Calmann-Lévy (p. 1-30).


I


Elle donna un coup d’œil aux fauteuils assemblés devant la cheminée, à la table à thé, qui brillait dans l’ombre, et aux grandes gerbes pâles des fleurs, montant au-dessus des vases de Chine. Elle enfonça la main dans les branches fleuries des obiers pour faire jouer leurs boules argentées. Puis elle se regarda dans une glace avec une attention sérieuse. Elle se tenait de côté, le cou sur l’épaule, pour suivre le jet de sa forme fine dans le fourreau de satin noir autour duquel flottait une tunique légère, semée de perles où tremblaient des feux sombres. Elle s’approcha, curieuse de connaître son visage de ce jour-là. La glace lui rendit son regard avec tranquillité, comme si cette aimable femme, qu’elle examinait et qui ne lui déplaisait pas, vivait sans joie aiguë et sans tristesse profonde.

Aux murs du grand salon vide et muet, les figures des tapisseries, vagues comme des ombres, pâlissaient parmi leurs jeux antiques, en leurs grâces mourantes. Comme elles, les statuettes de terre cuite élevées sur des colonnettes, les groupes de vieux Saxe et les peintures de Sèvres, étagées dans les vitrines, disaient des choses passées. Sur un socle garni de bronzes précieux, le buste de marbre de quelque princesse royale, déguisée en Diane, le visage chiffonné, la poitrine audacieuse, s’échappait de sa draperie tourmentée, tandis qu’au plafond une Nuit, poudrée comme une marquise et environnée d’Amours, semait des fleurs. Tout sommeillait et l’on n’entendait que le pétillement du feu et le bruissement léger des perles dans la gaze.

S’étant détournée de la glace, elle alla soulever le coin d’un rideau et vit par la fenêtre, à travers les arbres noirs du quai, sous un jour blême, la Seine traîner ses moires jaunes. L’ennui du ciel et de l’eau se réfléchissait dans ses prunelles d’un gris fin. Le bateau passa, l’« Hirondelle », débouchant d’une arche du pont de l’Alma et portant d’humbles voyageurs vers Grenelle et Billancourt. Elle le suivit du regard tandis qu’il dérivait dans le courant fangeux, puis elle laissa retomber le rideau et, s’étant assise à son coin accoutumé du canapé, sous les buissons de fleurs, elle prit un livre jeté sur la table, à portée de sa main. Sur la couverture de toile paille brillait ce titre en or : Yseult la Blonde, par Vivian Bell. C’était un recueil de vers français composés par une Anglaise et imprimés à Londres. Elle l’ouvrit et lut au hasard :

Quand la cloche, faisant comme qui chante et prie,
Dit dans le ciel ému : « Je vous salue, Marie, »
La vierge, en visitant les pommiers du verger,
Frissonne d’avoir vu venir le messager
Qui lui présente un lys rouge et tel qu’on désire
Mourir de son parfum sitôt qu’on le respire.

La vierge au jardin clos, dans la douceur du soir,
Sent l’âme lui monter aux lèvres, et croit voir
Couler sa vie ainsi qu’un ruisseau qui s’épanche
En limpide filet de sa poitrine blanche.

Elle lisait, indifférente, distraite, attendant ses visites et songeant moins à la poésie qu’à la poétesse, cette miss Bell qui était peut-être son amie la plus agréable et qu’elle ne voyait presque jamais, qui, à chacune de leurs rencontres si rares, l’embrassait en l’appelant « darling », lui donnait brusquement du bec sur la joue, et gazouillait ; qui, laide et séduisante, presque un peu ridicule et tout à fait exquise, vivait à Fiesole, en esthète et en philosophe, cependant que l’Angleterre la célébrait comme sa poétesse la plus aimée. Ainsi que Vernon Lee et que Mary Robinson, elle s’était éprise de la vie et de l’art toscans ; et, sans même achever son Tristan, dont la première partie avait inspiré à Burne Jones de rêveuses aquarelles, elle faisait des vers provençaux et des vers français sur des pensées italiennes. Elle avait envoyé son Yseult la Blonde à « darling » avec une lettre pour l’inviter à passer un mois chez elle à Fiesole. Elle avait écrit : « Venez, vous verrez les plus belles choses du monde et vous les embellirez. »

Et « darling » se disait qu’elle n’irait pas, qu’elle était retenue à Paris. Mais l’idée de revoir miss Bell et l’Italie ne lui était pas indifférente. En feuilletant le livre, elle s’arrêta par hasard à ce vers :

Amour et gentil cœur sont une même chose.

Et elle se demanda, avec une ironie légère et très douce, si miss Bell avait aimé et ce que pouvaient bien être les amours de miss Bell. La poétesse avait à Fiesole un sigisbée, le prince Albertinelli. Très beau, il semblait bien épais et vulgaire pour plaire à une esthète qui mettait dans le désir d’aimer le mysticisme d’une Annonciation.  

— Bonjour, Thérèse ! Je suis vannée.

