Calmann-Lévy (p. 139-160).


X


On s’était habillé pour le dîner. Dans le salon, miss Bell dessinait des monstres, imités de Léonard. Elle les créait, pour savoir ce qu’ils diraient ensuite, bien sûre qu’ils parleraient et qu’ils exprimeraient en rythmes bizarres des idées rares. Elle les écouterait. C’était de cette manière, le plus souvent, qu’elle trouvait ses poèmes.

Le prince Albertinelli fredonnait au piano la sicilienne : Ô Lola ! Ses doigts mous effleuraient à peine les touches.

Choulette, plus rude encore que de coutume, demandait du fil et des aiguilles pour raccommoder lui-même ses habits. Il gémissait d’avoir perdu un humble nécessaire qu’il portait dans sa poche depuis trente ans, et qui lui était cher pour la douceur des souvenirs et la force des conseils qu’il en recevait. Il pensait avoir fait cette perte dans une salle profane du Pitti ; il la reprochait aux Médicis et à tous les peintres italiens.

Regardant miss Bell d’un œil mauvais :

— Moi, c’est en recousant mes hardes que je compose mes vers. Je me plais au travail de mes mains. Je me chante mes chansons en balayant ma chambre : c’est pourquoi ces chansons sont allées au cœur des hommes, comme les vieilles chansons des laboureurs et des artisans, qui sont plus belles encore que les miennes, mais non pas plus naturelles. J’ai cette fierté de ne vouloir de serviteur que moi-même. La veuve du sacristain m’a demandé de réparer mes nippes. Je ne le lui ai pas permis. Il est mal de faire accomplir servilement par autrui les œuvres auxquelles nous pouvons travailler nous-mêmes avec une noble liberté.

Le prince jouait nonchalamment la nonchalante musique. Thérèse qui, depuis huit jours, courait les églises et les musées en compagnie de madame Marmet, songeait à l’ennui que lui causait sa compagne en découvrant sans cesse dans les figures des vieux peintres la ressemblance de quelque personne à elle connue. Le matin, au palais Ricardi, sur les seules fresques de Benozzo Gozzoli, elle avait reconnu M. Garain, M. Lagrange, M. Schmoll, la princesse Seniavine en page et M. Renan à cheval. M. Renan, elle s’effrayait elle-même de le retrouver partout. Elle ramenait toutes les idées à son petit cercle d’académiciens et de gens du monde, par un tour facile, qui agaçait son amie. Elle rappelait avec une voix douce les séances publiques de l’Institut, les cours de la Sorbonne, les soirées où brillaient les philosophes spiritualistes et mondains. Quant aux femmes, elles étaient toutes, à son avis, charmantes et irréprochables. Elle dînait chez toutes. Et Thérèse songeait : « Elle est trop prudente, la bonne madame Marmet. Elle m’ennuie ». Et elle méditait de la laisser à Fiesole et d’aller seule visiter les églises. Employant, au dedans d’elle-même, un mot que Le Ménil lui avait appris, elle se disait :

— Je vais semer madame Marmet.

Un vieillard svelte entra dans le salon. Ses moustaches cirées et sa barbiche blanche lui donnaient l’apparence d’un vieux militaire. Mais son regard trahissait, sous les lunettes, cette douceur fine des yeux usés dans la science et dans la volupté. C’était un florentin, ami de miss Bell et du prince, le professeur Arrighi, jadis adoré des femmes et célèbre maintenant en Toscane et dans l’Émilie pour ses études sur l’agriculture.

Il plut tout de suite à la comtesse Martin, qui, bien qu’elle ne se fît pas une idée favorable de la vie rustique en Italie, prit soin d’interroger le professeur sur ses méthodes et sur les résultats qu’il en obtenait.

Il procédait avec une énergie prudente.

— La terre, dit-il, est comme les femmes : elle veut qu’on ne soit avec elle ni timide ni brutal.

L’Ave Maria, sonné dans tous les campaniles, faisait du ciel un immense instrument de musique religieuse.

— Darling, dit miss Bell, remarquez-vous que l’air de Florence est sonore et tout argenté, le soir, du son des cloches ?

