Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 806-836).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

V.[1]
LES MAGASINS D’ALIMENTATION

La nourriture est la grosse dépense des petits budgets. Elle absorbe environ les trois cinquièmes des ressources dans les foyers où l’on a pour vivre moins de 2 500 francs par an, c’est-à-dire dans quatre familles françaises sur cinq.

Plus est faible le total des recettes du ménage ouvrier, comparées à ses charges, au nombre des estomacs à satisfaire chaque jour, plus on voit enfler la part proportionnelle du chapitre comestible. Ce chapitre au contraire, à mesure que l’on s’élève parmi les couches aisées ou riches de la population, tient de moins en moins de place, quoique l’alimentation devienne alors de plus en plus variée ou luxueuse. Au lieu d’employer à se nourrir 60 pour 100 de son salaire ou de son revenu, comme la masse des travailleurs et des petits propriétaires, le bourgeois qui possède 10 000 livres de rente ne consacre à cet objet que 35 à 40 pour 100 de sa dépense. Quant à l’individu favorisé qui jouit de 20 000, de 30 000 ou de 100 000 francs de revenu, sa table, y compris celle de ses domestiques, représente à peine une somme égale à 25,20 et même 15 pour 100 de l’ensemble des frais. « Manger sa fortune », suivant l’expression admise, n’est donc, pour cette dernière catégorie de particuliers, qu’un terme tout à fait métaphorique ; pour eux la hausse ou la baisse des denrées sont de médiocre importance. Il n’en est pas de même de la grande majorité de la nation ; le prix de la vie l’affecte profondément. Par suite les découvertes qui ont multiplié la production, les conceptions commerciales qui facilitent la circulation des alimens influent directement sur le bien-être du plus grand nombre d’entre nous.


I

Il est très vrai qu’on se blase sur les jouissances comme sur les privations ; mais si le temps émousse l’acuité des unes et des autres, si l’habitude de mourir de faim peut devenir à la longue une seconde nature, il est à propos de reconnaître que le genre humain n’a nul goût pour cette extrémité, à en juger par le développement spontané de la consommation depuis un demi-siècle : de 1840 à 1895, la quantité de vin et de pommes de terre, annuellement absorbée par chacun de nos concitoyens, a augmenté de moitié ; celle de la viande, de la bière et du cidre a doublé ; celle de l’alcool a triplé ; celle du sucre et du café a quadruplé.

Je laisse ici de côté l’extension du froment, qui mériterait une étude spéciale à elle seule, et je me borne à noter que, dans les derniers cinquante ans, la consommation du blé a passé de 2 à 3 hectolitres par tête. Ce n’est pas que la consommation du pain se soit élevée dans une mesure correspondante, mais les anciens pains d’avoine, de sarrasin, de seigle même ont disparu. Personne désormais ne doit craindre, en « mangeant son pain blanc le premier », d’être réduit plus tard au « pain noir de l’adversité ». Quelle que soit l’adversité qui frappe un Français de 1895, il lui serait impossible de trouver du pain noir dans sa patrie ; on n’en fait plus. Nos indigens mangent le pur froment des princes de jadis. Aussi les figures du vieux langage, empruntées à cette céréale, perdent leur sens et disparaissent. Ce n’est plus signaler une qualité bien rare de dire de quelqu’un qu’il est « bon comme du bon pain ».

Non seulement les alimens de première nécessité sont aujourd’hui consommés en plus grand nombre, mais la liste de ceux dont nos pères se contentaient s’est singulièrement allongée. Un seigneur du XIVe siècle se fût-il estimé heureux de dîner comme un cocher de fiacre du XIXe ? Mais en tout cas la variété extrême des choses qu’un simple prolétaire urbain ingurgite, pour quelques francs, dans l’espace d’un seul jour, eût frappé d’admiration les « milsoudiers » — ces millionnaires d’il y a trois cents ans, — qui avaient mille sous à dépenser quotidiennement, mais qui n’auraient pu se procurer à prix d’or ce dont la civilisation présente fait jouir à bon marché nos contemporains.

Charles VI se régalait avec des échaudés semblables à ceux qu’aujourd’hui les nourrices acceptent à peine. Les poissons, gibiers, légumes et fruits, desserts ou liqueurs, venus de partout, qui se rencontrent sur la table d’un modeste Parisien du temps actuel, ont été pour la plupart ou inconnus à nos prédécesseurs, ou d’un prix inabordable. L’hypocras, ce punch antique, analogue au saladier de vin chaud de nos cabarets, était à l’époque de Rabelais un luxe de richard ; les figues et les dattes semblaient, aux yeux de Villon, une fine recherche de la gastronomie ; les oranges coûtaient à Paris, au moyen âge, deux fois plus cher que ne coûtent présentement les ananas. C’était, sous François Ier, un cadeau délicat de la duchesse de Vendôme que d’envoyer à la reine d’Espagne, en Flandre, des melons et des artichauts ; et, sous Louis XIV, Mme de Sévigné écrivait à sa fille : « Le chocolat vous remettrait, mais vous n’avez point de chocolatière. J’y ai pensé mille fois ; comment ferez-vous ? »

Presque tout le poisson que mangeait le vulgaire était sec ou salé, et constituait tel quel un aliment très coûteux. Cette douzaine d’huîtres qu’un maçon se fait servir chez le traiteur voisin de son chantier, il n’eût été le plus souvent au pouvoir de personne de se la procurer jadis, et l’ensemble de la marée que l’on vendait alors aux halles parisiennes était légèrement avancé. Le dauphin Humbert de Viennois, — celui-là même qui légua ses États au roi de France, — rédigeait d’avance ses menus en 1330 et portait, pour les jours maigres, des potages à l’oseille, des œufs et « du poisson, si l’on en trouve… » ; ce qui montre que, même pour un souverain, il ne s’en trouvait pas toujours. La viande était, il est vrai, beaucoup moins chère qu’en notre siècle, mais aussi beaucoup moins bonne. Il n’existait guère de bêtes grasses ; le système de la vaine pâture ne le permettait pas.

Le commerce des marchandises d’un usage courant et général n’était pas plus honnête que de nos jours. C’est une opinion très accréditée, mais assez fausse, de croire que la sophistication est d’origine moderne. Le public s’est fort scandalisé récemment d’apprendre que plusieurs poissons étaient maquillés par les vendeurs, que certains marchands, pour rendre aux ouïes la couleur vermeille, indice de la fraîcheur des sujets, les coloraient artificiellement à l’aide de cochenille. MM. Girard et Dupré, chef et sous-chef du laboratoire municipal, ont fait paraître un volume des mieux documentés où ils signalent les adultérations nombreuses que des industriels sans scrupule font subir aux denrées : on teint les cafés verts, on les alourdit par un trempage ; on fabrique aussi de faux grains de café. Au café moulu on mélange des racines, des rhizomes, des graines de divers fruits, voire du marc déjà épuisé. On ne respecte pas davantage le thé, ni la chicorée à son tour qui, employée pourtant à simuler le café, ne trouve pas grâce devant des sous-falsificateurs, habiles à l’additionner de produits inférieurs encore.

Mais ces tromperies sur la qualité et la quantité ont été de tous les temps. Le nôtre à cet égard n’est ni meilleur ni pire. Il ne doit pas être justifié, il ne saurait non plus être accusé isolément. De ce que, notre police étant mieux faite, on découvre et l’on poursuit plus de crimes aujourd’hui qu’autrefois, il ne faut pas par cela seul conclure qu’il y en a davantage. Ne doutons pas que, s’il avait existé un laboratoire municipal il y a un siècle ou deux, ses chefs n’eussent eu de la besogne.

J’ai indiqué, dans un précédent article, les pratiques fallacieuses dont les vins, depuis une antiquité reculée, ont été victimes[2]. Il serait aisé de signaler, pour la plupart des marchandises, des tricheries analogues, plus rudimentaires, — telles que les comportait la grossièreté de l’époque, — mais aussi blâmables. On fraudait les épices au XIVe siècle ; on mêlait aux confitures, — denrée fort coûteuse, — de l’amidon, de la farine et « diverses mauvaises matières ». On baptisait le lait à Paris, sous Charles V ; on l’écrémait par les mêmes procédés qu’à l’heure actuelle ; le lait « non esbeurré » faisait déjà prime sur le marché. Il n’est pas rare, sous Louis XIII, de rencontrer des sentences du lieutenant civil contre les bouchers qui, « par une malice affectée, tuent des chats et, après les avoir écorchés, les déguisent et habillent en forme d’agneaux, et ainsi les exposent en vente. » Quoiqu’ils soient condamnés à l’amende et à aller en cérémonie jeter ces chats dans la Seine, par-dessus le pont de bois du Châtelet, les bouchers ne se font pas faute de récidiver. Sous Louis XV, on empâtait le poivre pour augmenter le volume des grains ; les épiciers surchargeaient d’une espèce de composition celui qu’ils faisaient venir de Hollande. Il se rencontrait des marchandes astucieuses qui vendaient pour du beurre de méchans fromages qu’elles avaient adroitement enduits de beurre sur toutes leurs faces. On mêlait au quinquina l’écorce d’un arbre quelconque qui en avait l’aspect, en prenait l’odeur, mais qui, bien que décoré du nom de « quinquina femelle », ne possédait aucune de ses propriétés. Les chasse-marée et vendeurs de poisson se livraient au « fourbaudage », consistant à garnir le fond des paniers de mauvais poissons, très différens de ceux qui figuraient à la surface.

