Le Luxe, la Fonction de la richesse
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 547-573).
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ETUDES SOCIALES

LE LUXE
LA FONCTION DE LA RICHESSE

II[1]
LA LEGISLATION ET LE LUXE
LA FONCTION SOCIALE DE LA FORTUNE

Nous avons étudié, dans un précédent article, les divers caractères du luxe ; nous avons décrit les conditions où il est non seulement excusable, mais légitime, et où, soit économiquement, soit socialement, il se montre plutôt bienfaisant que nuisible. Il y a beaucoup d’injustice à le charger, en bloc et sans distinction, de tous les péchés d’Israël. Nous voudrions aujourd’hui dire quelques mots de la législation sur ou contre le luxe et, d’une manière plus générale, traiter de la grave question de la fonction sociale de la fortune.


I

Dans les âges aristocratiques, comme dans les sociétés démocratiques, les législateurs, au cours de l’histoire, se sont montrés en général plutôt hostiles au luxe. Trois raisons principales les ont guidés à ce sujet dans l’antiquité et se retrouvent encore, plus ou moins, chez les gouvernemens modernes : 1° la croyance que le luxe amollit, 2° le postulat philosophique de l’égalité des hommes ou, du moins, des citoyens, 3° une sorte de jalousie publique qui veut garder pour l’État ou pour les villes les manifestations de l’extrême opulence. L’histoire fourmille d’interdictions du luxe, aussi draconiennes qu’inefficaces. Il s’est passé en cette matière un phénomène analogue à celui de la lutte des législations contre l’intérêt de l’argent. On voulait empêcher les gens de tirer avantage de leur richesse, soit en la dépensant soit en la prêtant.

En Grèce, c’est Lycurgue qui paraît avoir le premier systématisé la prohibition légale du luxe. D’après Plutarque, personne à Sparte ne devait posséder une maison ou des ustensiles et meubles qui n’eussent pu être faits avec une simple hache et une scie ; les seuls assaisonnemens permis pour la nourriture étaient le sel et le vinaigre. A Locres, Zaleucus défendait de porter un anneau d’or ou des vêtemens de Milet, un seul verre de vin bu sans ordonnance du médecin entraînait la peine de mort. A Athènes, Solon, émule adouci de Lycurgue, réglementait surtout les toilettes des femmes, le luxe des festins et celui des funérailles; des inspecteurs étaient institués à l’effet de constater les contraventions aux règlemens.

Dans la société romaine, un autre sentiment commence à se manifester, qui a inspiré toute la politique du moyen âge en pareille matière, et qui se retrouve encore chez les débris des classes féodales en Allemagne, dans les pays musulmans, etc., c’est le sentiment aristocratique qui veut garder la hiérarchie traditionnelle et faire observer, dans la vie extérieure, les distances entre les classes. C’est à quoi veillaient surtout les censeurs. Avant eux, la loi des Douze Tables contenait déjà quelques restrictions du luxe des funérailles. La célèbre Lex Oppia de cultu mulierum en 215 avant Jésus-Christ, la Lex Orchia en l’an 187, la Lex Fannia en l’an 143 et nombre d’autres, tour à tour l’objet de rappels, puis de remises en vigueur et de clauses nouvelles, ne purent ni prévenir le luxe de toilette chez les femmes, ni les funérailles somptueuses, ni les repas extravagans. C’est surtout le parti aristocratique, Caton, Sylla ensuite, qui se complaisaient à ces interdictions, lesquelles visaient principalement les chevaliers et les autres classes enrichies par le commerce. Les combats et jeux de cirque étaient aussi réglementés par Sylla, de même que les jeux de hasard.

Au moyen âge et au commencement des temps modernes, les lois somptuaires reparaissent et se propagent. Le sentiment religieux n’y est pas toujours étranger; on voit ces lois renforcées aux momens d’enthousiasme chrétien et sous les princes austères, au temps des croisades, par exemple, et sous saint Louis. Le sentiment qui domine, toutefois, cette législation est celui que nous avons décrit : la jalousie des classes militaires, souvent gênées, contre les classes bourgeoises, enrichies et ascendantes. Il s’y mêle parfois aussi, dans les villes libres ou communes, un peu d’envie démocratique. Plus tard, des idées plus compliquées s’y ajoutent : celle de maintenir les fortunes de la noblesse en les préservant du gaspillage, puis d’empêcher les métaux précieux de sortir du pays pour payer des articles luxueux faits à l’étranger. C’est toujours, cependant, la pensée aristocratique qui est au fond de ces dispositions.

Comme le remarque l’économiste allemand Roscher, la législation somptuaire est très intéressante pour l’étude de la technologie et pour celle des rapports entre les classes. Le développement des lois sur le luxe, malgré leur inutilité, est intéressant à suivre. On veut traduire extérieurement les distinctions sociales, et l’on applique une sorte de loi des suspects à tout produit nouveau. Les chevaliers seuls doivent porter de l’or, les écuyers de l’argent, les premiers peuvent user de velours ou de damas ; les seconds de satin ou de taffetas.

Parmi les lois les plus célèbres contre le luxe, les érudits citent celles de Jacques d’Aragon en 1234, d’Edouard III d’Angleterre, de 1327 à 1377; — ce dernier est l’un des grands propagateurs de l’industrie de la laine et jalousait les tissus plus riches; — celles de Philippe le Bel de 1285 à 1314.

Au XIVe siècle la législation lutte surtout contre les fourrures, au XVIe contre la vaisselle d’or et d’argent. Au XVIIe siècle même et sous Colbert on trouve des ordonnances contre la vaisselle plate, avec injonction de la porter à la monnaie. Les besoins du trésor royal entrent pour beaucoup dans certaines de ces prescriptions.

En Allemagne, jusqu’au XVIIIe siècle, on relève de nombreuses ordonnances pour restreindre le luxe des enterremens ; c’étaient peut-être les mieux observées de toutes les lois somptuaires, parce qu’on y avait la complicité de l’héritier. Quant à celles sur les vêtemens, les banquets, etc., leur sort était d’être constamment violées.

Suivant qu’ils étaient plus ou moins positifs et avancés en civilisation, les peuples modernes renoncèrent plus ou moins tôt à cette législation. Les lois somptuaires durent peu en Italie. En France, elles s’atténuent à la fin du XVIe siècle et disparaissent complètement au commencement du XVIIe; en Prusse, on les retrouve jusqu’à la fin du dernier siècle. On ne saurait approuver l’intervention du législateur en ces matières. Il empiète ainsi, à tort et à travers, sans aucune lumière spéciale qui l’y autorise, sur le domaine de la liberté individuelle. Il arrêterait aussi une foule de progrès dus à la variété des consommations. Toutes les denrées nouvelles ont été alternativement prohibées par les États : au XVIe siècle, l’eau-de-vie, au XVIIe le tabac, au XVIIIe siècle, le café, ont été successivement l’objet de prohibitions mitigées, l’usage de ces substances n’étant permis que sur une ordonnance de médecin. Ces interdictions ne se rapportent peut-être pas uniquement au sentiment d’hostilité des pouvoirs publics contre le luxe ; elles prétendaient s’inspirer aussi du souci pour la classe populaire.

Ce n’est pas à dire que l’Etat ne puisse assujettir à des impôts des denrées qui sont d’un usage répandu, tout en n’étant pas d’une absolue nécessité, et qui offrent des inconvéniens hygiéniques ou sociaux. Pour l’alcool, le droit de taxation de l’Etat est manifeste, dans les circonstances présentes; ce n’est pas tant au point de vue du caractère superflu de la consommation que les gouvernemens peuvent alors se placer, c’est à celui de la nécessité de se récupérer de tous les maux qu’inflige à la communauté l’abus de l’alcool chez certains individus. L’ivrognerie est une cause constante de rixes, de désordres publics, de maladies graves, de crimes ou délits, d’aliénation mentale; elle inflige à l’Etat, aux départemens et aux communes de fortes dépenses et beaucoup de troubles pour la police, la justice, l’hospitalisation, l’assistance. Les taxes mises sur l’alcool, en vue d’obtenir de cette denrée le maximum de rendement fiscal, ont ainsi leur raison d’être. Dans une moindre mesure, une taxation de ce genre est licite pour le tabac qui, dans les lieux publics, expose à des désagrémens, par le contact et le peu de retenue des fumeurs, la population qui s’abstient de cette denrée.

