Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 119-151).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

III.[1]
LES ETABLISSEMENS DE CRÉDIT

Un phénomène contemporain est le changement d’attitude de l’argent vis-à-vis des autres marchandises. Les rapports entre vendeurs et acheteurs sont très différens, de nos jours, de ce qu’ils étaient dans le passé. Il semblait jadis que le « vendeur », c’est-à-dire celui qui reçoit de l’argent en échange d’un objet quelconque, fût l’obligé de l’ « acheteur », de celui qui donne de l’argent en paiement de cet objet. Il n’en est plus de même aujourd’hui : l’argent sa nivelle à son rang de marchandise. Le fait est saillant dans les relations du patron et de l’ouvrier, dont l’un achète et l’autre vend du travail. La législation, les mœurs surtout, concédaient ici au propriétaire d’argent une prééminence qu’il a perdue. Idéalement, le veau d’or, symbole de la richesse, continue d’avoir son autel ; pratiquement, il est forcé d’en descendre, pour aller chercher sa pâture. Encore ne mange-t-il pas toujours à sa faim.

Les prêtres attachés au service de cette idole, les banquiers, dont la profession passait pour la plus lucrative et tirait une sorte d’éclat de sa familiarité avec les métaux vénérés, sont désormais au nombre des moins favorisés de tous les commerçans. Leurs chances de gain sont très réduites, leurs risques de perte demeurent indéfinis. Cet état nouveau tient en partie à l’augmentation de la fortune publique, — quand le cuivre devient or, l’or devient peu de chose ; — il provient surtout du bon usage fait de cette fortune moderne, de l’organisation du crédit qui multiplie la richesse en enseignant la manière de s’en servir. Avant que les Parlemens ne se fussent préoccupés de mettre le crédit à la portée de tout le monde, des établissemens privés étaient parvenus à en faire jouir la plupart des citoyens auxquels le crédit est nécessaire et qui sont susceptibles de l’obtenir.


I

Ces établissemens, dont je me propose d’étudier ici les plus notables, ont, depuis trente ans, en démocratisant le commerce de l’argent, activé, à l’envi les uns des autres, la mise en branle des écus, jadis immobilisés dans les bas de laine. Ils ont contribué par là à accroître la production et conquis ainsi des titres à la reconnaissance, puisque chacun sait, sans être grand clerc, que c’est d’une augmentation du nombre des paires de souliers que vient l’augmentation du nombre des gens chaussés.

On ne connaissait naguère que deux espèces de banques : d’un côté, la banque d’État, institution nationale et tutélaire, mais attachée au rivage par ses devoirs plus encore que par sa grandeur, emprisonnée dans des règlemens que le souvenir de mésaventures historiques avait dû rendre très étroits ; d’un autre côté, des banquiers privés : émetteurs, escompteurs ou « cambistes » suivant leurs spécialités ; la plupart, en province, de médiocre surface ; quelques-uns, à Paris, enrichis par des opérations heureuses, mais travaillant pour leur compte personnel et ne se croyant pas investis d’une mission sociale. Ç’a été le caractère des sociétés de crédit — caractère qui du reste leur est commun avec les grands organismes de ce siècle — que, préoccupées seulement au début de réaliser des bénéfices pour leurs actionnaires, elles ont peu à peu glissé, par une pente insensible, à cette situation d’établissemens semi-publics et d’intérêt général qu’elles occupent aujourd’hui dans l’opinion.

Leur objectif consistait à faire en très grand de très petites affaires, à devenir le banquier de la classe moyenne, la plus nombreuse, qui, jusqu’alors, n’avait pas de banquier. À eux quatre, le Crédit lyonnais, le Comptoir d’Escompte, la Société générale et le Crédit industriel ont ensemble 300 000 comptes de chèques. L’on voit bien la différence de leur clientèle avec celle de la Banque de France par le montant relativement minime de chacun de ces comptes comparé à celui qu’ils atteignent à la Banque officielle : à cette dernière, le solde d’un compte particulier est en moyenne de 38 000 francs ; au Crédit lyonnais il n’est que de 6 000 francs. Seulement le nombre des comptes ouverts par le Crédit Lyonnais est de 155 000, tandis que celui des cliens de la Banque de France ne dépasse guère 15 000, soit le dixième de l’autre. Loin de se contrarier, chacun de ces rouages a son rôle distinct. Les sociétés de crédit proclament hautement qu’elles ne pourraient subsister sans la Banque de France, dont l’organisation, plus parfaite que celle de n’importe quelle banque d’État, très supérieure notamment à la Banque d’Angleterre, — qui fait l’admiration de tous les gens incompétens, — sert de base aux transactions sur la totalité du territoire.

Unir la puissance des capitaux et des relations d’une banque d’État à la souplesse, à l’esprit commercial d’une banque privée ; varier le traitement de la clientèle suivant les circonstances ; fuir le machinisme inflexible sans se départir des règles qu’impose la prudence dans un colossal maniement de fonds, tel était le programme. Les financiers qui lui sont restés fidèles, ou qui, l’ayant passagèrement perdu de vue, ont su revenir bien vite à son exécution, sont ceux qui dirigent à présent les maisons les plus prospères.

Une innovation de ces banques collectives, c’est la publicité de leurs bilans et de leurs entreprises. La pénétration du grand jour, le contact avec l’opinion, signalent les conceptions actuelles, aussi bien dans l’industrie privée que dans le domaine politique. Les idées anciennes sur la pudeur des chiffres, sur ce que les hommes d’ancien régime nommaient le « secret des finances », ne s’accommodaient pas d’une pareille audace. C’était un système, pour les banques d’autrefois, de s’envelopper de mystère. Par ce procédé, qui donnait libre cours à des appréciations exagérées, leurs encaisses apparaissaient au public comme des puits sans fond. On suppose, écrivait en 1721 un négociant estimé, que le numéraire de la Banque d’Amsterdam « est de 3 000 tonnes d’or, qui, évaluées à 100 000 florins la tonne, feraient un produit presque incroyable… » Lorsque les armées françaises, au temps de la Révolution, envahirent la Hollande, il ne se trouva pas à Amsterdam la vingtième partie de ce que représentait cette somme. À Hambourg, les teneurs de livres faisaient serment de ne point révéler le total des dépôts entrant ou sortant, et, grâce à leur silence inviolable, la situation de la banque demeurait ignorée. Fidèles à ces erremens, les maisons privées s’appliquent encore à maintenir dans l’ombre leurs divers mouvemens de capitaux, pour ne point exciter l’envie en cas de gain, et ne point provoquer de panique en cas de perte. Lors du vote par les Chambres de l’impôt sur les opérations de bourse, l’un des plus riches banquiers de Paris cessa immédiatement de recevoir les ordres de bourse, parce qu’il ne lui convenait pas de soumettre ses livres à la vérification du fisc.

Cette publicité, à laquelle ils sont voués par leur constitution, n’est pas sans porter parfois préjudice aux établissemens de crédit : ils en tirent pourtant grande force en ce que, manœuvrant sous les yeux de leurs actionnaires, de leurs cliens et de leurs rivaux, ils ont dû resserrer leur gestion et leur comptabilité, afin de ne pas donner prise aux critiques. A mesure qu’ils grandissent en effet, grossit le mécontentement des intermédiaires, qu’ils suppriment, et les intérêts menacés par leur marche se coalisent pour leur barrer la route. Un avantage encore de ces vastes usines où l’argent, manipulé sans cesse, entre et sort sans se reposer jamais, est de recueillir les parcelles de capitaux sans emploi pour les mettre à bas prix au service de ceux qui les font valoir. Par là leur action a été immense sur le loyer des fonds de roulement du commerce. Elles ne jouent pas d’autre part un moindre rôle dans ce que l’on peut nommer la colonisation pécuniaire. Leurs agences, qui se ramifient chaque jour, sont les postes avancés de l’argent français et par là même de l’influence française.

Les ressources sont de deux sortes : le capital souscrit par les actionnaires, les dépôts de fonds à vue ou à échéance fixe. Du premier, les directeurs peuvent disposer à leur guise, en spéculations multiples, seules susceptibles de procurer de gros bénéfices, mais capables aussi de causer de forts mécomptes. La plupart se bornent à consentir à leur clientèle, sur ces fonds sans emploi, des prêts qui s’élèvent, dans les quatre principales sociétés, à 450 millions environ. Ces sommes, aux yeux de la banque, ne sont pas immobilisées : elles permettent aux industriels de payer des marchandises qu’ils emmagasinent, à certaines époques de l’année, pour les écouler ensuite après les avoir plus ou moins transformées.

Nul compte ne doit rester perpétuellement débiteur ; autrement la société de crédit deviendrait le commanditaire de ses cliens, et c’est ce qu’elle redoute par-dessus tout. Ces « découverts », suivant le terme en usage, la maison de banque les accorde comme une récompense à ceux qui lui remettent une bonne quantité d’effets à l’escompte, parce qu’elle se contente souvent, sur des avances de plusieurs centaines de mille francs, d’un intérêt très modique : 4 et demi ou 4 pour 100. Il y aurait folie pour l’établissement à mettre ces sommes qui lui sont dues en balance de celles qu’il doit lui-même au public ; il ne pourrait jamais recouvrer les premières avec la même rapidité qu’il devrait payer les secondes. Il ne saurait songer davantage à immobiliser les dépôts à vue et les comptes créditeurs dans une entreprise de longue haleine, voire la plus avantageuse, puisqu’il n’est pas aisé de réaliser les sommes ainsi engagées, que l’établissement est tenu de rembourser lui-même à première réquisition.

De même les valeurs mobilières, fussent-elles des meilleures, de celles qu’on est convenu d’appeler « de tout repos », subiraient, en cas de grave perturbation, une baisse énorme au moment précis où l’établissement aurait besoin de les vendre. C’est l’éventualité dont les Chambres se sont maintes fois préoccupées pour les caisses d’épargne. Mais les déposans de ces caisses, créanciers de l’Etat, se doutent bien qu’ils ne pourraient, en pareil cas, être remboursés à bureau ouvert, et qu’il leur faudrait accepter les échéances que leur débiteur fixerait par une loi. Les établissemens privés ne sont pas en même posture : si leurs cliens se contentent d’un demi ou 1 pour 100 d’intérêt, c’est afin d’être sûrs de toucher à leur gré le montant de leur avoir. A la première alerte, ils accourent ; la simple déconfiture d’une société importante suffit pour attirer à toutes les autres un run aux dépôts. Ce fut ce qui arriva lors de la chute de l’ancien Comptoir. La déclaration de guerre de 1870 enleva en quelques jours au Crédit lyonnais 70 pour 100 de ce chapitre, à la Société générale 85 pour 100. On estime que la panique légère amène 25 pour 100 de retraits, la grave 50 à 60 pour 100, la très grave 75 à 90 pour 100. Il faut toujours être prêt à ces catastrophes.

