Le Chateau de La Mothe. D’après une estampe du xviie siècle.

I

La Plaine dauphinoise et ses Châteaux forts. — Chaussagne et la Chapelle de Saint-Alban. — Les Châteaux de la Mothe et de la Buire. — Les prés de la Madeleine — Notre-Dame-de-Grâcs. — La Guillotière et ses hôtelleries. — Le Couvent des religieux de Picpus. — La Tibaudière et la Part-Dieu. — L’Hôpital des Passants. — Le Château et l’Église de Béchevelin. — L’Oratoire de La Vierge. — Tavernes et Guinguettes — Les danses au Broteau de la ville. — Les Archers de l’Arc en main. — Aspect général de Lyon vers la fin du règne de Louis XIII. — Le pont du Rhône, sa redoute et sa porte. — La Chapelle du Saint-Esprit.



La Chapelle du Saint-Esprit au xviie siècle.

es collines de Fourvière et de Saint-Sébastien, couronnées par le massif bleuâtre du Mont-d’Or, se distinguaient de très loin, vers le nord-ouest, au bout de l’immense plaine dauphinoise. Dans la brume légère du matin, on voyait briller deux ou trois clochers, blanchir au soleil quelques grosses tours, et se dessiner la ligne des fortifications qui enveloppaient les hauteurs. Partis, au point du jour, de la Verpillère, où ils avaient couché, les voyageurs venant en caravane d’Italie ou de Savoie par le Pont-de-Beauvoisin et la Tour-du-Pin, sous la conduite d’un messager à cheval, cheminaient, l’épée à la ceinture, le mousquet à l’arçon, sur l’interminable route serpentant à travers les vallonnements de la plaine. On traversait d’épaisses châtaigneraies, on passait à l’ombre fraiche de grands noyers ; puis l’horizon s’ouvrait de nouveau, déroulant dans l’air limpide l’ harmonieuse ondulation des coteaux, rompue çà et là par des bouquets de peupliers encadrant de leurs colonnes de feuillage les silhouettes dentelées des antiques châteaux forts. Pas une colline, pas un mamelon qui ne fût couronné d’une construction de l’époque féodale. En sortant de la Verpillière, aux lueurs du crépuscule, la petite troupe avait aperçu, au delà des marais, sur le coteau qui se dresse à l’occident, l’imposante forteresse de Falavier, profilant sur le ciel son donjon, ses tours et sa double enceinte de remparts. Plus loin, c’était le château de Toussieu, avec sa grosse tour à créneaux et à mâchicoulis ; en face, celui de Chandieu, flanqué de tours demi-circulaires et bâti sur une esplanade enveloppée de doubles murailles ; à l’est, le château du Colombier et, sur le coteau de Genas, celui de la Tour ; puis, sur un monticule à gauche, étalant au midi sa façade et ses deux rangs de terrasses précédées de larges avenues de sycomores, le château de Saint-Priest, élégant édifice de la Renaissance italienne, et son gros donjon à tourelles. De temps en temps, les cavaliers s’arrêtaient pour reprendre haleine et faire reposer leurs chevaux, car, de la Verpillière à Lyon, l’étape était de six bonnes heures ; ils regardaient passer des troupeaux de porcs et de moutons que des paysans conduisaient à la ville ; ils interrogeaient les muletiers, qui trottaient, avec un joyeux bruit de sonnailles, devant leurs bêtes chargées de marchandises. Heureux d’avoir traversé sans encombre les périlleux défilés des Alpes, nos étrangers se riaient du mauvais renom de cette partie du Dauphiné, que les méchantes langues prétendaient infestée de brigands, tout à la joie qu’ils se promettaient de voir bientôt,

… après tant de monts de neige tout couverts,

Tant de belles maisons et tant de métairies,

ils se remémoraient ce qu’ils avaient oui dire sur cette grande cité, « clef du royaume es frontières et marches de l’empire », dont ils allaient dans quelques instants franchir les portes : l’antiquité fabuleuse que lui attribuait la légende, son glorieux passé romain, dont ils retrouveraient encore à chaque pas des vestiges, son admirable situation entre le Nord et le Midi, au confluent de deux grands fleuves, si favorable en un temps où toutes les marchandises se transportaient par eau, la prodigieuse activité de son commerce, qui faisait de Lyon la première place du monde pour le négoce de l’argent ; enfin, l’accueil courtois et empressé que l’étranger était assuré de rencontrer dans cette grande ville cosmopolite, étape nécessaire pour qui venait d’Italie ou d’Allemagne, où l’on parlait toutes les langues, où Italiens, Suisses, Allemands savaient devoir trouver des compatriotes et, au besoin, des protecteurs. Et, pressant leurs courtauds, les voyageurs se répétaient ces vers de Clément Marot, passés pour ainsi dire en proverbe :

C’est un grand cas voir le mont Pelion,
Ou d’avoir veu les ruines de Troye ;
Mais qui ne voit la ville de Lyon,
Aucun plaisir à ses yeux il n’octroye.

La route laissait sur la droite le village de Saint-Denis-de-Bron, — où la population lyonnaise se portait en foule, chaque année, au mois d’octobre, le jour de la fête patronale ; passant entre la maison forte, à colombier, des Essards et le château des Tours, aujourd’hui englobé dans les dépendances de l’asile de Bron, elle traversait l’ancienne paroisse de Chaussagne, établie sur la hauteur à l’abri des inondations qui, au moyen âge, dévastèrent constamment la plaine, et disséminée autour de l’antique église de Saint-Alban devenue simple chapelle (et qui existe encore non loin de la route, dans l’hospice des Incurables). Un peu plus au nord, étaient les pentes boisées de Montchat, où, en 1656, la maison de campagne de l’ex-consul François Basset abriterait la reine Christine de Suède.