L’Etat, toutefois, n’a nullement le droit de prohiber l’usage de telle ou telle marchandise, parce qu’il la juge superflue. Il doit laisser à l’initiative privée, aux sociétés de tempérance, par exemple, le soin de faire des prosélytes. Elles y parviennent. C’est en 1803, à Boston, que ces associations virent le jour. Elles proscrivaient d’abord seulement les spiritueux proprement dits, spirits : elles sont arrivées à interdire à leurs adhérens toutes les boissons artificielles autres que le thé, ce qui est excessif. Dès 1834, elles comptaient aux Etats-Unis un million et demi de membres, chiffre qui, avec le temps et le développement de la population, a dû plus que doubler. En Angleterre, vers le milieu de ce siècle, ces sociétés avaient déjà trois millions d’adhérens. Grâce à eux, la consommation de l’alcool a considérablement diminué en Angleterre, une première fois, de 1835 à 1853 où le nombre de gallons taxés (le gallon vaut 4 litres et demi) est tombé de 31 400 000 à 30 164 000, malgré l’accroissement de la population ; une seconde fois, de 1878 à 1892, où le produit cumulé des droits de douane et des droits d’excise sur les spiritueux a fléchi de 20 675 935 liv. sterl. (environ 517 millions de francs) à 20 121 535 liv. sterl. (approximativement 503 millions de francs), quoique dans l’intervalle la population ait passé de 33 943 773 âmes à 38 109 329[2], plus de 12 pour 100 d’augmentation; la consommation des spiritueux s’est donc réduite dans cette dernière période de 15 pour 100 par tête, sans prohibition absolue. On doit considérer comme une excentricité la législation célèbre de l’Etat de Maine, dans la fédération américaine, qui prohibe toute vente de boissons spiritueuses (vin compris) et remet à un fonctionnaire public le soin d’en délivrer exceptionnellement pour des objets très restreints, déterminés par la loi. Il y a là une présomptueuse incursion du législateur sur le domaine privé. On a remarqué, d’ailleurs, que la restriction de la consommation de l’alcool a été accompagnée par un énorme développement de l’opium et de la morphine (en 1880, 206 grammes d’opium et 24 grammes de morphine par tête dans la ville d’Albany, contre 43 grammes d’opium en 1855)[3].

Ainsi le pouvoir de taxation, en ne poussant jamais les droits au de la du point qui peut produire le maximum de rendement, est le seul moyen auquel l’Etat puisse légitimement recourir à l’endroit des denrées qui sont universellement reconnues comme dangereuses, à la condition que le danger ne soit pas seulement pour l’homme qui en fait usage et en abuse, mais, par voie de répercussion, pour la société en général. Encore l’État doit-il être très circonspect en pareille matière.

Ce n’est pas à dire qu’on ne puisse taxer aussi certains objets de luxe inoffensif; ceux-ci peuvent être soumis à un impôt, en qualité de symptômes de la richesse. En Angleterre et en France il y eut des impôts sur la poudre aux cheveux; dans le premier de ces pays, il en existe encore sur les armoiries; il y en a fréquemment sur les objets d’or et d’argent, les cartes à jouer, les billards, les chevaux, les voitures, les domestiques mâles, etc. ; on en a mis en Hollande sur les tulipes au beau temps de la manie pour ces fleurs. Certains de ces impôts peuvent se justifier ou s’excuser, non pas à titre de prohibition ou de restriction du luxe, ou d’intervention de l’Etat dans le choix des consommations, mais comme portant sur des signes assez précis de la richesse. En France, les taxes de ce genre produisent aujourd’hui une quarantaine de millions[4].

Quand ces taxes frappent modérément des objets qui se manifestent à l’extérieur ou dont soit la production, soit l’existence peut être vérifiée aisément sans inquisition, que d’ailleurs elles ne portent pas sur des minuties, on peut les tolérer. Mais il ne faut pas aller au delà. Les taxes somptuaires ont beaucoup d’inconvéniens : d’abord les goûts variant sensiblement d’une génération à l’autre, il arrive que le produit de la taxe va souvent en s’évanouissant, ce qui a été le cas pour l’impôt sur la poudre aux cheveux en Angleterre qui, après avoir rapporté plus d’un million de francs par an, fut aboli quand il ne produisait plus que 25 000 francs. Les droits sur les armoiries et les domestiques mâles ont été aussi en diminuant dans la Grande-Bretagne. C’est folie d’attendre beaucoup des taxes de ce genre; un impôt n’est très productif que lorsqu’il a une base très large, c’est-à-dire qu’il atteint la généralité des habitans ou des fortunes. Si les droits sur ces articles sont très élevés, on pousse à la fraude ou l’on met en jeu la loi de substitution.

Une certaine école, qui préconise l’impôt sur les capitaux et les jouissances, veut assujettir à des taxes les objets d’art, les collections, les bijoux, les bibliothèques et les meubles. De tels droits existent dans quelques pays : ou bien ils ne sont guère que nominaux à cause de la fraude, ou ils exigent une perception inquisitoriale, ou ils diminuent la valeur des objets taxés et en restreignent la production, ce qui n’est pas sans inconvénient pour certaines industries d’art et pour les artistes eux-mêmes. Le plus souvent, ce sont des taxes d’ostentation et de peu de produit, des taxes arbitraires, en outre, et incertaines en ce sens que l’impossibilité de vérifier exactement la matière imposable rend cette taxation prodigieusement inégale suivant les degrés de conscience des contribuables.

Des impôts directs annuels sur des objets non productifs de revenu, s’ils étaient exactement perçus, finiraient par supprimer ou restreindre beaucoup l’usage d’objets dont la production et la jouissance raffinent la société, sans préjudice pour personne. Aussi ne saurait-on approuver l’intervention de l’État dans les consommations, en dehors des quelques cas très spéciaux que nous avons indiqués et qu’il ne faut pas étendre. Adam Smith a signalé avec raison la contradiction où se mettent les gouvernemens quand ils prétendent interdire le luxe aux particuliers : « Etant eux-mêmes, et sans aucune exception (without any exception), les plus grands prodigues dans la société (the greatest spendthrifts in the society), si leur propre extravagance ne ruine pas l’Etat, celle de leurs sujets ne le fera pas[5]. » Le point de vue éthique ne doit, pas plus que l’appréhension de l’appauvrissement social, suggérer aux gouvernemens des mesures contre le luxe.

Dans un pays comme la France, des taxes rigoureuses sur le luxe seraient particulièrement nuisibles à l’ensemble des habitans. On ne doit pas oublier que nous sommes les grands fournisseurs d’objets de luxe de l’univers. Nos exportations d’objets fabriqués montent, on le sait, à 1 600 ou 1 700 millions de francs par année, après avoir dépassé 2 milliards. La bonne moitié de ces objets sont des articles de luxe, et beaucoup aussi de nos produits agricoles exportés; 250 millions de tissus de soie, 160 millions de tabletterie, bimbeloterie, brosserie, etc., 44 millions de modes et de fleurs artificielles, une forte partie des 129 millions de vêtemens et lingerie, des 111 millions d’ouvrages en peau et en cuir, des 49 millions de poterie, verres et cristaux, des 30 millions de bijouterie, des 15 millions d’horlogerie, des 14 millions d’objets de collection hors du commerce, des 12 millions de parfumerie, des 213 millions de vins, sans compter beaucoup d’autres objets qui figurent dans le caput mortuum des 423 millions d’autres marchandises. Parmi les 3 milliards 460 millions d’exportations françaises en 1892 on reste certainement au-dessous de la vérité en évaluant les objets de luxe au tiers au moins, soit à 1 100 ou 1 200 millions.

Nos ventes réelles d’objets de luxe aux étrangers dépassent considérablement ce chiffre. Il faut tenir compte de ce que j’ai appelé les exportations occultes : tous ces objets que de riches Européens et Américains, de passage sur notre terre de France, achètent sur notre territoire même, qu’ils y consomment ou qu’ils remportent au fond de leurs malles, sans que la douane en ait souci et les porte en compte. En articles de toilette, de bijouterie, d’ornement, ces exportations occultes ont une importance énorme.

Que la France vende 1 800 millions à 2 milliards annuellement d’objets de luxe aux étrangers, soit résidant sur son sol, soit habitant au dehors, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner. Avec ces objets de luxe nous achetons à bon compte les produits communs qui forment le gros de nos importations : les céréales, les laines, le coton, la houille crue, les grains et fruits oléagineux, les métaux divers, etc. Que les Américains s’avisent de mettre des droits de 30 pour 100 sur les tableaux ou sur les diamans, que dans la ville austère de Calvin on ait établi une taxe, peu productive, sur les collections d’art, c’est l’affaire de ces peuples rudes. Mais nous, Français, nous avons un véritable intérêt national à ne pas déchaîner le fisc contre le luxe, contre les objets d’art, contre les hauts prix qu’ils atteignent. La population de Paris ne vit guère que de ces travaux élégans et richement payés. Les ouvriers de Paris, s’ils entendaient leurs intérêts permanens, devraient être résolument conservateurs : s’ils gagnent plus que le paysan bas-breton ou limousin, quatre, cinq ou six fois plus et quelquefois davantage, avec une moindre durée de travail, c’est à l’inégalité des fortunes qu’ils le doivent. Le jour où les fortunes deviendraient égales, ou tout au moins se rapprocheraient de l’égalité, les salaires à Paris s’achemineraient mélancoliquement vers le taux des salaires de Quimper ou de Brive. Un économiste anglais, qui a eu assez de complaisance pour les tendances socialistes, M. Marshall, fait remarquer que la moyenne de revenu par tête dans le Royaume-Uni est d’environ 33 liv. sterl., ce qui représente 165 liv. sterl. ou 4 125 francs par famille de cinq personnes, et il ajoute : « Il n’y a pas peu de familles d’artisans dont les gains totaux dépassent 165 liv. sterl., si bien qu’elles perdraient à une égale distribution de la richesse[6]. » En France la moyenne du revenu par tête et par ménage est, certes, bien au-dessous de ces chiffres ; mais un très grand nombre d’ouvriers parisiens gagnent sensiblement plus que la moyenne du revenu français et se trouveraient lésés à une égale distribution des revenus : même ceux qui ne perdraient pas directement à l’égalité n’auraient aucun intérêt, néanmoins, à la rechercher.