— C’est singulier, dit Choulette, nous avons l’air de gens qui attendent.

Vivian Bell lui répondit qu’ils attendaient, en effet, M. Dechartre. Il était un peu en retard ; elle craignait qu’il n’eût manqué le train.

Choulette s’approcha de madame Marmet et, très grave :

— Madame Marmet, vous est-il possible de regarder une porte, une simple porte de bois peint, comme la vôtre (je suppose) ou la mienne, ou celle-ci, ou toute autre, sans être saisie d’épouvante et d’horreur à la pensée du visiteur qui peut à tout moment venir ? La porte de notre demeure, madame Marmet, ouvre sur l’infini. Y aviez-vous songé ? Savons-nous jamais le vrai nom de celui ou de celle qui, sous une apparence humaine, avec une figure connue, dans des habits vulgaires, entre chez nous ?

Pour lui, enfermé dans sa chambre, il n’en pouvait regarder la porte sans que la peur lui fît dresser les cheveux sur la tête.

Mais madame Marmet voyait les portes de son salon s’ouvrir sans épouvante. Elle savait le nom de tous ceux qui venaient chez elle : des personnes charmantes.

Choulette la regarda avec tristesse et, secouant la tête :

— Madame Marmet, madame Marmet, ceux que vous nommez de leur nom terrestre ont un autre nom, que vous ne connaissez pas, et qui est leur nom véritable.

Madame Martin demanda à Choulette s’il croyait que le malheur eût besoin de franchir le seuil pour entrer chez les gens.

— Il est ingénieux et subtil. Il vient par la fenêtre, il traverse les murs. Il ne se montre pas toujours : il est toujours là. Les pauvres portes sont bien innocentes de la venue de ce mauvais visiteur.

Choulette avertit sévèrement madame Martin de ne point nommer mauvaise la visite du malheur.

— Le malheur est notre plus grand maître et notre meilleur ami. C’est lui qui nous enseigne le sens de la vie. Mesdames, quand vous souffrirez, vous saurez ce qu’il faut savoir, vous croirez ce qu’il faut croire, vous ferez ce qu’il faut faire, vous serez ce qu’il faut être. Et vous aurez la joie, que chasse le plaisir. La joie est timide et ne se plaît point dans les fêtes.

Le prince Albertinelli dit que miss Bell et ses deux amies françaises n’avaient pas besoin d’être malheureuses pour être parfaites et que la doctrine du perfectionnement par la souffrance était une cruauté barbare, en horreur au beau ciel de l’Italie. Puis, dans la langueur de la conversation, il se remit à chercher prudemment les phrases de la gracieuse et banale sicilienne, craignant de glisser sur un air du Trovatore, de même allure.

Vivian Bell interrogeait tout bas les monstres qu’elle avait fait naître, et se plaignait de leurs réponses absurdes et narquoises.

— En ce moment, disait-elle, je ne voudrais entendre que des figures de tapisseries qui diraient des choses pâles, anciennes et précieuses comme elles.

Et le beau prince, emporté maintenant au flot de la mélodie, chantait. Sa voix s’étalait, se nuait en queue de paon, se rengorgeait et puis mourait dans des « ah ! ah ! ah ! » pâmés.

La bonne madame Marmet, les yeux sur la porte vitrée, dit :

— Je crois que voici M. Dechartre.

Il entra, l’air vif, animé, avec de la joie sur son visage grave.

Miss Bell l’accueillit par des petits cris d’oiseau.

— Monsieur Dechartre, nous étions très impatients de vous voir. M. Choulette disait du mal des portes…, oui, des portes qui sont aux maisons, et il disait aussi que le malheur est un vieux gentleman très obligeant. Vous avez perdu toutes ces belles choses. Vous vous êtes beaucoup fait attendre, monsieur Dechartre ; pourquoi ?