De l’extrémité du plateau, les regards embrassaient l’immense plaine verdoyante, sillonnée de ruisseaux et de lônes, semée de bouquets de saules et de peupliers, incrustée de petits lacs vers les bois de la Tête-d’Or ; parmi les prés et les pacquerages, s’étalaient les édifices et les maisons du « beau et grand bourg de la Guillotière », séparé de Lyon par le large Rhône et ses îles couvertes d’épais broteaux ; à l’ouest, fermant l’horizon, se dessinait, par delà les coteaux de Fourvière et de Sainte-Foy, la courbe bleuâtre des monts du Lyonnais, depuis le Pilat jusqu’au Mont-d’Or. Maintenant, on descendait en ligne droite. Au nord, derrière la maison forte des Tournelles, autour de laquelle devait se former plus tard Monplaisir, on apercevait la Ferrandière et Saint-Antoine, entre le chemin de Crémieu et celui de Villeurbanne ; au midi, entre le chemin d’Heyrieu et celui de Vénissieux, les domaines de Grange-Rouge, près des anciens fossés des Sarrazins, de Grange-Blanche, de Combe-Blanche (où est le cimetière actuel de la Guillotière) ; et plus loin, sur la route de Vienne, le vaste château de Champagneux, édifice du xve siècle, qui deviendra, au xixe, l’hospice de Saint-Jean-de-Dieu. — Placé comme en vedette aux portes du faubourg, le château de la Mothe, entouré de fossés, dressait fièrement son donjon et ses tours, témoins des brillantes réceptions qui avaient précédé les entrées solennelles du cardinal-légat du pape Paul IV, de la reine Marie de Médicis venant s’unir à son royal époux, de Louis XIII et d’Anne d’Autriche. Mais son heure de gloire était passée ; aucune reine ne viendrait plus ouïr la messe dans sa chapelle, consacrée aux oraisons des religieuses de Sainte-Élisabeth ; ses échos ne répéteraient plus les sons des fanfares accompagnant les cortèges royaux ; il n'y retentirait plus, à l’avenir, que les cris des élèves du collège de la Trinité jouant dans les préaux les jours de congé et, deux siècles plus tard, les sonneries de clairon, lorsque, à la suite de transformations diverses, le vieil édifice de la Renaissance serait enclavé dans l’enceinte d’un fort. Derrière le château de la Mothe, au bord du chemin de Vienne, contiguës à la chapelle de la Madeleine, succursale de Saint-Michel d’Ainay, et à celle de l’ancienne maladrerie de Saint-Lazare (angle des rues actuelles de la Madeleine et du Repos), s’étendaient les prairies où Bayard avait fait ses premières armes, le 20 juillet 1494, au tournoi donné par le sire de Vaudrey en présence du roi Charles VII, et où les habitants de Lyon viendraient en pèlerinage, chaque année, le 2 novembre, lorsque, à partir de 1606, les hôpitaux enterreraient leurs morts dans ce premier cimetière extra murs, dit de la Madeleine.

Les voyageurs s’étaient engagés dans la partie du faubourg appelée le Seron et arrivaient à l’endroit où le chemin de Crémieu, laissant au nord le château de la Buire dont on voyait pointer l’élégante tourelle à six pans, venait aboutir à la Grande-Rue de la Guillotière : c’était sur ce point, relativement élevé et préservé des inondations ordinaires du Rhône, que le centre de la population s’était porté d’abord, après avoir abandonné les hauteurs de Chaussagne. Sur la place actuelle de la Croix, se trouvait la nouvelle église de Notre-Dame-de-Grâce, qui avait, depuis peu de temps, succédé comme paroisse à elle de Saint-Alban ; elle devait disparaître vers la fin du xviie siècle ; la confrérie des Pénitents du Confalon de la Guillotière, qui y avait érigé une chapelle, irait alors s’installer dans une maison du chemin de la Table-Ronde (plus tard rue d’Ossaris, actuellement Grande-Rue de la Guillotière, 199, maison Forest). Près de là se trouvaient, dans la Grande-Rue, l’hôtellerie de la Table-Ronde, où, en 1475, saint Louis avait logé en revenant de la Terre Sainte, et, dans la rue de la Croix, l’hôtellerie de l'Écu de France, où, quatre ans après, les officiers du Parlement de Grenoble et ceux du présidial de Lyon s’étaient réunis pour assister à la discussion des droits de taille entre les Lyonnais, qui en étaient exempte, et les habitants de la Guillotière, qui en étaient écrasés. Sur la façade d’une maison de
la Grande-Rue, une inscription rappelait que Louis XI, revenant, par le Dauphiné, d’un pèlerinage à Notre-Dame du Puy, avait couché sous ce toit, une arche du pont ayant été emportée : L’an mil quatre cent septante six, louja ciens le noble roy Louis, la veille de Nostre-Dame de Mars.