Les seules destinations rémunératrices de ces 1500 millions auxquels s’élèvent, dans les grandes banques de dépôt, les sommes remboursables à vue, sont l’escompte des effets de commerce et les emplois passagers que la Bourse offre habituellement aux capitaux sous forme de report. Pour que les sociétés de crédit soient en mesure de tenir leurs promesses, il faut que l’encaisse, le portefeuille des traites bancables et l’argent placé en reports, égalent les dettes exigibles à toute heure. Tandis qu’affolé par quelque krach, par la crainte d’un bouleversement social ou d’une complication extérieure, le bourgeois se présenterait aux guichets, l’établissement aurait, en quelques heures, réescompté à la Banque de France de volumineuses brochettes d’effets et en aurait rapporté des liasses de billets bleus et clos sacs d’espèces sonnantes. Lors du dernier emprunt d’un milliard, le Crédit lyonnais souscrivit personnellement au Trésor une somme de 300 millions de francs, qu’il venait de se procurer à la Banque par l’escompte de tous ses effets d’une échéance de quarante-cinq jours au plus. Le léger bénéfice que cette maison, après la répartition définitive, retira de sa souscription compensa à peine les frais, la perte d’intérêt de sommes improductives pendant plusieurs semaines ; mais son unique but était de manifester, par une fierté légitime, la solidité de son portefeuille.

Ainsi, quoiqu’elles lui fassent une redoutable concurrence, les banques de dépôt s’appuient sur la Banque de France, au point que toute l’économie de leur système dépend de l’existence de celle-ci. Chose curieuse, la Banque de France, en aïeule indulgente, préoccupée avant tout de l’intérêt public, voit ses jeunes rivaux d’un bon œil, et s’applique plutôt à faciliter leur œuvre qu’à l’entraver. On n’a pas à craindre que les bureaux de la rue de la Vrillière manquent de billets en cas de panique : ils sont toujours à cet égard abondamment nantis. Une loi, qu’une après-midi suffirait à voter si les circonstances l’exigeaient, leur permettrait de livrer au public un milliard et davantage. Au moment de la conversion récente de la rente 4 1/2 pour 100, bien qu’il semblât probable qu’aucun remboursement ne dût être demandé par les rentiers, le ministre des Finances voulut néanmoins prendre ses précautions. Il prévint le gouverneur de la Banque du besoin éventuel que pourrait avoir l’État de quelques centaines de millions. M. Burdeau parlait de 500 : M. Magnin lui conseilla d’en demander 800, et, quelques jours après, les 800 millions de billets étaient tirés et signés, prêts à sortir des caisses au premier appel. Ils y sont restés sans emploi, ou, s’ils ont pris leur vol, ç’a été pour les nécessités périodiques de la circulation, qui exige chaque année le renouvellement du tiers en moyenne des billets de banque. Mais ce petit fait montre que les établissemens de crédit n’auraient aucune peine à convertir en espèces leur portefeuille d’effets.

À une condition cependant : c’est que ces effets de commerce seraient eux-mêmes de bonne marchandise. Les législateurs naïfs qui songèrent à faire régler par les pouvoirs publics l’emploi des dépôts, et qui permettaient de les affecter à l’escompte du papier, n’avaient oublié qu’un point dans les minutieuses prescriptions projetées : c’est qu’il y a des traites de 10 000 francs qui valent 10 000 francs, et d’autres qui ne valent pas deux sous. Bien, dans leur tournure extérieure, ne distingue celles-ci de celles-là. Elles ont même physionomie, même allure ; la seule différence réside dans la qualité des signataires et dans le motif du tirage de la lettre de change. C’est là ce qui fait que les unes sont « saines », comme on dit, et que les autres ne le sont pas.

Sur le marché, le crédit d’une signature n’est nullement proportionné au chiffre de la fortune ou même au capital de la maison qui a émis ou accepté l’effet. Il y entre une grande part d’appréciation morale. Des traites au bas desquelles se trouvent les noms de Mallet ou d’Hottinguer sont bien plus haut cotées dans l’opinion que du papier émis par des banquiers beaucoup plus riches peut-être, mais moins anciens. Ces signatures de premier ordre n’abondent pas d’ailleurs sur la place : elles sont toujours plus demandées qu’offertes. Ainsi MM. de Rothschild frères sont de très petits cliens pour la Banque de France ; ils ne lui donnent que fort peu d’effets à l’escompte, et, si l’on ne trouve guère leur papier dans la circulation, c’est qu’ils le rachètent souvent eux-mêmes. Bien des grands financiers ou des sociétés importantes agissent de façon semblable, suivant leurs disponibilités.

En revanche, il est des noms tellement « mauvais », que leur présence sur une traite, comme tireurs ou comme endosseurs, suffit à la faire écarter de l’escompte par la Banque, lors même que, par une hypothèse invraisemblable, cette traite porterait l’acceptation d’une des meilleures maisons de Paris. Ce qui constitue en effet le papier sérieux, c’est la double responsabilité de deux personnes solvables ; dont l’une crée la lettre de change et dont l’autre s’engage à y faire honneur. La Banque de France exige une garantie supplémentaire, celle de l’endosseur, généralement un banquier. C’est là ce papier « à trois signatures » que les hommes du métier s’accordent à vouloir maintenir, à l’encontre de quelques imprudens qui ne songent pas qu’augmenter les risques de notre institution centrale ce serait amoindrir l’élasticité du crédit public.

Comme l’argent obtenu en faisant escompter des traites coûte beaucoup moins cher que celui des emprunts simples, bien des commerçans, parmi les plus honnêtes, n’hésiteraient pas à s’en procurer ainsi, d’une façon factice, par le « papier de circulation » à renouvellemens indéfinis, par des « tirages croisés » que deux maisons s’entendent pour effectuer mutuellement l’une sur l’autre, etc. Toutes ces combinaisons qui constituent le papier de complaisance, les sociétés de crédit s’appliquent à les découvrir et à les paralyser. Un service spécial est chez elles organisé à cet effet. Au Comptoir d’escompte, ce soin regarde un conseil immuable et traditionnel, dont les membres se succèdent parfois de père en fils et où sont encore représentées, à la troisième génération, cinq familles qui remontent à la fondation, vieille de près d’un demi-siècle. Le Crédit lyonnais possède deux contrôles, aux sièges de Paris et de Lyon ; si par hasard un engagement douteux a été contracté, il est signalé aussitôt, afin que l’erreur commise ne se renouvelle pas.

Cet ensemble de précautions, et la multiplicité des renseignemens qu’elle comporte, sont nécessaires, non seulement pour se garer des pertes possibles, mais aussi pour éviter, en cas de réescompte à la Banque de France, de se voir refuser le papier défectueux par le crible du second degré qui fonctionne auprès de celle-ci, sous- forme de comité non moins sévère que les précédens et, qui plus est, absolu. Jamais le gouverneur ne se mêlerait de faire admettre un effet écarté par le conseil. La signature de personnages haut placés, mais mauvais payeurs, y est rebutée comme celle de simples mortels, et des billets de députés sont protestés avec le sans-façon le plus parfait par les huissiers de la maison. Les risques sont d’ailleurs très divisés : à la Banque la moyenne des effets a été en 1893 de 661 francs ; au Comptoir d’Escompte elle est descendue de 669 francs en 1892 à 587 francs en 1893. A la Société générale, dont les traites sont au nombre de 11 millions et demi par an, elle n’est que de 533 francs. Les autres établissemens oscillent entre ces divers chiffres. Grâce aux soins multiples pris par ces sociétés, les pertes provenant de créances irrécouvrables se sont renfermées dans des limites au-dessous desquelles il est difficile de descendre. Sur un mouvement de portefeuille qui dépasse 14 milliards de francs, le Crédit lyonnais ne perd pas annuellement plus de 300 000 francs. C’est un chiffre légèrement inférieur à celui de la Banque de France, pour un portefeuille presque identique.


II

Ainsi placés entre la nécessité de se procurer de bon papier, pour utiliser leurs dépôts, et la difficulté d’éloigner le mauvais pour ne pas perdre leur argent, les établissemens de crédit se sont fait les uns aux autres une concurrence active, dont le capital travailleur a recueilli tous les fruits, tandis que le capital oisif en faisait tous les frais. Le taux de l’escompte est allé sans cesse s’abaissant au profit de l’industriel, en même temps que l’intérêt des dépôts diminuait au préjudice du rentier.

Pour pouvoir vendre à l’un les espèces bon marché, il fallait ne pas les acheter trop cher à l’autre. Opérant sur des sommes immenses, le plus léger écart constitue un chiffre considérable : pour le milliard que détient le Crédit Lyonnais une différence de 0 fr. 10 par 100 francs représente un million par an. Avant la guerre, en 1868, la Société générale donnait 3 pour 100 de ses dépôts à vue ; mais en ce temps-là le taux de l’escompte était de 6 pour 100, et celui des reports de 7 pour 100 sur les bonnes valeurs. A partir de 1878 la face des choses changea ; elle s’est si bien modifiée depuis lors, que le papier de banque se négocie aujourd’hui sur la base de 1 fr. 75 ou 1 fr. 62 d’intérêt annuel. Durant l’année 1892, cet intérêt tomba à 0 fr. 80 pour 100. Même il y eut pendant six semaines, en mai et juin, pénurie absolue d’effets à la Bourse, et la Société générale en fut réduite à acheter de la rente 4 1/2 pour 100, faute de pouvoir trouver à ses fonds un emploi rémunérateur.

Désireux d’éviter cette extrémité fâcheuse, puisqu’elle compromet la liquidité de leurs dépôts, les divers établissemens font la chasse à la clientèle ; ils ont des placiers, des « démarcheurs », chargés d’aller à domicile offrir aux maisons sérieuses cet argent, naguère si rare et si fier, qui s’offre à présent de façon si modeste. Ces courtiers ne se rebutent pas, reviennent souvent à la charge, et c’est à qui arrachera aux autres une signature solide. S’agit-il de gros personnages, on ne se contente pas de les solliciter par députation : le président du conseil d’une des sociétés les plus florissantes ne dédaignera pas, tout grand seigneur qu’il soit lui-même dans le monde financier, d’aller en personne, accompagné d’un de ses chefs de service, engager les pourparlers et visiter un client précieux à conquérir pour ses actionnaires.