Il s’excusa : il n’avait pris que le temps de passer à son hôtel, et de faire très peu de toilette. Il n’était même pas allé saluer son bon et grand ami, le San Marco de bronze, si touchant dans sa niche, au mur d’Or San Michele. Il donna des louanges à la poétesse et salua la comtesse Martin avec une joie à peine contenue :

— Avant de quitter Paris, je suis allé vous voir quai de Billy, où l’on m’a appris que vous étiez allée attendre le printemps à Fiesole, chez miss Bell. J’ai eu alors l’espoir de vous retrouver dans ce pays, que j’aime plus que jamais.

Elle lui demanda s’il avait passé d’abord à Venise, s’il avait revu, à Ravenne, les impératrices nimbées, les fantômes étincelants.

Non, il ne s’était arrêté nulle part.

Elle ne dit rien. Son regard restait fixé à l’angle du mur sur la cloche de Saint-Paulin.

Il lui dit :

— Vous regardez la nolette.

Vivian Bell jeta ses papiers et ses crayons.

— Vous verrez bientôt une merveille qui vous touchera davantage, monsieur Dechartre. J’ai mis la main sur la reine des petites cloches. Je l’ai trouvée à Rimini, dans un pressoir en ruine, qui sert aujourd’hui de magasin, où j’étais allée chercher de ces vieux bois pénétrés par l’huile, et qui sont devenus si durs, si sombres et si brillants. Je l’ai achetée, et l’ai fait emballer moi-même. Je l’attends, je ne vis plus. Vous verrez. Elle porte sur la panse un Christ en croix, entre la Vierge et saint Jean, avec la date de 1400 et les armes des Malatesta… Monsieur Dechartre, vous n’écoutez pas assez. Écoutez-moi beaucoup. En 1400, Lorenzo Ghiberti, qui fuyait la guerre et la peste, s’était réfugié à Rimini, chez Paolo Malatesta. C’est lui qui a certainement modelé les figures de ma cloche. Et vous verrez ici, la semaine prochaine, un ouvrage de Ghiberti.

On vint annoncer qu’elle était servie.

Elle s’excusa de les faire dîner à l’italienne. Son cuisinier était un poète de Fiesole.

À table, devant les fiasconi entourés de paille de maïs, ils parlèrent de ce bienheureux xve siècle qu’ils aimaient. Le prince Albertinelli loua les artistes de ce temps pour leur universalité, pour l’amour fervent qu’ils donnaient à leur art et pour le génie qui les dévorait. Il parlait avec emphase, d’une voix caressante.

Dechartre les admirait. Mais il les admirait d’une autre manière.

— Pour louer convenablement ces hommes, dit-il, qui, de Cimabuë à Masaccio, travaillèrent d’un si bon cœur, je voudrais que la louange fût modeste et précise. Il faudrait d’abord les montrer dans l’atelier, dans la boutique où ils vivaient en artisans. C’est là, en les voyant à l’ouvrage, qu’on goûterait leur simplicité et leur génie. Ils étaient ignorants et rudes. Ils avaient lu peu de chose et vu peu de chose. Les collines qui entourent Florence fermaient l’horizon de leurs yeux et de leur âme. Ils ne connaissaient que leur ville, l’Écriture sainte et quelques débris de sculptures antiques, étudiés, caressés avec amour.

— Vous dites bien, fit le professeur Arrighi. Ils n’avaient souci que d’employer les meilleurs procédés. Leur esprit était tout tendu à préparer l’enduit et à bien broyer les couleurs. Celui qui imagina de coller une toile sur le panneau, pour que la peinture ne se fendît pas avec le bois, passa pour un homme merveilleux. Chaque maître avait ses recettes et ses formules, qu’il tenait soigneusement cachées.

— Bienheureux temps, reprit Dechartre, où l’on n’avait pas soupçon de cette originalité que nous cherchons si avidement aujourd’hui. L’apprenti tâchait de faire comme le maître. Il n’avait pas d’autre ambition que de lui ressembler, et c’était sans le vouloir qu’il se montrait différent des autres. Ils travaillaient non pour la gloire, mais pour vivre.

— Ils avaient raison dit Choulette. Rien n’est meilleur que de travailler pour vivre.