La question du luxe n’est qu’une face d’une question plus vaste, celle de l’inégalité des conditions. Il est prouvé que l’inégalité des conditions arrêterait tout progrès dans la société et la ramènerait graduellement à la somnolence intellectuelle et aux privations matérielles des âges primitifs. La suppression du luxe aurait des effets moindres, mais analogues.

Au point de vue même des rapports sociaux, le luxe bien compris contribue à adoucir les mœurs, à amortir les grandes passions, à entretenir les goûts pacifiques. Quant à prétendre qu’il efféminé les peuples, au point de compromettre leur indépendance, l’histoire ne le témoigne pas. Les Parthes et les Scythes ont aussi bien disparu que les Grecs et les Romains; dans l’Hellade, l’indépendance de Sparte ne survécut pas à celle d’Athènes, et il ne reste presque rien de la première, tandis que la seconde a embelli la vie des peuples civilisés pour des séries indéfinies de siècles.


II

La fortune a une fonction économique d’une suprême importance ; elle forme et maintient le capital, ce que ni l’État ni les gens négligens ou incapables ne pourraient faire ; mais en dehors de cette suprême fonction économique, la fortune peut aussi et doit moralement, nous ne disons pas légalement, exercer une fonction sociale. Nous avons fait au luxe sa part légitime. Le but de la fortune n’est, cependant, pas le luxe ; celui-ci peut être un objet accessoire, parfaitement licite, légitime, honorable même, toute réserve faite des abus ; mais on ne doit pas devenir riche uniquement, ni principalement, pour vivre avec somptuosité, délicatesse ou élégance. La fortune, c’est-à-dire la richesse concentrée à un degré élevé dans les mains d’un individu, a une mission, une fonction sociale qu’elle tient de sa nature même et qu’elle est seule à pouvoir bien remplir.

La richesse est le pouvoir de commander des produits et du travail, par conséquent de donner une direction aux uns et à l’autre ; indirectement, sans éclat, mais très efficacement, plus intimement et plus familièrement, un homme riche est un conducteur d’hommes, comme un homme politique.

La fortune, qui est donc la richesse dans une certaine abondance aux mains d’un individu, constitue un pouvoir d’administrer. Ce pouvoir d’administrer, ou bien on l’a conquis, ou l’on en a hérité ; on peut n’en pas user et laisser les choses qui dépendent de soi aller à vau-l’eau ; alors la fortune a grande chance de se disperser et d’échapper aux mains incapables qui la détiennent. On peut s’en servir dans un intérêt purement égoïste ; alors on a des chances de devenir de plus en plus riche, en capitalisant de plus en plus, en étant utile à la société par des épargnes nouvelles; mais on ne remplit pas, dans toute sa plénitude, la fonction sociale de la fortune. On peut, au contraire, user de ce pouvoir d’administration en se plaçant à un point de vue élevé, général, sans que la personnalité en soit exclue.

L’Évangile a dit et toute la morale chrétienne a répété que les riches sont les administrateurs des biens des pauvres ou les économes des pauvres. Ce sont là de pieuses métaphores dont l’exagération, au point de vue humain, est évidente, mais qui contiennent une part de vérité, surtout la dernière. Un écrivain positiviste, M. Harrison, se demandait, en 1894, dans une revue américaine, le Forum, quel est l’usage des hommes riches dans une République. Quelques explications l’indiqueront.

Le premier devoir de la fortune, comme du capital en général, c’est de se conserver. La première faute, non seulement individuelle ou familiale, mais sociale, que puisse commettre un homme riche, c’est de diminuer sa richesse ; celle-ci étant un fonds, susceptible de perpétuité, utile pour la production et la direction des entreprises, la destruction, le gaspillage, l’émiettement de la richesse, soit par la prodigalité, soit même par une générosité imprudente, est une faute. Dans l’intérêt social, aussi bien que familial et personnel, chacun doit respecter et maintenir sa fortune.

Les revenus seuls peuvent être légitimement consommés. Quel usage en fera-t-on ? Une vie large est parfaitement permise ; elle n’a rien qui choque la morale. Elle est même, pourvu qu’elle reste en deçà des revenus, recommandable, dans la généralité des cas. Le luxe, bien compris, la décoration artistique de l’existence, sans vaine ostentation et frivole arrogance, est aussi un des emplois licites des revenus ; il est désirable, toutefois, que ce luxe se porte en grande partie sur des objets d’une certaine durée ; beaux meubles ayant un caractère artistique, tableaux, statues, gravures, objets de collection, ou à un autre point de vue : chevaux de race, animaux de choix; même, construction d’hôtels ou de châteaux ; il est légitime que les générations laissent quelques traces durables et élégantes de leur passage ; tout cela, toujours sous cette réserve qu’on ne gaspille pas sa fortune et que même on continue, dans une certaine mesure, à l’accroître.

Un certain accroissement de la fortune reste une des obligations, sinon morales, du moins économiques et à coup sûr familiales, qui s’imposent à l’homme riche. Celui-ci doit continuer, dans une certaine mesure, d’épargner et de créer du capital, pour procurer à l’ensemble de la société les moyens d’appliquer les inventions et les découvertes nouvelles, pour augmenter toujours le fonds productif qui allège les peines et augmente les produits de l’humanité. L’épargne, dans quelque situation de fortune que l’on soit, continue d’être un devoir, ne serait-ce que pour parer aux accidens qui sont toujours possibles. Les accidens ne viendront que trop tôt amoindrir ou détruire les fortunes ; il est prouvé que peu de grandes fortunes, de banque, de commerce ou d’industrie, se maintiennent sans notables atténuations, au delà de trois ou quatre générations. L’épargne reste donc un devoir pour l’homme riche ; mais elle ne doit plus absorber tout l’excédent de ses revenus au delà de la vie large et confortable. Une épargne de moitié du revenu ou d’un tiers du revenu pour les gens possédant les millions par dizaines, paraît en moyenne très suffisante ; pour ceux d’une moindre situation, elle peut être plus forte.

L’homme riche doit apporter le plus grand soin dans ses placemens; c’est là sa principale fonction économique, fonction difficile, délicate, essentielle, quoi qu’en pense le vulgaire. Ce pouvoir d’administration qui est dévolu à l’homme riche doit comporter à la fois une certaine hardiesse, sans témérité, et beaucoup de réflexion et d’études. C’est un métier et une fonction, l’une des fonctions, l’un des métiers et les plus importans et les plus compliqués de la société, que d’être capitaliste.

Précisément, pour se permettre une certaine hardiesse dans certains de ses placemens, il est indispensable que l’homme riche maintienne une assez large part à l’épargne, afin de compenser par elle les erreurs et les mécomptes possibles. L’imbécillité et la jalousie démocratique ne se rendent pas compte de ces tâches si malaisées qui s’imposent à la fortune.

Plus cette fortune est grande, plus la civilisation est perfectionnée, plus aussi le caractère de pouvoir d’administration doit prédominer dans la richesse sur le caractère de moyen de jouissance. C’est en cela que les gens riches, même au simple titre héréditaire, peuvent rendre et, par le fait, pour la plupart rendent de très grands services. Toutes ces vertus bourgeoises, bafouées par les irréguliers, les bohèmes, les décadens ou les sceptiques : l’ordre, la prudence, l’art de compter, de ménager, de distribuer, de conserver, d’augmenter, témoignent que la majorité de la classe riche, l’ensemble de cette classe, à quelques exceptions près qui expient tôt ou tard leurs fautes, remplit la fonction économique de la fortune.

Mais l’excédent des revenus au delà de l’épargne, au delà de ce qui défraie la vie confortable, large, le luxe élégant et discret, qu’en fera-t-on? C’est ici qu’apparaît le rôle social de la fortune.