L’ardeur des poursuites amène parfois d’amusans quiproquos. On sait que tout effet de commerce doit être revêtu d’un timbre de 5 centimes par 100 francs. La taxe, insignifiante pour les petites sommes, est assez lourde lorsqu’il s’agit de traites de 100 000 ou 200 000 francs. Pour économiser cet impôt, qui ne frappait au début que les effets créés en France, beaucoup de grandes banques s’arrangeaient de manière à les faire créer à l’étranger, par des hommes de paille. Elles acceptaient ou endossaient ensuite ces billets, et les livraient à la circulation sous leur responsabilité. L’une de ces maisons, entre autres, avait recours, pour cette besogne, au père d’un de ses employés nommé X…, dénué de toute opulence et vivant, dans une petite ville d’Allemagne, d’une rente de quelques centaines de thalers ; ce qui ne l’empêchait pas d’apposer annuellement sa signature sur des effets qui montaient ensemble à un bon nombre de millions de francs. Ce brave homme reçoit un jour de Paris une lettre recommandée conçue à peu près en ces termes : « Monsieur X… nous remarquons que vous faites depuis plusieurs années de grandes affaires sur notre place… Nous sommes en mesure de vous offrir, pour l’escompte de vos traites, des conditions sensiblement plus avantageuses, croyons-nous, que celles de vos correspondans actuels, et nous nous mettons à votre disposition, si vous voulez bien entrer en relations avec nous, etc… » La missive émanait d’un employé d’un autre établissement de crédit, dont on ne pouvait que louer le zèle, bien qu’il ait été cette fois mal récompensé : le destinataire, ne comprenant pas un mot de français, envoya simplement à son fils cette lettre qui ne pouvait pas recevoir de réponse.

À voir le taux minime où est descendu l’escompte, sur le marché libre, on se demande pourquoi la Banque de France, à qui l’argent semble ne rien coûter, grâce à son privilège d’émission, maintient le prix de 2 et demi pour 100, et renonce aux nombreux effets qu’un abaissement plus ou moins notable de ce chiffre ferait entrer dans son portefeuille. Le motif en est simple : les établissemens de crédit sont des commerçans, libres de traiter à leur guise, à des conditions diverses, avec chacun des membres de leur clientèle. Ils ont un tarif qui varie suivant les effets et les localités. Ce tarif même, ils y dérogent quand bon leur semble. Ils prendront, comme la Banque d’Angleterre, des traites de valeur identique à des taux différens, selon la qualité des signatures. Il est vrai qu’ils escomptent des effets à destination des plus petites campagnes. Ces derniers, toujours plus onéreux, — 4 pour 100 au minimum, — forment ce qu’on appelle le papier « déplacé », c’est-à-dire non susceptible d’escompte à la Banque de France, parce qu’il est en dehors des 260 villes où existent des succursales, des bureaux auxiliaires, ou un simple rattachement. Les commissions sont en outre assez chères, puisqu’il faut s’entendre pour le recouvrement avec des huissiers du cru, dont les conditions semblent léonines, sans toutefois enrichir beaucoup ces officiers ministériels. Il en résulte qu’une société de crédit encaissera gratis, poulie compte de ses cliens, une traite de 1 000 francs sur Paris, Bordeaux ou Marseille, tandis qu’elle leur fera payer 1 franc 25 cent. pour un effet de 30 francs, sur Fontenay-aux-Roses.

La Banque de France, elle, est tenue de tout prendre à un prix uniforme sans distinction de signatures ni d’effets ; et, si les gros lui rapportent, les petits lui coûtent. Présenter une traite de 15 francs aux Batignolles ou aux Buttes-Chaumont est une mauvaise affaire. Ces coupures minuscules ne sont pas un mythe : à Paris seulement, l’an dernier, la Banque a encaissé 20 000 effets de 10 francs ou au-dessous et 931 000 effets de 11 à 50 francs. Les établissemens de crédit, trouvant précisément que les frais, pour de pareil papier, dépassent les bénéfices, repassent volontiers à la Banque ce qu’ils en ont, lors des échéances.

De plus le cours de l’escompte est capricieux ; il saute en quelques semaines du simple au double. Si la Banque de France modifiait le sien douze fois par an, — comme la Banque d’Angleterre qui, d’un mois à l’autre, en 1893, passait de 2 et demi à 5, — le commerce ne manquerait pas de jeter les hauts cris. La fixité du taux est un mérite de notre grande institution nationale, contraire peut-être à ses intérêts propres, mais à coup sûr avantageuse au public. Attentive à la maintenir, elle sait, lorsque le chèque sur Londres menace de monter au gold point, autrement dit d’atteindre le niveau où l’exportation de l’or français en Angleterre deviendrait profitable, se défendre par des procédés qu’il n’y a pas lieu d’indiquer ici, mais qui font honneur à son ingéniosité.

Les dépôts à échéance fixe, mais peu éloignée, produisent un intérêt plus fort que celui des dépôts à vue ; l’établissement de crédit doit donc leur faire rapporter davantage. Ayant ici quelques semaines ou quelques mois pour se libérer, il consent à ses emprunteurs un délai analogue, et place ces fonds en avances sur titres ou marchandises. Celles-ci sont les moins importantes : les marchandises warrantées ne représentent que 12 millions de francs, contre 62 millions de prêts sur titres, au Comptoir d’Escompte. La proportion entre la somme avancée et la valeur des articles servant de gage, — qu’il s’agisse de peaux, de sucres ou de fers, — varie suivant la stabilité de leur prix et la cherté plus ou moins grande du moment. Il va de soi que les chances de dépréciation sont moindres quand les cours sont bas. La plupart des établissemens s’accordent à suivre à ce sujet le tarif établi par la Banque de France. Quoique d’ailleurs les sociétés de crédit accueillent indifféremment les fonds d’Etat, actions et obligations, français et étrangers, cotés ou non à la Bourse, les bilans réunis du Crédit lyonnais, du Comptoir d’Escompte et de la Société générale n’accusent ensemble, en fait d’avances sur valeurs mobilières, que 200 millions, tandis que la Banque de France, quoiqu’elle n’admette qu’une centaine de valeurs, exclusivement françaises, absorbe dans ce service une moyenne de 300 millions. Ici la lutte était plus difficile parce que, les valeurs sur lesquelles portent les emprunts étant moins solides, ou moins aisément négociables, la prudence oblige les établissemens libres à se montrer moins larges, aussi bien sur le taux que sur la quotité des prêts.

Le principe de la division des risques, qui règle la composition de leur portefeuille, doit présider également à celle de leurs avances. Elles évitent de se charger de trop gros paquets ; elles recherchent la variété. Des influences puissantes les forcent-elles à se départir, même pour un court laps de temps, de leur réserve ordinaire, c’est avec une profonde répugnance que leurs chefs contracteront un engagement qu’ils jugent dangereux, quelque lucratif qu’il puisse être. Lors de l’avance d’une trentaine de millions faite au Panama vers 1888, par un groupe de grandes sociétés, — avance dont la presse a maintes fois parlé depuis, — le directeur d’un des établissemens syndiqués disait à ses collègues, en quittant la salle où l’affaire venait de se conclure : « J’aurais mieux aimé m’être cassé la jambe que d’avoir eu à donner cette signature-là. » Plus tard, par une singulière ironie des événemens, quelques orateurs transformèrent en usure adroitement exécutée ce prêt que l’on n’avait pu arracher aux intéressés qu’en faisant appel à leur patriotisme !


III

Si les établissemens de crédit redoutent à un tel point les immobilisations de capitaux, « accrochés » dans une affaire, non pas toujours mauvaise, mais par laquelle leurs ressources disponibles se trouvent paralysées durant de longues années, c’est que tous, sans exception, ont éprouvé de ce chef de grandes pertes. L’expérience qu’ils ont acquise leur a coûté cher ; la première période de leur existence est semée de cuisans souvenirs.

L’examen de ce passé montre combien est faux cet axiome qui roule parmi le vulgaire que « l’argent va toujours à l’argent », et qu’il suffit d’en avoir beaucoup pour en gagner énormément. Si la vie privée n’était pas murée, la mise à nu des péripéties auxquelles sont sujettes les spéculations des capitalistes serait instructive. L’on y verrait combien de fois les entreprises les plus sages, celles même dont le public profite, ont donné de mécomptes à leurs auteurs, quelque riches qu’ils puissent être. Le nombre est plus grand qu’on ne croit des « affaires » ou tels grands banquiers qui pensaient faire merveille en y participant, ont presque toujours englouti d’assez beaux deniers, bien que plusieurs industries aient gagné, en fin de compte, à leurs hardies tentatives.

Les exemples qu’il serait indiscret de demander aux fortunes particulières, l’histoire des établissemens publics de crédit nous les fournit. Leur doyen est le Comptoir d’Escompte. Lorsque éclata la révolution de 1848, ce fut, parmi les banquiers de Paris, un désarroi général, la suppression absolue de tout crédit. Les simples recouvremens devenaient eux-mêmes impossibles. Les pétitions affluaient à l’Hôtel de Ville, siège du gouvernement provisoire, lui demandant de remédier à cette panique. Une intervention du même genre, en 1830, avait coûté à l’Etat près de 30 millions : c’était un précédent peu encourageant. Un décret fut pourtant rendu, autorisant la création, dans les principales villes, de comptoirs d’escompte dont le capital serait formé : un tiers en argent par les associés souscripteurs ; un tiers on obligations par les villes ; un tiers en bons du Trésor par l’État. Ces deux derniers tiers ne représentaient qu’une caution éventuelle, les ressources liquides devant être fournies par l’initiative privée. Le premier comptoir fut ainsi fondé à Paris, au capital de 20 millions de francs, dont 13 333 000 consistaient en une promesse de la Ville et de l’Etat de payer un jour cette somme, au cas où les 6 660 000 francs, effectivement versés par les actionnaires, viendraient à disparaître.

Aux heures difficiles du début il n’était d’ailleurs pas question de savoir si l’on perdrait ces 6 666 000 francs, mais d’abord si on les trouverait. Or on ne les trouvait pas. Dans cette capitale où l’on remue des milliards, il fut impossible, à cette heure troublée, de mettre la main sur six pauvres millions indispensables pour galvaniser le crédit en défaillance. Et nunc erudimini ! M. Pinard, futur directeur de l’institution, frappait à toutes les portes, courant Paris dans un fiacre, tout en avalant force laudanum pour calmer une indisposition qui l’aurait justement engagé à rester chez lui. On ne parvint pas à réunir plus de 1 587 000 francs ; encore avait-il fallu, pour atteindre cette somme, le concours de la chambre des notaires et de plusieurs sociétés de bienfaisance, qui sans doute pensaient ne jamais revoir la souscription qu’elles avaient aumônée.