Mêmes supercheries dans les diverses branches du commerce, et je prie le lecteur de croire que je n’en ai fait aucune recherche spéciale. A peine ai-je noté quelques-unes de celles qui me sont passées sous les yeux, pour les opposer aux détracteurs trop déterminés du présent : la cire était couramment droguée, au XVe siècle, avec une mixture de résine et de poix de Bourgogne. Plus tard les fabricans de chandelles y introduisaient de mauvaises graisses, des suifs calcinés et noirs qu’ils recouvraient de bon suif. Il y a cent ans la livre de bougie, au lieu de 490 grammes, était venue à n’en plus représenter que 420, parce qu’on la pesait avec deux enveloppes superposées de papier épais et très lourd. « Une tromperie et malversation commune à présent, disait-on sous Louis XIV, entre les marchands papetiers, fait qu’il est presque impossible de trouver en leurs boutiques des mains qui ne soient pas fourrées de papier coupé et de mauvaise pâte ; outre que le nombre des feuilles ne se trouve jamais. » Pour les laines, le commerce de gros s’arrangeait de manière à les vendre encore humides et « sans avoir été lavées à fond. » Le chapelier faisait passer pour castor authentique des chapeaux — demi-castor — où il avait glissé de la laine de vigogne ou insinué du poil de lapin ; et, quant à l’industrie des cuirs et peaux, Dindenaut nous apprend, dans le marché qu’il traite avec Panurge, que la peau de ses moutons se transforme habituellement « en beaux maroquins du Levant ou tout au moins d’Espagne ! »

Entre les produits imités qui se vendent de nos jours au détail sous des pseudonymes, et que l’on classe avec quelque rigueur parmi les falsifications, il est nombre de denrées secondaires, établies à très bas prix par le fabricant, grâce aux matières premières plus modestes substituées à celles dont, théoriquement, ces denrées devraient se composer. Personne n’est dupe des appellations conventionnelles que ces marchandises conservent sur leurs étiquettes, puisqu’elles coûtent parfois la moitié ou le quart des produits garantis. Lorsque ce bon marché est obtenu sans danger pour l’hygiène ou la santé nationale, non seulement ces innovations ne méritent aucune critique, mais elles constituent un progrès véritable.

Par exemple, comme on ne parviendra pas de sitôt sans doute à enfanter chimiquement de l’huile d’olive ou du vieux cognac dans les laboratoires, et que la quantité restreinte de ces liquides les maintient à un taux inabordable pour les classes populaires, c’est un résultat très appréciable que d’avoir mis à la portée des petites bourses des huiles de coton ou des alcools de maïs qui, judicieusement préparés, rappellent plus ou moins la saveur de ceux qu’ils ont pour modèles. C’est par un procédé analogue que, dans les textiles, on est parvenu, d’abord en surchargeant les filés de soie à la teinture afin d’en accroître le volume, puis, plus habilement, en employant le coton au tissage de la plupart des soieries, à démocratiser ces étoffes pour la plus grande satisfaction de beaucoup de gens qui, précédemment, n’y pouvaient aspirer. Il existe dans certaines fabriques spéciales ce que l’on nomme des « confitures de fantaisie » à base de lichen ou « colle du japon », mélangée à une dissolution de glucose. Elles sont teintées de nuances différentes et aromatisées avec des essences artificielles ou des conserves de fruits, de façon à imiter les parfums de la groseille, de la prune ou de la fraise ; le potiron y tient la place de l’abricot. On croira sans peine qu’il ne le vaut pas ; mais aussi le prix est inférieur des deux tiers à celui des confitures exclusivement composées de sucre et de fruits frais. Ces dernières ne se vendent jamais moins de 1 fr. 20 le kilogramme ; les autres sont cédées pour 0 fr. 40, et le débit en est si considérable que le raisiné artificiel se chiffre à lui seul par une expédition annuelle de 600 000 kilogrammes, dont la plus grosse part destinée à la Bretagne.

La clientèle de tous ces similaires inférieurs est en général trop peu à l’aise pour payer le prix au-dessous duquel ne sauraient descendre les denrées d’une qualité authentique. S’il lui plaît, à défaut de réalité, de se contenter d’une ombre, n’y aurait-il pas cruauté à la tirer de l’erreur qui lui est chère ? Il entre, ne l’oublions pas, dans nos joies et dans nos douleurs, une grande part d’imagination.


II

Un moyen sur et philanthropique d’améliorer les consommations généralement usitées consisterait à les rendre moins onéreuses en supprimant tout ou partie des impôts indirects dont elles sont accablées. On peut considérer qu’à Paris et dans les grands centres, où existent de gros octrois, les taxes combinées de l’Etat et de la ville représentent en moyenne le tiers de la valeur vénale des produits alimentaires. Sur une dépense de 100 francs faite par la population parisienne pour sa nourriture (à l’exception du pain et de la viande), il y a 30 francs à peu près pour le fisc. Cette proportion est bien plus forte sur le sucre, le café, le chocolat, le vin et les spiritueux. Sur le sel elle est de 80 pour 100. Le kilogramme de sel gris se vend dans les salines du Midi ou de l’Ouest moins de 2 centimes ; mais l’Etat le frappe d’un droit de 10 centimes et la ville de Paris d’un octroi de 6 centimes. Ajoutez 1 centime et demi pour le transport, le négociant de la capitale qui vend le sel quatre sous gagne un peu moins d’un demi-centime. « Ce qui sert et entretient la vie, disait, dans une adresse au ministre des finances, un représentant notable du commerce alimentaire, se divise en deux catégories : la consommation interne (nourriture) et la consommation externe (vêtemens). A la première l’Etat demande jusqu’ici presque tous les revenus qui lui sont nécessaires, tandis que la seconde demeure indemne. » L’une supporte à peu près tout, l’autre à peu près rien. Le pétitionnaire concluait à ce qu’il fut établi un droit modéré par 100 kilogrammes d’étoffe à l’entrée des villes ou à la sortie des fabriques, comme il est perçu un droit d’accise par 100 litres de vin. Le principe en lui-même n’a rien d’injuste. Il est toutefois improbable que l’assiette des contributions soit remaniée en ce sens, ni que les impôts indirects sur la « consommation interne » soient de longtemps supprimés ou adoucis. Le commerce et l’industrie ne doivent donc compter que sur leurs propres forces pour obtenir un bon marché relatif, en économisant sur l’achat ou la manufacture des denrées, sur leur transport ou leur distribution, sur cette quantité de frais accessoires que l’on appelle avec raison des « faux frais » ; frais parasites qui s’accrochent aux marchandises et les renchérissent sans les améliorer.

Les procédés mis en usage pour atteindre le but proposé, assez semblables à ceux que les magasins de nouveautés ont employés dans le vêtement et l’ameublement, et qui ont été décrits l’année dernière[3], en diffèrent sur un point notable : les novateurs, dans l’alimentation, fabriquent eux-mêmes la plupart des objets de leur négoce, et concentrent en une seule main, sous une direction unique, le rôle de producteur et celui de marchand.

Quoique la nation dépense pour se nourrir quatre fois plus que pour se vêtir ou se meubler, et que par suite l’importance des grands magasins alimentaires dût être beaucoup plus grande que celle des grands magasins de nouveautés, leur chiffre d’affaires est jusqu’à présent beaucoup moindre. Le plus notable d’entre eux, la maison Potin, ne dépasse pas encore 45 millions de francs de vente annuelle, tandis que le Bon Marché arrive déjà à 150 millions. A cela plusieurs causes : les besoins de la table sont journaliers ; chacun, pour s’approvisionner en peu de temps, doit s’adresser au détaillant le plus proche, quitte à payer plus cher. La plupart des denrées de première nécessité, telles que le pain, la viande ou le poisson frais, ne sont susceptibles ni de conservation, ni de réexpédition à longue distance par petites quantités. Elles sont d’ailleurs à moindre prix dans les campagnes ou les petites villes que dans les centres populeux. Or ces trois articles réunis constituent, en argent, plus de la moitié de la nourriture totale. Enfin les magasins d’alimentation sont bien plus récens que les magasins de nouveautés. Les seconds ont sur les premiers près de quarante ans d’avance. Les uns sont au début de leur carrière, les autres sont voisins de leur apogée. L’évolution s’est opérée, d’ailleurs, de façon analogue dans l’une et l’autre branche du trafic, par l’élargissement d’un métier qui a débordé sur ses voisins : la mercerie d’un côté, l’épicerie de l’autre. Cette évolution, maudite par les petits intermédiaires, est la rançon naturelle de la liberté du commerce.

On oublie trop aujourd’hui que, sous l’ancien régime, l’autorité ne se bornait pas à réglementer le nombre et les attributions des marchands, mais qu’elle légiférait sur le mode de vente et sur le prix des marchandises. Pour maintenir les rapports directs entre producteurs et consomma tours, il était interdit à tous revendeurs, maîtres d’hôtels et acheteurs de gros d’entrer dans les marchés avant 10 ou 11 heures du matin. Il leur était également défendu d’aller acquérir « aucunes subsistances » aux portes des villes et dans la campagne, au préjudice des particuliers. Les paysans d’un certain rayon étaient tenus de leur côté, à peine de confiscation, d’apporter leurs denrées et d’amener leurs bestiaux à certains marchés déterminés. On ne s’en tenait pas là : tantôt les municipalités fixaient le prix de la viande, du beurre et de la plupart des alimens ; tantôt elles passaient un contrat avec un ou plusieurs bouchers à qui elles concédaient un monopole, à la condition qu’ils vendraient chaque espèce de viande à des taux convenus. Même régime pour les boissons. Or ce régime n’était pas excellent, bien au contraire. Les maxima étaient arbitraires, fort difficiles à établir, les débats toujours très épineux. Jusqu’à la révolution de 1789 on se disputa à Strasbourg pour la taxe de la bière ; les brasseurs et l’administration ne parvenant pas à se mettre d’accord sur le rendement en liquide d’un sac de malt.

L’intérêt du public était néanmoins sauvegardé par cette intervention permanente des pouvoirs officiels, qui limitait la marge de bénéfices des marchands, en se fondant uniquement sur leur prix de revient, et sans se préoccuper de savoir si leurs clientèles respectives suffiraient à payer leurs frais généraux et à leur assurer de quoi vivre. Le système, très supérieur en soi, de la liberté.commerciale, amena la pullulation des intermédiaires, laquelle à son tour eut pour résultat l’exagération des prix de détail, contre laquelle tout le monde aujourd’hui proteste. Le correctif naturel de cet état de choses devait être la concentration des ventes, permettant l’abaissement des prix.

Jusqu’à nos jours et depuis un temps immémorial subsistaient côte à côte deux corps distincts vendant à peu près les mêmes choses : les apothicaires-épiciers et les épiciers tout court. Ces derniers tenaient en première ligne les épices : safran, girolle, cannelle, muscade, dont nos ancêtres longtemps raffolèrent.