C’était la princesse Seniavine, souple dans ses fourrures qui semblaient tenir à sa chair brune et sauvage. Elle s’assit brusquement et, de sa voix rude, pourtant caressante, où il y avait de l’homme et de l’oiseau :

— Ce matin, j’ai traversé tout le Bois à pied avec le général Larivière. Je l’ai rencontré dans l’allée des Potins et je l’ai mené jusqu’au pont d’Argenteuil, où il voulait absolument acheter au gardien du Bois, pour me la donner, une pie savante, qui fait l’exercice avec un petit fusil. Je suis moulue.

— Mais pourquoi donc avez-vous entraîné le général jusqu’au pont d’Argenteuil ?

— Parce qu’il avait la goutte à l’orteil.

Thérèse haussa les épaules en souriant :

— Vous gaspillez votre méchanceté. Vous êtes une gâcheuse.

— Et vous voulez, chérie, que j’économise ma bonté et ma méchanceté en vue d’un placement sérieux ?

Elle but du vin de Tokay.

Précédé du bruit puissant de son souffle, le général Larivière s’avança, d’un pas lourd, baisa la main aux deux femmes et s’assit entre elles, l’air têtu et satisfait, l’œil retroussé, riant par tous les petits plis des tempes.  

— Comment va M. Martin-Bellème ? Toujours occupé ?

Thérèse croyait qu’il était à la Chambre, et même qu’il y faisait un discours.

La princesse Seniavine, qui mangeait des sandwichs au caviar, demanda à madame Martin pourquoi elle n’était pas venue hier chez madame Meillan. On avait joué la comédie.

— Une pièce scandinave. Est-ce que c’était réussi ?

— Oui. Je ne sais pas. J’étais dans le petit salon vert, sous le portrait du duc d’Orléans. M. Le Ménil est venu à moi et il m’a rendu un de ces services qu’on n’oublie pas. Il m’a sauvé de M. Garain.

Le général qui avait la pratique des annuaires et emmagasinait dans sa grosse tête tous les renseignements utiles, dressa l’oreille à ce nom.

— Garain, demanda-t-il, le ministre qui faisait partie du cabinet lors de l’exil des princes ?

— Lui-même. Je lui plaisais excessivement. Il me parlait des besoins de son cœur et me regardait avec une tendresse effrayante. Et de temps en temps, il contemplait en soupirant le portrait du duc d’Orléans. Je lui ai dit : « Monsieur Garain, vous confondez. C’est ma belle-sœur qui est orléaniste. Je ne le suis pas du tout, moi. » À ce moment, M. Le Ménil est venu me conduire au buffet. Il m’a fait de grands compliments… sur mes chevaux. Il m’a dit aussi qu’il n’y avait rien de plus beau que les bois, l’hiver. Il m’a parlé des loups et des louvarts. Cela m’a rafraîchie.

Le général, qui n’aimait pas les jeunes gens, dit qu’il avait rencontré Le Ménil, la veille, au Bois, galopant à tombeau ouvert.

Il déclara que les vieux cavaliers conservaient seuls la bonne tradition, que les gens du monde avaient maintenant le tort de monter comme des jockeys.

— De même pour l’escrime, ajouta-t-il. Autrefois…

La princesse Seniavine l’interrompit brusquement :

— Général, regardez donc comme madame Martin est jolie. Elle est toujours charmante, mais en ce moment elle l’est plus que jamais. C’est qu’elle s’ennuie. Rien ne lui va mieux que l’ennui. Depuis que nous sommes ici, nous l’embêtons ferme. Aussi voyez la : le front chargé, le regard vague, la bouche douloureuse. Une victime !

Elle bondit, embrassa tumultueusement Thérèse, et s’enfuit, laissant le général étonné.

Madame Martin-Bellème le supplia de ne pas écouter cette folle.  

Il se remit et demanda :

— Et vos poètes, madame ?

Il avait peine à pardonner à madame Martin son goût pour des gens qui écrivaient et n’étaient pas de son monde.

— Oui, vos poètes ? Qu’est devenu ce M. Choulette, qui vous fait des visites en cache-nez rouge ?

— Mes poètes, ils m’oublient, ils m’abandonnent. Il ne faut compter sur personne. Les hommes, les choses, rien n’est sûr. La vie est une trahison suivie. Il n’y a que cette pauvre miss Bell qui ne m’oublie pas. Elle m’a écrit de Florence et envoyé son livre.

— Miss Bell, n’est-ce pas cette jeune personne qui a l’air, avec ses cheveux jaunes frisottés, d’un petit chien d’appartement ?

Il calcula de tête et fut d’avis qu’elle devait bien avoir trente ans à cette heure.

Une vieille dame, portant avec une dignité modeste sa couronne de cheveux blancs, et un petit homme vif, l’œil fin, entrèrent coup sur coup : madame Marmet et M. Paul Vence. Puis, très roide, un carreau dans l’œil, parut M. Daniel Salomon, l’arbitre des élégances. Le général s’esquiva.