Devant l’insuffisance de ce fonds de roulement, l’Etat, qui venait de constituer pour l’ensemble de la France une dotation de 68 millions, dite « du petit commerce », avança un million en espèces, et les opérations commencèrent. En douze jours, 30 000 effets à deux signatures, d’une valeur de 13 millions et demi, présentés par plus de 5 000 personnes, furent admis à l’escompte. Pour accroître leur capital social, les administrateurs du Comptoir levèrent des actionnaires comme le gouvernement levait des soldats. Par une sorte de conscription financière à laquelle leurs cliens durent se soumettre, une retenue de 5 pour 100 sur le montant de leurs effets était imposée aux négocians. Le produit de cette retenue leur était restitué sous forme d’actions.

Telle fut l’humble et laborieuse origine de ces institutions de crédit, si embarrassées à l’heure présente par l’emploi de leurs richesses. On ne les regardait au début que comme des rouages temporaires, destinés à disparaître quand le pays aurait recouvré son aplomb. Le décret qui servait d’acte de naissance au Comptoir ne lui accordait que trois ans de vie. Son existence, en 1850, fut prorogée de six ans, sur la demande des actionnaires, libres dès lors et affranchis de l’enrôlement obligatoire, qui n’avait pas tardé à être supprimé. Les actions pourtant n’étaient pas encore intégralement souscrites ; le dividende demeurait peu appétissant. Mais le gouvernement avait augmenté ses avances, et les dépôts à vue, auxquels on bonifiait un intérêt de 4 pour 100, se chiffraient déjà par une dizaine de millions de francs.

La situation s’améliora peu à peu : dans les premiers mois qui suivirent la fondation, plus du tiers du capital s’était trouvé compromis par le non-paiement d’effets en souffrance ; tandis qu’à la fin de 1852 le total des effets impayés depuis 1848 ne s’élevait plus qu’à 450 000 francs, quoique le montant annuel du portefeuille fût passé de 100 à 300 millions. L’année suivante (1853) le Comptoir se dégageait de la tutelle de l’Etat et triplait aisément son capital. Depuis le jour où, émigrant de l’appartement du Palais-Royal qui lui avait servi de berceau, il alla s’installer, rue Bergère, dans cet hôtel Rougemont qu’il rebâtit et transforma par la suite, jusqu’à l’heure néfaste où il paya de sa vie un instant d’aberration de ses chefs, l’ancien Comptoir fournit une brillante carrière. Ni le succès d’établissemens plus jeunes, ni la gravité de la faute commise, ne peuvent faire oublier à l’impartiale histoire les services rendus pendant quarante ans par cette maison, à qui la liquidation amiable a d’ailleurs permis de recouvrer la presque intégralité de son avoir.

Chacun sait ce que fut cette lamentable affaire des cuivres. L’escompte était, à la fin de 1887, en diminution sensible. D’importans articles de marchandises tombés à des prix très bas ne provoquaient pas de demandes, tandis que les caisses de la rue Bergère contenaient, pour Paris seulement, près de 200 millions de dépôts et décomptes créditeurs dont il fallait tirer parti. A ce moment, la Société des métaux, en vue de se procurer une grosse quantité d’étains et de cuivres, dont les cours étaient avilis par une production exagérée, demanda l’appui financier du Comptoir et en obtint des avances sur les cuivres qu’elle achetait. L’opération, d’abord commerciale, ne tarda pas à dégénérer en pure spéculation. Pour consolider et accroître la hausse que ses premiers achats avaient déterminée, la Société des métaux imagina de régler la production des cuivres dans le monde entier, en traitant à cet effet avec les principales mines. Le directeur du Comptoir eut la folie de garantir l’exécution de ces contrats gigantesques. Une fois pris dans l’engrenage où ce fatal engagement l’avait jeté, l’établissement fut, jour par jour, envahi par un afflux inouï de cuivre à mesure que ses espèces monnayées l’abandonnaient. Informé de cette périlleuse transmutation de métal, le conseil d’administration, qui l’avait d’abord ignorée, n’osa pas courir le risque des pertes qu’eût entraînées une vente forcée des marchandises dont il était déjà détenteur. Pendant toute l’année 1888 les mines de cuivre, bénéficiant des marchés qu’elles avaient passés, augmentèrent sans cesse leur production, tandis que la consommation, refusant de payer les prix excessifs demandés pour ce métal, se réduisait au minimum. Plusieurs combinaisons destinées à faciliter la résiliation des traités échouèrent. Les demandes d’argent de la Société des métaux au Comptoir devinrent plus pressantes, ses moyens d’y satisfaire moins aisés. Déjà de puissans cliens mis en éveil, — le gouvernement russe, entre autres, qui avait 20 millions de dépôts, — redemandaient leurs fonds. Ce fut alors que M. Denfert-Rochereau, écrasé sous le poids des responsabilités qu’il avait assumées, se donna la mort.

Ce malheureux homme était directeur du Comptoir depuis sept ans, et y comptait vingt-six ans de services. Entré comme petit employé, mis en évidence par un hasard favorable, — un rapport difficile, demandé à l’improviste dans les bureaux, et que seul il sut rédiger avec rapidité. — il était monté, de poste en poste, jusqu’à ce gouvernail qu’il n’avait pas su tenir. Longtemps en effet avant sa chute, l’ancien Comptoir s’enlizait dans l’inaction, au point de vue des transactions professionnelles. Au lieu de compenser la baisse du taux de l’intérêt commercial par un mouvement plus rapide de ses capitaux, il demandait la plus large part de ses bénéfices aux opérations financières.


IV

C’était l’ancienne école, l’ancien jeu : prêts lucratifs à des États obérés, à des sociétés momentanément gênées ; participations à des affaires nouvelles dont on contribue à former le capital ; émissions de titres que l’on prend « fermes » à un certain prix, et que l’on classe dans sa clientèle, à ses risques et périls, avec une majoration de cours… si possible. L’ensemble de ces spéculations absorbait une notable part de l’activité des sociétés de crédit. Leur rôle d’intermédiaire eut sa raison d’être dans un moment où l’épargne était sollicitée, au fur et à mesure de sa formation, par cent entreprises diverses : chemins de fer, travaux d’édilité, gaz, mines ou forges, tant en France qu’à l’étranger. Ces créations n’étaient pas toutes du meilleur aloi ; il serait injuste pourtant d’accuser les établissemens de crédit d’avoir développé la fièvre de spéculation qui sévissait au commencement de l’Empire. En 1856, avant qu’ils ne fussent entrés en scène, le gouvernement, effrayé du nombre et de l’importance des émissions nouvelles, s’appliquait à les restreindre. Mais la transformation de l’outillage industriel commençait à peine, et les traités libre-échangistes de 1860 allaient donner au commerce français une extension inouïe. Il passa en cinq ans de 3 à 6 milliards.

De cette époque (1863) date la fondation presque simultanée de la Société générale à Paris, du Crédit lyonnais à Lyon, et d’autres moins notables dont plusieurs ont disparu. Ces cadets ne firent aucun tort à leurs aînés : le Comptoir d’Escompte distribua, en 1866, 63 francs de dividende, — plus de 12 pour 100 du capital. — « Les difficultés, disait, dans son rapport d’ouverture, le Conseil de la Société Générale, résideront beaucoup plus dans la multiplicité que dans l’insuffisance des affaires proposées, pour le développement du commerce et de l’industrie. » Le contraire aujourd’hui serait vrai, puisque, de 4 milliards en 1889, le chiffre des émissions est tombé à 2 milliards en 1891 et à 300 millions en 1893. Les établissemens de crédit sont-ils responsables de cette stagnation ? Ils ont été accusés par les uns d’avoir, pour toucher de gros courtages, patronné des entreprises peu viables et contribué ainsi à développer la méfiance de l’épargne. D’autres les blâment au contraire d’oublier leur rôle d’éclaireurs de l’armée financière, en montrant une timidité exagérée vis-à-vis des affaires qui n’ont pas fait leurs preuves. Cependant avec les emprunteurs considérés, devant qui toutes les bourses sont prêtes à s’ouvrir, les intermédiaires se trouvent travailler pour la gloire. A peine si on les gratifie d’un pourboire misérable, sous le nom de « commission de guichet. » La Ville de Paris, lors de son émission récente, leur allouait 2 francs par obligation, qu’ils ont eux-mêmes rétrocédés presque entièrement à leurs correspondans de province, poussés par le souci qui les force, pour ne pas déchoir, à présenter un gros chiffre de souscription.

Une loi inéluctable associant le danger au bénéfice, les sociétés de crédit, lorsqu’elles fournissent de leur poche le capital d’une entreprise, diminuent l’aléa en se cédant les unes aux autres une portion de leur mise. Par ce système de placemens à deux et trois degrés s’effectuait, en faveur des propriétaires d’une seule action des nouvelles banques collectives, une démocratisation des tentatives vastes, lourdes et largement rémunératrices parfois, qui demeuraient précédemment le monopole des financiers. Evolution identique à celle qu’a voulu favoriser la loi de 1893 sur les sociétés anonymes ; d’où il résulte que, moyennant 25 francs prélevés sur leurs économies, un journalier ou une servante de ferme peuvent s’intéresser directement à des exploitations industrielles dans lesquelles le labeur d’autres journaliers a pour but de leur produire des dividendes. Cette pulvérisation du capital n’enrichira pas, à vrai dire, tous ces actionnaires minuscules ; mais n’y a-t-il pas avantage social à ce que le plus de gens possible, en s’ingéniant à grossir leur avoir, apprennent combien il est aisé de le perdre et difficile même de le conserver.

La Société générale, après une période de prospérité, durant laquelle sa collaboration au nouveau Paris de M. Haussmann, au cabotage à vapeur sur les côtes françaises, aux mines de fer de l’Algérie, aux chemins de fer créés dans l’ancien et le nouveau monde, lui avait procuré un revenu moyen de 11 pour 100, sévit, par l’insuccès de deux affaires seulement, privée de la majeure partie de ses ressources. Or ces affaires exotiques, qui ont mérité la réprobation universelle parce qu’elles ont mal tourné, étaient habilement engagées. Participante, en 1870, de la Société des guanos, dans un achat, fait à l’Etat péruvien, de deux millions de tonnes de cette marchandise ; peu après, concessionnaire d’un port au Callao, la Société Générale semblait alors effectuer des opérations assez bonnes pour que d’autres nations, jalouses de l’influence que la France allait prendre au Pérou, lui aient disputé la place. Lucratives au début, ces entreprises ne tardèrent pas à se gâter. Le tort de l’établissement fut, comme il arrive souvent, de s’y enfoncer davantage. Erreur banale ! on ne peut s’empêcher d’envoyer un second million à la recherche du premier, et, si l’on apprend qu’ils sont tous deux malades, on laisse partir un troisième million pour sauver les deux autres. C’est ainsi, par une succession d’efforts, que des affaires mauvaises se relèvent et triomphent. C’est de la même façon du reste qu’elles empirent et s’effondrent.