Aimez-vous la muscade ? On en a mis partout


n’eût pas été une raillerie au moyen âge, où les riches faisaient de ces condimens une consommation effroyable. L’épicier vendait aussi la plupart des confiseries, parmi lesquelles, au temps de Boileau, les conserves de roses violes, le sucre rosat, le pied de chat, le pas d’âne, les dragées, le pignolat et le jus de réglisse. Il leur était enfin loisible de débiter les produits pharmaceutiques dits étrangers, tels que le mithridate, l’alkermès, l’hyacinthe et la thériaque, mais à condition de les faire visiter au préalable par le bureau des « apothicaires-épiciers ».

Ce sont les successeurs de ces mêmes épiciers qui vendent aujourd’hui le sucre, l’huile et le vinaigre, les chocolats, cafés, thés, pâtes et riz, le poisson sec et salé, les conserves de fruits, île viande et de légumes, les œufs et les fromages, les vins et les liqueurs, la volaille et le gibier, sans parler des huiles, pétroles ou essences d’éclairage, et dont on peut dire, depuis que les principaux d’entre eux ont abordé la viande, les fruits et les légumes frais, qu’ils embrassent, à l’exception du pain, la totalité de l’alimentation.

La révolution commença vers 1840, dans une boutique du Gros-Caillou où M. Bonnerot, âgé aujourd’hui de 90 ans et modestement retiré à la campagne, fut l’initiateur de l’épicerie moderne. L’ancienne était alors, il faut bien l’avouer, un commerce absolument malhonnête dont peu de gens ont gardé le souvenir. On fraudait beaucoup sur la quantité de tous les articles, grâce à la connivence des domestiques dont la gratification du « sou pour livre » n’était pas le seul profit illicite. En ce temps-là les pains de sucre ne pesaient jamais leur poids et l’huile à brûler était le sujet d’opérations machiavéliques : à la servante qui venait chercher 10 kilos d’huile dans un bidon on n’en livrait communément que 8. Celle-ci fermait les yeux et, à son tour, rapportait ledit bidon à remplir lorsqu’il contenait encore environ 2 kilos, qu’elle revendait pour son compte personnel à l’épicier, mais à moitié prix seulement, parce que, lui disait-on, « ce fond de vase ne pouvait être considéré que comme une égoutture. » Si bien que le bourgeois payait 10 kilos et n’en brûlait réellement que 6 ou 7. M. Bonnerot imagina de livrer exactement ce qu’il facturait et de vendre à très petit bénéfice. Ce fut le principe de la « gâche », ainsi nommée parce que les autres épiciers, furieux, traitèrent ce faux frère de gâcheur du métier et son système de gâchage des prix. La « gâche » obtint un succès rapide. Le public voyait un libérateur dans cet homme qui, de sa seule autorité, réduisait si audacieusement des chiffres auxquels on s’était depuis longtemps résigné. Le magasin nouveau offrait l’aspect d’un perpétuel déballage au milieu d’un désordre singulier. Aucun luxe, aucun confortable, ni pour le personnel qui prenait ses repas debout, sur des caisses vides en guise de tables, — il n’y avait pas de chaises, — ni pour le client entre les mains de qui les objets étaient remis, enveloppés à penne, mal conditionnés souvent et parfois de qualité assez médiocre.

C’était le défaut de ce réformateur imparfait. M. Bonnerot, disait un de ses anciens commis devenu plus riche que le patron, « n’avait pas le sentiment de la bonne marchandise. » Il se laissait prendre à l’appât du bon marché. Au contraire son émule, M. Potin, plus tard son continuateur, répétait sans cesse : « de la bonne marchandise d’abord, le bon marché après. » Félix Potin, fils d’un petit cultivateur d’Arpajon (Seine-et-Oise), qui rêvait de faire de son héritier un notaire, avait 24 ans lorsqu’il s’établit à Paris en 1844, après avoir lâché les inventaires et le papier timbré de l’étude provinciale dans laquelle il languissait depuis sa seizième année. Une vocation irrésistible le poussait vers l’épicerie ; métier d’ailleurs aussi ridicule sous Louis-Philippe que l’avait été la « nouveauté, » lors des « calicots » de la Restauration. Le bon sens public a de ces divinations.

Potin avait, comme Bonnerot, l’idée de chercher le succès dans la réduction des prix de vente, mais sans prétendre restreindre tout d’abord les prix d’achat. Ce qu’il sacrifia ce fut son profit commercial, fidèle au programme qu’il s’était tracé : « Des affaires avant tout, le bénéfice viendra ensuite. » Petit et mince, il avait l’air si jeune lorsqu’il se présenta pour louer sa première boutique, rue Neuve-Coquenard, que son propriétaire ne consentit qu’avec peine à l’agréer. Il inspira plus de confiance, quelque temps après, à un fondeur de la rue des Gravilliers qui lui donna sa fille en mariage. Chacun des deux conjoints apportait en ménage une dizaine de mille francs. C’était bien peu, semblait-il, pour les visées ambitieuses du mari ; mais le besoin d’un grand fonds de roulement ne se faisait pas sentir. Tout au plus l’épicier d’alors fabriquait-il lui-même sa chandelle ; pour tout le reste, il renouvelait presque au jour le jour son assortiment dans le quartier des Lombards, chez les droguistes, marchands de gros et de demi-gros, qui florissaient en ce temps, et auxquels les rouliers, messagers et diligences apportaient seuls des stocks. Le jeune Potin, qui faisait ses achats en personne pour éviter l’intermédiaire onéreux des courtiers, revendait presque au prix coûtant. Pendant six ans il usa de ce système, gagna fort peu, mais se fit beaucoup connaître. Si bien qu’en 1850, plein de confiance dans l’avenir, il osait prendre rue du Rocher la suite d’une épicerie plus importante. Elle avait pour maître ce M. Bonnerot dont il vient d’être parlé, qui avait émigré sur la rive droite, et elle était baptisée par le public du nom d’ « Association », — peut-être parce que l’éclatant uniforme porté par les garçons lui donnait un caractère semi-administratif.

Dès la première année le nouveau propriétaire arriva au chiffre de 3 000 francs d’affaires par jour. La création des chemins de fer favorisant les relations avec le dehors, il s’appliqua à introduire les articles étrangers, inconnus ou peu usités en France, partant très coûteux jusque-là. Il aborda ensuite son projet favori, devenu la clef de voûte du nouveau commerce, consistant à se faire lui-même fabricant afin de pouvoir vendre à meilleur compte des produits meilleurs. Il commença par le chocolat : pendant sept ans, dans un hangar situé au fond de sa cour où il avait installé un embryon de manufacture, il fit manœuvrer lui-même sa broyeuse à cacao. Ce laborieux avait une idée très haute de sa profession : « Pour se rendre compte de la substance intime et de la confection de ses innombrables marchandises, il faudrait, disait-il, que l’épicier fût cuisinier, il faudrait qu’il fût chimiste. » Et il s’efforçait de le devenir, ayant l’œil partout, absorbé, infatigable, ignorant tout plaisir, indifférent aux satisfactions de l’aisance. M. et Mme Potin couchèrent assez longtemps dans une soupente, rue du Rocher, au-dessus de leurs magasins. Plus tard, bien qu’il eût fondé en 1859 une succursale boulevard Sébastopol, au loyer de 20 000 francs, et qu’il eût jeté à la Villette, sur des terrains maraîchers, les premières bases de son usine, Potin différait d’année en année, faute de fonds, l’achat de l’argenterie nécessaire à son ménage.

Plus il allait, plus ses affaires grandissaient, plus il était gêné. Chez cet homme qui avait débuté sans capitaux, qui n’eut ni banquiers ni commanditaires, les ambitions dépassaient toujours les ressources. Bien souvent Mme Potin, qui tenait la caisse, dut monter en hâte à son mari la recette du matin pour faire face aux échéances de l’après-midi. Un soir la belle-mère du patron, Mme Menet, le sachant mal à l’aise, et n’osant lui offrir un prêt que sa fierté eût repoussé, arriva chez lui avec un gros portefeuille sous le bras, et, le prenant à part : « Dis donc, Félix, voici 100 000 francs que j’ai réalisés ; prends-les, sinon le père les perdra ; depuis quelque temps j’ai remarqué qu’il jouait à la Bourse. » Or « le père », l’ancien fondeur, dont on augurait si mal, était d’accord avec sa femme pour la perpétrai ion de ce stratagème et avait consenti de bonne grâce à passer, aux yeux de son gendre, pour un spéculateur enragé.

L’extension constante du commerce engloutissait, au fur et à mesure qu’elles se produisaient, les économies provenant des bénéfices. Et ces bénéfices n’étaient nullement proportionnés aux ventes, puisque ; tout le système reposait sur un gain médiocre, et que plusieurs articles, cédés à prix d’achat, se soldaient effectivement en perte. Lorsque son entourage lui faisait ressortir ces pertes et s’en effrayait, le maître s’emportait ; il trouvait des mots épiques : « Laissez, laissez, disait-il, pourvu que je gagne la bataille, je ne compte pas les morts ! » Les « morts », c’était le sucre, l’huile, le café, tout ce qui attire et maintient la foule.

Cet homme qui entendait si largement les affaires, et qui avait peiné toute sa jeunesse uniquement, semblait-il, pour gagner de l’argent, n’était nullement cupide. Il en donna la preuve dans une période de véritable grandeur. En 1870, au lendemain de la capitulation de Sedan, lorsque les Allemands s’avançaient sur Paris dont l’investissement n’était plus qu’une question d’heures, un bon nombre de commerçans aperçurent aussitôt l’occasion de faire un coup fructueux, en spéculant sur la hausse certaine des denrées. Dès la fin de septembre il se trouva des négocians qui offrirent à Potin de lui payer, en gros, ses stocks de marchandises le double de ce qu’il les vendait au détail. Non seulement celui-ci refusa, mais, pour être sûr que ses produits seraient livrés directement à la consommation, et pour en faire profiter le plus grand nombre possible de personnes, il établit dans ses magasins une sorte de rationnement. Chaque client qui se présentait ne pouvait exiger qu’une quantité’ strictement limitée de ces diverses denrées, dont le prix n’avait pas été majoré d’un centime.