De chaque côté de la Grande-Rue, s’ouvraient des auberges, à un ou deux étages, derrière lesquelles se trouvaient les cours, les écuries pour les chevaux, les entrepôts de fourrages et de marchandises ; suivant l’expression de Paradin, ce faubourg était « un grand magasin de fréquent commerce ». Les nombreux passages de gens de guerre, qui logeaient à la Guillotière par suite du privilège dont jouissait la ville de Lyon de ne pas les recevoir dans ses murs, l’affluence des étrangers qui arrivaient par les routes de Dauphiné ou d’Italie, avaient fait comme une vaste hôtellerie de cette agglomération qui ne comptait pas quinze cents habitants.

Le couvent des religieux du tiers ordre de Saint-François, dits de Picpus, établis sous Henri IV, formait la limite de la première partie du faubourg. Ce couvent, plus tard illustré par notre savant compatriote Henri Marchand, le Père Grégoire, auteur du fameux globe terrestre de la Bibliothèque de Lyon, occupait une vaste étendue de terrain, à la jonction de la Grande-Rue et de la route de Vienne. L’église, élevée grâce aux libéralités de l’ancien échevin Martin d’Ossaris, était dédiée à saint Louis : la tour carrée qui sert aujourd’hui de clocher à la paroisse de ce nom faisait partie de cette église conventuelle ; la voûte de celle-ci était peinte, assez médiocrement, au dire de Clapasson, « par un Français qui avoit demeuré longtemps à Gênes ». À la suite de l’église, et le long de la route de Vienne, se trouvaient le cloître des religieux, où l’Hospice des Vieillards devait s’installer en 1825, puis les jardins, à l’extrémité desquels s’élèverait, au xviiie siècle, l’église provisoire (no 8 de la rue actuelle de l’Hospice-des-Vieillards), qui remplacerait l’église paroissiale démolie de Notre-Dame-de-Grâce, jusqu’à ce que celle des Pères Picpus fut, en 1801, affectée au culte public. Au débouché du chemin de Vienne, et du côté nord de la Grande-Rue, on voyait l’hôtellerie de l’Abondance ; c’était sur son emplacement et sur les terrains contigus, au lieu du Grand-Pivot — les prés de l’« Académie » — que Bourgelat créerait, en 1761, l’École royale vétérinaire, première école de ce genre fondée en Europe (on voit encore les restes des bâtiments du côté de la rue Vendôme).

La seconde partie du bourg, ou quartier du Pont, commençait à la Rize ou ruisseau de la Mouche, qui allait couper, au midi, le chemin des Trois-Pierres, non loin du fameux logis de la Thibaudière. Au nord, on apercevait, dans son enceinte crénelée, la maison forte ou fief de la Part-Dieu, avec son pigeonnier, sa chapelle, ses écuries et ses granges (le centre était à l’intersection des rues Boileau et de la Part-Dieu), autour desquels s’étendait le beau domaine que Mme de Servient devait plus tard léguer aux Hospices.

Des deux côtés de la Grande-Rue, et jusqu’à la descente du pont du Rhône, il y avait encore plusieurs hôtelleries, dont les plus renommées étaient celle des Trois-Rois (à l’angle de la rue de ce nom, un écusson moderne en rappelle le souvenir), le logis de la Couronne, où, en l’année 1600, Marie de Médicis avait logé avec sa suite, la veille de son entrée solennelle, et celui de Saint-George, où le cardinal Barberini, neveu et légat du pape, reçut les harangues des autorités lyonnaises, le 18 avril 1625. Les pauvres pèlerins, les étrangers mendiants, les voyageurs nécessiteux ou malades, qui s’étaient attardés en chemin et arrivaient après la fermeture des portes de la ville ou étaient arrêtés par une inondation du Rhône, trouvaient un refuge à l’hôpital des Passants (dans la rue de ce nom et près du numéro 37 de la Grande-Rue). C’était un corps de bâtiment meublé de quelques lits et attenant à une humble chapelle. En ces temps de perpétuelles calamités, la charité chrétienne avait établi des hospices aux portes de toutes les villes, à la tête des ponts et le long des routes. On se présentait, à l’hôpital des Passants, muni d’un billet ; un frère recevait les voyageurs ; il leur préparait la couchée, leur donnait du pain et du vin, et leur faisait faire leurs « potages » avec des légumes du jardin ; au départ, on recevait encore un morceau de pain, et quelquefois une légère obole. L’hôpital des Passants était l’Asile de nuit de ce temps-là.

Sur le prolongement du chemin des Passants, s’amorçait, au côté sud de la Grande-Rue, un chemin (plus tard rue de la Vierge) qui rejoignait celui de Béchevelin. Ce dernier, partant de la descente du pont, longeait à l’est le pré des Danses ou des Repenties et se dirigeait au midi, vers les ruines du château et de l’église de Béchevelin. Au bord de la lône (qui couvrait du nord-ouest au sud-ouest les bâtiments actuels de l’Université), on apercevait encore, sur son monticule artificiel (en un point correspondant à l’intersection des rues de Marseille et de la Vitriolerie, juste en face de la rue Sainte Hélène), les vestiges de l’antique donjon de Béchevelin, et de sa double enceinte de murailles, que l’archevêque Jean de Bellesmains avait construits au xiie siècle pour défendre l’entrée de la ville et arrêter les incursions des Dauphins de Viennois ; un peu en arrière (rue de Marseille, entre les rues du Prado et du Rhône), se trouvaient les restes de l’ancienne église de Notre-Dame de Béchevelin, qui, bien que ruinée en 1562 par les calvinistes, demeurait, après son abandon, l’objet de la dévotion populaire ; et l’on sait que, même après l’entière destruction de l’église, le culte de Notre-Dame de Béchevelin devait se conserver d’une manière touchante dans un pauvre oratoire en planches élevé devant une image de la Vierge (à l’angle des rues de la Vierge et de Béchevelin), que la piété des fidèles ne cesserait d’orner d’ex-votos, jusqu’à ce que, à son tour, ce fragile édicule fût détruit par un obus pendant l’insurrection de 1834.