La persévérance est une chose admirable, à moins que ce ne soit une maladresse ; l’événement seul en décide. Ceux qui se sont déroulés depuis vingt ans sur les bords de l’océan Pacifique n’ont été rien moins que favorables aux combinaisons pécuniaires qui s’y étaient fourvoyées. Ils n’ont pas été beaucoup plus heureux sur les bords de la Seine, où se jeta du haut d’un pont, près de Saint-Germain, après avoir avalé une fiole de poison, l’un des principaux banquiers intéressés dans le guano, tombé en faillite à la suite de la guerre franco-allemande. La Société générale dut se charger ainsi des parts de plusieurs défaillans. Vinrent alors, dans l’Amérique du Sud, les prétentions exorbitantes du gouvernement qu’elle ne put satisfaire, la brouille qui s’ensuivit, la vente à d’autres acheteurs par ce gouvernement d’un nouveau stock de guano, égal au précédent, qui vint lui faire concurrence sur les marchés ; puis la faillite du Pérou, qui cessa de payer les intérêts de sa dette, l’émission du papier-monnaie et son cours forcé qui porta le change à des hauteurs vertigineuses ; enfin, et pour dernier coup, les révolutions éclatant à Lima et la République péruvienne en proie à une guerre civile entre les divers candidats à la présidence.

Cependant et tandis que les mouvemens de la Société générale étaient paralysés par l’émigration de ses capitaux, une nouvelle société surgissait, au centre de la vie parisienne, débordante elle-même d’activité. Elle se bâtissait sur le boulevard des Italiens un palais qui a coûté 30 millions, quoiqu’il soit trop étroit encore et qu’il lui faille découper en tranches les maisons voisines. Conduit par un homme en qui s’incarnait le génie de la banque nouvelle, M. Henri Germain, son fondateur, son président et, pour tout dire, son âme, le Crédit lyonnais s’emparait peu à peu du premier rang. Les ambitions de M. Germain sont-elles satisfaites ? Qui pourrait le croire ? Jeune d’esprit et de corps, marcheur infatigable, quoiqu’il ait 70 ans révolus, il compte aussi peu les kilomètres à la chasse que les heures de travail dans son cabinet, pour l’examen de cette énorme comptabilité des 150 agences du Lyonnais, dont la situation, arrêtée chaque samedi soir, est mise sous ses yeux chaque mardi matin. Quoiqu’il gémisse sur le présent et sur l’avenir de la banque en général, « moins rétribuée, dit-il, que la moyenne des industries, sujette à trop de périls, et susceptible de trop peu de bénéfices », M. H. Germain, qui du reste est en partie l’auteur de cette révolution, est forcé de l’accentuer, tout au moins de la maintenir, puisque son rêve est de voir Paris se substituer à Londres dans le commerce d’argent du monde : or c’est seulement par l’appât de traitemens meilleurs que le papier d’une place se peut attirer sur une autre.

Depuis le jour pourtant où le président du Crédit lyonnais, frappé, d’une part, de la morgue des grandes banques, de l’autre des difficultés de loucher ses coupons et de placer son argent en dépôt, concevait l’idée d’un nouveau type : le bazar à métaux précieux, avec politesse dans les rapports et amplitude dans les proportions, jusqu’à la réalisation complète de ce plan dans ces bureaux actuels, où subsistent le moins de cloisons possible, — « les cloisons servant uniquement aux employés pour lire leur journal », dit M. Germain, — où tout le monde est sous la vue de tout le monde et sous l’œil du public, le Crédit lyonnais a connu de nombreuses vicissitudes.

Créé à Lyon au capital de 20 millions en 1863, porté à 50 millions en 1872, à 100 millions on 1879, à 200 millions en 1881, ses affaires et ses bénéfices avaient suivi une marche constamment ascendante, dont un seul chiffre donne l’idée : en 1872 son mouvement général de caisse était un peu inférieur à 6 milliards par an ; en 1880 il fut de 18 milliards et demi. Après le doublement de son capital, il possédait 80 millions de réserves. De ces 80 millions, qui figuraient au bilan de 1882, 40 millions ont été absorbés par une dépense de 10 millions pour les frais de création des agences et pour les immeubles, et par une perte d’environ 30 millions subie entre 1882 et 1888 sur des entreprises diverses d’assurances, d’eaux, de gaz, de canaux, d’achats de terrains et de constructions urbaines, toutes solides et sérieusement étudiées, dans lesquelles le Crédit lyonnais s’était intéressé et qui n’avaient pas répondu à son attente.

Si je rappelle ici le souvenir de ces déboires depuis longtemps liquidés, c’est pour montrer combien a été éprouvé, par des fluctuations impossibles à prévoir, celui même de tous les établissemens dont le succès retentissant provoque le plus de jalousies. Où M. Germain s’est montré vraiment novateur, c’est en rompant le premier avec les traditions anciennes, non seulement des banquiers privés, mais aussi des sociétés de crédit, y compris la sienne, en matière de placemens de capitaux immobiles. Il faut que ce milliard dont il dispose, allègrement manié, passe et repasse sans cesse par menues parcelles ; qu’il circule depuis le tronc central jusqu’aux branches les plus récemment poussées, comme la sève dans l’arbre, ou le sang dans le système artériel. Grâce à cette fluidité des espèces, la maison pourrait, si elle voulait, liquider complètement en l’espace de trois mois au plus. Tel est si bien l’idéal de la banque de dépôts, que les établissemens vivans s’efforcent tous aujourd’hui de l’atteindre, et que, pour s’en être écartés, beaucoup ont péri, les uns empêtrés dans de louches spéculations, comme les Dépôts et Comptes courans, les autres égorgés par des adversaires auxquels ils avaient imprudemment donné prise, comme l’Union générale de M. Bontoux.

Le public a d’ailleurs intérêt à ce qu’aucune société ne domine isolément le marché, à ce qu’entre les banques, comme entre les magasins ou les usines, il subsiste une concurrence. Il est bon que la Société générale s’applique à défendre son ancien rang, et que le nouveau Comptoir d’Escompte, auquel est échue la bonne fortune d’avoir maintenant pour directeur un homme d’un rare mérite, M. Alexis Rostang, lutte avec le Crédit lyonnais sur le terrain pacifique des effets de commerce.

Le patronage des valeurs nouvelles, la participation à des entreprises de longue haleine, ne deviendront pas, par cela même, le monopole de la banque individuelle. Il s’est aussi fondé, depuis trente ans, des associations de capitalistes qui, ne recevant point de dépôts des particuliers, se livrent en commun à ce genre d’opérations.

Le type le plus parfait en ce genre est la Banque de Paris et des Pays-Bas. Elle se constitua en 1872 par la fusion de deux maisons, l’une parisienne, l’autre hollandaise. La première, dirigée sous l’Empire par MM. Cernuschi, Delahante et Joubert, sans guichets ni correspondans, ressemblait, par le chiffre élevé des actions émises à 25 000 francs, par le petit nombre de mains qui les détenaient, à une aristocratie de grosses fortunes plutôt qu’à un peuple de petits porteurs. Son influence dans les sphères gouvernementales lui permit d’obtenir du Crédit foncier, moyennant un intérêt de 2 pour 100, les sommes que cet établissement recevait en dépôt et dont elle-même tirait aisément 8 pour 100 en ce temps-là. Quant à la Banque des Pays-Bas, originaire d’Amsterdam où était son siège social, française par la nature de ses opérations, elle avait pour chef un financier accompli, M. H. Bamberger, qui avait su créer, grâce à ses succursales, des relations étendues en Belgique et en Suisse. La nouvelle Banque de Paris et des Pays-Bas, disposant de 62 millions versés, divisés en 125 000 actions, a peu à peu, par l’union autour de sa table de conseil et dans son cénacle le plus intime, de seigneurs d’un nombre respectable de gros lingots, distancé les maisons isolées de la haute banque, dont l’influence et la sphère d’action se sont amoindries.

Sur ce marché de Paris, — où viennent, comme à un rendez-vous convenu, se faire brasser les affaires du globe ; où l’on soupèse la recette kilométrique de voies ferrées dans l’Argentine, la tonne d’affrètement d’une ligne de steamers dans l’océan Indien, le rendement d’une mine dans l’Afrique australe ; où l’on sonde les plaies métalliques des États rongés par le cancer du papier-monnaie, et où l’on médicamente avec des toniques les crédits anémiés, — sur ce marché si vaste, la loi qui pousse les forces modernes au groupement agit avec une évidente autorité. Si l’on excepte la maison Rothschild qui conserve son autonomie, la plupart des banques privées subissent plus ou moins l’ascendant de deux centres d’attraction : la Banque de Paris et la Banque ottomane. Le lien des participations unit de plus en plus ceux qui se livrent au commerce de l’argent ; de sorte qu’il se forme une espèce d’Omnium des valeurs nouvelles, voisines ou éloignées, qui atténuera à la fois les gains et les pertes. Ce sera l’un des résultats de la tendance contemporaine à l’association, que la Banque de Paris a, pour sa part, contribué à développer et qui rend son histoire attachante.


V

L’agitation du capital dans les établissemens de crédit est, comme on vient de le voir, incessante : le mouvement des caisses réunies du Crédit lyonnais, du Comptoir d’escompte, de la Société générale et du Crédit industriel dépasse 55 milliards par an. Les relations avec la clientèle sont en rapport avec une pareille activité. A lui seul, le Crédit lyonnais expédie 4 millions de lettres par an, soit une moyenne de 13 000 correspondances par jour ouvrable.

Cette masse de paiemens et d’encaissemens ne correspond toutefois qu’à un assez petit déplacement de billets de banque et surtout d’espèces d’or et d’argent. A la Banque de France, où les entrées et les sorties atteignent 53 milliards, dans les bureaux de Paris seulement, les billets bleus ne figurent dans le chiffre que pour 15 milliards et le métal jaune et blanc que pour un milliard. Cette proportion de 2 pour 100 est à peu près la même dans les sociétés privées. On se rappelle avec quelle mauvaise humeur l’or fut accueilli par le public lorsqu’en 1893 la Banque, ayant atteint la limite légale d’émission de ses billets, dut effectuer les paiemens en cette monnaie qui parut lourde et encombrante. Les caves de la rue de La Vrillière s’étaient volontairement vidées, en 12 jours, de 145 millions en pièces de 20 francs. Ces pièces, aussitôt qu’une loi eut permis aux billets de sortir en plus grand nombre, revinrent d’elles-mêmes en quelques semaines reprendre leur place dans les coffres.