Une des premières tâches des personnes qui ont de grandes fortunes, c’est de s’associer et de participer aux essais qui apparaissent comme utiles et dont les résultats sont incertains. Beaucoup de découvertes et d’inventions doivent traverser une période d’incubation ; ainsi l’éclairage électrique dans les temps récens ; à l’heure actuelle, le transport de la force par l’électricité, le morcellement et la dissémination de la force motrice dans de petits ateliers, la recherche de la photographie des couleurs, etc. Des quantités d’essais coûteux sont nécessités par la poursuite de ces progrès que l’on entrevoit comme possibles, comme prochains même, mais qui sont loin encore de la période d’application. Ces essais, ce ne sont pas, en dehors des hommes professionnels et techniques, les personnes simplement aisées qui les peuvent faire ; tout au plus leur est-il possible d’y consacrer quelques minces et insuffisantes oboles. C’est l’initiative privée des personnes sérieusement riches qui y peut pourvoir. Il ne s’agit pas pour elles de lancer toute leur fortune ni même une notable partie dans l’inconnu; il ne s’agit même pas d’y engager une fraction de leur capital, c’est-à-dire de leur fonds permanent, mais simplement une fraction de leurs revenus surabondans, tout en en laissant une autre fraction à l’épargne tout à fait solide. Ainsi, la fortune remplit sa fonction sociale qui est d’aider au progrès ; en fait, elle s’en acquitte plus souvent que ne le pense le vulgaire.

Ce n’est pas seulement l’expérimentation industrielle, c’est aussi l’expérimentation agricole qui entre dans la fonction sociale de la fortune. Les grands seigneurs anglais, au témoignage de Thorold Rogers, dans son Interprétation économique de l’histoire, ont merveilleusement rempli cette tâche au XVIIIe siècle, et dans ce temps, aussi d’après les récits d’Arthur Young, nombre de gentilshommes et de riches industriels ou financiers de France ne la négligeaient pas. Il est bon que tout lien ne soit pas rompu entre le sol et la partie de la population qui a l’habitude de la direction des grandes affaires et qui est à portée de se rendre compte des doctrines scientifiques. Ceux qui veulent bannir la grande propriété et dépecer la terre entière, par morceaux à peu près égaux, entre des paysans, médiocrement pourvus, par leurs conditions nécessaires de vie, de ressources et de lumières, sont les ennemis inconsciens du progrès agricole. La grande propriété moderne est l’école gratuite, le champ d’expériences novatrices, dont profite la petite propriété environnante. L’essai des cultures nouvelles, des semences bien sélectionnées, des instrumens perfectionnés, des méthodes que la science suggère, c’est au grand propriétaire opulent, c’est encore mieux au riche industriel, au commerçant, abritant ses vacances ou ses loisirs dans une campagne dont il guide l’exploitation, qu’incombe ce soin essentiel. Ce n’est pas l’Etat, instrument habituel de gaspillage, de favoritisme, manquant en tout cas de souplesse, d’initiative variée et le plus souvent de fonds pour les œuvres utiles de détail, qui peut remplir cette mission. Sans médire aucunement des professeurs d’agriculture et en rendant toute justice à leurs mérites et à leurs efforts, un ou deux opulens propriétaires progressifs font plus dans un district que toutes leurs leçons. De même, pour le choix de bons reproducteurs, pour les croisemens ou la sélection, pour l’amélioration des espèces végétales, les grands propriétaires riches ont un rôle à remplir, et chaque opulent industriel ou financier ayant des loisirs devrait consacrer une partie de son temps et une fraction de ses revenus (nous ne disons pas du tout de son capital) à cette œuvre noble et séduisante. Certains le font et, au lieu de gaspiller en locations de chasses des sommes improductives, se donnent le plaisir et se font l’honneur d’être des guides et des instructeurs indirects de la population rurale. Les concours agricoles fournissent bien des exemples de cette émulation. En Angleterre, ce sont des lords à fortunes énormes qui ont ainsi renouvelé et perfectionné les espèces animales domestiques, avec des béliers, des taureaux, achetés jusqu’à 4 ou 5 000 liv. sterl. sinon davantage (100 000 à 125 000 francs). Sans aller jusqu’à ces sommes énormes, on peut, dans des proportions efficaces, quoique modestes, contribuer à ce genre de progrès. Qu’une sorte de goût de sport et qu’un grain de vanité se mêle à ces essais, la fonction sociale de la fortune n’en est pas moins remplie. De même pour les reboisemens, la pisciculture, etc.

Il ne s’agit pas là d’expériences désordonnées, comme celles auxquelles se livrent des esprits incohérens ou imprudens et par lesquelles ils compromettent souvent et diminuent leur fortune ; il ne faut pas oublier que la maxime fondamentale est que le premier devoir du capital consiste à se conserver. Mais cette tâche d’expérimentation des progrès industriels et agricoles peut être assumée et suivie avec réflexion, circonspection, méthode, dotée seulement avec une fraction des revenus surabondans, non seulement sans compromettre le capital, mais même tout en laissant une large part à l’épargne annuelle.


III

La fonction sociale de la fortune est si essentielle en ce qui concerne l’exploitation du sol et la direction de la population rurale qu’on nous permettra d’y particulièrement insister. Les préjugés les plus funestes règnent à cet endroit, particulièrement dans les cercles législatifs et politiciens. On suppose qu’il y aurait avantage à développer de plus en plus la petite propriété aux dépens de la grande, à éliminer même complètement celle-ci: l’on ne voit pas qu’ainsi l’on se priverait du principal élément de progrès agricole.

La grande propriété, quand elle est en de bonnes mains, ne laisse pas d’avoir, en nombre d’occasions, une supériorité considérable, à divers points de vue, sur la petite. En général, la grande propriété moderne (nous distinguons nettement celle-ci de l’ancienne grande propriété nobiliaire) possède proportionnellement plus de capitaux que la petite. Outre que, jusqu’à un certain point, les capitaux acquièrent par la concentration une force qui dépasse celle qu’ils ont à l’état de dispersion, cette supériorité de capitaux est un avantage notable. On peut ainsi se pourvoir de plus de machines, faire au sol plus d’avances, et en recueillir par conséquent plus de fruits.

Quoique à un moindre degré qu’en industrie, le coût des installations en agriculture ne croît pas en raison directe de l’importance des surfaces ou des récoltes. Pour les cultures surtout qui ont un caractère industriel, et la plupart y tendent aujourd’hui, notamment pour la vigne, la betterave, l’élève du bétail, de grandes installations concentrées offrent une sensible économie de capital et de frais généraux par rapport à une multitude de petites installations destinées à un produit équivalent.

Une vaste cave, avec des foudres de 150 à 200 hectolitres chacun, pouvant contenir 10 000 ou 20 000 hectolitres de vin, une laiterie ou une fromagerie qui doit faire des centaines de quintaux de lait ou de fromage, des distilleries ou des féculeries énormes, sont loin de coûter autant comme frais d’établissement et d’exiger autant d’entretien ou de main-d’œuvre que le total des petites installations vingt fois ou cent fois moins importantes qui donnent, toutes réunies, une production égale.

Ces avantages, si sérieux qu’ils soient, se trouvent secondaires relativement à un autre qui les prime de beaucoup : l’avantage par excellence de la grande propriété moderne, c’est sa supériorité scientifique et industrielle; c’est cette qualité qui la rend indispensable à la bonne économie et au progrès d’une nation. Cette supériorité intellectuelle et scientifique des grands propriétaires modernes est le pivot de tous les progrès de l’agriculture. Elle l’a été dans le passé, elle l’est beaucoup plus encore dans le présent, et chaque jour son rôle s’élargira.

Même l’ancienne aristocratie foncière au XIIIe et au XIVe siècle en Angleterre, au XVIIIe siècle dans le même pays et en France aussi, a rendu de très grands services à cet égard, comme en témoigne Thorold Rogers, peu prévenu en faveur des hautes classes, dans son Interprétation économique de l’histoire.

La grande propriété moderne joue beaucoup plus régulièrement ce rôle d’introductrice du progrès qui n’a été rempli que passagèrement, à certaines époques, par l’ancienne grande propriété nobiliaire, souvent frivole ou obérée. Dans le temps présent ou le récent passé, ce sont les grands propriétaires du nord et du centre de la France qui ont modifié les assolemens, adopté de nouvelles cultures comme celle de la betterave, de nouveaux engrais comme le guano, les superphosphates, des amendemens comme le chaulage, le marnage, des reproducteurs de choix; qui ont essayé les semences perfectionnées, dont des agronomes connus, MM. Grandeau et Armand Gautier, attendent le doublement de la production du blé; des machines enfin de toute nature, lesquelles ont pour objet et pour effet, non seulement d’épargner de la main-d’œuvre, mais d’accroître la quantité des produits, d’en éviter la déperdition et parfois d’en améliorer la qualité.