On parla du roman de la semaine. Madame Marmet avait plusieurs fois dîné avec l’auteur, un homme jeune et très aimable. Paul Vence trouvait le livre ennuyeux.  

— Oh ! soupira madame Martin, tous les livres sont ennuyeux. Mais les hommes sont plus ennuyeux que les livres. Et ils sont plus exigeants.

Madame Marmet fit connaître que son mari, qui avait beaucoup de goût littéraire, avait gardé jusqu’à la fin de ses jours l’horreur du naturalisme.

Veuve d’un membre de l’Académie des inscriptions, elle se parait dans les salons de son veuvage illustre ; douce et modeste, d’ailleurs, dans sa robe noire et sous ses beaux cheveux blancs.

Madame Martin dit à M. Daniel Salomon qu’elle voulait le consulter sur un groupe d’enfants.

— C’est du Saint-Cloud. Vous me direz si cela vous plaît. Vous me donnerez aussi votre avis, monsieur Vence, à moins que vous ne méprisiez ces bagatelles.

M. Daniel Salomon regarda Paul Vence à travers son carreau, avec une hauteur maussade.

Paul Vence faisait du regard le tour du salon :

— Vous avez de belles choses, madame. Ce ne serait rien encore. Mais vous n’avez que de belles choses et qui vous vont bien.

Elle ne cacha pas son plaisir de l’entendre parler de la sorte. Elle tenait Paul Vence pour le seul homme tout à fait intelligent qu’elle reçût. Elle l’avait apprécié avant que ses livres lui eussent donné une grande renommée. Sa mauvaise santé, son humeur noire, son labeur assidu l’éloignaient du monde. Ce petit homme bilieux n’était guère plaisant. Pourtant elle l’attirait. Elle estimait très haut son ironie profonde, sa fierté sauvage, son talent mûri dans la solitude, et elle l’admirait avec raison comme un excellent écrivain, l’auteur de beaux essais sur les arts et les mœurs.

Le salon s’emplit peu à peu d’une foule brillante. Il y avait maintenant dans le grand cercle des fauteuils madame de Vresson, dont on contait d’effroyables histoires et qui gardait, après vingt ans de scandales mal étouffés, des yeux d’enfant sur des joues virginales ; la vieille madame de Morlaine, qui poussait en cris perçants ses mots d’esprit, vive, éperdue, agitant ses formes monstrueuses comme une nageuse entourée de vessies ; madame Raymond, la femme de l’académicien ; madame Garain, la femme de l’ancien ministre ; trois autres dames encore ; et, debout contre la cheminée, M. Berthier d’Eyzelles, rédacteur du Journal des Débats, député, qui caressait ses favoris blancs et faisait la roue, tandis que madame de Morlaine lui criait :

— Votre article sur le bimétallisme, une perle, un bijou ! La fin surtout, une pure ivresse !  

Debout, au fond du salon, des jeunes gens de club, très graves, zézayaient entre eux :

— Qu’est-ce qu’il a fait pour obtenir le bouton aux chasses du prince ?

— Lui, rien. Sa femme, tout.

Ils avaient leur philosophie. L’un d’eux ne croyait pas aux promesses des hommes :

— Encore des types qui ne me vont pas du tout : le cœur sur la main et sur la bouche. « Vous vous présentez au cercle ? Je vous promets de vous donner une boule blanche… » Si elle sera blanche ? Un globe d’albâtre ! Une bille de neige ! On vote : Crac ! Une truffe ! La vie est une sale chose, quand j’y pense.

— Alors n’y pense pas, dit un troisième.

Daniel Salomon, qui s’était joint à eux, leur soufflait à l’oreille, de sa voix chaste, des secrets d’alcôve. Et à chaque révélation étrange sur madame Raymond, sur madame Berthier d’Eyzelles et sur la princesse Seniavine, il ajoutait négligemment :

— Tout le monde le sait.

Puis, peu à peu, la foule des visiteurs s’écoula. Il ne restait plus que madame Marmet et Paul Vence.

Celui-ci s’approcha de la comtesse Martin et lui demanda :

— Quand voulez-vous que je vous présente Dechartre ?  

C’était la seconde fois qu’il le lui demandait. Elle n’aimait pas à voir de nouveaux visages. Elle répondit avec beaucoup de détachement :

— Votre sculpteur ? Quand vous voudrez. J’ai vu de lui, au Champ de Mars, des médaillons qui sont très bien. Mais il produit peu. C’est un amateur, n’est-ce pas ?

— C’est un délicat. Il n’a pas besoin de travailler pour vivre. Il caresse ses figures avec une lenteur amoureuse. Mais ne vous y trompez pas, madame : il sait et il sent ; ce serait un maître s’il ne vivait pas seul. Je le connais depuis l’enfance. On le croit malveillant et chagrin. C’est un passionné et un timide. Ce qui lui manque, ce qui lui manquera toujours pour atteindre au plus haut de son art, c’est la simplicité d’esprit. Il s’inquiète, se trouble et gâte ses plus belles impressions. À mon avis, il était moins fait pour la statuaire que pour la poésie ou la philosophie. Il sait beaucoup, et vous serez étonnée de la richesse de son esprit.