Aux approches du pont (qui commençait sur la place actuelle de ce nom), ce n’étaient plus que tavernes et guinguettes, entourées de jardinets et de vergers. Tout un peuple d’artisans et d’ouvriers y accourait les dimanches et jours de fêtes ; il s’y faisait maintes beuveries ; pendant la belle saison, l’on dinait sous les saulées, dans les prairies voisines, qui, pendant les foires, se couvraient de troupeaux de bœufs, de pores et de moutons ; puis on envahissait la grande île de Plantigny — le « broteau de la ville » — qui s’étendait aux pieds du pont, et là, sous les grands arbres, comme l’avaient fait leurs aïeux dès le xive siècle, au temps où Guillot donnait à boire dans sa grange du bord du Rhône, filles et garçons dansaient des branles, au son de la musette, jusqu’à ce que la nuit fût venue et que la cloche donnât le signal de la fermeture des portes de la ville :

Liaudo, pren don ton instrument,
Guillaumo, ta museta.
Grou Guillot, pren ta museta,
Et tuy ton obois, Michi :
Not danseran à la feta,
J’ay mon tambor per tochi.

C’était dans ce même « broteau » que, longtemps avant que le pont Morand fit communiquer la ville avec les prairies des Broteaux actuels, la jeunesse lyonnaise dansait le rigodon, en chantant le couplet populaire :

Allons au broteau…

Chaque année, au premier dimanche de mai, le tir du papegay, par la Compagnie des Archers de l’arc en main, amenait aussi une foule nombreuse de spectateurs dans une prairie située en face du Grand-Hôpital (à peu près vers la Préfecture actuelle) ; le Consulat était invité à la fête et un échevin faisait l’ouverture du prix, qui était toujours payé des deniers de la ville ; l’adroit tireur qui abattait l’oiseau de bois attaché au sommet de l’arbre était proclamé roi. Enfin, non loin de là, était l’emplacement (aujourd’hui occupé par le groupe scolaire de la rue Mazenod) sur lequel se créerait, au xviie siècle, le Jardin de la Butte, où les Chevaliers de l’Arquebuse de Villeneuve viendraient faire leurs exercices et, en 1771, nommeraient colonelle la marquise de Rochebaron.


Sur la rive droite du Rhône et aux flancs des collines, la grande ville apparaissait, au soleil, dans une atmosphère bleuissante qui estompait les arêtes des monuments, enveloppait les clochers, étageait les plans, harmonisait les lignes et les couleurs, fondait ensemble les notes blanches des nombreux édifices récemment construits et les tons sombres de ceux qu’avait revêtus la patine du temps. Avec ses murailles d’enceinte hérissées de tours et de bastions, ses six portes, sa redoute du pont du Rhône, son château-fort de Pierre-Scize dressant vers le nord sa silhouette massive, Lyon avait conservé, sous le règne de Louis XIII, les traits prononcés de la cité du moyen âge, son aspect menaçant et féodal.

Au premier plan, le fleuve, non endigué, très large, roulait en liberté ses flots tumultueux, rongeant, à gauche, les broteaux, où il formait des îles verdoyantes, battant, à droite, les solides murailles des courtines et des tours qui, au long de la rive, enfermaient la ville d’une ligne de défense continue depuis le bastion de Saint-Clair jusqu’au confluent. Derrière ce rempart, dans la multitude des maisons étroitement pressées les unes contre les autres et comme étouffant dans un espace trop parcimonieusement mesuré, s’élevait, en nombre qui semblait indéfini, des églises, des monastères, des hôpitaux, des chapelles, d’où s’élançaient des flèches entourées de clochetons et de pinacles, ou de hautes tours carrées coiffées de toitures basses à quatre pans.

À l’extrémité de la presqu’île, c’était la célèbre abbaye d’Ainay, son admirable église romane et ses magnifiques jardins, puis les Jésuites de Saint-Joseph ; au bord du Rhône, le monastère de Sainte-Élisabeth et les constructions monumentales de l’hospice de la Charité ; derrière, au milieu de vastes enclos pleins de verdures, les couvents de Sainte-Marie de Bellecour et des Bleues-Célestes ; plus loin, au bord de la Saône, celui de Sainte-Claire et l’église Saint-Michel. Franchissant du regard le large espace vide de la place Bellecour, on voyait, à la descente du pont du Rhône, l’antique chapelle du Saint-Esprit, blottie contre la porte donnant accès dans l’enceinte de la ville ; puis, en remontant le cours du fleuve, les bâtiments et l’église du Grand-Hôpital, derrière lesquels s’élevaient, à l’ouest, presque en droite ligne, le couvent des Jacobins et celui des Célestins, avec leurs superbes églises et leurs vastes dépendances ; plus au nord, sur le bord de la Saône, les Pères de Saint-Antoine. Près des courtines du Rhône, c’étaient encore les chapelles de Bon-Rencontre et des Pénitents du Confalon, le monastère et l’église des Cordeliers de Saint-Bonaventure, le Grand-Collège de la Trinité. Plus loin, l’église collégiale et paroisse de Saint-Nizier, abritant sous son ombre la petite chapelle Saint-Jacques ; l’église de Saint-Saturnin et l’abbaye royale des Bénédictines de Saint-Pierre, Notre Dame de la Platière, les Augustins de Saint-Vincent et l’abbaye de la Déserte ; les Carmes des Terreaux, l’hospice Sainte-Catherine, les Capucins du Petit-Forest, la chapelle de Saint-Claude ; enfin, au bord du fleuve, le monastère des Feuillants, la chapelle et le bastion de Saint-Clair. Aux flancs du coteau, parmi des jardins et de grands terrains plantés de vignes, s’échelonnaient, dans l’enceinte des remparts, limitée au nord par la chapelle et la porte de Saint-Sébastien — au delà de laquelle il n’y avait plus que des champs cultivés — les couvents des Ursulines et des Pères de l’Oratoire et, après le château de Bellevue, les monastères des Carmélites et des Chartreux.

