le monde civilisé.

L’émigration tend du reste à décroître depuis les entraves qu’y apporte la législation américaine ; en un mois, cette législation a fait repousser 800 émigrans sur 2 000. Les États-Unis tiennent à faire un choix. Tout voyageur de troisième classe est, a priori, considéré comme émigrant ; à ce titre, pour être admis à débarquer, il doit "prouver qu’il possède en argent comptant un minimum de 250 francs, qu’il n’a signé par avance aucun contrat de louage, qu’il est sain de corps et d’esprit, — on a refusé des idiots, — enfin qu’il n’a subi aucune condamnation infamante ; ceci afin que le sol de l’Union ne devienne pas le rendez-vous des malfaiteurs du vieux continent. Ceux qui ne sont pas jugés dignes d’accueil demeurent consignés, comme une « marchandise laissée pour compte », jusqu’au départ du prochain paquebot qui les retourne à l’ « expéditeur », quelque entrepreneur d’émigration le plus souvent.

Le passager de troisième classe rapporte plus, ai-je dit, que celui de première, mais il rapporte moins que de simples marchandises. Ces 100 francs payés pour son transport correspondent, proportionnellement à l’espace occupé par lui dans le navire, à un fret de 25 francs le mètre cube. Or, le mètre cube paie un taux moyen de 36 francs sur les transatlantiques, qui reçoivent principalement des marchandises de prix, et cependant le fret ne cesse de baisser depuis dix ans d’une manière constante. Sa quantité augmente, son produit brut diminue, chaque progrès de la navigation tournant au profit du commerce universel.

Sous Louis XIV il en coûtait environ 200 francs de notre monnaie, en tenant compte du pouvoir de l’argent, pour porter 100 kilos de soie de Messine à Marseille ; aujourd’hui, d’un port chinois à Marseille, les Messageries pour 25 francs transportent un quintal de la même marchandise. De Bilbao à Nantes, au temps de Colbert, la laine espagnole payait 410 francs par 1 000 kilos. La même quantité de laine est maintenant véhiculée d’Australie à Liverpool pour 20 francs et parfois pour 15.

Le fret, de Marseille à Constantinople, était encore il y a quarante-quatre ans, avant la guerre de Crimée, de 200 francs la tonne. Il n’y a plus de distance au monde pour laquelle on paie un prix semblable ; à moins qu’il ne s’agisse d’objets exceptionnels, le fret le plus cher est de 50 à 60 francs. De l’Amérique du Sud à Bordeaux, le tarif moyen des Chargeurs réunis ressort à un dixième de centime par tonne et par kilomètre ; et l’on a vu le prix du port de Calcutta à Londres tomber, en 1892, à 6 fr. 25 les 1 000 kilos ; exactement ce que coûte à l’intérieur de Paris, le camionnage des marchandises de la gare d’arrivée au domicile du destinataire. Le prix des transports maritimes n’obéit en effet à aucune règle. On vend et on achète du fret, aux bourses spéciales de Londres et de New-York, suivant les oscillations très brusques résultant de l’offre et de la demande. Aucune puissance, aucune compagnie ! organisée, ne peuvent prévaloir contre la rivalité des libres cargo-boats, qui, semblables aux fiacres maraudeurs des grandes villes, se promènent de-ci de-là sur les mers, en quête de fret, chargeant où ils peuvent. Si la clientèle donne quelque part, le télégraphe au loin leur fait signe, et ils viennent à quai, ainsi qu’au geste du passant le cocher flâneur se range le long du trottoir. En quarante-huit heures ils ont fait disparaître dans leurs flancs 2 000 tonnes de marchandises, calées, arrimées, rangées aussi bien que du linge dans une malle ; et voilà que déjà leur panache de grosse fumée noire disparaît à l’horizon. Ainsi les prix s’équilibrent, d’une mer à l’autre, comme les flots.