Curieux spectacle que celui de cette foule stationnant avec patience aux portes de l’épicerie, dans l’espoir d’obtenir une boîte de petits pois, un morceau de gruyère ou une fraction de ce chocolat dont il était ainsi distribué soixante mille tablettes chaque jour. Jusqu’à deux ou trois heures de l’après-midi l’on servait, puis il fallait fermer les portes afin de préparer — avec le personnel restreint dont on disposait — les portions du jour suivant. Quand les employés sortaient du magasin, à huit heures du soir, ils trouvaient sur les bancs du boulevard Sébastopol des gens installés déjà, leur chaufferette sous les pieds, pour être les premiers à l’ouverture du lendemain. En effet la queue, qui commençait en rangs pressés à l’entrée principale, pour serpenter le long des rues Réaumur, Palestro, Grenéta, etc, était si longue que les derniers venus avaient toute chance de ne pas entrer.

Les 2 millions de francs de marchandises qui furent ainsi péniblement émiettées auraient été vendues avec beaucoup moins de tracas 5 ou 6 millions ; le mépris d’une pareille différence semble assez peu ordinaire pour mériter quelque reconnaissance. Il n’en fut rien : égarée par des rivaux mécontens de la concurrence d’un confrère, qui continuait sa besogne de « gâche-métier », l’opinion parisienne accueillit un instant sur le compte de l’épicier Potin des calomnies ineptes. Il se trouva des journaux pour traiter d’ « accapareur » ce serviteur de l’alimentation publique, et pour annoncer, comme tel, son incarcération à Mazas.

Le succès ultérieur l’eût vengé de ces attaques, mais ce succès il ne devait pas le voir. Parti un soir d’été de 1871 sur le haut d’un omnibus, suivant sa coutume, pour la petite maison de campagne qu’il possédait à Champigny, et qui constituait sa seule fortune en dehors de ses magasins, Félix Potin mourut subitement dans la nuit. Il n’avait que cinquante et un ans. Sa veuve restait seule avec quatre enfans mineurs et une fille mariée à M. Labbé, entré dans la maison comme simple garçon, élevé peu à peu aux emplois supérieurs, dont le patron avait fait son gendre.

Cette histoire de la maison Potin offre le tableau intéressant de l’ascension d’une grande famille commerciale au XIXe siècle, et fournit un édifiant contraste avec certaines études sociales, volontiers pessimistes, que la littérature met sans cesse sous nos yeux. Mme Potin, désorientée, songeait à se retirer ; M. Labbé, qui eût pu racheter le fonds à bon compte, l’en dissuada. Il offrit de diriger les affaires, au nom et comme fondé de pouvoirs de sa belle-mère, à titre de premier commis, sans accepter aucune participation aux bénéfices. Il doit donc être regardé comme le second fondateur de l’entreprise. Quelques années après, la deuxième, puis la troisième fille du défunt épousèrent à leur tour deux employés principaux de la maison qui, l’un et l’autre, y avaient débuté tout jeunes par les tâches les plus modestes. Ces trois gendres, patriarcalement unis aux deux fils de M. Potin, sont aujourd’hui administrateurs en commun de cette organisation modèle, dont ils se partagent la propriété. Sous leur impulsion le total des ventes n’a cessé de grandir. Il était de 6 millions de francs en 1809 ; il était passé à 18 millions en 1880, à 30 millions en 1887 ; il atteint présentement 45 millions de francs. Ce chiffre comprend à peu près pour 16 millions les envois en province et à l’étranger ; autant pour les livraisons qui se font à domicile à partir de 10 francs ; le reste représente le détail des magasins. La vente, portant sur environ 2 000 articles divers de consommation, est répartie dans les journées moyennes sur 20 000 achats — 30 000 en certaines saisons — faits en personne ou par correspondance, et destinés à une clientèle qui embrasse toutes les classes de la société.


III

A l’origine, le bon marché de ces produits constituait à leur encontre une sorte de tare vis-à-vis d’un grand nombre de gens. Un préjugé assez naïf, identifiant la qualité à la cherté, entretenait la défiance. Il eût fallu manquer totalement de respect humain pour oser avouer, dans un salon, que l’on se fournissait au rabais. Le populaire, chez qui la nécessité bannit la vergogne, forma seul le noyau primitif ; puis le bourgeois s’enhardit ; maintenant les riches à leur tour s’y portent. Cependant, par une discrétion calculée, certains articles demeurent anonymes. Potin signe rarement ses bonbons ; peut-être leur ferait-il tort dans le monde en s’en reconnaissant l’auteur. Il se prête au contraire de bonne grâce aux velléités ambitieuses des cliens, qui fréquemment lui apportent, pour les faire remplir, des sacs et des boîtes vides sur lesquels flamboient en lettres d’or les noms de fournisseurs en vogue.

La comptabilité, les écritures d’un débit aussi fractionné sont réduites à leur expression la plus sommaire. Quoique le nombre et le montant des vols soient incomparablement moindres que dans les grands bazars de nouveautés, il est presque impossible de prévenir tout à fait les petits larcins commis par le personnel ou concertés entre des garçons et des acheteurs. Sur un effectif de 2 000 individus occupés soit dans les magasins, soit dans les usines, il y a toujours des brebis galeuses. Lors d’une fouille faite à l’improviste sur les ouvriers sortant de la fabrique de charcuterie, on découvrait ces derniers mois une poitrine de porc que l’un d’eux s’était indûment fourrée dans le dos, sous son gilet. Mais comme dans la nouveauté, les frais nécessaires pour éviter ce léger coulage dépasseraient beaucoup le préjudice que la maison éprouve de ce chef. Les commis écrivent sur des fiches le montant détaillé de leurs ventes au fur et à mesure qu’ils les effectuent ; ces fiches sont contrôlées séance tenante de plusieurs manières, mais les caissières ne portent en compte sur leurs livres que le total et non la substance de chacune d’elles. Le point capital était de réduire au minimum l’ensemble des frais généraux. On y réussit, puisqu’ils n’excèdent pas 5 pour 100, tandis que dans les épiceries moyennes, ils montent à 8 ou 10 pour 100 du chiffre d’affaires, et dans les minuscules à 12 ou 15 pour 100. Cependant le grand magasin entretient, pour le service de Paris et de la banlieue, une cavalerie de 250 chevaux et des voitures à proportion, qu’il fabrique et répare lui-même dans ses ateliers.

Ce n’est pas au reste par les affaires que la maison fait directement que s’exerce son action bienfaisante. Qu’est-ce que 45 millions, sur un ensemble de denrées dont la France consomme annuellement pour plus de quatre milliards et demi de francs, c’est-à-dire cent fois davantage ? On ne voit pas que les petits commerçans aient lieu de se plaindre ni de crier au monopole. Il est aisé de s’en convaincre en passant en revue les principales marchandises : la plus notable des deux épiceries Potin (boulevards Sébastopol et Malesherbes) est le sucre : elles en vendent pour 6 millions ; or les Français en mangent pour 400 millions. Ils boivent pour 900 millions de vins et Potin en vend pour 5 millions. Que sont les 4 millions et demi de chocolat débité par la maison qui nous occupe, auprès de telle fabrique comme celle des Menier, qui en expédie pour une somme huit fois supérieure ; et ses quelques millions de café auprès des 300 millions de francs que peuvent valoir au minimum les 68 000 tonnes introduites chaque année sur notre sol ? Mais si Potin, et avec lui nombre de grandes boutiques analogues qui ont sagement adopté son système et le pratiquent avec des succès divers, n’empêchent pas le petit commerçant de vendre, ils le forcent à vendre bon marché. Ils établissent dans le pays, au moyen de leurs catalogues partout répandus, un prix régulateur qui sort de base aux transactions de détail et ne comporte qu’une majoration modérée de la valeur d’achat. Voilà leur crime ! et voilà, selon nous autres, pauvre bon public, leur titre à notre estime et à nos encouragemens.

C’est ainsi que Potin a essaimé en province environ 160 maisons qui, sans dépendre directement de lui, tiennent une partie de ses marchandises et ont porté dans les villes les plus éloignées « l’esprit nouveau » des denrées alimentaires. A l’antipathie suscitée par ces gêneurs, dans nos chefs-lieux de départemens et d’arrondissemens, chez les rivaux qu’ils dérangent, nous pouvons mesurer leurs services. La bataille a été rude et la clientèle âprement disputée. Mais, pourvu que ces disciples restent fidèles à la doctrine de la maison parisienne, où la plupart d’entre eux ont travaillé comme garçons avant de s’établir, pourvu qu’ils vendent de bonnes choses à bon marché, leur victoire n’est qu’une ; question de temps.

Encouragée par les résultats obtenus en France, la grande épicerie aborde déjà l’exportation. Les colonies françaises lui ouvrent un débouché naturel. Grâce au système de drawbacks, heureusement adopté par le gouvernement, en vertu duquel les droits de douane sont remboursés aux exportateurs, il est possible à nos commerçans de lutter, sur le marché international, pour la vente de produits manufacturés à l’intérieur avec des matières premières venues de l’étranger ; le chocolat par exemple. Il est souhaitable que les facilités offertes par l’administration soient encore étendues. Ainsi le café français est estimé dans bien des pays où cette denrée est l’objet de sophistications nombreuses ; on s’accorde à reconnaître au nôtre des qualités précieuses : une torréfaction mieux faite, un mélange plus intelligent des espèces. Comme il supporte à l’état vert un droit d’entrée de 150 francs par 100 kilos, augmenté d’un quart par le brûlage, la réexpédition du café ne pourrait s’opérer que sous bénéfice d’une déduction de (axe qui, jusqu’à présent, n’est pas admise.

L’exportation, qui dans la maison Potin est encore en enfance, — elle ne dépasse pas 1 million, — s’était, durant les premières années, soldée en perte. Il faut en effet, pour des alimens destinés à des contrées lointaines, à des climats très différens du nôtre, une fabrication et un conditionnement spécial. Le sucre doit être enfermé dans de solides boîtes en fer-blanc qui le mettent à l’abri des insectes et de l’humidité ; les conserves sont l’objet, pour assurer leur conservation dans les pays chauds, de précautions multiples. L’usine de la Villette disperse aujourd’hui ses caisses aux quatre points cardinaux : la Réunion, Port-au-Prince, la Nouvelle-Orléans ? Santiago de Cuba, le Congo font des commandes journalières. Nos explorateurs, nos missionnaires, notre armée coloniale ont recours à ces envois de la métropole ; nombre de colis, au moment de ma visite, étaient on partance pour Madagascar.