Un souffle de recherche et de progrès anime la grande propriété moderne, tandis qu’un certain attachement à la routine, une naturelle timidité, tendent à caractériser la petite propriété.

On a bien vu ces deux dispositions contradictoires dans le midi de la France lors des crises qu’a traversées la vigne. C’est un grand propriétaire du département de l’Hérault, M. Marès, qui a inventé le traitement de l’oïdium avec le soufre ; c’est un grand propriétaire d’un des départemens voisins, M. Faucon, qui a appliqué la submersion pour lutter contre le phylloxéra; c’est une grande société viticole, celle des Salins du Midi, qui a fait connaître la résistance à l’insecte de la vigne plantée dans certains sables ; c’est sur le domaine d’un grand propriétaire de la Gironde, M. Johnston, qu’a été reconnue l’efficacité du sulfate de cuivre pour triompher du mildew ou peronospora.

Ce sont les grands propriétaires, particulièrement du département de l’Hérault, qui, luttant pendant quinze ans contre certains savans, notamment contre le grand chimiste Jean-Baptiste Dumas, qui voulait leur imposer le sulfure de carbone, et contre l’administration officielle qui préconisait exclusivement ce remède, ont avec des recherches infinies, une persévérance sans égale, des dépenses énormes, établi l’immunité des vignes américaines, sélectionné les plants, multiplié les essais et les expériences, et reconstitué plus de 600 000 hectares de vignes, presque soudainement détruits, en consacrant à cette œuvre, dans le seul département de l’Hérault, environ 300 millions de francs en une quinzaine d’années.

A l’heure actuelle, c’est aussi la grande propriété moderne qui fait des recherches incessantes pour lutter contre les autres ennemis de la vigne, l’anthracnose, le black rot; c’est elle qui a créé des hybrides ayant des qualités particulières, le « Petit Bouschet », « l’Alicante Bouschet » ; c’est elle aussi qui recherche les meilleures méthodes de vinification, qui introduit les fouloirs-égrappoirs, au lieu du procédé tout primitif d’écrasement de la grappe sous les pieds du vigneron, qui s’ingénie à varier les modes et la durée de la cuvaison, qui fait les expériences des levures artificielles, etc.

Les petits propriétaires n’ont pas l’esprit assez alerte pour prendre l’initiative de ces expériences ; l’Etat a trop de rigidité et de parti pris, pas assez de souplesse, pour suppléer en pareil cas à l’ingéniosité diversifiée de l’initiative privée. Les petits propriétaires, quoique leur intelligence dans cette partie de la France soit plus éveillée qu’ailleurs, se sont contentés d’imiter tardivement, quand, depuis de longues années, la démonstration de certains modes soit de plantation, soit de culture, soit de traitement, soit de cuvaison, était absolument et depuis longtemps décisive.

Lorsque, au contraire, en 1892, le phylloxéra a éclaté dans une région où domine la petite propriété et où la grande est assez rare, la Champagne, les journaux ont été remplis, à diverses reprises, de sortes d’émeutes de paysans s’opposant aux constatations et aux essais des inspecteurs phylloxériques, ne voulant entendre parler ni de mesures préservatrices ni de traitemens, et repoussant avec des injures et des violences ceux qui s’efforçaient de prévenir et de réparer le mal, exactement comme les paysans de certains villages reculés de la Russie repoussaient et maltraitaient les médecins dans l’épidémie cholérique de 1892.

Un avantage aussi de la grande propriété moderne, c’est la comptabilité agricole. J’ai appelé la comptabilité la conscience de l’industrie; les Italiens la nomment très heureusement ragioneria. Il ne peut y avoir aucune organisation méthodique, réduisant au minimum les chances possibles d’échecs et de déperditions, portant au maximum, au contraire, les chances de découverte et de progrès, sans comptabilité : or, non seulement, c’est la grande propriété qui a introduit la comptabilité agricole, mais elle est presque seule à la pratiquer.

Dans un pays pourtant de bon sens, de réflexion et de calcul, en Angleterre, on a rarement pu obtenir des fermiers, très supérieurs à la généralité des fermiers français et à beaucoup des petits propriétaires du continent, qu’ils tinssent une comptabilité régulière. Thorold Rogers s’en plaint; parlant des belles expériences et des grands succès agricoles de lord Lowell au XVIIIe siècle, il dit : « Les anciens du pays hochèrent sans doute la tête d’un air méfiant et se demandèrent ce qui sortirait de ces cultures de navets et de fourrages inventés de fraîche date. Quant aux fermiers, suivant de l’œil le développement des procédés nouveaux, ils les adoptèrent peu à peu: toutefois, ils ne peuvent jamais se résoudre, — Arthur Young s’en plaint, — à tenir une comptabilité régulière[7]. » Rogers, au contraire, vante l’excellente comptabilité de lord Lowell, le chef de la nouvelle école au XVIIIe siècle. Or, sans comptabilité, on va au hasard; l’absence de comptabilité rend d’ailleurs défiant, c’est-à-dire peu progressif, parce qu’on n’a aucun moyen de se rendre un compte exact des essais et des innovations, surtout de celles à résultat échelonné.

Nous avons souvent écrit cette formule : la grande propriété moderne. Il est important de se rendre compte du sens de cette locution. Cette expression ne s’applique pas aux latifundia, domaines gigantesques de 10 000, 20 000, 50 000 hectares ou davantage. Elle a des proportions beaucoup plus modestes. L’ancienne grande propriété féodale, reposant sur les majorats et les substitutions, confiée à des hommes qui, pour la plupart, ont peu de notions techniques, industrielles et scientifiques, ne remplit pas, dans un très grand nombre de cas, l’office que nous venons d’indiquer. Aussi, la suppression des majorats, des substitutions et de toute entrave au commerce de la terre, ainsi que des droits élevés sur les transactions immobilières, constitue-t-elle une des conditions essentielles de la bonne exploitation du sol.

La grande propriété moderne est celle qui appartient à de riches agriculteurs de profession, pourvus d’instruction et d’ouverture d’esprit, comme on en rencontre un grand nombre dans nos progressifs départemens du Nord et du Pas-de-Calais, entre autres, de la Gironde et de l’Hérault, de l’Aude et du Gard; ou bien encore, c’est celle qui est acquise par d’habiles industriels, auxquels leurs manufactures ou leur commerce ont procuré de larges fortunes et assurent de gros revenus. Le nombre de ces industriels, soit en activité, soit retirés des affaires, qui se laissent séduire à l’appât de la propriété foncière et aux attraits d’une exploitation agricole, devient de plus en plus considérable. C’est par cette catégorie de propriétaires surtout, ayant l’habitude de la précision, de la comptabilité, le sens de la hardiesse, la pratique des expériences et des essais, le goût des applications scientifiques, que la grande propriété moderne remplit sa fonction essentielle, l’une des plus importantes de la société[8]. Rien ne la peut remplacer. Cette grande propriété moderne est comme l’hélice qui communique toute l’impulsion à la production agricole et la fait avancer.

Il y a cette différence importante entre l’industrie et l’agriculture que, tandis que la grande industrie tend à éliminer la petite des branches de production où elle s’est établie, la grande propriété moderne et la petite propriété peuvent, au contraire, coexister, faire très bon ménage ensemble et se rendre de mutuels services.

La grande propriété est très utile aux petits propriétaires qui l’entourent; elle leur fournit de bonnes journées et leur permet de ne consacrer à la culture de leur champ que les heures surérogatoires, dont le produit, quel qu’il soit, est en quelque sorte tout profit pour eux.

La grande propriété moderne rend, en outre, à la petite propriété de précieux services intellectuels et moraux. Elle instruit la petite propriété; elle lui donne des leçons de choses, elle lui fournit des modèles. Souvent aussi elle lui prête des instrumens ou lui avance des semences et des plants.

A côté de ces grands propriétaires, il s’en trouve de moyens, disposant, par exemple, d’une propriété et d’un capital de 150 000 à 300 000 francs, et dont le rôle est fréquemment très efficace. Les petits propriétaires ne sont nulle part si prospères que lorsqu’ils se trouvent à côté d’un grand domaine intelligemment dirigé. Avec les progrès scientifiques, la terre, tout en conservant des inégalités naturelles, variant suivant les découvertes agronomiques, tend à devenir de plus en plus un instrument qui rend en proportion de l’habileté et des soins de celui qui le manie.