— Le désir d’atteindre la postérité, poursuivit Dechartre, ne les troublait pas. Ne connaissant point le passé, ils ne concevaient point l’avenir, et leur rêve n’allait pas au delà de leur vie. Ils mettaient à bien faire une volonté puissante. Étant simples, ils ne se trompaient pas beaucoup, et voyaient la vérité que notre intelligence nous cache.

Cependant Choulette commençait de conter à madame Marmet la visite qu’il avait faite, dans la journée, à la princesse de la maison de France pour qui la marquise de Rieu lui avait donné une lettre de présentation. Il se plaisait à faire sentir que lui, le bohème et le vagabond, il avait été reçu par cette princesse royale chez laquelle ni miss Bell ni la comtesse Martin n’eussent été admises, et que le prince Albertinelli se flattait d’avoir rencontrée un jour dans une cérémonie.

— Elle se livre, dit le prince, aux pratiques d’une piété minutieuse.

— Elle est admirable de noblesse et de simplicité, dit Choulette. Dans sa maison, entourée de ses gentilshommes et de ses dames, elle fait observer l’étiquette la plus rigoureuse, afin que sa grandeur soit une pénitence, et elle va tous les matins laver le pavé de l’église. C’est une église de village où fréquentent les poules, tandis que le curé joue à la briscola avec le sacristain.

Et Choulette, se penchant sur la table, imita avec sa serviette la laveuse accroupie. Puis, relevant la tête, il dit gravement :

— Après une attente congrue dans des salons consécutifs, j’ai été admis à lui baiser la main.

Et il se tut.

Madame Martin impatientée demanda :

— Enfin qu’est-ce qu’elle vous a dit, cette princesse admirable de noblesse et de simplicité ?

— Elle m’a dit : « Avez-vous visité Florence ? On m’assure qu’il s’y est ouvert depuis peu de très beaux magasins, qui sont éclairés le soir. » Elle m’a dit encore : « Nous avons ici un bon pharmacien. Ceux d’Autriche ne sont pas meilleurs. Il m’a posé à la jambe, voilà six semaines, un emplâtre qui n’est pas encore tombé. » Telles sont les paroles que Marie-Thérèse daigna m’adresser. Ô simple grandeur ! ô vertu chrétienne ! ô fille de saint Louis ! ô merveilleux écho de votre voix, très sainte Élisabeth de Hongrie !

Madame Martin sourit. Elle pensait que Choulette se moquait. Mais il s’en défendit, indigné. Et miss Bell donna tort à son amie. C’était disait-elle, un penchant des Français de toujours croire qu’on plaisante.

Puis on revint aux idées d’art qui, dans ce pays, se respirent avec l’air.

— Pour moi, dit la comtesse Martin, je ne suis pas assez savante pour admirer Giotto et son école. Ce qui me frappe, c’est la sensualité de cet art du xve siècle, qu’on dit chrétien. Je n’ai vu de piété et de pureté que dans les images, pourtant bien jolies, de Fra Angelico. Le reste, ces figures de vierges et d’anges, sont voluptueuses, caressantes, et parfois d’une ingénuité perverse. Qu’ont-ils de religieux, ces jeunes rois mages, beaux comme des femmes, ce saint Sébastien, brillant de jeunesse, qui est comme le Bacchus douloureux du christianisme ?

Dechartre lui répondit qu’il pensait de même et qu’il fallait bien qu’ils eussent raison, elle et lui, puisque Savonarole était de leur avis, et que, ne trouvant de piété à aucun ouvrage d’art, il voulait les brûler tous.

— On voyait déjà, dit-il, à Florence, au temps de ce superbe Manfred, à demi musulman, des hommes qu’on disait de la secte d’Épicure et qui cherchaient des arguments contre l’existence de Dieu. Le beau Guido Cavalcanti méprisait les ignorants qui croyaient à l’âme immortelle. On citait de lui ce mot : « La mort des hommes est toute semblable à celle des bêtes. » Plus tard, quand l’antique beauté sortit des tombeaux, le ciel chrétien parut triste. Les peintres qui travaillaient dans les églises et dans les cloîtres n’étaient ni dévots, ni chastes. Le Pérugin était athée, et ne s’en cachait pas.