IV

Le point capital, pour un magasin de nouveautés, est de n’avoir qu’un stock de marchandises relativement faible et de le renouveler sans cesse. C’est, — on l’a vu, — l’une des bases de l’organisation des grands bazars : ils font ainsi produire un intérêt renouvelé à l’argent qui traverse leur caisse, aux articles qui traversent leurs rayons, pendant qui ; les petites maisons, où la vente est plus lente, immobilisent des fonds proportionnellement bien plus importans. Pour l’alimentation c’est le contraire : l’art de l’épicier modeste est de n’avoir que très peu de denrées à la fois. Il lui faut moins de place ainsi, partant un loyer moindre ; il a peu de dettes et se procure des marchandises plus fraîches. Tel est le bon côté ; le mauvais, c’est qu’achetant par portions minimes, à des marchands en gros, il paie tout fort cher, et qu’il lui est impossible de vendre à bas prix.

Avec le mécanisme nouveau, des stocks énormes sont nécessaires ; il faut à Potin, en marche normale, près de 10 millions de fonds de roulement. Ses comptoirs de détail, seule partie de l’entreprise connue du public, ne sont qu’une façade. Cette façade s’appuie sur de vastes entrepôts et sur des usines complexes, qui sont tout le secret du succès, destinées qu’elles sont à ne pas produire de bénéfice direct, mais permettant au magasin de vendre à un prix beaucoup moindre, puisqu’il économise le gain du fabricant.

La maison Potin a successivement monté quatre de ces manufactures : à Epernay elle brasse des raisins et prépare son vin de Champagne ; à Miramon (Lot-et-Garonne) elle confectionne les pruneaux, dont elle écoule 900 000 kilos par an ; à Pantin, à la Villette, elle manipule le reste de ses marchandises. À Pantin, des bâtimens spacieux, couvrant plus d’un hectare, ont succédé à l’affreuse petite boutique de la rue Sainte-Marguerite, où le fondateur avait primitivement établi son dépôt extra muros. A l’entrée se trouve le laboratoire de chimie pour le contrôle des matières premières ; à gauche, les chais de vins ordinaires, dont il s’expédie 120 pièces par jour, qui proviennent en grande partie de propriétés possédées, à titre privé, par les membres de la famille Potin, en Tunisie, Algérie, Bordelais et dans le midi de la France. A droite, la distillerie : en des fûts de chêne verni sont rangés côte à côte liqueurs et sirops de toute essence et de tout nom.

Une seule manque, dont la composition est toujours inconnue : c’est la chartreuse. Ce siècle de publicité et d’indiscrétions n’a pu arracher leur secret aux moines. Chacun sait qu’ils emploient des eaux-de-vie de vin vieilles et supérieures : élément si important que, lors des ravages du phylloxéra, désespérant de trouver des cognacs sincères, les chartreux organisèrent pour leur compte une bouillerie de vin en Algérie. — Un pareil soin serait superflu depuis que l’on a pu se procurer, en 1894, dans nos départemens méridionaux, des armagnacs authentiques pour 60 francs l’hectolitre. — On sait de plus qu’il entre, dans la confection de la chartreuse, de l’hysope, de la camomille, diverses autres plantes ; mais on ne pourrait dire en quelle proportion, et l’analyse ne le révèle pas. Aucune imitation n’atteint la perfection du modèle.

La recette des autres liqueurs étant à la portée de tout fabricant, il lui suffit, pour réussir, de soigner les « alcoolats », c’est-à-dire les infusions de fruits ou d’herbes qui communiquent la saveur et qui, préparées trois ou quatre années à l’avance, attendent leur tour dans les celliers. Les eaux-de-vie, logées plus loin, s’étagent depuis la « Grande-Champagne 1830 » à 30 francs la bouteille, jusqu’à la « Marmande (de fantaisie) » à 1 fr. 75 le litre. Sur celle-ci le fisc prélève 1 fr. 20, à Paris ; pour peu que le marchand, auquel il ne reste que 0,55, se pique d’ajouter au « trois-six » souple et fin, coloré par du caramel, une petite quantité d’armagnac chargé de donner le bouquet au mélange, il risque de ne pas gagner un centime sur cette spécialité.

La parfumerie, installée dans un autre corps de bâtiment, offre une grande variété de travaux : ainsi l’eau de Cologne, filtrée devant nous, a pour base le néroli, dont le kilogramme pur coûte de 300 à 500 francs. Ce parfum n’est autre ; chose qu’une huile recueillie goutte à goutte, à la surface de l’eau de fleur d’oranger, pendant la distillation de cette dernière ; ce qui explique comment les eaux de Cologne de basse qualité se trouvent sentir la fleur d’oranger, dont le néroli n’a pas été assez exactement séparé. Le kaléidoscope d’odeurs, venues depuis l’entrée dans l’usine chatouiller le nerf olfactif, — âcreté tannique des fûts vides de vin rouge, arôme entêtant des alambics en marche, — se déploie ici en un arc-en-ciel de senteurs douces ou fortes, simples ou composites, qui ont pour mission de s’assujettir notre odorat.

Il en va de même dans la section des sirops, dans celle des gelées et des confitures. Les jus destinés aux deux préparations ne se ressemblent nullement. Ils doivent être pour les sirops dépourvus de mucilage, de toute la partie charnue du fruit ; sinon le liquide, trop épais, risquerait après cuisson de passer à l’état solide : on évite cet écueil et l’on obtient l’épuration désirable en faisant subir aux fruits, avant de les pressurer, une fermentation légère qui les dépouille. Aux confitures le « corps » est indispensable ; la fermentation les priverait de cette saveur du fruit frais dont elles doivent se rapprocher le plus possible. Aussi se borne-t-on à conserver en vases clos les liquides extraits de la groseille, les prunes et abricots séparés de leurs noyaux, préalablement soumis à l’action de la vapeur. Moyennant cette précaution, on peut fabriquer des confitures toute l’année, au jour le jour, au lieu de les confectionner d’un bloc au moment de la maturation de chaque espèce ; système qui avait le désavantage de livrer au public des produits durcis, recouverts d’une croûte de sucre. L’atelier de confitures, qui dispose d’appareils perfectionnés de cuisson dans le vide, est dirigé par un vétéran, médaillé du travail, qui compte dans la maison trente-deux années de services.

Il fait partie, à la Villette, d’une manufacture unique peut-être en son genre, par la multiplicité hétéroclite des comestibles fraternisant sous le même toit. D’un côté, la pâtisserie, la biscuiterie anglaise et française, avec leurs agencemens de fours compliqués ; la confiserie, où s’entassent les amandes flots, destinées à la confection des dragées, dont il se vend ici 100 000 kilos par an, un joli contingent de baptêmes. Non loin des bassines de cuivre où les amandes, enduites de gomme, subissent, par une rotation incessante, l’opération de l’enrobage dans une écorce de jus parfumé, travaillent les artistes de la partie ; les sculpteurs en sucre et en chocolat. Leur chef modèle prestement des fleurs et des animaux, des arabesques et des personnages pour les œufs de Pâques ou les pièces montées ; il reproduit, en de prestigieux bas-reliefs d’étalage, une scène de drame ou un ballet de féerie. Le tout, sans autres instrumens que des cornets de papier, remplis de sucre lié au blanc d’œuf, dont il fait jaillir le contenu par la pression simple du pouce.

Nous voici arrivés à la casserie de sucre. Un nuage de poussière blanche nous enveloppe et nous aveugle. Le sucre poudre nos cheveux, neige sur nos habits, entre en nous par tous les pores. Nous en aspirons, nous en mangeons sans le vouloir. Pour ne pas emporter chaque soir, dans leur chignon, un dépôt de ce produit inoffensif mais sirupeux, les femmes, presque exclusivement employées ici, ont la tête emmitouflée de linges blancs. Un monte-charge à godets enlève un à un, au fur et à mesure du déchargement, les pains apportés par les voitures des raffineries. En quelques secondes le pain, au moyen de scies à vapeur, est divisé en rondelles circulaires ; ces rondelles, passant sous des couteaux mécaniques, prennent aussitôt la forme de longs rectangles ; ces rectangles à leur tour sont partagés, par un troisième appareil, en une quantité de ces cubes minces et réguliers que nous consommons. La vente du sucre en pain a presque totalement cessé : sur les 20 000 kilos que Potin vend chaque jour il n’est pas livré, en pains, plus de quatre à cinq cents kilos. Les établissemens publics, puis les particuliers, ont reconnu que la manipulation à domicile de ces cônes incommodes était désavantageuse.

Les raffineries elles-mêmes ont tiré parti de ce nouvel usage, en annexant à leur industrie principale cet accessoire de la casserie du sucre, qui leur procure des bénéfices très appréciables. Il est possible que, de son côté, la grande épicerie, dont le propre est la suppression des intermédiaires, se charge elle-même à bref délai du raffinage des sucres. Elle pourra ainsi réduire le prix au détail d’une somme fixe d’environ cinq centimes par kilo. Ce ne serait pas encore le sucre gratuit ou « presque gratuit » que promettait une réclame fameuse, mais ce serait un progrès. Par suite de ses rapports directs avec la clientèle, et aussi en raison du grand nombre de ses articles, elle n’aura pas à redouter une baisse concertée de la part des gros spéculateurs qui dominent exclusivement cette marchandise, mais qui ne pourraient vendre longtemps, sans se ruiner, au-dessous du prix de revient.