Il est bon parfois que des terres soient exploitées directement, même par de grands propriétaires qui n’y résident pas toute l’année. Cela permet de joindre la culture du sol à d’autres professions qui, bien loin de nuire à cette culture, aident au contraire à la perfectionner. On a souvent remarqué que des industriels et des commerçans enrichis sont très fréquemment d’excellens et surtout de progressifs agriculteurs. La direction générale d’une propriété leur apparaît comme une diversion et un repos, en même temps que comme l’application des méthodes d’expérimentation, de comptabilité qu’ils ont toujours pratiquées dans leur profession principale. Des savans aussi, chimistes ou autres, peuvent être d’excellens agriculteurs, tout en pratiquant leur profession principale, ce qui les oblige à ne pas résider toute l’année. Il est désirable que la direction de l’exploitation du sol incombe fréquemment à des hommes qui, par leur situation, leurs occupations, se trouvent au courant des progrès techniques et des progrès industriels, qui aient l’occasion de voyager et de comparer. À ce point de vue, le faire-valoir direct, même de la part de grands propriétaires non habituellement résidant, pourvu que ceux-ci ne soient pas de simples amateurs et qu’ils sachent choisir et surveiller leurs auxiliaires principaux, est une des conditions du progrès agricole. Le fermage, cependant, ne peut disparaître; il a sa grande utilité ; mais il n’est un régime vraiment fructueux et conciliant tous les intérêts que quand le propriétaire ne se désintéresse pas complètement de sa terre et ne se repose pas absolument sur le fermier du soin d’en tirer le meilleur parti possible. Le propriétaire, même sous le régime du fermage, a une fonction importante à remplir; s’il ne s’en acquitte pas, il est rare que le domaine ne finisse pas par décliner. Il doit d’abord choisir le fermier, ce qui exige beaucoup de discernement, fixer le prix de fermage, ce qui demande de la modération de sa part, car le prix maximum qu’il peut atteindre risque de décourager le fermier en temps de crise, consentir, quand c’est opportun ou légitime, des remises ou des délais. Voulût-on s’en tenir à ce simple rôle qu’il aurait déjà de l’importance et qu’on voit combien l’Etat serait incapable de le remplir, comme le proposent les socialistes : « Aucun propriétaire équitable ou intelligent, dit avec raison Thorold Rogers, n’exigera le maximum de la rente que donnerait la concurrence. Il voit ce que sa terre peut rapporter et n’invoquera pas comme excuse les offres que lui adressent des fermiers insensés. Quand un emprunteur offre 15 pour 100 d’intérêts à un banquier prudent, celui-ci s’empresse de lui refuser la moindre avance[9]. »

De même pour les remises et les délais, un propriétaire avisé doit savoir en apprécier la nécessité dans certaines circonstances et s’y résigner. L’économiste-historien que nous venons de citer dit à ce sujet : « Dans les temps primitifs, la coutume anglaise a voulu que toutes les améliorations permanentes et toutes les réparations fussent à la charge du propriétaire du fonds, qu’il s’agisse de propriétés rurales ou urbaines. Ayant élevé les bâtimens à ses frais, ce fut à lui de les entretenir quand il cessa de faire valoir lui-même. Au XVe siècle, il assurait même son tenancier contre des pertes extraordinaires. Ainsi New-College affermait un domaine dans le Wiltshire et assurait à son tenancier toute perte dépassant 10 pour 100 du nombre total de ses moutons. Le risque n’était pas minime, car en deux années consécutives, en 1447 et en 1448, le Collège remboursa 73 et 116 moutons sur cette seule occupation. En 1500 Magdalen-Collège remboursa 607 moutons à des tenanciers. Les charges traditionnelles du propriétaire n’étaient donc pas légères et il ne pouvait s’y soustraire [10]. » Sans qu’il existe ou qu’il doive exister d’obligation légale en ce sens, l’équité, de même que l’intérêt bien entendu, invitent le propriétaire à participer aux pertes exceptionnelles et qui ne pouvaient être prévues[11]. Quant à celles qui, au contraire, étaient susceptibles d’être prévenues soit par une bonne exploitation du fermier, un surcroît de soins, soit par des assurances, comme les pertes résultant de la grêle, il n’est ni légitime ni même désirable que le propriétaire s’y associe; ce serait dégager le fermier de tout soin et de toute prévoyance.

Le propriétaire de la terre affermée a une autre et très considérable fonction. Il est le représentant des intérêts permanens de la terre, tandis que le fermier ne se soucie que de l’exploitation pendant neuf ans, ou quinze ans, ou dix-neuf, et que, dans les dernières années de la période, il n’est plus, si l’on n’a pas renouvelé son bail d’avance, ce qui est souhaitable, qu’un tenancier tout à fait précaire. Le propriétaire doit donc exercer une certaine surveillance sur l’exploitation. Il doit, en outre, parer à toute détérioration soit du sol, soit des installations, soit des bâtimens, soit des plantations, y avoir toujours l’œil ouvert et intervenir à temps pour empêcher qu’une négligence prolongée n’amène un préjudice notable. Bien plus, il doit coopérer aux améliorations, y pousser le fermier, si celui-ci est routinier, l’y aider par des prêts à intérêt modéré, si celui-ci est à l’étroit. De toute façon il doit coopérer aux progrès ; car il est rare qu’une nouvelle méthode de culture n’exige pas certains perfectionnemens dans les bâtimens, dans les clôtures, dans les agencemens permanens qui sont à la charge du propriétaire : barrages, drainages, rigoles, nivellemens, etc.

La situation de propriétaire d’un bien même affermé est ainsi loin d’être une sinécure. Plus instruit, en général, que le fermier, vivant plus en contact avec les hommes qui s’occupent de science, possédant aussi plus de capitaux, le propriétaire, sauf le cas de fermiers exceptionnellement entreprenans, aisés et instruits, doit s’efforcer de faire que son domaine profite de toutes les applications efficaces de la science agronomique : il doit y contribuer par son influence, et fréquemment aussi par ses avances ou ses dépenses d’utilité permanente. Ainsi, la coopération harmonique du propriétaire et du fermier est une des conditions du succès prolongé du régime de fermage. C’est en partie parce que, à la suite d’une longue prospérité agricole et d’une période étendue de hauts prix, beaucoup de propriétaires, en France et en Angleterre ont trop oublié leur mission qu’il est devenu si difficile de trouver des fermiers solvables.

Quant à la disparition du fermage, elle n’est nullement désirable. Elle romprait tout lien avec la terre d’une partie des classes les plus intelligentes de la nation, de celles qui ont ou peuvent avoir l’esprit le plus ouvert au progrès et aux connaissances scientifiques, à savoir la plupart des hommes qui exercent les professions libérales, un grand nombre d’industriels et de commerçans Beaucoup de ces hommes peuvent utilement s’occuper, comme il a été dit plus haut, d’une propriété affermée et ne sauraient se charger complètement de son faire-valoir direct quand les propriétés qu’ils peuvent avoir ne se trouvent pas dans le voisinage strict de leur résidence. Or, quelle que soit l’importance de la division du travail, il est d’un haut intérêt économique et social que la population rurale, ne serait-ce que pour prévenir la torpeur intellectuelle, reste en contact fréquent avec la partie de la population qui, par ses occupations habituelles, a le plus la pratique soit des grandes affaires bien conduites, soit des recherches et des expériences scientifiques, soit des fluctuations économiques, soit enfin de la comptabilité rigoureuse. Rompre tout lien entre le sol et cette partie de la nation, ce serait nuire au premier et à la seconde, compromettre les progrès culturaux, détruire la plus utile influence réciproque que doivent exercer, l’une sur l’autre, la classe rurale et la classe adonnée aux professions qui entretiennent le mouvement dans l’esprit et le développement des connaissances.


IV

La deuxième fonction sociale de la fortune consiste dans les œuvres de patronage et de philanthropie rémunératrice. Ce mot de «philanthropie rémunératrice » peut étonner quelques personnes et prêter au sarcasme. Il est, cependant, très exact que les hommes riches rendraient de grands services sociaux, — quelques-uns en rendent d’ailleurs, — en s’acquittant de la tâche que nous désignons ainsi. Une partie des revenus des classes riches (nous parlons toujours des revenus et nullement des capitaux) doivent être consacrés à des entreprises d’utilité générale et populaire, qui, néanmoins, peuvent, bien gérées, produire une rémunération modeste, mais convenable.

Il se rencontre nombre d’œuvres qui peuvent être, dans une certaine mesure, productives pour les capitaux, mais où les chances de gains sont trop faibles, quoique n’étant pas complètement absentes, pour séduire les entrepreneurs privés, qui ne suivent que l’impulsion du strict intérêt personnel. Des hommes riches peuvent s’en charger en y consacrant une partie de leurs revenus, sans renoncer, pour cette fraction ainsi un peu aventurée, à tout intérêt, mais en limitant le montant de celui-ci.

Une enquête faite, il y a déjà une quinzaine d’années, par la Société industrielle de la Haute-Alsace, à l’occasion de l’exposition de 1878, a indiqué toute une série d’entreprises de ce genre, à la fois inspirées par un sentiment philanthropique et, cependant, indemnisant modestement les capitaux qui y étaient affectés : ainsi, les sociétés de crédit populaire, dont Schulze-Delitsch et Raiffeisen ont fourni d’admirables types, les sociétés coopératives de consommation, les assurances ouvrières, sous des formes très multipliées, les bains et les lavoirs pour les ouvriers ou pour la petite classe moyenne, les logemens ouvriers, les restaurans à bon marché, etc.