Nos pères, qui ne connaissaient pas les billets et qui n’avaient souvent que des monnaies défectueuses, dont le transport était onéreux et plein de hasards, prisaient fort les avantages de ces compensations de dettes et de créances que nous pratiquons si couramment aujourd’hui. Ils avaient des foires d’argent temporaires, où les négocians venaient acheter et vendre du papier de commerce. Tels étaient, tous les trimestres, les « paiemens de Lyon ». « Il s’y échange, dit un document officiel de la première moitié du XVIIe siècle, 12 ou 15 millions de livres, » — c’était quelque chose alors, — « sans qu’il s’en voie plus de 6 ou 8 000 en argent comptant. » L’or voyage encore de par le monde et les établissemens de crédit en reçoivent ou en expédient des colis appréciables ; témoin les 50 barils envoyés à l’un d’eux, ce printemps, de New-York, contenant ensemble 12 500 000 francs dont quarante-neuf seulement arrivèrent d’abord à destination, le cinquantième ayant été dérobé en route et caché sous un tas de charbon. Mais le plus souvent les sommes portées aux écritures sont représentées par des effets ou par des chèques. L’usage de ces derniers, importé d’Angleterre, se répandant de plus en plus, la grande banque arrive à remplir, pour de très modestes citoyens, le rôle d’un intendant vis-à-vis de son maître. C’est un serviteur collectif. Elle gère des milliers de fortunes mobilières. Moyennant une rétribution minime, elle garde les valeurs, encaisse les coupons, paie les dépenses de chacun. Le nombre est de plus en plus grand des personnes qui, ne gardant chez elles que peu ou point d’argent, n’ont pas à redouter les larcins.

Quant aux sociétés de crédit, devenues le point de mire de fraudes innombrables, elles se tiennent sur leurs gardes, ce qui ne les empêche pas d’être parfois victimes d’habiles chevaliers d’industrie. L’un d’eux va demander lin chèque de peu d’importance sur telle ou telle ville, en verse le montant et, une fois en possession du « document », lave au moyen d’agens chimiques la somme portée en lettres et en chiffres, qu’il remplace par une autre, très supérieure. Comme les petits chèques, afin de faciliter la rapidité des relations, ne sont généralement pas avisés, le banquier sur lequel celui-là a été fourni n’en a pas été informé ; mais, se voyant en face de signatures authentiques, il n’hésite pas à en effectuer le paiement. Surtout si le porteur a de l’audace et ne se laisse pas démonter. Un novice du métier, ayant pris et payé à Gènes un chèque de 1 800 francs sur une banque de Marseille, le présente à cette dernière, après avoir très adroitement changé les 1800 francs en 18000. Tandis qu’immobile devant le guichet il attend son argent, le contrôleur, d’ailleurs sans méfiance, demande à haute voix une explication au caissier. Le faussaire, se croyant découvert, tourne les talons, ouvre la porte et prend la fuite. Ce fut un voleur volé : il perdit les 1800 francs qu’il avait déposés à Gênes, car il ne reparut jamais.

Dans les sociétés de crédit, les chèques, avant d’être payés, sont soumis à un contrôleur qui vérifie les avis, les signatures et la provision. Ayant remarqué que le chèque, dûment visé, était après ces constatations rendu au bénéficiaire, certains escrocs, après l’avoir mis en poche, allaient chez eux en majorer la valeur par les procédés indiqués plus haut, puis revenaient le toucher à la caisse. Le Crédit industriel et commercial fut ainsi dépouillé de plusieurs centaines de mille francs par l’adresse d’un seul filou. Une fraude du même genre fut commise à Londres pour un chèque de 48 livres sterling, délivré par la Société générale et payable à la banque Glyn, Mills and C°. Ce chèque fut transformé en 4800 livres (120 000 francs) avec un savoir-faire exceptionnel : le chiffre originel de 48 livres, non seulement indiqué à l’encre, mais aussi découpé à jour dans le papier par un procédé de perforation bien connu, avait disparu. Les faussaires, ayant enlevé le coin perforé du chèque, l’avaient remplacé par un morceau de papier adapté avec une telle perfection qu’il était impossible de le distinguer à l’œil nu. Pour prévenir ce genre de vols on délivre maintenant un numéro ou un ticket, contre le dépôt au contrôle du chèque, qui est transmis directement à la caisse par l’employé chargé d’y apposer son visa. Dans les maisons où ces divers services sont assez éloignés les uns des autres, de petits chemins de fer ou tubes à air transportent les chèques des mains du contrôleur dans celles du payeur.

La formalité récente du ticket a pour but d’empêcher une autre friponnerie d’une audace extraordinaire. Lorsque le caissier appelait naguère par leurs noms les bénéficiaires des chèques, et se contentait, avant de leur en verser le montant, de leur faire énoncer à haute voix le chiffre auquel ils avaient droit, certains malandrins, rôdant autour des guichets, parvenaient à lire le nom et la somme inscrite sur le chèque, généralement déplié au moment de sa présentation par le titulaire. Si ce dernier se laissait aller, en attendant son tour, à quelque distraction, s’il causait avec un voisin ou s’absorbait dans la lecture d’un journal, le filou, qui le guettait, s’avançait tranquillement à sa place, faisait connaître le chiffre qui lui était dû et touchait l’argent à sa barbe. Plus tard, quand, impatienté de la longueur de l’attente, le propriétaire du chèque en réclamait le paiement au caissier, le voleur était déjà loin. Pour éviter ces escroqueries, et bien d’autres, les établissemens de crédit entretiennent une police secrète, recrutée souvent parmi les agens supérieurs de la sûreté, et chargée spécialement de surveiller les allures des personnes qui séjournent dans les halls.

Les « lettres de crédit circulaires » sont aussi un sujet où s’exerce l’imagination des coquins. En possession d’une lettre de ce genre d’un montant déterminé, l’un d’eux remarqua que les banquiers chez lesquels il était accrédité, au lieu de porter le chiffre des acomptes payés sur le dos de la lettre, l’avaient inscrit sur la double feuille demeurée blanche. Après avoir épuisé son crédit, il déchira la page ainsi annotée et se présenta dans une autre banque avec l’unique page restante, dont le verso était vierge. La somme, très importante, fut payée et donna lieu à un procès demeuré célèbre dans la jurisprudence financière.

D’autres professionnels d’outre-Manche ont poussé plus loin le raffinement : ils ont envoyé, sur du papier à lettres authentique des banques anglaises qu’ils s’étaient procuré, avis à des maisons continentales de la délivrance de lettres de crédit à leur nom. Vingt-quatre heures après, juste à temps pour que le banquier visé n’ait pu recevoir de réponse d’Angleterre, le faussaire lui rendait visite, et, pour mieux capter sa confiance, ne touchait qu’une partie de la somme à laquelle il semblait avoir droit.

Cette discrétion dans le vol n’est pas très rare. Une banque avait envoyé de Paris à Odessa des billets russes. A l’arrivée du pli chargé, le destinataire télégraphia que le chiffre indiqué ne s’y trouvait pas, mais que, en revanche, il renfermait des coupures autrichiennes et roumaines. Très intrigué, l’expéditeur se fit retourner l’enveloppe et son contenu pour l’examiner. Il reconnut qu’après avoir coupé le cachet à la cire, le voleur s’était approprié une partie des roubles et les avait remplacés par une menue monnaie fiduciaire d’autres pays. Honnêteté d’appoint, billon de scrupules… Je ne parle ni des traites fausses, ni des valeurs contrefaites, encore assez fréquentes : on découvrit il y a peu de temps l’existence de nombreux titres imités de la dette extérieure espagnole, sur lesquels certains établissemens avaient consenti des prêts ou effectué des négociations.

En attendant que l’on ait organisé, pour les fortes sommes, l’usage des chèques « crosses », dont l’encaissement ne peut être fait que par des banquiers, les soins nouveaux apportés au papier, à la gravure confiée à des ateliers spéciaux, ont pour but de rendre les travestissemens des chèques très difficiles. La teinte jaune, rose ou bleue qui les recouvre, n’est autre chose que le nom de la société de crédit dont ils émanent, répété à l’infini en lettres minuscules et imprimé si légèrement que l’encre de la plume dissout la couleur. Un lavage ou un grattage devient ainsi presque impossible. De plus, la place où la somme doit être inscrite en chiffres est disposée de telle sorte que le moindre agent chimique la détériore d’une manière très visible. Enfin les banques usent d’un gaufrage ou d’un piquetage qui rend fort malaisées les modifications frauduleuses. Pour les lettres de crédit l’on a adopté, soit dans la pâte du papier, soit dans la partie imprimée, certains signes conventionnels que le faussaire ne peut découvrir.

Préposé à la conduite d’une armée de millions qu’il doit sans cesse tenir en haleine, et à laquelle il faut faire suer un dividende, le directeur d’un établissement de crédit, oblige d’éventer chaque jour les ruses nouvelles dont ses capitaux pourraient être victimes, est porté, semble-t-il, avoir l’espèce humaine par ses pires côtés. C’est du moins l’opinion que j’exprimais à l’un d’entre eux, après avoir égrené la litanie des choses vilaines et douloureuses qui lui passaient sous les yeux : politiciens battant monnaie avec leur signature, négocians lançant des traites fictives, importateurs produisant de faux connaissemens, warrants à double et triple exemplaire, servant à escroquer des prêts à trois ou quatre maisons.