Elle est déjà fort bien placée pour utiliser les déchets de sa casserie : et d’abord dans les sucres pulvérisés que des moulins spéciaux réduisent, suivant les goûts de l’acheteur, à un état plus ou moins grand de finesse, depuis la « semoule » jusqu’à la « glace », ou poudre impalpable. Elle peut aussi les employer dans la confiserie et la chocolaterie, puisque le chocolat se compose, à doses presque égales, de sucre et de cacao. L’usine ici fabrique 6 à 7 000 kilos par jour de chocolats variés ; sa vente annuelle a passé, depuis vingt ans, de 2 à 5 millions de francs. Le cacao, dont les principaux marchés sont aux Antilles, sur la « côte ferme » de l’Amérique centrale, au Brésil, à Java et à Ceylan, est uniformément frappé, à l’introduction en France, d’un droit de 104 francs par quintal ; mais au lieu d’origine, son prix varie, d’une année à l’autre, d’un quart ou d’un tiers, suivant la récolte ; dans la même année, suivant la qualité, il va de 55 à 200 francs les cinquante kilos. Entre le planteur récoltant et le consommateur il n’est pas d’autre intermédiaire que le courtier, chargé des achats en bourse moyennant une légère commission. Le séjour des greniers, qui aigrit parfois les hommes, quoi qu’en ait dit Béranger, améliore les cacaos. On les y laisse vieillir. Au moment d’être utilisés, les grains sont soumis à des triages successifs à la main et à la machine, torréfiés ensuite, — non comme les grains de café qui ne font qu’un court séjour en de petits moulins, — mais dans d’énormes cylindres où ils passent cinq à six heures. La cuisson leur enlève un cinquième de leur poids. On les concasse alors ; certaines parties du cacao, appelées « germes », sont tellement dures qu’il les faut traiter à part entre des meules exceptionnellement résistantes. Après la mouture s’opère, dans un malaxeur, le mélange avec la vanille et le sucre, dont les pelletées blanches disparaissent en quelques tours de roue sous la brune coloration du cacao. Les deux élémens commencent à se pénétrer ; leur fusion intime s’opère sous la broyeuse, qui les brasse, les foule, les pétrit, jusqu’à ce qu’ils soient confondus en une même pâte. Cette pâte, après un traitement aussi violent, obtient quelques heures de repos. Jetés pêle-mêle sur de longues tables, en montagnes informes, ces amas de chocolat séjournent dans une étuve qu’un ouvrier aux trois quarts nu, ruisselant de sueur des pieds à la tête, maintient à la température de 60 degrés minimum. Lorsque la matière s’est assez reprise, assez étirée, sous l’influence de la chaleur, durant le travail latent qui s’est opéré entre ses molécules, on la dresse, les moules lui donnent sa forme définitive, et elle est admise dans la chambre de refroidissement.


V

Au sortir de la chocolaterie, changement de tableau : nous tombons dans la fabrique de conserves. Entre deux murailles de haricots et de petits pois, maçonnées de boîtes cylindriques qui lient le plancher au plafond et bornent de toutes parts cet horizon de légumes, nous arrivons à l’atelier où 6 à 700 000 récipiens de fer-blanc sont annuellement remplis. Ici, une machine se charge d’écosser automatiquement les pois ; là, des appareils ont pour mission de sertira froid les couvercles métalliques, — scellement rapide et perfectionné qui remplace l’ancien système des bouchons et des soudures ; — plus loin, dans des chaudières autoclaves en forme d’armoires, se fait la cuisson en boîtes. D’autres vases en métal servent à contenir les extraits de viande, expédiés en gros barils de Russie ou d’Amérique.

Les manipulations se succèdent indéfiniment de salle en salle ; les bocaux de verre, alignés, se remplissent de cornichons ou de pickles, amenés des sous-sols dans des fûts en bois. Des moulins traitent la graine de moutarde, épurée, puis lavée et tamisée. Selon que la farine demeure unie au son, ou en est exactement séparée, l’ouvrier donne à ce condiment une saveur tantôt douce, tantôt forte et suffisante pour tirer des larmes de l’œil le plus sec. D’autres moulins travaillent le tapioca — que l’Allemagne contrefait maintenant avec des fécules — mais qui provient exclusivement, lorsqu’il est sincère, de la racine de manioc. Cette racine renferme, à l’état frais, un liquide assez vénéneux, paraît-il, dont on la purge par la dessiccation. Râpée ensuite, elle nous est expédiée par les Indes ou le Brésil. De la Nouvelle-Calédonie fut importé en France, mais pendant un ou deux ans seulement, le plus beau tapioca que l’on ait vu. Passé d’abord au four, ce produit est amené, par une succession d’engrenages, à une échelle graduée de grosseur.

À leur arrivée de Canton ou de Bombay, les thés, dont la maison débite 60 000 kilos par an, sont emmagasinés aux étages supérieurs, puis dosés délicatement au goût français, qui ne les supporterait pas isolément. Les Orientaux ne boivent que des thés non composés ; aux palais européens l’infusion jaune pâle du pé-ko rappellerait trop une tasse de tilleul pour qu’ils en fassent le même cas que les Célestes. Les modes d’achat, de préparation ou simplement de mise en œuvre ne sont pas aussi exactement connus pour toutes les denrées ; la conservation des œufs, par exemple, est un problème dont la science alimentaire cherche encore la solution parfaite. D’une saison à l’autre le prix des œufs varie de 0 fr. 70 à 1 fr. 20 la douzaine. Le jour où l’on sera parvenu à maintenir, durant l’automne et l’hiver, la qualité des œufs pondus depuis le printemps, — espérance qui n’a rien de chimérique ; il s’est produit en ce siècle des découvertes plus extraordinaires, — le prix de cet aliment nutritif baissera, pendant la saison mauvaise, au profit des consommateurs urbains, et les producteurs ruraux seront à l’abri des pertes considérables que la gelée, la pourriture, diverses maladies, leur font subir sur les 300 millions d’œufs apportés chaque année aux Halles de Paris. On s’applique toujours plus ou moins aujourd’hui à rendre imperméable la coquille, naturellement poreuse et accessible aux influences extérieures : — on sait que les œufs, posés sur des fleurs, s’imprègnent de leur parfum ; ils font des omelettes à la rose ou au jasmin. — Dans une coquille imperméable l’œuf, sorte d’animal vivant, désormais privé d’air, s’étiole, meurt et se décompose. Les recherches de l’industrie ont pour but de lui laisser assez d’air pour vivre et pas assez pour se gâter.

Quoiqu’elles opèrent sur des articles offrant une grande insécurité, par suite des spéculations de bourse dont plusieurs sont l’objet quotidien, les grandes organisations alimentaires deviennent, par la modicité de leur bénéfice, les servantes presque gratuites du public ; elles n’ont même pas pour elles ce « sou pour livre » dont leur entrée en scène a frustré les « gens de maison ». Le profit net de la maison Potin n’atteint pas 4 pour 100 du chiffre de ses affaires. Et ce profit semble plus minime encore si l’on songe qu’il rémunère les deux fonctions distinctes du commerçant et de l’industriel. Cette concentration en une seule personne des deux métiers d’artisan et de marchand existait à l’époque déjà ancienne où chacun vendait ce qu’il fabriquait lui-même. On reconnut alors que beaucoup de choses étaient mieux faites et à meilleur marché dans des ateliers spécialisés, et par quantités notables. Ainsi se créa l’industrie moderne à gros capital, à grand outillage. Le dernier terme de révolution, que l’on commence à apercevoir, sera sans doute la réunion future de ceux qui furent longtemps séparés, sous l’aspect de fabrications colossales fondues avec des commerces géans. En utilisant mieux ainsi les forces et l’activité de l’homme, on procurera à tous une plus grande somme de bien-être pour la même somme de travail ; C’est le progrès réel qui s’accomplit en silence, dans le monde des faits, à côté du progrès imaginaire que l’on poursuit bruyamment dans le monde des paroles.

C’est ainsi qu’à la masse besogneuse et parasite des petits boulangers se substitueront quelque jour un certain nombre de vastes usines à pain, associées à des minoteries puissantes, — le fait déjà se produit à Paris, — et ces minotiers marchands de pain ne seront peut-être que les agens d’associations agricoles exploitant scientifiquement le sol. Le pain et la viande sont en effet les deux branches les plus arriérées du commerce de la nourriture. Sollicités par la clientèle de comprendre ces articles dans leur trafic, les bazars alimentaires hésitent, et leurs chefs à ce sujet sont assez divisés.

Parmi les héritiers de Félix Potin, les uns, les doyens, voient dans cette extension indéfinie une confusion regrettable, une sorte d’anarchie commerciale plus qu’une centralisation utile. Semblables à Boucicaut, qui n’accroissait le nombre de ses rayons que malgré lui, ils se désolent des empiétemens successifs de leur maison, ne se résignent qu’en gémissant à ces créations qui les choquent, et ne grandissent en quelque sorte que contraints et forcés. Les autres, les jeunes, obéissant au mouvement contemporain qui les emporte, poursuivent la conception de l’approvisionnement universel, d’une huile de détail où le petit consommateur achètera tout au prix de gros. Ceux-là, forts de leur majorité, — ils sont trois contre deux, — ont introduit dans les magasins la volaille, le gibier, certains légumes et la viande de boucherie. Le succès semble couronner leur tentative : 70 agneaux et 500 kilos de lapin furent vendus au début en un seul jour.


VI

Jusqu’ici la seule consommation animale qui eût fourni matière à une exploitation quelque peu développée était la charcuterie. Il existe à Paris une quarantaine d’usines à salaisons, dont chacune occupe en moyenne 50 ouvriers. Potin lui-même en a fondé une à la Villette pour son usage. La plus notable, appartenant à M. Cléret, a son siège avenue du Maine et fait 3 millions d’affaires par an. L’innovation, qui consiste à transformer le porc à la vapeur « en saucisses et en boudins », a eu pour conséquence une baisse sensible du prix de ces denrées : la même charcuterie qui coûtait 2 francs il y a quinze ans, coûte maintenant 1 fr. 25, quoique la matière première ait plutôt augmenté et se vende en gros 0 fr. 80 la livre.

Cette matière première est représentée ici par 6 ou 7 000 kilos de viande de porc achetée chaque matin aux Halles. Elle arrive grillée déjà ou échaudée, et l’animal est tout d’abord découpé en une série de morceaux, dont le traitement variera suivant leurs multiples avatars : aristocratiques ou populaires, crus ou cuits, salés ou fumés, conservés dans la glace ou desséchés à l’air chaud. Cette moitié de cochon français, hollandais ou belge, dont les ouvriers s’emparent pour en tirer une poitrine, un jambon, un lard et un rein, ressortira de l’établissement, dans deux jours ou dans quatre mois, roulée en saucisson de Lyon, d’Arles, de Lorraine ou de Bretagne, hachée en andouille de Vire, de Troyes ou d’Arras, titrée en terrines de pâté ou de rillettes, enfilée en rubans de saucisses ou de cervelas dont la maison Cléret vend 1 500 douzaines chaque jour, ou élevée au rang de jambon d’York, de Bayonne et de Mayence, selon la préparation qu’il aura subie d’après les secrets antiques de chaque ville, connus aujourd’hui par tout le monde et oubliés parfois au lieu même de leur berceau.