Tous ces organismes qui concernent le peuple ou la petite classe moyenne sont ordinairement dédaignés par les entrepreneurs professionnels, et par les capitalistes qui veulent s’affranchir de tout souci; ils le sont, en général, par la raison que le bénéfice y est trop aléatoire, ou restreint dans des limites trop étroites, ou qu’encore il faut pour la gestion de ces menues affaires trop de soins minutieux et de perte de temps.

C’est aux hommes riches, par un prélèvement sur leurs revenus disponibles, qu’il incombe de s’en occuper, non pas à titre d’aumône, mais à titre d’œuvre d’utilité générale, où il est licite, néanmoins, et légitime de recueillir un modeste intérêt. Il ne s’agit pas d’aventurer ses fonds, en les considérant d’avance comme perdus : les œuvres de ce genre, qui n’indemnisent nullement les fondateurs, ne peuvent avoir qu’un développement insuffisant. Il convient, au contraire, de constituer des associations qui, suivant, l’expression anglaise, soient self supporting, c’est-à-dire qui, étant rémunératrices dans une certaine mesure, portent en elles un germe de développement indéfini. Depuis un quart de siècle, en Angleterre, en Amérique et en France même, bien des organismes de cette nature se sont constitués et ont démontré l’applicabilité de cette méthode. On fixait, en général, autrefois, l’intérêt maximum à 4 p. 100 : l’excédent devait être porté à la réserve ou consacré à l’extension de l’œuvre. On pourrait aujourd’hui placer la limite d’intérêt à 3 1/2 p. 100, en rendant cet intérêt cumulatif, ce qui est une méthode fréquemment usitée en Angleterre et consiste, quand une année n’a pas fourni un intérêt déterminé, à le prélever sur les excédens des années suivantes. En recourant à cette combinaison, nombre d’œuvres très utiles pourraient non seulement apparaître, mais se propager.

Il convient que les associations constituées pour cet objet se maintiennent rigoureusement sur le self supporting principle, c’est-à-dire qu’elles se préoccupent d’être toujours rémunératrices, dans la mesure modeste que nous venons d’indiquer, qu’elles repoussent tout don de particuliers, de l’État ou des villes, toute subvention, toute faveur; si elles en acceptent, l’entreprise devient immédiatement artificielle et peut être nuisible, en écartant absolument toutes les entreprises analogues dont des capitalistes ordinaires pourraient se charger. Tous les capitaux employés par ces associations doivent, sans exception, être rémunérés au taux uniforme qui vient d’être énoncé ; les actionnaires ou obligataires qui ne voudraient pas toucher l’intérêt n’auraient qu’à le capitaliser en souscrivant des actions ou des obligations nouvelles, les unes et les autres destinées à porter intérêt.

Cette méthode, qui ménage une rémunération en la limitant, est la seule qui soit efficace pour des œuvres considérables d’utilité populaire.

Outre les nombreux exemples fournis, de 1850 à l’heure actuelle, par l’Alsace, en voici d’autres qui constituent une démonstration irréfragable : il s’agit des logemens destinés aux gens à petit revenu, ouvriers, petits employés, etc. M. Arthur Raffalovich, dans son très intéressant ouvrage : le Logement du pauvre, a décrit très exactement les efforts intelligens et rémunérés qui ont été faits à ce sujet. Ce titre, le Logement du pauvre, est, toutefois, défectueux, il ne s’agit pas là du pauvre à proprement parler, non plus que d’aumône ou de charité ; il s’agit des gens à petits revenus, ce qui est tout différent, et d’une entreprise à la fois économique et sympathique. L’Amérique, l’Angleterre et la France offrent des exemples frappans et heureux de ce genre d’entreprises. Pour le premier de ces pays, M. White, en 1877, à Brooklyn systématisa le premier les efforts dans cette voie. On constitua l’Improved dwelling Association, la société des logemens améliorés; une femme, miss Colins, se fit l’apôtre de cette idée. Des maisons contenant des logemens convenables, hygiéniques, à prix très modiques, furent construites dans diverses villes ; l’entreprise réussit à merveille : les souscripteurs avaient limité leur intérêt à 6 p. 100 et ils l’obtinrent, tout en améliorant singulièrement les logemens pour les petites gens. Ce taux de 6 p. 100 est très élevé, mais dans cette période de 1877 à 1885, l’intérêt n’était pas déprécié en Amérique comme à l’heure présente ; aujourd’hui le taux de 3 1/2 cumulatif suffirait; l’entreprise doit être conduite très commercialement ; les locataires en retard, par exemple, doivent être congédiés.

En Angleterre une femme, miss Octavia Hill, se consacra à une œuvre du même genre, dès 1864. Elle commença avec 19 000 francs ; une vingtaine d’années après, elle avait 3 000 locataires ; elle supprima les middlemen ou locataires principaux. Le célèbre esthéticien Ruskin confia 75 000 francs à miss Hill, en stipulant que l’affaire serait conduite d’après les principes commerciaux stricts. On parvint à édifier des chambres convenables dont le prix de revient était de 50 livres sterling (1 250 francs) et qui, par conséquent, en tenant compte des charges diverses et de l’entretien, pouvaient se louer 65 à 70 francs par an. Miss Octavia Hill était très opposée à toute subvention de l’Etat, même à des prêts à un intérêt trop réduit. On connaît la fondation Peabody, à Londres, pour des logemens populaires : elle repose sur des principes un peu différens. Néanmoins, les immeubles Peabody rapportent en moyenne 3 pour 100, et ceux de miss Octavia Hill 4 à 5 pour 100[12].*

Il existe ainsi en Angleterre, à l’heure présente, 2 372 Building Societies qui, la plupart, fonctionnent sur le principe que nous venons de décrire. Elles comptaient 587 856 membres à la fin de l’année 1892 ; elles disposaient de 40 641 000 livres sterling, dont 24 729 000 versés par des actionnaires et 14 911 000 par des déposans, ensemble 1 milliard de francs. Leurs bénéfices s’étaient élevés à 1 897 000 livres sterling, près de 50 millions de francs, ou environ 5 p. 100 de ce capital consacré à construire des logemens convenables pour les petites gens.

Il ne s’agit pas ici, à proprement parler, d’édifier des maisons pour les vendre aux ouvriers, comme l’a fait la société ouvrière de Mulhouse, ce qui est une organisation parfois heureuse, mais dangereuse quand on l’étend et qu’on l’introduit dans de petites villes à industrie unique et exposée à péricliter. On se contente de créer des logemens sains, à bon marché, indemnisant convenablement ceux qui les construisent et qui les gèrent.

L’expérience a été reprise en France avec un très grand succès à Lyon, par un groupe de philanthropes pratiques, dont l’un, M. Mangini, a un admirable don d’organisation. Il a été construit ainsi dans cette ville 90 maisons contenant un millier de logemens populaires. Cette entreprise de logemens simples, mais décens et hygiéniques, produit 5 1/2 pour 100 de bénéfices dont les actionnaires reçoivent 4 pour 100, maximum statutaire, le surplus accroissant les réserves. Les objections que l’on peut élever contre ces œuvres ont peu de portée. De ce qu’elles ne profitent pas à tout le monde, ni aux gens les plus pauvres, il n’en résulte pas qu’elles soient dépourvues d’utilité pour une classe très considérable d’ouvriers et de petits employés. De même, si certaines de ces institutions risquent, au bout d’un certain temps, un demi-siècle par exemple ou trois quarts de siècle, de dégénérer ou de se corrompre, on n’en peut conclure qu’elles n’aient pas rendu des services ; c’est seulement une preuve que rien sur cette terre n’est définitif et qu’il faut, à chaque moitié de siècle, par exemple, modifier les types et les méthodes. Ces installations ont donné le goût de la décence et de l’hygiène de la demeure; elles ont fourni des modèles que nombre d’entrepreneurs privés ont ensuite imités.

Ce qui se fait pour le logement se peut faire encore pour la nourriture. Là aussi les Lyonnais ont donné des exemples très heureux: ils ont fondé des restaurans populaires où les portions reviennent à un prix très bas et qui, cependant, paient un intérêt convenable, 3 ou 4 pour 400, au capital engagé.

En s’associant aux œuvres de ce genre, la fortune remplit, sans s’amoindrir, sa fonction sociale. Le champ ouvert à cet emploi sympathique et cependant rémunérateur des capitaux est presque illimité; il se prête aux expériences les plus variées.