— Oui, dit miss Bell, mais on disait qu’il avait la tête dure, et que les vérités célestes ne pouvaient percer son crâne épais. Il était âpre et avare, et tout à fait enfoncé dans les intérêts matériels. Il ne pensait qu’à acheter des maisons.

Le professeur Arrighi prit la défense de Pietro Vanucci de Pérouse.

— C’était, dit-il, un homme probe. Et le prieur des Gesuati de Florence eut bien tort de se défier de lui. Ce religieux pratiquait l’art de fabriquer du bleu d’outremer en broyant des pierres de lapis-lazuli calcinées. L’outremer valait alors son poids d’or ; et le prieur, qui avait sans doute des secrets, estimait le sien plus précieux que le rubis et le saphir. Il demanda à Pietro Vanucci de décorer les deux cloîtres de son couvent, et il attendait des merveilles, moins de l’habileté du maître que de la beauté de cet outremer répandu sur les ciels. Tout le temps que le peintre travailla dans les cloîtres à l’histoire de Jésus-Christ, le prieur se tenait à son côté et lui présentait la poudre précieuse dans un petit sac qu’il ne lâchait jamais. Pietro y puisait, sous le regard du saint homme, et trempait son pinceau chargé de couleur dans un godet plein d’eau, avant d’en frotter l’enduit de la muraille. Il employait de la sorte une grande quantité de poudre. Et le bon père, voyant son sachet maigrir et s’épuiser, soupirait : « Jésus ! combien cette chaux dévore d’outremer ! » Quand les fresques furent terminées, quand le Pérugin eut reçu du religieux le prix convenu, il lui mit dans la main un paquet de poudre bleue : « Ceci est à vous, mon Père. Votre outremer que je prenais avec mon pinceau descendait au fond de mon godet, où je le recueillais chaque jour. Je vous le rends. Apprenez à vous fier aux hommes de bien. »

— Oh ! dit Thérèse, il n’y a rien d’extraordinaire à ce que le Pérugin ait été avare et probe. Ce ne sont pas toujours les gens intéressés qui sont les moins scrupuleux. Il y a beaucoup d’avares honnêtes.

— Naturellement, darling ! dit miss Bell. Les avares ne veulent rien devoir, et les prodigues trouvent très supportable d’avoir des dettes. Il ne pensent guère à l’argent qu’ils ont, et ils pensent encore moins à celui qu’ils doivent. Je n’ai pas dit que Pietro Vanucci, de Pérouse, était un homme sans probité. J’ai dit qu’il avait la tête dure, et qu’il achetait des maisons, beaucoup. Je suis bien contente d’apprendre qu’il a rendu l’outremer au prieur des Gesuati.

— Puisque votre Pietro était riche, dit Choulette, il devait rendre l’outremer. Les riches sont moralement tenus d’être probes ; les pauvres, non.

À ce moment, Choulette, à qui le maître d’hôtel présenta le bassin d’argent, tendit les mains pour recevoir l’eau parfumée de l’aiguière. C’était un vase ciselé et une coupe à double fond que miss Bell faisait passer, selon l’usage antique, à ses convives, après le repas.

— Je me lave les mains, dit-il du mal que madame Martin fait ou peut faire par ses paroles ou autrement.

Et il se leva, farouche, après miss Bell, qui sortait de table au bras du professeur Arrighi.

Dans le salon, elle dit, en servant le café :

— Monsieur Choulette, pourquoi nous condamnez-vous aux tristesses sauvages de l’égalité ? Pourquoi ? La flûte de Daphnis ne chanterait pas bien, si elle était faite de sept roseaux égaux. Vous voulez détruire les belles harmonies du maître et des serviteurs, de l’aristocrate et des artisans. Oh ! vous êtes un barbare, monsieur Choulette. Vous avez de la pitié pour les nécessiteux et vous n’avez pas de pitié pour la divine Beauté que vous exilez de ce monde. Vous la chassez, monsieur Choulette, vous la répudiez nue et pleurante. Soyez-en sûr ; elle ne restera pas sur la terre quand les pauvres petits hommes seront tous faibles, chétifs, ignorants. Oh ! défaire les groupes ingénieux que forment dans la société les hommes de conditions diverses, les humbles avec les magnifiques, c’est être l’ennemi des pauvres comme des riches, c’est être l’ennemi du genre humain.