Madame Marmet, bienveillante, approuva.

Elle plaisait au monde en paraissant s’y plaire. Elle écoutait beaucoup et parlait peu. Très complaisante, elle donnait du prix à sa complaisance en la faisant un peu attendre. Soit qu’elle eût vraiment du goût pour madame Martin, soit qu’elle sût montrer dans chaque maison où elle allait des marques discrètes de préférence, elle se chauffait, contente, comme une aïeule, au coin de cette cheminée de pur style Louis XVI, qui convenait à sa beauté de vieille dame indulgente. Il ne lui manquait là que son bichon.

— Comment va Toby ? lui demanda madame Martin. Monsieur Vence, connaissez-vous Toby ? Il a de longs poils de soie et un petit nez d’amour, noir.

Madame Marmet goûtait les louanges données à Toby, quand un vieillard rose et blond, aux cheveux bouclés, myope, presque aveugle sous ses lunettes d’or, bas sur jambes, butant contre les meubles, saluant les fauteuils vides, se jetant dans les glaces, poussa son nez crochu jusque devant madame Marmet qui le regarda, indignée.

C’était M. Schmoll, de l’Académie des inscriptions. Il souriait, grimaçant et poupin ; il tournait des madrigaux à la comtesse Martin avec cette voix héréditaire, rude et grasse, dont les Juifs ses pères pressaient leurs créanciers, les paysans d’Alsace, de Pologne et de Crimée. Il traînait lourdement ses phrases. Ce grand philologue, membre de l’Institut de France, savait toutes les langues excepté le français. Et Madame Martin s’amusait de ces galanteries lourdes et rouillées comme les ferrailles qu’étalent les brocanteurs, et parmi lesquelles tombaient quelques fleurs séchées de l’Anthologie. M. Schmoll était amateur des poètes et des femmes, et il avait de l’esprit.

Madame Marmet feignit de ne pas le connaître et sortit sans lui rendre son salut.

Quand il eut épuisé ses madrigaux, M. Schmoll devint sombre et pitoyable. Il gémit abondamment. Il poussa sur lui-même des plaintes aiguës ; il n’était ni assez décoré, ni assez pourvu de sinécures, ni suffisamment logé aux frais de l’État, lui, madame Schmoll et leurs cinq filles. Il se lamenta avec quelque grandeur. Un peu de l’âme d’Ézéchiel et de Jérémie était en lui.

Par malheur, traînant au ras de la table ses yeux lunettés d’or, il découvrit le livre de Vivian Bell.

— Ah ! Yseult la Blonde, s’écria-t-il amèrement : vous lisez ce livre, madame. Eh bien, sachez que mademoiselle Vivian Bell m’a volé une inscription, et que, de plus, elle l’a altérée en la mettant en vers ! Vous la trouverez à la page 109 du livre :

— Ne pleure pas, toi que j’aimais :
Ce qui n’est plus ne fut jamais.
— Laisse couler ma douleur sombre ;
Une ombre peut pleurer une ombre.

Vous entendez, madame : Une ombre peut pleurer une ombre. Eh bien ! Ces mots sont traduits textuellement d’une inscription funéraire que j’ai publiée et illustrée le premier. L’année dernière, un jour que je dînais chez vous, me trouvant placé à table à côté de mademoiselle Bell, je lui citai cette phrase qui lui plut beaucoup. À sa demande, dès le lendemain, je traduisis en français l’inscription tout entière et je la lui envoyai. Et voilà que je la trouve tronquée et dénaturée, dans ce volume de vers, avec ce titre : Sur la voie sacrée !… La voie sacrée, c’est moi !

Et il répéta, dans sa mauvaise humeur bouffonne :

— C’est moi, madame, la voie sacrée.

Il était contrarié que le poète n’eût pas parlé de lui à propos de cette inscription. Il aurait voulu lire son nom en tête de la pièce, dans les vers, à la rime. Il voulait toujours voir son nom partout. Et il le cherchait dans les journaux dont ses poches étaient bourrées. Mais il n’avait pas de rancune. Il n’en voulait pas à Miss Bell. Il convint de bonne grâce que c’était une personne très distinguée et la poétesse qui faisait aujourd’hui le plus d’honneur à l’Angleterre.

Quand il fut parti, la comtesse Martin demanda très ingénument à M. Paul Vence s’il savait pourquoi la bonne madame Marmet, bienveillante d’ordinaire, avait regardé M. Schmoll avec tant de colère et de silence. Il était surpris qu’elle ne sût pas.

— Je ne sais jamais rien.  

— Mais la querelle de Joseph Schmoll et de Louis Marmet, dont retentit si longtemps l’Institut, est restée fameuse. Elle n’a cessé que par la mort de Marmet, que son confrère implacable poursuivit jusqu’au Père-Lachaise.