— Il est vrai, me répondit-il ; cependant j’ai vu dans mon métier des actes d’une délicatesse bien touchante. Laissez-moi vous citer le suivant : Un officier de marine, qui avait donné sa démission pour fonder une entreprise commerciale, fut forcé, au bout de quelques années, de suspendre ses paiemens. Il demeurait redevable à notre maison d’une somme assez ronde et, quoiqu’il se refusât à rembourser même un léger à compte, je ne pus me résoudre à faire prononcer la faillite de cet homme dont le passé était irréprochable. J’en étais là, quand j’appris que mon débiteur, après avoir définitivement abandonné les affaires, venait d’être appelé à un poste officiel, et suffisamment lucratif. Je lui demandai alors de prélever sur son traitement, pour l’extinction de notre créance, une somme modeste qui témoignât de sa bonne volonté. Il m’écrivit, sur un ton furieux, que je voulais le déshonorer, que, si j’insistais, il jetterait à la rivière sa croix de la Légion d’honneur et s’y jetterait après elle. Indisposé par une réplique si disproportionnée avec ma modération, je me disposais à faire procéder à une saisie de ses appointemens, lorsque je reçus la visite d’un petit homme à la physionomie triste, malingre et décidée, qui me dit se présenter pour l’affaire de M. X… (c’était le nom du personnage récalcitrant). — Je viens, dit-il, vous offrir de payer la somme, je vous demande seulement un peu de temps. — Mais à quel titre intervenez-vous ? lui dis-je, subitement impressionné par son attitude. — Je suis le gendre de M. X… — Alors c’est par affection pour lui que vous assumez cette charge ? — Non, monsieur, je n’ai jamais eu qu’à me plaindre de M. X… — Ah ! je comprends, c’est pour votre femme et vos enfans ? Et mon intérêt grandissait, devant ce visage contracté par une sorte d’anxiété pudique. — Non, me fut-il répondu très doucement, je n’ai pas d’enfans et ma femme est morte. — Mais quel mobile vous fait donc agir ? —Oh ! monsieur, c’est très simple ; j’ai aimé la fille de M. X…, pendant dix ans. J’étais alors un pauvre pharmacien, et M. X… considérait ma demande comme inconvenante, eu égard à sa position personnelle. Quand il a été ruiné, j’ai pensé que je pourrais obtenir celle que j’aimais. Je l’ai eue en effet, pendant un an, et elle est morte. C’est pour elle et en son unique souvenir que je veux payer les dettes de son père. » Il y avait tant de grandeur dans le naturel avec lequel tout cela fut dit, que j’en fus ému profondément. Inutile d’ajouter que j’acceptai les conditions offertes par mon interlocuteur, qui furent ponctuellement exécutées.

Le financier dont je tiens ce récit, m’a conté d’autres épisodes de dévouement remarquable, que le cadre de cette étude ne me permet pas d’y rapporter, et qui montrent que l’argent ne dessèche pas toujours le cœur.


VI

Toutes les pertes des établissemens de crédit ne sont pas le résultat de fraudes coupables. Dans un pareil mouvement de papier, il se produit forcément quelques erreurs : un nom est pris pour un autre, un ordre de bourse est mal interprété, un titre peut être délivré par mégarde à un client auquel il n’appartient pas. Pour se rendre compte de la diversité des services qui gîtent côte à côte en ces temples de la richesse mobilière, il suffit de parcourir le plus récemment édifié, celui du Crédit lyonnais.

Sous le plancher de verre de ces halls où la foule, à certaines heures, entre et sort à flots si pressés qu’ils semblent un prolongement du trottoir, dorment deux étages de sous-sols silencieux et vides ; point inutiles cependant. Là se trouve l’imprimerie de la société, où les 2 000 modèles de papier à lettres, cartes, enveloppes, fiches, bordereaux, chemises, tableaux et prospectus nécessaires au fonctionnement quotidien des bureaux de Paris et de province sont confectionnés par une vingtaine d’ouvriers. Plus loin une machine de 160 chevaux produit l’électricité, et actionne les pompes qui fournissent chaque jour : d’abord les 100 mètres cubes d’eau dont la maison a besoin pour se débarbouiller, puis 100 autres mètres cubes pour faire mouvoir les ascenseurs et les monte-charges. Cette eau, tirée d’un puits de 110 mètres de profondeur, qu’alimente la rivière souterraine de la Grange-Batelière, ne viendra-t-elle pas à manquer un jour ? Sollicité par les pompes voisines de l’Opéra, du Grand-Hôtel, des secteurs électriques du Palais-Royal et de Montmartre, par d’autres encore, le cours d’eau menace de tarir. Son niveau, depuis dix ans, a baissé de 8 mètres. Sa présence a, dit-on, gêné nos pères pour bâtir ; son absence ne serait pas moins gênante pour nos neveux.

La question de l’eau ou, pour mieux dire, la question du feu, les précautions contre l’incendie, sont de tout premier ordre pour une boîte à milliards comme celle-ci, bien que ses constructeurs se soient appliqués à la rendre presque incombustible, et qu’il y soit exercé une surveillance diurne et nocturne. Ici l’eau est accumulée partout en grandes masses, prête à jaillir à la première alerte des 53 cuves du sous-sol, ou à se précipiter en torrens, du haut des combles, dans lesquels sont rangés en enfilade des récipiens, toujours pleins, d’une contenance de 400 000 litres. Aux angles du plafond, dans les salles basses où s’alignent les coffres-forts loués au public, par fragmens grands ou petits, l’on aperçoit de larges trous béans par où l’inondation d’en haut viendrait noyer ces caves. Elle garantirait les richesses inconnues que renferment les compartimens privés, les espèces, valeurs, bijoux, papiers de famille, contrats ou titres de propriété, tout ce que cachait et enfouissait l’homme d’autrefois : — le châtelain dans son donjon ; le bourgeois à même le mur, derrière son lit ; le paysan dans la terre, au pied d’un arbre de la forêt, — tout ce dont l’homme d’aujourd’hui trouve plus commode et plus sûr de confier la garde à un organisme spécial et collectif. L’institution des coffres-forts est une de celles qui ont réussi le plus vite : le Comptoir d’Escompte, quoiqu’il agrandisse chaque année les locaux qui leur sont consacrés, suffit avec peine aux demandes ; le Crédit lyonnais, qui n’avait il y a dix ans que 400 locataires, en a présentement 8300.

Dans le même sous-sol, mais séparés par une succession de grilles qui ne s’entr’ouvrent que pour un petit nombre d’employés, sont les serres de la conservation des titres. Au lieu de loger leurs valeurs dans un des coffres dont ils ont la clef, beaucoup de gens se débarrassent de tous soucis en remettant ces valeurs elles-mêmes à l’établissement, qui détache et encaisse les coupons. Grâce à ce procédé, le propriétaire d’un portefeuille, prudemment morcelé, n’est plus tenu de consacrer des heures nombreuses à toucher des sommes minimes, devant des guichets multiples, à des échéances variées. Cette besogne de classement et de manipulation des titres est remplie presque exclusivement par des femmes. Elles s’en tirent de manière à confondre les détracteurs du travail de leur sexe, puisque les titres en dépôt, dont la valeur est de 2 milliards et demi environ, sont au nombre de 7 millions, et qu’ils se composent de 3 000 sortes de fonds d’Etat, actions, parts ou obligations diverses, appartenant à plus de 85 000 cliens.

Au rez-de-chaussée, au premier étage, sont installés des bureaux connus du public. Ce qui l’est moins, c’est une succession de vastes pièces, sises en haut du grand escalier de pierre, et affectées aux archives ; non pas aux archives de l’établissement, — celles-là sont installées à Montrouge, dans un immeuble bâti tout exprès, où se concentrent la correspondance et la comptabilité des dix dernières années, — mais aux archives, ou mieux aux « études », comme on les nomme, financières, industrielles et commerciales du monde entier. Dans ces bureaux, création originale de M. Germain, toute association de capitaux a son dossier comme, à la préfecture de police, tout particulier notable a le sien. Les employés sont répartis en quatre sections : l’industrie est du ressort de la première. Elle doit collectionner tous les documens, recueillir tous les rapports et se procurer autant que possible des renseignemens confidentiels sur les origines et l’état présent de toutes les compagnies de mines, de gaz, d’électricité, de navigation ou de tramways, en France et à l’étranger. La seconde section fait de même pour les banques : la connaissance de leur situation exacte est des plus utiles à une société de crédit. La troisième s’occupe des chemins de fer ; la quatrième des fonds nationaux et municipaux des divers pays. Une bibliothèque de périodiques spéciaux, méticuleusement ordonnée, complète cette organisation, grâce à laquelle de jour à jour, presque d’heure à heure, le conseil est éclairé sur la conduite à tenir.


VII

Pour contrôler les milliers de renseignemens lentement accumulés ainsi depuis un quart de siècle, l’établissement de crédit se sert de ses agences, rouage précieux d’où vient une grande part de sa force. A eux trois, le Crédit lyonnais, le Comptoir d’Escompte et la Société générale possèdent 70 bureaux de quartier dans Paris ou la banlieue, 260 agences en France et 30 succursales à l’étranger. Les banques du nouveau type ont compris que le moyen le plus efficace, pour réussir et se répandre, était d’aller chercher le client et, par les facilités offertes, de forcer dans leurs derniers retranchemens l’insouciance et la routine. A la Générale revient l’honneur de cette initiative, que ses rivaux ont suivie ou perfectionnée. Ces créations ont été très onéreuses, parce qu’il faut plusieurs années pour que les recettes dépassent les frais d’exploitation. Encore est-il des agences qui ne rapportent presque rien ou qui même travaillent à perte, si l’on ne tient pas compte de leur recouvrement gratuit des effets dont elles sont chargées par la métropole. Celles-là remplissent un peu le rôle des second et troisième réseaux de nos chemins de fer, qui font gagner de l’argent aux grandes lignes en leur amenant du trafic, et qui, considérés isolément, ressortent en déficit. Le capital nécessaire à une agence de province en marche normale est peu important : 6 à 7 pour 100 du montant des dépôts à vue et des comptes créditeurs lui suffisent. La difficulté c’est d’avoir un bon directeur ; tout le succès dépend de lui. Il doit être prudent et sévère pour l’escompte du papier, actif et insinuant pour la formation de la clientèle. S’il n’a que les premières qualités, il ne fait pas d’affaires ; s’il n’a que les secondes, il en fait, mais il perd de l’argent. Plusieurs fois, depuis trente ans, il a été question de l’union des banquiers des départemens, en une agence centrale fondée à Paris, à leur usage. C’est l’évolution inverse qui s’opère : loin d’envahir la capitale, la province est envahie par elle.

Une gravure humoristique de l’époque du Directoire représente le départ du député remplacé, gros et gras ; l’arrivée du remplaçant sec et maigre. Bataille des maigres et des gras, mollesse et quiétude des satisfaits, énergie et labeur des ambitieux, n’est-ce pas la loi constante du progrès, de la vie, du monde ? L’agent du Crédit lyonnais, fraîchement débarqué, ayant sa fortune à faire, a fait le tour de la ville pendant que l’ancien financier local demeure immobile en ses bureaux. De façon ou d’autre, soit qu’ils vendent leur maison au Comptoir d’Escompte, qui en a acquis plusieurs, soit que simplement ils liquident, les banquiers de chefs-lieux sont en train de disparaître.