— Les ennemis du genre humain ! répondit Choulette en sucrant son café, c’est ainsi que le dur Romain nommait les chrétiens qui lui enseignaient l’amour.

Dechartre, pendant ce temps, assis près de madame Martin, l’interrogeait sur ses goûts d’art et de beauté, soutenait, conduisait, animait ses admirations, la poussait parfois avec une brusquerie caressante, voulait qu’elle vît tout ce qu’il avait vu, qu’elle aimât tout ce qu’il aimait.

Il ne désirait pas moins qu’elle allât dans les jardins dès la fine pointe du printemps. Il la contemplait d’avance sur les nobles terrasses, il voyait déjà la lumière jouer à sa nuque et dans ses cheveux, l’ombre des lauriers descendre sur l’orbe assombri de ses yeux. Pour lui, la terre et le ciel de Florence n’avaient plus à faire qu’à servir de parure à cette jeune femme.

Il la loua de cette simplicité avec laquelle elle s’habillait, dans le caractère de sa forme et de sa grâce, de la franchise charmante des lignes qui naissaient de chacun de ses mouvements. Il aimait, disait-il, ces toilettes animées et vivantes, souples, spirituelles et libres, qu’on voit si rarement, qu’on n’oublie pas.

Très adulée, elle n’avait jamais entendu de louanges qui lui fissent plus de plaisir. Elle savait qu’elle s’habillait très bien, avec un goût hardi et sûr. Mais aucun homme, excepté son père, ne lui avait fait à ce sujet les compliments d’un connaisseur. Elle croyait les hommes capables seulement de sentir l’effet d’une toilette, sans en comprendre les détails ingénieux. Quelques-uns, qui avaient l’intelligence du chiffon, la dégoûtaient par un air efféminé et des goûts équivoques. Elle se résignait à ne voir apprécier les élégances de sa mise que par des femmes, qui y apportaient un esprit petit, de la malveillance et de l’envie. L’admiration artiste et mâle de Dechartre la surprit et lui plut. Elle reçut agréablement les louanges qu’il lui donnait, sans songer à les trouver trop intimes et presque indiscrètes.

— Alors, vous regardez les toilettes, monsieur Dechartre ?

Non, il n’en regardait guère. On voyait si peu de femmes bien habillées, même en ce temps, où les femmes s’habillent aussi bien et mieux que jamais ! Il ne prenait pas plaisir à voir marcher des paquets. Mais qu’une femme passât devant lui ayant le rythme et la ligne, il l’en bénissait.

Il poursuivit, d’une voix un peu plus élevée :

— Je ne puis songer à une femme qui prend soin de se parer chaque jour, sans méditer la grande leçon qu’elle donne aux artistes. Elle s’habille et se coiffe pour peu d’heures, et c’est un soin qui n’est pas perdu. Nous devons, comme elle, orner la vie sans penser à l’avenir. Peindre, sculpter, écrire pour la postérité n’est que la sottise de l’orgueil.

— Monsieur Dechartre, demanda le prince Albertinelli, que dites-vous, pour miss Bell, d’un peignoir mauve semé de fleurs d’argent ?

— Moi, dit Choulette, je pense si peu à l’avenir terrestre que j’ai écrit mes plus beaux poèmes sur des feuilles de papier à cigarettes. Elles se sont facilement évanouies, ne laissant à mes vers qu’une espèce d’existence métaphysique.

C’était un air de négligence qu’il se donnait. En fait, il n’avait jamais perdu une ligne de son écriture. Dechartre était plus sincère. Il n’avait point envie de se survivre. Miss Bell l’en blâma.