Sur la rive droite de la Saône, au pied et sur les pentes de la colline de Fourvière, on comptait aussi un grand nombre d’églises, de chapelles et de couvents, C’était, au delà de la porte de Vaise, le monastère des Cordeliers de l’Observance ; sous le château fort de Pierre-Scize, la chapelle de la Chana ; perchés côte à côte sur le roc, les couvents des Carmes déchaussés et des Grands-Capucins ; puis les églises de Saint-Paul et de Saint-Laurent, la chapelle de Saint-Barthélemy ; après le Palais de Roanne, les églises contiguës de Saint-Jean, Saint-Étienne et Sainte-Croix, celle de Saint-Romain, et celle de Saint-Pierre-le-Vieux ; au milieu des verdures, l’abbaye royale de Chazaux et, tout au sommet de la colline couverte de vignes, de pelouses et de jardins entourant des habitations isolées, la petite église paroissiale de Saint-Thomas de Fourvière. En redescendant au midi, on voyait encore le monastère des Visitandines de l’Antiquaille, la chapelle de la Madeleine, au milieu du Gourguillon ; le couvent des Minimes et l’église collégiale de Saint-Just ; au-dessous des vignes et des terrasses soutenues par les arceaux romains, l’église Saint-George et la Commanderie, dont les tours baignaient dans la Saône ; enfin, au delà des remparts, qui dévalaient en zigzag, se trouvaient, sur le bord de la rivière, l’église et l’hôpital Saint-Laurent ; plus haut, dans les vignes, la chapelle de Saint-Roch, et, à l’horizon, le prieuré de Saint-Irénée, se profilant sur la découpure des aqueducs, « Apelles lui-même, écrivait un voyageur enthousiaste, ne pourrait peindre un tableau plus varié. »

Lyon, à cette époque, ne comptait pas moins de soixante-dix-huit églises ou chapelles ; quelques années plus tard, dans la seconde moitié du siècle, le nombre en était porté à environ quatre-vingt-dix. Les édifices affectés au culte, les monastères d’hommes et de femmes, les hospices et les hôpitaux, les collèges, enfin les habitations du personnel qui desservait ces établissements, tous composés de vastes constructions, de cours, de jardins et d’enclos, couvraient plus des trois quarts de la superficie de la ville, défalcation faite des terrains occupés par les rues, les places et les remparts. La multitude des clochers que l’on voyait surgir de toutes parts, la ceinture verdoyante des coteaux, où s’étageaient encore de somptueuses villas entourées de beaux ombrages, l’animation et le charme particulier que les deux fleuves ajoutaient au paysage, faisaient de Lyon l’une des plus belles cités du monde. Tous les étrangers qui l’avaient traversée la célébraient à l’envi ; Michel de Montaigne lui-même — et certes il n’avait pas l’émotion facile — déclare que la ville lui « pleut beaucoup à la veoir ».

Tassées dans l’étroit espace qui restait entre les enclos des communautés religieuses et les cloitres des abbayes, occupées par les habitations particulières n’offraient pas le moins intéressant coup d’œil. Elles étaient construites sans plan, sans règle ; chacun avait bâti sur son terrain, en suivant les ondulations des anciennes voies et sans trop s’assujettir à l’alignement, de sorte que, vues des hauteurs, elles semblaient jetées pêle-mêle, dans un enchevêtrement indescriptible. En outre, les rues étaient fort étroites, si étroites pour la plupart que les voitures y étaient inconnues et que deux mulets avec leur charge avaient de la peine à y passer de front ; non moins tortueuses qu’irrégulières, elles formaient, par endroits, de minuscules carrefours pompeusement baptisés, à la mode italienne, du nom de places. Et, comme il n’y avait point d’espace à perdre, les maisons envahissaient jusqu’aux berges de la Saône ; elles se disputaient la moindre parcelle de la rive, plongeaient leurs fondations dans l’eau, en dépit des menaces d’inondations périodiques, et avançaient jusque sur le courant leurs galeries de bois ; à défaut de sécurité, les pauvres habitants de ces maisons demi-lacustres avaient de l’air, de la lumière, et jouissaient du spectacle sans cesse renouvelé de la vie active des ports.