On pourrait multiplier les exemples de ces interventions heureuses d’hommes riches pour mettre les agencemens et les combinaisons perfectionnés à la portée des classes populaires. Ainsi la Société industrielle de Mulhouse se préoccupait d’assurer les mobiliers ouvriers. Certaines compagnies, moyennant une prime uniforme de 5 fr. par an, assurent bien à tout officier 2 000 fr. pour ses effets personnels, 1 000 fr. pour son mobilier, 5 000 fr. pour les risques locatifs et 2 000 fr. pour les recours des voisins. On pourrait, pour les assurances des mobiliers ouvriers, imiter ces assurances militaires.


V

La troisième fonction sociale de la fortune consiste dans le patronage gratuit, les œuvres non rémunératrices. C’est encore là un des modes d’emploi à la fois d’une partie des loisirs et d’une fraction du superflu des revenus, après la part faite à la vie large, au luxe légitime, à l’épargne suffisamment ample, et à la catégorie d’entreprises qui vient d’être étudiée.

Il suffit ici de quelques mots. Le contact ne doit pas être perdu entre les différentes conditions sociales ; le patronage est le moyen de le maintenir. Quelles que soient les susceptibilités démocratiques, il ne disparaîtra jamais complètement; ce n’est plus le patronage antique, large de sa bourse envers les cliens, mais d’une familiarité hautaine; ce sont des relations amicales, sympathiques, avec des gens moins instruits, moins fortunés, égaux en droits, un peu ombrageux. Les États-Unis d’Amérique en offrent de très beaux modèles, non seulement dans la vieille cité de Boston, mais dans la jeune et orgueilleuse Chicago. Mme Bentzon en a décrit des types divers et remarquables dans ses récits de la Revue des Deux Mondes cette année même[13]. La femme, par sa délicatesse d’esprit et de langage, par sa nature insinuante, souvent douce et ferme à la fois, est le meilleur metteur en œuvre de ces diverses catégories de patronages; les jeunes gens et les vieillards s’y associent, plus encore que les hommes mûrs, moins enclins à la douceur et plus absorbés par les soucis professionnels.

Il serait superflu de s’étendre sur toutes les branches de ce sympathique patronage moderne dans les sociétés industrielles et démocratiques.

Enfin viennent les grandes fondations d’intérêt général, auxquelles se complaisent quelques millionnaires, qui honorent et conservent leurs noms; c’est en Amérique, d’une part, puis chez quelques petits peuples, comme les Grecs, qu’on en trouve les plus beaux exemples : des musées, des écoles, des observatoires, des promenades publiques, des églises, des orphelinats, des hospices ; tout homme ayant une fortune de premier ordre devrait avoir à cœur de s’associer à une fondation de ce genre. Il y a une vulgarité de parvenu et une bassesse naturelle à y demeurer étranger. Il ne s’agit pas d’amoindrir notablement les héritages et de transformer graduellement, à la mort, les fortunes privées en fortunes collectives ; cette transformation aurait les plus fâcheux effets économiques, la richesse étant beaucoup mieux administrée, sauf de très rares exceptions, par les particuliers qui la possèdent que par des collectivités, quelles qu’elles soient. Mais les fortunes de premier ordre sont souvent assez abondantes pour faire quelque part, sans exagération, à ces fondations.

Bien d’autres œuvres peuvent tenter les millionnaires. Dans ces dernières années, en France, on les a vus accumuler les prix à l’Institut; c’est devenu un usage banal et, par son excès, peu profitable à la science ; la plupart des académies de l’Institut et des sociétés savantes connues ont une pléthore de prix qui les embarrasse et font récompenser souvent d’assez médiocres ouvrages. Il faut renouveler la direction des générosités privées et en changer le but; les voyages d’exploration, par exemple, en Afrique et en Asie, les essais d’acclimatation d’animaux ou de plantes, les subventions aux recherches scientifiques et médicales sont parmi les emplois judicieux que l’on peut faire aujourd’hui de revenus superflus. Tel millionnaire éparpille par an, d’une façon peu fructueuse, une centaine de mille francs, en subsides à 30 ou 40 sociétés, qui ne se doute pas qu’avec cette même somme, employée à subventionner un voyage de découverte et d’exploration ou d’étude sur le continent africain ou asiatique, ou à des recherches méthodiques pour accomplir tel progrès, pour éliminer ou atténuer tel fléau, il rendrait cent fois plus de services à l’humanité, à son pays, et ferait plus d’honneur à son nom.

Les grandes fortunes anciennes, à Rome surtout, se répandaient en constructions de monumens publics divers, en jeux ou représentations pour le peuple. M. Gaston Boissier, dans ses récentes études sur l’Afrique romaine, montrait que, même dans les provinces reculées, ces dons abondans des hommes opulens au municipe, qui en revanche les honorait de charges coûteuses et de titres flatteurs, étaient très en usage. C’est à cette catégorie de largesses que faisait allusion M. Harrison, dans son article, plutôt sceptique, sur l’utilité des hommes riches dans une république. Ces énormes contributions de quelques particuliers à des fondations d’intérêt général peuvent être recommandables ; mais elles ne se trouvent à la portée que de très peu d’hommes. Les millionnaires américains, même ceux qui, comme M. Carnegie, sont des industriels très exacts, zélés défenseurs de leurs droits à l’égard des ouvriers, ainsi que des grèves récentes en ont témoigné, se complaisent à ces libéralités fastueuses.

La fortune peut, sans étaler des œuvres aussi magnifiques, remplir parfaitement sa fonction sociale. Celle-ci consiste à suppléer à l’initiative toujours arbitraire, souvent gaspilleuse, généralement peu éclairée ou peu impartiale et insuffisante, de l’Etat; à guider et instruire, soit par le contact direct, soit par des exemples pratiques, les classes moins aisées. Pour toutes ces œuvres dont nous avons parlé, il n’est besoin ni d’être un Peabody, ni de se transformer en sœur de charité ou en quakeresse.

Sous la triple forme que nous avons indiquée, la fonction sociale de la fortune, différente de sa fonction économique, c’est d’être initiatrice et auxiliatrice. Cette fonction ne peut être imposée par la loi: elle doit l’être par la tradition, la conscience, le goût même de l’activité utile et sympathique ; il serait bon aussi qu’elle fût soutenue par une opinion publique déférante, mais, dût cette condition manquer, ce ne serait pas une raison de s’abstenir de cette magnifique fonction.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Statistical Abstract for the United Kingdom, 1892, pages 16 et 220.
  3. Roscher, Grundlagen der Nationalökonomie, 17te Auftage, p, 597.
  4. Voir notre Traité de la Science des finances, t. II, p. 427 à 441. Voir aussi pour des taxations bizarres sur le luxe : E. de Parieu, Traité des impôts, passim.
  5. Adam Smith : Richesse des nations, liv. II, ch. III.
  6. Alfred Marshall : Elements of economies of industry, p. 23.
  7. Rogers, Interprétation économique de l’histoire, traduction française, p. 102.
  8. Ce n’est pas seulement pour les cultures industrielles comme la betterave ou la vigne, c’est même pour l’exploitation des pays pauvres que de grands propriétaires industriels ont donné de très utiles leçons. Ainsi, M. Cormouls Houlès, appartenant à une famille de manufacturiers bien connue de Mazamet, s’est appliqué, pendant trente ans, à changer toute l’exploitation d’une vaste propriété de montagne, située à 800 mètres d’élévation et où l’on ne faisait qu’une culture extensive. Il a amélioré les bois, remplacé les moutons par des vaches, assaini les prairies, fait des barrages et des constructions. Il a ainsi dépensé plus de 300 000 francs en améliorations et en a retiré, affirme-t-il, un revenu de 6 p. 100. Voir sa brochure : Mémoires sur les diverses améliorations exécutées aux Faillades, Mazamet, 1892. Des exemples de ce genre ne sont pas rares. D’autres grands propriétaires sont moins heureux, mais leurs leçons ont toujours de l’utilité, même en cas d’échec.
  9. Thorold Rogers, Interprétation économique de l’Histoire, p. 158. A un autre endroit 5 p. 154, parlant d’une grande famille anglaise très connue et des fermages d’un de ses importans domaines, avant et depuis 1692, l’auteur écrit : « La noble famille des Manners, de tout temps, a été très libérale envers ses fermiers, et les fermages ont toujours été bas à Belvoir, malgré la bonne qualité de la terre. » Il ne faut pas non plus, cependant, des fermages trop bas, parce qu’ils encouragent la routine.
  10. Rogers, Ibid., p. 154 et 155.
  11. Toutes ces dépenses d’entretien, ces remises occasionnelles, ces agencemens, même nouveaux, auxquels le propriétaire intelligent ne se dérobe pas, réduisent dans des proportions notables le montant réellement net des fermages et le font descendre’ fort au-dessous des chiffres des statistiques.
  12. Arthur Raffalovich, le Logement du pauvre, notamment pp. 26, 27, 194 à 197, 449 à 455, 466.
  13. Voyez la Revue du 1er juillet et du 1er septembre.