» Le jour où l’on enterra ce pauvre Marmet, il tombait de la neige fondue. Nous étions mouillés et glacés jusqu’aux os. Au bord de la fosse, dans la brume, dans le vent, dans la boue, Schmoll lut sous son parapluie un discours plein de cruauté joviale et de pitié triomphante, qu’il porta ensuite aux journaux dans une voiture de deuil. Un ami maladroit le fit voir à la bonne Madame Marmet, qui en tomba évanouie. Est-il possible, madame, que vous n’ayez jamais entendu parler de cette querelle savante et féroce ?

» La langue étrusque en fut la cause. Marmet en faisait son unique étude. Il était surnommé Marmet l’Étrusque. Ni lui ni personne ne connaissait un seul mot de cette langue perdue jusqu’au dernier vestige. Schmoll répétait sans cesse à Marmet : « Vous savez que vous ne savez pas l’étrusque, mon cher confrère ; c’est en cela que vous êtes un savant honorable et un bon esprit. » Piqué par ces louanges cruelles, Marmet s’avisa de savoir un peu d’étrusque. Il lut à ses confrères des Inscriptions un mémoire sur le rôle des flexions dans l’idiome des anciens toscans.  

Madame Martin demanda ce que c’était qu’une flexion.

— Oh ! madame, si je vous donne des éclaircissements, nous allons tout embrouiller. Qu’il vous suffise de savoir que, dans ce mémoire, le pauvre Marmet citait des textes latins et les citait tout de travers. Or, Schmoll est un latiniste de grande valeur et, après Mommsen, le premier épigraphiste du monde.

» Il reprocha à son jeune confrère (Marmet n’avait pas cinquante ans) de lire trop bien l’étrusque et pas assez bien le latin. Depuis lors, Marmet n’eut plus de repos. À chaque séance, il était persiflé avec une férocité joyeuse et bafoué de telle sorte que, malgré sa douceur, il se fâcha. Schmoll est sans rancune. C’est une vertu de sa race. Il n’en veut pas à ceux qu’il persécute. Un jour, montant l’escalier de l’Institut, en compagnie de Renan et d’Oppert, il rencontra Marmet et lui tendit la main. Marmet refusa de la prendre et dit : « Je ne vous connais pas. — Me prenez-vous pour une inscription latine ? » répliqua Schmoll. C’est un peu de ce mot-là que le pauvre Marmet est mort et enterré. Vous comprenez maintenant que sa veuve, qui garde pieusement son souvenir, voie son ennemi d’un œil d’horreur.

— Et moi qui les ai fait dîner ensemble, l’un à côté de l’autre, tout contre !  

— Madame, ce n’était pas immoral, non, mais c’était cruel.

— Cher monsieur, je vais peut-être vous choquer, mais s’il fallait absolument choisir, j’aimerais mieux faire une chose immorale qu’une chose cruelle.

Un homme jeune, grand, maigre, le visage brun, coupé d’une longue moustache, entra, salua avec une brusque souplesse.

— Monsieur Vence, je crois que vous connaissez M. Le Ménil.

En effet, ils s’étaient déjà trouvés ensemble chez madame Martin et se voyaient quelquefois à la salle d’armes, où Le Ménil était assidu. La veille encore, ils s’étaient rencontrés chez madame Meillan.

— Madame Meillan, voilà une maison où l’on s’ennuie, dit Paul Vence.

— Pourtant on y reçoit des académiciens, dit M. Le Ménil. Je ne m’exagère pas leur valeur, mais c’est en somme une élite.

Madame Martin sourit :

— Nous savons, monsieur Le Ménil, que chez Madame Meillan vous vous êtes occupé des femmes plus que des académiciens. Vous avez conduit la princesse Seniavine au buffet et vous lui avez parlé de loups.

— Comment ? de loups ?  

— De loups, de louves et de louvarts, et des bois noircis par l’hiver. Nous avons trouvé qu’avec une si jolie personne c’était un entretien un peu farouche.

Paul Vence se leva.

— Ainsi vous me le permettez, madame ; je vous amènerai mon ami Dechartre. Il a grande envie de vous connaître et j’espère qu’il ne vous déplaira pas. Il a du mouvement et de la vie dans l’esprit. Il est plein d’idées.

Madame Martin l’arrêta :

— Oh ! je n’en demande pas tant. Les gens qui ont du naturel et qui se montrent tels qu’ils sont m’ennuient rarement, et quelquefois ils m’amusent.

Quand Paul Vence fut sorti, Le Ménil écouta décroître le bruit des pas dans l’antichambre et retomber le battant des portes ; puis s’approchant d’elle :

— Demain à trois heures chez nous, n’est-ce pas ?

— Vous m’aimez donc encore ?

Il la pressa de répondre pendant qu’ils étaient seuls ; elle répliqua, un peu taquine, qu’il était tard, qu’elle n’attendait plus de visites, et qu’il n’y avait que son mari qui pût entrer maintenant.