Rien de plus varié d’aspect que les constructions du Lyon d’alors. Il y en avait de très basses et de très hautes ; un grand nombre n’avaient qu’un ou deux étages ; beaucoup en avaient trois et même quatre ; quelques-unes de celles qui étaient adossées à la colline de Fourvière s’élevaient jusqu’à six ou sept étages, communiquant de plain-pied par des terrasses avec des escaliers ou des montées que l’on voyait serpenter à pic le long du coteau. Presque toutes les constructions étaient en pierre, sans enduit ; les plus riches, en belles pierres de taille ; les autres, en petits moellons tantôt taillés, tantôt bruts, ou même, les bicoques des quartiers pauvres, en vulgaires galets tirés du Rhône. Chétives, misérables, les maisons habitées par les affaneurs, les gens des ports, le bas peuple, véritables ruches humaines, se serraient les unes contre les autres, montrant leurs rangées d’étroites façades où il y avait à peine place pour deux petites fenêtres. Plus loin, les beaux hôtels de la Renaissance, les spacieuses demeures de la riche bourgeoisie, élevées tout récemment dans les nouveaux quartiers, rivalisaient avec les édifices publics par leur allure monumentale et le bon goût de leur architecture. Au-dessus de larges toits plats couverts de tuiles brunes, s’élançaient des tours renfermant pour la plupart un « advis », ou montée d’escalier, destiné à desservir les étages ; rondes, carrées, octogones, terminées en cônes ou en pyramides et surmontées de girouettes, quelquefois crénelées, garnies de meurtrières, couronnées d’un belvédère d’où la vue s’étendait sur la ville et les coteaux, ces tours donnaient un caractère de noblesse à la physionomie des édifices, elles ajoutaient à la perspective un accent pittoresque, et quand leurs revêtements de tôle ou de tuiles vernies étincelaient au soleil, on eût dit que Lyon possédait dans son enceinte des milliers de clochers. Et, en effet, lorsque venait à sonner l’angélus de midi, c’étaient, de tous les points de la ville, des tintements de cloches s’envolant des églises, des abbayes, des monastères, des chapelles, et ces aériennes sonneries dominaient un instant les bruits confus qui montaient de cette grande ville de cent mille âmes, au delà du grand fleuve grondant sous les arches du vieux pont, et des gros moulins, amarrés sous les courtines du Rhône, dont les roues, tantôt bruyantes et tantôt silencieuses, annonçaient aux étrangers, avant même qu’ils eussent franchi les portes, l’abondance ou la disette.

Tel était l’aspect extérieur de la ville à la fin du règne de Louis XIII. Au dire de l’Allemand Zinzerling, elle pouvait se glorifier de huit avantages : « C’est — écrivait-il — une double cité ; elle enferme dans son sein deux collines, elle occupe les rives de deux fleuves navigables et possède deux pittoresques ponts de pierre. On trouve donc, au milieu de ses immenses murailles, la montagne et la plaine, la terre et l’eau, des parties couvertes d’édifices, d’autres non encore bâties, c’est-à-dire des jardins, des vignobles, des prairies. On est également charmé, soit que d’en bas on regarde la ville haute, soit que d’en haut on promène les yeux sur la cité inférieure, sans pouvoir les rassasier… Je ne crains pas d’affirmer qu’on ne trouverait peut-être pas en Europe une seconde ville aussi avantageusement située. La Saône apporte aux Lyonnais le froment, le vin, le charbon, et bien d’autres denrées de première nécessité. Le Rhône leur fournit d’actives communications avec l’Italie, l’Espagne, l’Afrique, le Levant et l’Occident. C’est ainsi que l’on trouve dans cette ville une si grande quantité de commerçants et d’artisans, soit nationaux, soit étrangers, ayant leurs corporations et leurs privilèges. Au point de vue de l’alimentation, l’on y rencontre des avantages extrêmes ; elle produit du vin entre ses murs comme dans tout son territoire ; elle jouit en grande abondance de tous les biens de la terre, et le pays voit naître des fruits de toutes sortes. »

Vers la fin du xviie siècle, les jardins et les cultures de la presqu’île seront entamés par des constructions nouvelles : les ombrages y apparaîtront plus clairsemés ; les abbayes, les couvents verront des maisons s’élever en rangs pressés jusque sous les murs de leurs cloitres. Des rues éventreront les enclos. Puis, la population croissant, les maisons basses s’élèveront d’un étage ou deux ; elles continueront à monter, au xviiie siècle, creusant encore plus profondément les sombres couloirs des rues, jusqu’à ce que, la ville étouffant dans son enceinte, le besoin d’air et d’espace inspire, sous l’influence d’idées nouvelles de bien-être et d’hygiène, les grands travaux de Perrache et de Morand. En même temps, la ville gravira peu à peu les pentes de Saint-Just et de la Grand’Côte jusqu’à la ligne des fortifications. Au xixe siècle, faisant éclater son enceinte, elle escaladera les plateaux de Saint-Just et de la Croix-Rousse ; elle s’étendra, enfin, à perte de vue, dans la plaine de la Guillotière et des Broteaux. Néanmoins, elle aura toujours l’air de manquer de place ; ses nouvelles constructions, comme les anciennes, et sur les hauteurs comme dans la plaine, continueront à s’élever jusqu’à cinq et six étages ; elle conservera longtemps l’aspect sombre, austère, colossal, qui frappera Lamartine, et, cinquante ans plus tard, notre poète Joséphin Soulary, s’adressant aux Parisiens, pourra dire avec vérité, dans Mon Village de Lyon :

Nos huttes sont en fin moellon ;
L’art pour l’art y tient peu de marge ;
La mouche à miel y vil en long,
Sans jalouser voire frelon,
Qui vit en large.