Il en est qui méritent d’être regrettés. Ils ont droit à un souvenir reconnaissant, ces prêteurs héréditaires et respectables, pères des commerçans du cru, les aidant volontiers de leurs conseils, les tirant au besoin d’un mauvais pas, lançant et commanditant des jeunes gens capables et sans ressources. C’est une pièce de l’ancien mécanisme social qui se renouvelle, et se transforme en un mécanisme plus dur, plus banal et plus parfait. Le vice de ces maisons patriarcales et chancelantes était de majorer inconsciemment le taux de l’intérêt. Elles achetaient l’argent des dépôts jusqu’à 6 pour 100 et le vendaient 10 et 12 pour 100 à l’épicier, au marchand de tissus ou de meubles. Le crédit obtenu à ce prix soutient aujourd’hui le commerçant qui y recourt, comme la corde soutient le pendu. Les bénéfices généraux du négoce de détail ne permettent plus de payer de pareils taux, sans aller à la faillite par une route semée de fleurs. Or le plus clair des gains du petit banquier n’avait pas d’autre source. J’ai sous les yeux le résumé sincère des opérations de l’un d’eux. Son bénéfice annuel s’élève à 19500 francs ainsi répartis : escompte de papier essentiellement commercial 4 000 francs ; coupons, ordres de bourse et profits divers 2 000 francs ; agio de papier de crédit 13 500 francs. Ce papier-là n’est pas autre chose qu’une série d’emprunts déguisés, à des conditions qui semblent maintenant usuraires.

Les agences établies à l’étranger par les diverses sociétés ne sont pas seulement une opération économique, elles ont le caractère et les résultats d’une entreprise presque nationale. Le champ étant plus vaste, la concurrence qu’elles s’y font est moins grande. Au Comptoir d’Escompte appartiennent les relations avec les pays lointains et les colonies françaises ; au Crédit lyonnais l’Europe, l’Egypte et l’Algérie. Pendant vingt-cinq ans, la banque officielle d’Alger a maintenu pour l’escompte le taux de 6 pour 100 ; à l’arrivée du Crédit lyonnais l’intérêt est tombé brusquement à 4 pour 100. En Russie, le bilan réuni des trois succursales que ce dernier établissement possède à Pétersbourg, Moscou et Odessa, s’élève à 62 millions de francs. Les capitaux sont en majorité français, puisque la maison centrale est créancière de ses agences russes d’une somme de 40 millions.

Toutes les agences nouvelles travaillent ainsi, pendant la première période de leur développement, avec l’argent de la métropole ; peu à peu elles se suffisent et se contentent de son appui moral. C’est le cas par exemple de l’agence de Madrid, devenue aujourd’hui la plus forte banque privée de la Péninsule, qui donne chaque année aux actionnaires du Lyonnais 3 à 400 000 francs de bénéfices nets. Depuis sa fondation, il y a dix-huit ans, jusqu’à la mise en vigueur des nouveaux tarifs de douanes, cette agence avait contribué à accroître le mouvement commercial hispano-français. Elle a développé aussi le crédit en Espagne, où il n’existe pas de marché libre de l’escompte, et où les banquiers auraient cru naguère s’amoindrir dans l’opinion en pratiquant le réescompte de leurs effets à la Banque d’Etat ; comme s’il n’était pas aussi normal, pour une banque, d’emprunter et de prêter, que de respirer et d’aspirer pour le corps humain. Soutenue d’abord par les fonds parisiens, elle vole à présent de ses propres ailes ; appuyée d’une part sur la Banque d’Espagne, qu’unit à elle le souvenir de services rendus par l’établissement du boulevard des Italiens, d’autre part sur des dépôts locaux d’environ 7 millions de pesetas. Elle est si sagement conduite que, sur un mouvement annuel de caisse d’environ 800 millions, ses pertes, par suite d’effets impayés, ne dépassent pas une douzaine de mille francs.

Dans les pays d’outre-mer, l’action de l’établissement de crédit est d’une portée plus haute encore. Il est, dans l’ordre matériel, le propagateur de l’influence française, que le missionnaire développe dans l’ordre moral. Sur ces confins de la civilisation, en ces terres toutes neuves où nous avons tant d’intérêts à protéger, tant de territoires à faire fructifier, l’ancien Comptoir d’Escompte avait jeté les fondemens de postes avancés, que le directeur du Comptoir actuel, M. Rostang, servi par sa propre expérience, a su fortifier et accroître.

On ne connaissait jadis, dans tout l’extrême-Orient, d’autre étalon international que la livre sterling. Le Comptoir a permis de tirer sur Paris et a diminué l’usance, le délai, des traites sur l’Europe. Seule maison française établie en Chine, il fait à Shanghaï des opérations sur les soies destinées à Lyon et possède à Han-Kou, pendant la saison du thé, la clientèle presque exclusive des grands exportateurs russes. Nos relations avec les indigènes, qui s’étendent sans cesse par le trafic, exigent de gros capitaux, beaucoup de finesse, — très avisés, les Chinois cherchent à profiter des rivalités politiques entre Occidentaux pour les induire à traiter des affaires à perte, — et souvent une bonne dose d’énergie. M. Vouillemont, directeur de l’agence de Shanghaï, victime d’un vol concerté entre son caissier et son comptable, deux natifs, n’hésite pas à fréter un vapeur pour courir après les coupables, qui s’étaient sauvés dans une grande barque. Il les rejoint en pleine mer, et, lorsqu’il aborde leur bateau, il aperçoit, gisant au fond, à côté de son coffre, les corps des deux fugitifs, qui, désespérés, venaient de se donner la mort.

Il n’est pas mauvais, dans ces régions, de faire ainsi sa police soi-même. A Madagascar, le seul moyen efficace pour obtenir paiement d’un mauvais débiteur est de l’enfermer chez soi et de le priver de nourriture. L’histoire des agences du Comptoir d’Escompte à Tananarive et à Tamatave, chargées depuis 1886 d’encaisser les intérêts de l’emprunt de 15 millions fait par le gouvernement malgache, c’est l’histoire même de nos rapports avec les Hovas durant les huit dernières années. Chaque lettre des directeurs de ces agences, adressée au siège social de Paris, apportait le récit de quelque nouveau tour joué par ce premier ministre, qui ne recule devant aucune audace, y compris celle d’épouser successivement trois reines, dont les deux dernières à la fleur de l’âge, quoiqu’il ait lui-même 65 ans. Un négociant du pays, jouissant d’une fortune considérable, jugea l’an dernier avantageux de faire banqueroute. Des fonctionnaires malgaches se mirent à son service et l’aidèrent à soustraire à ses créanciers la totalité de son actif. Le premier ministre, pressé par notre résident général et sur les plaintes réitérées des agens du Comptoir, consentit enfin à ordonner une enquête… et en chargea précisément les fonctionnaires complices du voleur ! On apprendra sans étonnement que J’enquête n’aboutit pas. De pareilles mésaventures ne sont pas à redouter là où existe un pouvoir régulier ; mais les agences de Bombay et de Calcutta ont à lutter contre les fluctuations de cours du métal argent, contre le papier véreux dont les Parsis excellent à se défaire. Si les créations faites par le Comptoir à Melbourne et à Sydney nous ont facilité le commerce direct des laines et des suifs avec l’Australie, si l’escompte des traites documentées à destination de nos manufactures du Nord et de l’Est y procure d’assez bons bénéfices, les risques aussi sont considérables.


VIII

Livrés à leur propre initiative, résidant en des climats peu démens parfois aux Européens, tenus à un train de vie onéreux que leur rôle de représentons uniques de la mère patrie leur impose, les directeurs des succursales exotiques sont assez largement rémunérés : leurs traitemens annuels varient de 15 000 à 50 000 francs. Leurs collègues des départemens français, quoique moins bien partagés, touchent, en sus de leurs appointemens fixes, une commission de 10 pour 100 sur leurs chiffres d’affaires. Quelques-uns se font ainsi jusqu’à 30 000 francs ; la plupart reçoivent en moyenne une douzaine de mille francs.

Mais, sauf ces postes de confiance en province, que la concurrence des diverses sociétés a rendus plus lucratifs, parce qu’elles se sont disputé les unes aux autres les sujets capables ; sauf quelques personnalités placées à Paris à la tête des principaux services, la masse des petits employés de banque est peu rétribuée. L’institution des établissemens de crédit n’a eu que fort peu d’influence sur la condition de cette classe de salariés bourgeois, à laquelle ses vertus modestes n’assurent qu’une existence bien étroite, moins enviable que celle de beaucoup d’ouvriers manuels. Leur avenir n’est pas mieux assuré, car il n’existe aucune caisse de retraites dans les maisons que nous avons étudiées.

La plus importante dispose, à Paris, d’un personnel de 3 000 individus des deux sexes, sur lesquels une centaine au plus a notablement profité de la révolution opérée dans la banque. Les autres y ont peu ou point gagné. Peut-être devrait-on faire une exception pour les femmes, qui forment à peu près le dixième de l’effectif ci-dessus, et qui gagnent en moyenne 125 francs par mois. Sur 100 femmes employées dans les sociétés de crédit, on compte environ 70 jeunes filles, dont beaucoup démissionnent en se mariant, 20 femmes mariées et 10 veuves. Celles-là, lorsqu’elles n’ont pas d’autres ressources, sont les moins heureuses. Aucune d’ailleurs ne l’est autant — sous le rapport des appointerons — que les vendeuses de la nouveauté ; mais elles sont plus haut placées sur ce qu’on nomme « l’échelle sociale », et, dans notre démocratie, cette hauteur se paye… parce qu’elle correspond à un profit moindre.

Les grandes banques peuvent aussi répondre que, si elles se montrent peu prodigues envers ces commis et commises, méritans et dévoués pour la plupart, c’est qu’il n’est pas en leur pouvoir de faire des largesses. Leurs bénéfices à elles-mêmes sont très restreints. Le conseil du Lyonnais, dans un de ses rapports, estimait en principe à 40 pour 100 des recettes brutes le montant des frais d’exploitation pour une société financière bien administrée. Cette proportion a cessé d’être exacte : elle est de 43 pour 100 à la Banque de France, de 44 pour 100 au Comptoir d’Escompte, et de 54 pour 100 à la Société générale.

Sur 39 millions de recettes brutes, la Banque de France a 17 millions de dépenses ; le Comptoir a 3 175 000 francs de frais pour 7200 000 francs de recettes ; la Générale reçoit 0700 000, et dépense 3 600 000 francs. Une très grande part des frais généraux — le quart environ — est absorbée par l’impôt, qui, sous des formes diverses, a, depuis vingt-cinq ans, augmenté de 600 pour 100 les charges de cette branche d’industrie. La loi nouvelle des patentes représente à elle seule 300 francs par tête d’employé. Par suite, le dividende annuel distribué aux actionnaires de ces sociétés est peu en rapport avec les risques. Le progrès de l’épargne et la libre concurrence ont ici réalisé ce prodige : que l’argent du capitaliste s’aventure volontairement et travaille, presque pour le seul profit du public.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voir la Revue des 15 juillet et 1er octobre 1894.