Il la supplia. Alors, sans se faire beaucoup prier :

— Tu veux ? Écoute : je serai libre demain toute la journée. Attends moi rue Spontini à trois heures. Nous irons nous promener après.

Il la remercia d’un regard. Puis, ayant repris sa place devant elle, à l’autre côté de la cheminée, il lui demanda ce que c’était que ce Dechartre qu’elle se faisait présenter.

— Je ne me le fais pas présenter. On me le présente. C’est un sculpteur.

Il se plaignit qu’elle eût besoin de voir de nouveaux visages.

— Un sculpteur ? Ils sont généralement un peu brutes, les sculpteurs.

— Oh ! celui-là sculpte si peu ! Mais, si vous êtes contrarié que je le reçoive, je ne le recevrai pas.

— Je serais contrarié si le monde vous prenait une partie du temps que vous me donnez.

— Mon ami, vous n’avez pas à vous plaindre que je sois trop mondaine. Je ne suis pas même allée hier chez madame Meillan.

— Vous avez raison de vous y montrer le moins possible : ce n’est pas une maison pour vous.

Il s’expliqua. Toutes les femmes qui y allaient avaient eu quelque aventure qu’on savait, qu’on racontait. Au reste, madame Meillan favorisait les intrigues. Il donna quelques exemples à l’appui.  

Elle, cependant, les mains étendues sur les bras du fauteuil dans un repos charmant, la tête penchée de côté, regardait mourir le feu. Sa pensée s’était envolée d’elle : il n’en restait plus rien à son visage un peu triste ni sur son corps alangui, plus désirable que jamais dans ce sommeil de l’âme. Elle garda quelque temps une immobilité profonde qui ajoutait à l’attrait de sa chair le charme des choses que l’art a créées.

Il lui demanda à quoi elle pensait. Échappant à demi à la magie mélancolique des braises et des cendres, elle dit :

— Nous irons demain, voulez-vous, dans des quartiers lointains, dans ces quartiers bizarres où l’on voit vivre les pauvres gens. J’aime les vieilles rues de misère.

Il lui promit de satisfaire son goût, tout en laissant voir qu’il le trouvait absurde. Ces promenades où elle l’entraînait quelquefois l’ennuyaient, et il les jugeait dangereuses ; on pouvait être vu.

— Et puisque nous avons réussi jusqu’à présent à ne pas faire parler de nous…

Elle secoua la tête.

— Croyez-vous qu’on n’a jamais parlé de nous ? Qu’on sache ou qu’on ne sache pas, on parle. Tout ne se sait pas, mais tout se dit.

Elle retomba dans sa songerie. Il la crut mécontente, fâchée pour une raison qu’elle ne disait pas. Il se pencha sur les beaux yeux vagues qui reflétaient les lueurs du foyer. Mais elle le rassura :

— Je ne sais pas du tout si on parle de moi. Et qu’est-ce que cela me fait ? Rien ne fait rien.

Il la quitta. Il allait dîner au cercle, où son ami Caumont, de passage à Paris, l’attendait. Elle le suivit des yeux avec une sympathie paisible. Puis elle se remit à lire dans les cendres.

 


Elle y revit les jours de son enfance, le château dans lequel elle passait les grands étés tristes, les bois taillés, le parc humide et sombre, le bassin où dormaient les eaux vertes, les nymphes de marbre sous les marronniers et le banc sur lequel elle pleurait et désirait mourir. Aujourd’hui encore, elle ignorait la cause de ces jeunes désespoirs, alors que l’éveil ardent de son imagination et le travail mystérieux de sa chair la jetaient dans un trouble mêlé de désirs et de craintes. Enfant, la vie lui faisait envie et peur. Et maintenant elle savait que vivre ne vaut pas tant d’inquiétude ni d’espérance, que c’est une chose très ordinaire. Elle devait s’y attendre. Pourquoi ne l’avait-elle pas prévu ? Elle songeait :

— Je voyais maman. C’était une bonne dame très simple et pas très heureuse. Je rêvais une destinée tout autre que la sienne. Pourquoi ? Je sentais autour de moi le goût fade de la vie, et j’aspirais l’avenir comme un air plein de sel et d’arômes. Pourquoi ? Qu’est-ce que je voulais, et qu’est-ce que j’attendais ? N’étais-je pas assez avertie de la tristesse de tout ?