Seules les compagnies subventionnées ne sont pas libres ; leur marche est tellement ordonnée et précise que souvent le commandant des Messageries on des Transatlantiques est, à son grand désespoir, obligé de quitter une escale où les colis abondent, sans avoir le temps de les prendre ; parce que l’inflexible agent des postes lui signifie poliment que l’heure est venue de repartir. Les arrêts sont si brefs que parfois ces bateaux n’ont pu même décharger la totalité de leur cargaison au point où elle est attendue et ont dû la conduire jusqu’à un port plus éloigné, d’où elle devait ensuite revenir en arrière.

Ces règlemens ne sont pas susceptibles de critique ; la vitesse, la régularité de la marche, en dépendent. On ne peut en dire autant des barrières économiques dont la France s’est présentement entourée. Leurs auteurs doivent se réjouir, puisqu’elles ont été construites dans cette vue, de ce qu’elles entravent le commerce international ; le public de son côté doit en tenir compte : reprocher à un homme que l’on a chargé de chaînes, de ne pas avancer d’un pas allègre, serait puéril. Les protectionnistes seront satisfaits de savoir les prescriptions douanières bien observées : il m’a été conté l’histoire de deux vaches venues, sur un bateau des Chargeurs, de Buenos-Ayres à Bordeaux ; refusées à l’arrivée, en vertu de la loi sur les épizooties, au moment où le bâtiment qui les portait était affrété par l’État à destination de Madagascar, ces mammifères américains, que l’on n’avait pu débarquer, continuèrent vers l’Afrique leur voyage, durant lequel l’un d’eux mit au monde un veau. Peut-être ces vaches naviguent-elles encore. Je reconnais d’ailleurs que, dans cet échange entre les deux continens, puisque le nouveau refuse nos hommes, nous avons le droit de refuser ses bêtes.

Quoiqu’il paraisse contradictoire d’encourager la marine par des subventions et de la décourager par des obstructions, il est plus que jamais nécessaire de maintenir le secours de la bourse publique, sans lequel nos grandes compagnies disparaîtraient aussitôt. Ce n’est pas que les millions payés aux paquebots « officiels » puissent être considérés comme une rétribution postale. Si nous laissons de côté les lettres et paquets, expédiés par les postes françaises en Corse, Tunisie, Algérie et Angleterre, qui forment ensemble un total de 203 000 kilos de correspondance et de 425 000 kilos d’autres objets, il ne reste, pour les envois du ministère des postes, faits par paquebots français, que 17 000 kilos de lettres et 156 000 kilos de papiers d’affaires, journaux ou échantillons, tandis que ce même ministère en confie moitié plus aux paquebots étrangers, — 32 000 kilos de lettres et 221 000 kilos de colis divers. La poste a pour principe, et personne ne saurait le lui reprocher, de diriger ses expéditions par la voie la plus rapide : toutes nos relations avec les Indes et le Pacifique, les trois quarts de celles que nous entretenons avec l’Amérique, la moitié de nos envois au Japon ou en Indo-Chine passent par les navires anglais.

Les étrangers, de leur côté, utilisent nos bateaux en vertu des traités conclus entre les offices des divers États et nous chargent de 36 000 kilos de sacs à dépêches. Mais, tout compensé, si, à défaut d’une subvention fixe, nous payions aux bateaux français ce qui leur est confié, sur la base réglementaire de 15 francs par kilo de lettres et 1 franc par kilo d’imprimés, le ministère français débourserait à peu près 2 millions et demi de francs chaque année, le dixième seulement des 25 millions alloués aux compagnies postales. Mais y aurait-il encore des compagnies postales françaises ? La situation des deux principales s’établit ainsi : les Messageries touchent 13 millions de subvention, et réalisent un bénéfice net de 3 millions ; les Transatlantiques reçoivent 10 millions et demi de l’Etat et distribuent à leurs actionnaires 1 600 000 francs de dividende. Il semble que, sans les subventions, nos deux compagnies se trouveraient l’une et l’autre en déficit de 10 millions par an.