Il est des produits qui accusent une perte : tel le saindoux, vendu 0 fr. 60 le kilo, le tiers à peu près de ce qu’a été payée la viande ; il en est d’autres au contraire qui sont vendus 4 fr. 50 le kilo, le triple du prix d’achat, comme le saucisson de Lyon. Celui-là est en quantité minime puisqu’il provient exclusivement de la noix du jambon. Réduite en purée sous les hachoirs, cette viande est ensuite malaxée durant vingt-cinq minutes dans un appareil à vapeur chargé de répartir exactement dans la masse les petits carrés de lard, dont les tranches plus tard se trouveront diaprées sur nos raviers. On y verse en même temps un assaisonnement singulier qui se compose, outre le sel, le poivre et les épices, de sucre, d’huile d’olive, de rhum et de curaçao. La bouillie ainsi obtenue, et pourvue de ces divers ingrédiens, est entonnée et foulée par un mécanisme voisin dans des boyaux de qualité supérieure, — l’établissement en use pour 50 000 francs par an, — et le saucisson est terminé.

Mais il est loin d’être comestible encore. Des ouvriers embobinent ce rouleau humide et flasque dans un double corset de ficelle, vertical et horizontal, puis le saupoudrent de farine et le suspendent en des séchoirs chauffés, où il demeure trois mois au moins avant d’être mis dans le commerce. Les autres espèces de saucissons se vendent deux et trois fois moins cher que celui de Lyon ; il on est, comme celui de Bretagne, qui doivent être cuits, et leurs prix dépendent de la qualité de la viande. Nul cependant n’est confectionné avec de l’âne, comme pourrait le faire croire une légende assez bien établie. La raison en est fort simple : la chair du petit nombre d’ânes disséminés sur le sol français reviendrait, si l’on s’avisait d’y avoir recours, à plus haut prix que celle du porc. Le cheval, au contraire, dont les meilleurs morceaux coûtent trois fois moins que ceux du cochon, est introduit à dose plus ou moins forte dans la charcuterie à bon marché, facturée avec cette indication cabalistique : « mél. ch. », — mélange cheval, — et qui se vend en gros 1 fr. 50 le kilogramme.

Au-dessous de l’établissement sont creusés trois étages de caves éclairées à la lumière électrique. Le long de leurs murs courent des tuyaux frigorifères reliés à une machine du système Raoul Pictet. Une température glaciale est ici nécessaire pour conserver, été comme hiver, les jambons et les poitrines empilés les uns sur les autres, et baignant au milieu de la saumure dans des citernes de trois mètres de profondeur ; de même il fallait une chaleur toujours égale aux penderies superposées de saucissons que nous avons parcourues tout à l’heure. Ce matériel perfectionné, cette fabrication économique, ne s’appliquent toutefois qu’à la seule espèce porcine, dont Paris consomme 25 millions de kilos, et non aux 160 millions de kilogrammes de bœuf, veau et mouton qui alimentent la capitale. Il n’existe pas encore en France de ces gigantesques boutiques carnassières à l’américaine, que M. Brunetière appelait récemment, avec un mépris trop cruel, « d’ignobles usines à dépecer. » Me sera-t-il permis de plaider leur cause chez nous, où le nombre des boucliers va se multipliant sans cesse tandis que leur bénéfice individuel diminue et que le prix de la viande en détail augmente ?


VII

Dans une Enquête sur les prix de détail, faite il y a huit ans déjà, M. de Foville a fort bien expliqué la cause de ce phénomène : « La concurrence, remarque-t-il, quand elle ne s’exerce qu’entre unités commerciales du même ordre, est loin d’avoir toute l’efficacité que les purs théoriciens lui attribuent d’ordinaire… » L’importance moyenne des clientèles diminuant, chaque vendeur doit tirer son bénéfice et le remboursement de ses frais d’un nombre d’acheteurs de plus en plus réduit, et la concurrence, loin de modérer l’essor des prix, les fait monter tout ensemble comme elle fait filer vers le ciel les arbres serrés les uns contre les autres dans une futaie trop épaisse.

A l’époque où le nombre des bouchers de Paris était limité, dans les dernières années de la Restauration, ils étaient devenus en général fort riches et en même temps si arrogans que l’un d’eux affecta, paraît-il, lors d’une cérémonie publique, de « dépasser le carrosse du roi. » La personne qui m’a conté ce détail, Mme A. Duval, l’une des gloires de la corporation, veuve du fondateur des bouillons, ne m’en a pas, du reste, garanti l’exactitude. Ce n’est peut-être qu’un souvenir historique des fiers étaliers de l’ancien régime. Quelle qu’ait été l’origine, politique ou économique, de la liberté des boucheries, elle donna tout d’abord de si mauvais résultats que le gouvernement, pour restreindre leur nombre, revint à un système mixte : vers 1850, pour avoir droit de s’établir, chaque boucher devait acheter deux maisons et en fermer une. On comptait ainsi faire disparaître peu à peu l’encombrement des petits étaux. Pourtant il n’y avait alors à Paris que 801 bouchers ; aujourd’hui il y en a 2 110. La différence entre les prix des animaux sur pied et ceux de la viande au détail ne provient donc pas seulement de la baisse des peaux, des laines, du suif, — valant naguère 1 franc, maintenant 0 fr. 40 le kilog. — de tous ces accessoires qu’en langage technique on appelle « le cinquième quartier ». Cet écart est motivé par l’organisation défectueuse du commerce : trop de compartimens, de degrés successifs séparent le pot-au-feu parisien du paysan berrichon, charentais ou normand. Un bœuf doit nourrir trop de monde avant d’être mangé effectivement.

Au marché de la Villette, les ventes se font par bandes de 10 à 20 bœufs et de 100 à 200 moutons, chaque bande ayant en vedette des têtes de choix pour faire passer les sujets médiocres. Cet état de choses a créé et maintient le commerce de gros, les « chevillards », ou bouchers abatteurs, qui revendent aux bouchers de détail ; à moins que ces derniers ne se fournissent aux Halles, où s’opère d’ailleurs un échange permanent entre les bas morceaux, repoussés par les quartiers riches, et les morceaux de choix, abandonnés par les quartiers pauvres qui n’ont pas de quoi les payer. Il faudrait qu’un individu ou une association possédât à la fois des magasins aux Champs-Elysées et aux Batignolles, dans le faubourg Saint-Germain et dans le faubourg du Temple, qu’il achetât des lois de bestiaux sur pied, les abattît et les débitât en totalité, expédiant ses « filets » à droite, ses « palerons » à gauche, utilisant ses « issues » en exerçant à lui seul toute l’industrie de la « chair », à la fois boucher, tripier et charcutier.

Périlleuse tentative, disent les gens du métier ; le commerce de boucherie est le plus difficile de tous. Le contrôle de nombreux étaux disséminés dans Paris serait impraticable. La distance entre les prix des diverses qualités de viande est très variable : énorme en hiver, insignifiante en été. La marchandise invendue subit, de jour à autre, une déperdition de poids sensible ; on ne peut, du reste, en conserver aucune sans avarie. Tous les bouchers ont aujourd’hui leurs glacières ; mais, en fait, une viande qui a séjourné sur la glace ne vaut plus rien. Interrogez la maison Duval, dont les trois boucheries ensemble vendent pour un million de francs par an ; elle vous répondra que cette branche de son exploitation ne lui donne pour ainsi dire aucun bénéfice, que son gain provient uniquement de ses restaurans. Encore a-t-elle renoncé à l’achat des animaux sur pied pour n’avoir pas à courir les risques de reventes onéreuses.

Quelques-unes de ces objections sont fondées, d’autres seulement spécieuses, et le lecteur n’attend pas d’un profane qu’il entre ici dans le vif d’un débat, dont le « collier », la « joue » et la « plate-côte » feraient tous les frais. Il est vraisemblable que, sous l’impulsion d’un spécialiste hardi, la boucherie se modifiera : le novateur sortira-t-il d’un état de quartier ou d’un échaudoir de la Villette ? Sera-ce un « bœuftier » ou un « moutonnier », c’est-à-dire un boucher de l’abattoir dont le trafic ne porte que sur le mouton ou sur le bœuf ? Viendra-t-il des Halles centrales, en la personne d’un de ces trop nombreux facteurs ou commissionnaires sans ouvrage, mécontent de sa place dans le coin délaissé d’un pavillon, de ce qu’on appelle en argot de l’endroit être logé « à la purée » ? Nul ne peut le savoir ; l’évolution, jusqu’à ce qu’elle s’accomplisse, continuera à passer pour impossible.


VIII

Il est certain qu’elle présente des difficultés, puisque la viande est, de tous les alimens, celui qui a donné le plus de déboires aux sociétés coopératives. Aussi abordent-elles cet article avec beaucoup plus de timidité qu’aucun autre. Sur un millier de coopératives de consommation existant en France, 400 ont pour objet la boulangerie, 19 seulement s’occupent exclusivement de la boucherie. Celles qui embrassent l’universalité des comestibles obtiennent, dans cette dernière branche, des résultats assez médiocres.

Leur insuccès relatif n’est cependant pas de nature à nous décourager. La coopération, en qui l’on s’accorde à voir non la seule, mais la principale forme de distribution des marchandises dans l’avenir, est encore au berceau. Ce chiffre de I 000 sociétés, donné plus haut, n’est qu’un leurre ; la plupart jusqu’ici végètent sans adhérens, sans capital, sans affaires. Elles se composent en général de quelques centaines de personnes, effectif assez semblable à la clientèle d’un petit marchand. Elles ont par suite les mêmes frais que lui. Plus des trois quarts de nos coopératives ne comptent pas 500 membres ; quatre seulement en ont plus de 10 000 : l’une en province, à la Rochelle (13 500) ; les trois autres à Paris, Société des employés civils (11 200), Association des officiers de terre et de mer (14 000), Moissonneuse (15 000). On évalue à 100 millions de francs le total des ventes annuelles de ces mille sociétés, somme bien modeste auprès des 1 200 millions de francs des associations analogues en Angleterre, somme dérisoire auprès des dix ou douze milliards que comporte, pour les objets qu’elles embrassent, la dépense des familles françaises. Un champ immense leur est donc ouvert.