Elle était née riche, dans l’éclat criard d’une fortune trop neuve. Fille de ce Montessuy, qui, d’abord petit employé dans une banque parisienne, fonda, gouverna deux grands établissements de crédit, trouva pour les soutenir aux heures difficiles les ressources d’un esprit fécond, la force invincible du caractère, un alliage unique de ruse et de probité, et traita de puissance à puissance avec le gouvernement, elle avait grandi dans ce château historique de Joinville acheté, restauré, meublé magnifiquement par son père et devenu en six ans, avec son parc et ses grandes eaux, l’égal en splendeur de Vaux-Le-Vicomte. Montessuy faisait rendre à la vie tout ce qu’elle peut donner. Athée instinctif et puissant, il voulait tous les biens de chair et toutes les choses désirables que produit cette terre. Il entassa dans la galerie et dans les salons de Joinville les tableaux de maîtres et les marbres précieux. À cinquante ans, il eut les plus belles femmes de théâtre et quelques femmes du monde dont il releva le luxe. Il jouissait de tout ce qu’il y a de précieux dans la société avec la brutalité de son tempérament et la finesse de son esprit.  

Cependant, la pauvre madame Montessuy, économe et soigneuse, languissait à Joinville, l’air chétif et pauvre, au regard des douze cariatides géantes qui, dans sa ruelle fermée par des balustres d’or, soutenaient le plafond où Lebrun avait peint les Titans foudroyés par Jupiter. C’est là, dans le lit de fer, dressé au pied du grand lit de parade, qu’elle mourut un soir, de tristesse et d’épuisement, n’ayant jamais aimé sur la terre que son mari et son petit salon de damas rouge de la rue de Maubeuge.

Elle n’avait point eu d’intimité avec sa fille, la sentant, d’instinct, trop loin d’elle, trop libre d’esprit, trop hardie de cœur, et devinant, en cette Thérèse, pourtant douce et bonne, le sang fort de Montessuy, cette ardeur d’âme et de chair qui l’avait tant fait souffrir, et qu’elle pardonnait à son mari mieux qu’à sa fille.

Mais lui, Montessuy, reconnaissait sa fille et l’aimait. Comme tous les grands carnassiers, il avait ses heures de gaîté charmante. Bien qu’il vécût beaucoup dehors, il s’arrangeait pour déjeuner presque tous les jours avec elle, et quelquefois il la menait promener. Il avait l’entente des bibelots et des chiffons. Du premier coup il voyait, réparait dans les toilettes de la jeune fille les désastres causés par le goût triste et voyant de madame Montessuy. Il instruisait, formait sa Thérèse. Brutal et savoureux, il l’amusait et l’attachait. Près d’elle son instinct, son appétit de conquêtes l’inspirait encore. Lui qui voulait toujours gagner, il gagnait aussi sa fille. Il l’enlevait à sa mère. Elle l’admirait, l’adorait.

Dans sa songerie, elle le revoyait au fond du passé, comme la joie unique de son enfance. Elle était encore persuadée qu’il n’y avait pas au monde un homme aussi aimable que son père.

À son entrée dans la vie, elle avait désespéré tout de suite de retrouver ailleurs une telle richesse naturelle, une telle plénitude de forces actives et pensantes. Ce découragement l’avait suivie dans le choix d’un mari, et, peut-être ensuite, dans un choix secret et plus libre.

Son mari, vraiment elle ne l’avait pas choisi du tout. Elle ne savait pas : elle s’était laissé marier par son père qui, veuf alors, embarrassé et inquiet du soin délicat d’une fille, au milieu d’une vie affairée et emportée, avait voulu, à son ordinaire, faire vite et bien. Il considéra les avantages extérieurs, les convenances, apprécia les quatre-vingts ans sonnés de noblesse impériale qu’apportait le comte Martin, avec la gloire héréditaire d’une famille qui avait donné des ministres au gouvernement de Juillet et à l’Empire libéral. L’idée ne lui était pas venue qu’elle pût trouver l’amour dans le mariage.  

Il se flattait qu’elle y trouverait la satisfaction des désirs fastueux qu’il lui prêtait, la joie d’être et de paraître, cette grandeur commune et forte, cette fierté vulgaire, cette domination matérielle, qui faisaient pour lui tout le prix de la vie, n’ayant pas, au reste, des idées très nettes sur le bonheur d’une honnête femme en ce monde, mais parfaitement sûr que sa fille resterait une honnête femme. C’était là dans son âme un point qu’il n’avait jamais remué, une certitude première.

En songeant à cette confiance absurde et naturelle, qui se raccordait si mal aux expériences et aux idées de Montessuy sur les femmes, elle sourit avec une ironie mélancolique. Et elle admirait mieux son père, trop sage pour se faire une sagesse importune.

Après tout, il ne l’avait pas si mal mariée, à juger le mariage ce qu’il est pour les gens de loisir. Son mari en valait bien un autre. Il était devenu très supportable. De tout ce qu’elle lisait dans les cendres, à la clarté voilée des lampes, de tous ses souvenirs, celui de la vie commune était le plus effacé. Elle en retrouvait quelques traits isolés d’une précision pénible, quelques images absurdes, une impression vague et fastidieuse. Ce temps avait peu duré et ne laissait rien après lui. Six ans passés, elle ne se rappelait même plus très bien comment elle avait repris sa liberté, tant la conquête en avait été prompte et facile sur ce mari froid, maladif, égoïste et poli, sur cet homme séché, jauni dans les affaires et dans la politique, laborieux, ambitieux, médiocre. Il n’aimait les femmes que par vanité, et il n’avait jamais aimé la sienne. La séparation avait été franche, entière. Et depuis lors, étrangers l’un à l’autre, ils se savaient gré tacitement de leur mutuelle délivrance, et elle aurait eu de l’amitié pour lui si elle ne l’avait trouvé rusé, sournois et trop subtil à lui tirer sa signature quand il avait besoin d’argent pour des entreprises où il mettait plus d’ostentation que d’avidité. À cela près, cet homme avec lequel elle dînait, causait tous les jours, habitait, voyageait, ne lui représentait rien, n’avait pas de signification pour elle.