Nos voyageurs vont maintenant franchir l’immense pont du Rhône. De la rive, très basse, d’où il monte en dos d’âne, il s’étend sur une longueur de deux cent quatre-vingt-douze toises (de la place actuelle du Pont jusqu’au milieu du quai de la rive droite), enjambant la grande île et le cours du fleuve. Ses dix-neuf arches sont inégales d’ouverture et de hauteur ; quelques-unes n’ont qu’une portion de cintre. Les piles, non moins dissemblables, ont de quatorze pieds d’épaisseur jusqu’à trente-cinq ; il y en a de toutes les époques ; à côté de très anciennes, qui menacent ruine, on en voit dont la pierre est toute blanche. Enfin, du côté de la Guillotière, une partie du pont est en bois ; elle ne sera construite en pierre qu’en 1661. Encore n’a-t-il pas fallu moins de quatre cents ans pour achever l’œuvre gigantesque, commencée à la fin du xiie siècle par les Frères Pontifes, sous les auspices des Confrères du Saint-Esprit. C’était une entreprise internationale qui intéressait toute la chrétienté ; les papes avaient puisé dans leur trésor et accordé des indulgences ; les évêques étaient montés en chaire pour engager les fidèles à participer de leurs deniers à cette œuvre pie qui devait leur mériter le pardon de leurs fautes. Mais, avec les moyens imparfaits de construction dont on disposait alors, les Frères Pontifes, les religieux de Hautecombe, ceux de Chassagne, avaient dû renoncer, les uns après les autres, à une lutte inégale contre l’impétuosité du fleuve et, depuis trois siècles, la ville, qui avait pris à son tour la construction à sa charge, n’avait cessé d’engloutir dans le lit du Rhône de grosses sommes d’argent et des monceaux de pierres tirées de son sol romain. Depuis qu’on était parvenu à lui fermer le passage vers la plaine dauphinoise et qu’on l’avait contraint, au moyen de pessières (digues), de refluer vers la ville, le Rhône, se précipitant sous les arches, sapait les enrochements et entraînait les pilotis ; une partie du pont était à peine achevée qu’une autre s’écroulait sous les affouillements ; chaque grande crue emportait deux ou trois piles. Alors, pendant que les constructeurs allaient chercher, aux Augustins ou à Fourvière, de ces gros « blocs de choin » couverts d’inscriptions latines, de ces beaux cippes funéraires en pierre blanche de Fay qui abondaient dans l’enceinte de la ville, il fallait se servir de bateaux pour traverser le fleuve ou, comme on l’avait fait pendant le séjour de Louis XII et de sa cour, établir une traille au port de la rue Neuve. La construction du pont avait duré quatre siècles ; les réparations n’auraient jamais de fin.

Par la voie étroite, où deux charrettes ont beaucoup de peine à passer de front, l’on monte en pente rapide, sur une longueur d’environ quarante toises, avant d’arriver au-dessus des arches marinières. De là, on domine le broteau de la ville, dont les grands arbres épandent de chaque côté leurs panaches de verdure. Sur une pile plongeant dans la lône, une croix, marquant les limites de la ville et du mandement de Béchevelin, s’élève à droite, à la place où une colonne, détruite par les calvinistes, avait été érigée pour perpétuer le souvenir des victoires de Louis XII sur les Vénitiens ; c’est jusque-là que sont conduits les gens chassés ou bannis de la cité.

Sur les avant-becs de la sixième pile à compter de la ville se dresse « la Redoute de la Sentinelle », haute et sombre tour carrée, percée de barbacanes et de meurtrières, flanquée d’échauguettes et munie d’une coulevrine. Anciennement couronnée de bours en charpente qui sont depuis longtemps tombés de vétusté, cette tour est maintenant surmontée d’une toiture à quatre pans, sans créneaux et couverte de tuiles, avec un lanternon au sommet. Entre les avant-corps, se tendent menaçantes les flèches soutenant les chaînes d’un pont-levis qui s’ouvre sur l’« arc de la Trappe ». Une sentinelle, armée d’une hallebarde, garde ce passage, fermé la nuit par deux lourdes portes. Après la Redoute, on se trouve au-dessus de l’arche de Saint-Nicolas et du grand courant du Rhône, dont les flots viennent se briser contre les éperons des piles avant d’aller, en aval, battre le rempart, au long duquel se voient, par-dessus le « parefou », une dizaine de moulins amarrés depuis le pont jusqu’aux bâtiments de la Charité. Là, commence la descente vers la ville. Quelques pas encore, et l’on arrive à la porte monumentale, bâtie sur la culée. Cette porte est flanquée de deux énormes tours rondes, dont les pieds baignent dans le Rhône et qui sont surmontées de toits aigus aux girouettes grinçantes. Au-dessus du portal, taille en pierre blanche de Lucenay, se voit un écusson gravé aux armes de la ville ; plus haut, court une galerie à mâchicoulis, couronnée d’une toiture percée de lucarnes à fronton triangulaire. À gauche, s’avance un large bastion. À droite, contiguë à la porte et plongeant elle-même dans le fleuve, apparaît, avec sa tour carrée, la chapelle du Saint-Esprit, fondée à la fin du xive siècle par la célèbre confrérie qui avait pour but de fournir à l’œuvre du pont du Rhône des ressources et des bras.