Cette conclusion toutefois ne serait pas exacte, parce qu’avec le secours pécuniaire de l’Etat disparaîtrait aussi ce cahier des charges en 64 articles, dont chacun a une valeur, avantageuse à qui en jouit, onéreuse à qui la supporte. Quoique les Transatlantiques fussent investis jusqu’à l’an dernier, pour l’Algérie, du monopole des transports officiels ; quoiqu’ils fissent, en vertu de conventions anciennes, payer 30 francs au gouvernement ce qu’ils vendaient 8 et 10 francs aux particuliers, ils affirment avoir perdu, dans leurs services méditerranéens, le double des subventions qu’ils ont encaissées, par suite de leurs obligations contractuelles qui leur faisaient visiter périodiquement des ports où il n’y avait nul trafic. Jamais, disent-ils, ils n’ont été plus riches que depuis qu’ils ne sont plus favorisés ; parce qu’avec l’indépendance ils ont acquis le droit de n’exploiter que les bonnes lignes.

Seulement les bateaux français n’ont à redouter, de France en Algérie, aucune concurrence étrangère ; il en va tout autrement pour la navigation lointaine qui ne pourrait par elle-même se suffire. Dès lors que les puissances voisines, ostensiblement ou non, pensionnent leurs compagnies et leur permettent ainsi de consentir des tarifs de passagers et de marchandises en quelque sorte factices, la partie, pour des Français simples négocians, ne serait plus égale ; ils n’auraient qu’à baisser pavillon et à disparaître. Un passage de première classe, de Marseille à Nouméa, pour un parcours de 21 000 kilomètres, excédant la moitié du tour du globe, coûte 1875 francs, soit 9 centimes par kilomètre, logement et nourriture compris. Mais si, à cette somme, ne s’ajoutait pas un supplément prélevé sur la subvention, c’est-à-dire payé par l’Etat, la compagnie devrait demander au passager bien davantage.

Même avec l’aide de l’Etat les compagnies postales ont peine à prospérer ; quelques-unes joignent difficilement les deux bouts. Les Cunards, qui tiennent la tête dans l’Atlantique, après avoir donné, depuis plusieurs exercices, ce faible intérêt que les humoristes d’outre-Manche appelaient « le doux 2 pour 100 », n’ont pas réalisé l’an dernier un centime de bénéfice et ont dû demander aux réserves de quoi équilibrer les dépenses. La compagnie Hambourgeoise, de son côté, n’a distribué aucun dividende. En France, l’examen des bilans comparés de nos trois grandes sociétés montre que la tonne de jauge de leurs flottes figure pour une valeur de 225 francs aux Chargeurs, de 430 francs aux Messageries, de 770 francs aux Transatlantiques. L’écart d’appréciation est beaucoup plus considérable que ne le comporte la différence de ces navires entre eux. Les premiers estiment leur matériel moins qu’il ne vaut réellement, les seconds l’estiment juste, les troisièmes l’évaluent beaucoup trop haut.

Grâce à l’habileté de leur direction et à la nature de leur trafic, les Chargeurs réunis sont parvenus à réaliser des gains notables, dont ils n’ont eu garde de se vanter et, par un amortissement très rapide de leurs paquebots, se sont placés dans une situation hors de pair. Les Messageries, administrées avec la même sagesse, mais soumises aux exigences de services subventionnés, font noblement leurs affaires sans espoir de profit important. Quant aux Transatlantiques, plus concurrencés, moins économes peut-être, pour avoir trop longtemps voulu servir à leur capital un loyer nullement excessif de 5 pour 100, ils se sont placés dans une situation critique, dont l’abnégation de leurs actionnaires parviendra seule à les tirer. Ainsi, par l’émulation des divers pays d’Europe, l’industrie de la navigation à grande vitesse tend à devenir une affaire nationale plutôt que commerciale et comme un prolongement du budget des marines de guerre ; avec cette distinction, cependant, qu’administrée par des particuliers elle coûte trois ou quatre fois moins que si l’État la gérait de ses mains bienfaisantes. Cette exploitation privée se transforme insensiblement, comme beaucoup d’autres, en un organisme d’utilité publique.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue des 15 juillet et 1er octobre 1894, 1er janvier, 15 mars, 15 juin, 1er septembre et 1er décembre 1895.
  2. Voyez la Revue du 1er décembre 1895.