Ramassée sur elle-même, la joue dans la main, devant le foyer éteint, comme une curieuse qui consulte une sibylle, tandis qu’elle repassait ces années de solitude, elle revit la figure du marquis de Ré. Elle la revit, celle-là, si nette et si précise qu’elle en resta surprise. Amené chez elle par son père qui le lui vanta, le marquis de Ré lui apparut grand et beau de trente ans de triomphes intimes et de gloires mondaines. Ses aventures lui faisaient cortège. Il avait séduit trois générations de femmes et laissé au cœur de toutes celles qu’il avait aimées un souvenir impérissable. Sa grâce virile, son élégance sobre et l’habitude de plaire prolongeaient sa jeunesse bien au delà du terme ordinaire. Il distingua tout particulièrement la jeune comtesse Martin. Les hommages de ce connaisseur la flattèrent. En ce moment elle se les rappelait encore avec plaisir. Il avait un tour merveilleux de conversation. Il l’amusa : elle le lui laissa voir, et dès lors, il se promit, dans son héroïque frivolité, de terminer dignement sa vie heureuse par la possession de cette jeune femme qu’il appréciait avant tout le monde, et qui visiblement avait du goût pour lui. Il déploya pour la prendre les roueries les plus savantes. Mais elle lui échappa très facilement.

Elle céda, deux ans plus tard, à Robert Le Ménil qui l’avait voulue fortement, avec toute la chaleur de sa jeunesse, toute la simplicité de son âme. Elle se disait : « Je me suis donnée à lui parce qu’il m’aimait. » C’était la vérité. La vérité, c’était aussi qu’un instinct sourd et puissant l’avait poussée et qu’elle avait obéi aux forces obscures de son être. Mais cela n’était point d’elle ; ce qui était d’elle et de sa conscience, c’est d’avoir cru, consenti, voulu un sentiment vrai. Elle avait cédé sitôt qu’elle s’était vue aimée jusqu’à la souffrance. Elle s’était donnée vite, avec simplicité. Il crut qu’elle s’était donnée légèrement. Il se trompait. Elle avait senti l’accablement devant l’irréparable et cette espèce de honte d’avoir subitement quelque chose à cacher. Tout ce qu’on avait chuchoté devant elle sur les femmes qui ont des amants vint bourdonner à ses oreilles brûlantes. Mais, fière et délicate, dans la perfection de son goût, elle eut soin de cacher le prix du don qu’elle faisait et de ne rien dire qui pût engager son ami au delà de ses sentiments. Il ne soupçonna pas ce malaise moral, qui d’ailleurs dura quelques jours à peine et fit place à une tranquillité parfaite. Après trois ans, elle s’approuvait d’une conduite innocente et naturelle. N’ayant fait de tort à personne, elle n’avait point de regrets. Elle était contente. Cette liaison, c’était encore la meilleure affaire de sa vie. Elle aimait, elle était aimée. Sans doute elle n’avait pas ressenti l’ivresse rêvée. Mais l’éprouve-t-on jamais ? Elle était l’amie d’un bon et honnête garçon, fort apprécié des femmes, très recherché dans le monde, qui passait pour dédaigneux et difficile et qui lui montrait un sentiment vrai. Le plaisir qu’elle lui donnait et la joie d’être belle pour lui l’attachait à cet ami. Il lui rendait la vie, non pas constamment délicieuse, mais très facile à supporter, et, par moments, agréable.

Ce qu’elle n’avait pas deviné dans sa solitude, malgré l’avertissement des malaises vagues et des tristesses sans causes, sa nature intime, son tempérament, sa vocation véritable, il les lui avait révélés. Elle se connut en le connaissant. Ce fut un étonnement heureux. Leurs sympathies n’étaient ni dans l’esprit ni dans l’âme. Elle avait pour lui un goût simple et précis qui ne s’usait pas vite. Et dans ce moment même elle se plaisait à l’idée de le retrouver le lendemain dans le petit appartement de la rue Spontini, où ils se voyaient depuis trois ans. C’est avec une petite secousse de tête assez violente, avec un haussement d’épaule plus brutal qu’on ne l’eût attendu de cette dame exquise que, seule au coin du feu maintenant éteint, elle se dit à elle-même : « Voilà ! J’ai besoin d’amour, moi ! »