C’était à cet endroit du pont, et dans ce cadre pittoresque, qu’avaient eu lieu, depuis Louis XI jusqu’à Louis XIII, les réceptions solennelles des souverains et des grands personnages arrivant par les routes du Dauphiné avec leur suite de princes et de gentilshommes ; c’était là qu’ils avaient été harangués par le clergé et les autorités civiles, là que s’étaient formés les brillants cortèges décrits par nos annalistes ; c’était de là que, au milieu des acclamations du peuple, les rois avaient été conduits, sous le dais en drap d’or fleurdelisé porté par quatre conseillers de ville, à travers les rues décorées de tapisseries et d’arcs de triomphe. Cet endroit aussi avait été témoin de scènes lugubres et tragiques : l’arrivée, au milieu de la nuit, des messagers de Francois Ier, courant annoncer à la reine mère le désastre de Pavie et la captivité du roi ; l’exposition, au bout d’une lance, de la tête du malheureux Montecuculli, accusé à tort d’avoir empoisonné le Dauphin François ; l’entrée, à minuit, d’une troupe de soldats du baron des Adrets venant donner aux protestants cachés dans les murs de Lyon le signal de la guerre civile ; l’assassinat d’un gentilhomme dauphinois, « dagué » et jeté dans le fleuve sur l’ordre d’un capitaine pennon ; la noyade, exécutée par une populace furieuse, des cadavres de plusieurs huguenots. C’était encore à cette place que les bourgeois de Lyon, abandonnant le parti de la Ligue après l’abjuration de Henri IV, avaient désarmé les gardes et, au cri de : « Vive la liberté française ! » livré passage aux soldats du maréchal d’Ornano. Enfin, c’était contre le mur de cette porte que viendraient s’écraser, au retour de la fête de Bron, les deux cent seize victimes de la catastrophe du 11 octobre 1711.

Un étroit et sombre couloir, gardé par une seconde sentinelle, conduit de l’autre côté de la porte, qui est fermée par une barrière à claire-voie abritée d’un auvent. Là, divers bâtiments faisant corps avec la porte encombrent les abords du pont. À droite, c’est la chapelle du Saint-Esprit, aux verrières ornées d’écussons armoriés, devant laquelle, pendant trois siècles et jusqu’aux troubles de la Ligue, avait commencé, chaque année, le jour de la Pentecôte, après l’office de la confrérie, la fameuse mascarade du Checal fol, qui allait se terminer au confluent d’Ainay ; on lit sur la tour une ancienne inscription en mémoire du pape Innocent IV : pontem petrarum construxit pons animarum Une autre, plus récente, rappelle qu’en l’an 1619 et le neuvième du règne du roi Louis XIII, messire Nicolas de Neufville, marquis de Villeroy, gouverneur, les prévôt des marchands et échevins ont, « pour la commodité et sûreté du public, faict rebastir porte ». Dans un coin, sur une console fixée au mur, un curieux petit bas-relief représente une truie portant ses petits dans une hotte. — À gauche, et faisant pendant à la chapelle, un bâtiment surmonté d’une petite tour carrée sert de corps de garde ; il est occupé par des Suisses, en uniforme rouge relevé de bleu, que les étrangers, à leur langage, prennent pour des Allemands. Toutes les autres portes de la ville sont aussi gardées par des Suisses, soldés par le Consulat, mais placés sous les ordres du gouverneur ou de son lieutenant, chez qui les clefs doivent être portées chaque soir après la fermeture. À partir de 1670, les uniformes rouges seront remplacés par les uniformes blancs, à plastron et parements rouges, de la compagnie franche détachée du régiment de Lyonnais, qui fera le service des portes jusqu’au 31 mai 1791, époque à laquelle il sera supprimé. — Là est aussi la loge du commis à la porte. Les voyageurs sont invités par les gardes à mettre pied à terre et à faire connaître leurs noms et celui de l’hôtellerie où ils veulent loger ; le commis griffonne ces indications sur un bulletin, qu’il leur délivre avec son visa, en échange d’une gratification. Munis de ce bulletin, les étrangers peuvent désormais circuler librement dans l’enceinte de la ville et se faire recevoir à leur auberge.

Longtemps encore, cette entrée de Lyon restera telle que nous venons de la voir. Le vieux pont du Rhône conservera, pendant près de cent cinquante ans, son aspect moyenageux, avec ses tours, sa redoute et sa vénérable chapelle du Saint-Esprit. Celle-ci, fort délabrée, sera sacrifiée la première, en 1773, afin de faciliter le débouché du pont sur la rue Bourgchanin, devenue rue de la Barre. Quant à la porte, elle sera menacée, en 1791, lorsque la réunion du faubourg de la Guillotière à la ville de Lyon, l’abolition des droits d’entrée et la suppression des barrières l’auront rendue inutile ; on l’accusera non seulement d’obstruer l’entrée du pont, mais encore de présenter « une masse gothique et informe ». Toutefois, elle subsistera, ainsi que la « tournelle », pendant deux années encore, mais sans gloire. Données en location à un particulier qui devra remplir l’office de surveillant, la porte et la redoute du pont de la Guillotière n’assisteront aux lugubres péripéties du siège de 1793 que pour disparaître au milieu des représailles jacobines, comme tant d’autres victimes dont tout le crime sera d’appartenir à un passé abhorré.