— Monsieur Dechartre, pour que la vie soit grande et pleine, il faut y mettre le passé et l’avenir. Nos œuvres de poésie et d’art, il faut les accomplir en l’honneur des morts, et dans la pensée de ceux qui naîtront. Et nous participerons ainsi de ce qui fut, de ce qui est et de ce qui sera. Vous ne voulez pas être immortel, monsieur Dechartre. Prenez garde que le Dieu vous entende.

Il répondit :

— Il me suffit de vivre un moment encore.

Et il prit congé, promettant de revenir le lendemain de bonne heure pour conduire madame Martin à la chapelle Brancacci.


Une heure plus tard, dans la chambre de goût esthétique, tapissée d’étoffes où des citronniers, chargés d’énormes fruits d’or, formaient comme un bois de féerie, Thérèse, la tête sur l’oreiller et son beau bras nu replié sur la tête, songeait, sous la lampe, et voyait flotter confusément devant elle les images de sa nouvelle vie : Vivian Bell et ses cloches, ces figures des préraphaélites légères comme des ombres, ces dames, ces cavaliers isolés, indifférents, au milieu des scènes pieuses, un peu tristes et regardant qui vient ; mieux plaisants ainsi, et plus amis dans leur douce léthargie ; et, le soir, à la villa de Fiesole, le prince Albertinelli, le professeur Arrighi, Choulette, les propos agiles, le jeu bizarre des idées, et Dechartre, l’œil jeune sur un visage un peu fatigué, l’air africain avec son teint bistré et sa barbe en pointe.

Elle songea qu’il avait une imagination charmante, une âme plus riche que toutes celles qui s’étaient ouvertes à elle, et un attrait auquel elle ne résistait plus. Elle lui avait toujours reconnu le don de plaire. Elle lui en découvrait maintenant la volonté. Cette idée lui fut délicieuse ; elle ferma les yeux comme pour la retenir. Puis, subitement, elle tressaillit.

Elle avait senti un coup sourd, frappé au dedans d’elle, dans le mystère de son être, un heurt douloureux. Elle eut la vision brusque, inattendue, de son ami, le fusil sous le bras, dans les bois. Il allait, de son pas ferme et régulier, dans l’allée profonde. Elle ne pouvait voir son visage, et cela la troublait. Elle ne lui en voulait plus. Elle n’était plus mécontente de lui. Maintenant, c’est d’elle-même qu’elle était mécontente. Et Robert allait droit devant lui sans tourner la tête, loin, toujours plus loin, jusqu’à n’être plus qu’un point noir dans le bois désolé. Elle se jugeait brusque et capricieuse, et dure, de l’avoir quitté sans adieu, même sans une lettre. C’était son ami, son seul ami. Elle n’en avait jamais eu d’autre. Elle pensa : « Je ne voudrais pas qu’il fût malheureux à cause de moi. »

Peu à peu, elle se rassura. Il l’aimait sans doute ; mais il n’était pas très sensible, pas ingénieux, heureusement, à s’inquiéter et à se tourmenter. Elle se dit : « Il chasse. Il est content. Il voit sa tante de Lannoix, qu’il admire… » Elle se tranquillisa et se remit dans la gaieté charmante et profonde de Florence. Elle avait mal vu, aux Offices, un tableau que Dechartre aimait. C’était une tête coupée de Méduse, une œuvre où Léonard, disait le sculpteur, avait exprimé la minutieuse profondeur et la finesse tragique de son génie. Elle voulait la revoir, déçue de ne l’avoir pas bien vue d’elle-même. Elle éteignit sa lampe et s’endormit.

Le matin, elle rêva qu’elle rencontrait, dans une église déserte, Robert Le Ménil enveloppé d’une pelisse de fourrure qu’elle ne lui connaissait pas. Il l’attendait, mais une foule de prêtres et de fidèles, survenue tout à coup, les avait séparés. Elle ne savait ce qu’il était devenu. Elle n’avait pu voir son visage et cela l’effrayait. S’étant réveillée, elle entendit à sa fenêtre, qu’elle avait laissée ouverte, un petit cri monotone et triste, et elle vit dans l’aube laiteuse passer une hirondelle. Alors, sans cause, sans raison, elle pleura. Elle pleura sur elle avec un désespoir d’enfant.