La plus forte des coopératives actuelles par le nombre des associés, la plus attachante aussi par la catégorie sociale dans laquelle ils se recrutent, la Moissonneuse, a son siège social rue des Boulets, à l’extrémité du faubourg Saint-Antoine. Ses 15 000 membres sont sans exception des ouvriers ; ils représentent une population de 60 000 âmes, en comptant, suivant l’usage, quatre personnes par fou. La plupart des actionnaires, en effet, vivent en ménage, conjoints de droit ou d’apparence. Mais ce dernier détail importe peu ; dans les statuts, votés en assemblée générale, « l’union libre » jouit des mêmes égards et confère les mêmes droits que le mariage légal. « Au décès d’un sociétaire, dit l’article 15, sa veuve, sa compagne ou ses ayans-droit peuvent faire opérer le transfert à leur nom de son action… » « Toute veuve ou compagne qui demandera son avoir avant trois mois de veuvage sera remboursée de suite sur la présentation du bulletin de décès. »

Si je mentionne ce détail caractéristique, c’est pour montrer combien la Moissonneuse est dégagée de préjugés ; quel esprit, dirais-je… avancé, en tout cas indépendant de toute idée, de tout patronage bourgeois, anime ses membres. Par une piquante contradiction, néanmoins, ce groupe d’électeurs du XIIe arrondissement qui peut-être, si l’on scrutait leurs opinions politiques, sont peu enthousiastes du régime actuel et enclins, j’imagine, au socialisme, prouvent, par la hardiesse même de leur œuvre, par l’intelligence de leur gestion, combien ils ont profité des bienfaits du temps présent, de l’instruction et de la liberté, ils se conduisent eux-mêmes comme de simples économistes, et font prospérer par leur mérite personnel un système d’association privée, dont le succès montre précisément l’inanité des revendications collectivistes.

La Moissonneuse est majeure depuis quelques mois. Elle compte vingt et un ans d’existence depuis le jour où une douzaine d’ouvriers, la plupart ébénistes ou travailleurs du bois, la fondèrent en 1874. Ces douze apôtres de la coopération recrutèrent une vingtaine de camarades. Chacun d’eux versa 1 franc, et ces 32 francs constituèrent le premier fonds social. L’un des adhérens acheta, pour le compte de la Société, une pièce de vin dont il avança le prix. A son arrivée en cave la futaille reçoit un choc, se brise, et la moitié du contenu se perd. Les destinataires heureusement n’étaient pas superstitieux. Ils rachètent une autre pièce et se partagent ainsi une boisson moins coûteuse et plus sincère que celle du cabaret.

Ce bon marché, les coopérateurs ne l’obtinrent pas toujours au début. N’offrant pas de surface, ils n’ont de crédit nulle part. La mauvaise volonté des petits commerçans du voisinage leur suscite mille embarras. Ne sachant pas toujours bien acheter, ils font des écoles. N’importe ! Ils persistent et se vendent les uns aux autres, au comptant, des marchandises qu’ils paient souvent plus cher que chez l’épicier, et dont ils doivent aller prendre livraison dans leurs chambres réciproques ; car ils n’ont pas d’argent pour louer un local. Leur premier magasin fut une espèce de cave, au fond d’une cour, rue Basfroi, qu’ils prirent à bail en 1876, au loyer annuel de 100 francs. L’association comptait peu après un millier de membres.

Avec un chiffre d’adhérens quinze fois plus fort, la Moissonneuse a fait, en 1894, sept millions d’affaires ; elle dispose d’un capital de 525 000 francs et possède, outre son siège principal, huit épiceries, deux boulangeries, cinq boucheries, deux grands entrepôts de vin à Bercy, un magasin d’habillement, un autre pour le chauffage et la quincaillerie. Elle est en voie de construire, pour remiser ses voitures, loger ses chevaux et ses diverses marchandises, un magasin général qui lui coûtera 1 200 000 francs, y compris l’achat du terrain. Les « prolétaires » de ce quartier d’où sont sorties tant de révolutions vont devenir propriétaires fonciers dans la capitale.

Tels sont les résultats obtenus en vingt ans, sans secousse, sans argent, sans appui, par l’habile et persévérante initiative de travailleurs auxquels je suis heureux d’avoir ici l’occasion de rendre hommage. Avec le temps, cette œuvre, solidement établie, doit se développer. Jusqu’à ce jour son action demeure cantonnée dans les XIe et XIIe arrondissemens de Paris ; elle ne manquera pas de se propager dans les autres. Et plus elle s’étendra, plus elle sera efficace. A mesure qu’elle vendra davantage, elle vendra moins cher, parce qu’elle achètera meilleur marché, passant des marchés plus forts, obtenant les produits de toute première main ou les fabriquant elle-même.

Quelque parfait que soit le mécanisme décrit plus haut, d’une entreprise particulière d’alimentation comme celle de Potin, il est d’un intérêt social évident qu’elle rencontre des rivales parmi les sociétés coopératives. L’un et l’autre systèmes seront ainsi amenés à multiplier leurs efforts, pour conquérir ou conserver la faveur des consommateurs qui profiteront de la concurrence. Les résultats acquis déjà sont d’un haut intérêt. Dans les quartiers excentriques où elle fonctionne, la Moissonneuse a causé, il est vrai, la faillite d’un certain nombre de boulangers, mais elle a fait baisser d’un quart le prix du pain.

Le taux de vente des diverses marchandises est établi par le conseil en majorant de 13 à 14 pour 100 le taux d’achat. Les frais généraux absorbent à peu près la moitié de cette majoration, — 6 1/2 pour 100, — le reste, 7 pour 100, constitue un bénéfice, distribué tous les six mois aux adhérens dans la proportion des sommes dépensées par eux durant le semestre. Pour être adhérent, il suffit de verser 1 fr. 40. L’exiguïté de cette somme a été critiquée à tort, à la Chambre, par certains députés de Paris ennemis des coopératives. Ceux qui prétendent obliger l’ouvrier à acquérir une action de 50 ou de 100 francs avant d’avoir le droit d’économiser cinq centimes sur une livre de viande ne doivent point être regardés comme des amis du peuple. La meilleure preuve que la Moissonneuse ne voit pas en ses acheteurs de simples passans, c’est qu’elle les oblige à devenir actionnaires, mais sans rien débourser. Elle porte à l’avoir des nouveaux sociétaires leur part de bénéfice, jusqu’à ce qu’ils soient devenus propriétaires d’un titre de 00 francs. Avec le dividende que procure une consommation annuelle de 500 francs, chacun devient, en moins de deux ans, détenteur de ces 60 francs sans, pour ainsi dire, s’en apercevoir. Ce bien lui est venu non pas en dormant, mais en mangeant.

L’avantage serait, il est vrai, fort contestable si les prix de vente, sur lesquels ce boni est réalisé, se trouvaient plus hauts que le cours moyen des marchandises du quartier. Tel n’est pas le cas : le coopérateur s’approvisionne dans les boutiques de la société à meilleur compte, et souvent de denrées meilleures, — pour la viande par exemple, — que dans les autres magasins. Malheureusement les boucheries ont donné, comme je l’ai dit, certains mécomptes. Pour avoir essayé, pendant un mois seulement, d’acheter du bétail sur pied, l’association a perdu un certain nombre de mille francs. Le rapport se plaint des intermédiaires auxquels il n’a pas été possible d’échapper encore et conclut ainsi : « Cette perte aurait été atténuée dans une certaine mesure si, parmi les administrateurs, il s’était trouvé un citoyen au courant des roueries et des usages du marché. Cela prouve qu’il ne suffit pas d’avoir de la bonne volonté si l’on ne possède pas en même temps une dose suffisante de pratique. » Le rapport du « conseil d’administration », celui de la « commission de contrôle, » sont d’ailleurs des modèles de bon sens. Ils témoignent d’autant d’ingéniosité que de prudence. Leur lecture est édifiante ; ils constituent la meilleure réponse aux pessimistes d’en haut ou d’en bas, dont les uns croient, dont les autres affectent de croire les ouvriers incapables de conduire leurs affaires sans la surveillance ou la subvention de l’Etat. A la Moissonneuse, en effet, le pouvoir exécutif est entre les mains de trois secrétaires, dont la fonction ne dure qu’une année et qui ne sont pas rééligibles. L’un est actuellement serrurier, le second bijoutier et le troisième ébéniste. Ils touchent un traitement de 200 francs par mois, assez semblable au salaire des ouvriers les plus capables de leur profession, et dépendent d’un conseil d’administration de vingt-quatre membres renouvelés par tiers tous les six mois, dont le seul émolument consiste en un jeton de présence de 1 fr. 50 pour des séances hebdomadaires commençant à six heures du soir et se terminant à minuit.

On pourrait se demander si le changement incessant des autorités directrices n’est pas une cause de faiblesse pour l’institution ; comment l’expérience peut se former, la tradition se maintenir, la responsabilité personnelle s’accuser, avec un roulement aussi rapide ? Je dois cependant reconnaître que les résultats obtenus sont de nature à inspirer grande confiance. « Sans doute, citoyens, disait il y a quelques mois à ses camarades le rapporteur du conseil, il reste des réformes à introduire ; il en sera toujours ainsi tant que nous marcherons en avant. Mais, dès maintenant, nous pouvons nous féliciter… » Notre association « fait naître parmi ses adhérens cet esprit de solidarité et de fraternité qui est son apanage. » En effet les « Moissonneurs » ont fait preuve de dévouement autant que d’aptitude. A les voir à l’œuvre, on se prend à trouver trop sombres les pronostics des prophètes de malheur sur l’influence des « doctrines subversives » ; on se demande si la nature n’a pas, à l’usage îles nations, de secrets traitemens homéopathiques dont nos fils verront les heureux effets. L’émancipation partielle des classes populaires a commencé par créer des conflits que leur émancipation totale apaisera peut-être ? Voilà, dira-t-on, de bien audacieuses conjectures à propos de quelques boutiques d’épicerie ; mais pourquoi ne pas croire que la connaissance de ses véritables intérêts finira quelque jour par réconcilier la société avec elle-même ?


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voir la Revue des 1er juillet et 1er octobre 1894, 1er janvier et 15 mars 1895.
  2. Voir, dans la Revue du 1er octobre 1894, le Travail des vins.
  3. Voir, dans la Revue du 1er juillet 1894, les Magasins de nouveautés.