Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 212-223).

XXV

HUIT HOMMES ET UN COLLECTEUR


Les derniers mots de Pelo Rouan avaient relevé le vieil écuyer de Treml. Quand on désire ardemment, l’espoir perdu revient vite, et la simple possibilité dont parlait le charbonnier remit du courage au cœur de Jude.

Il s’approcha pour ne pas perdre une parole et attendit impatiemment la confidence de Rouan.

Mais celui-ci était tombé dans la rêverie et gardait le silence.

— Eh bien ? dit Jude, le moyen de retrouver notre jeune monsieur ?

Pelo Rouan sembla s’éveiller.

— Le moyen, répéta-t-il ; j’ai parlé d’une chance faible et précaire. Crois-tu donc que s’il y avait eu un moyen, Jean Blanc ne l’aurait pas employé ?

— Toujours Jean Blanc ! pensa Jude.

Et la curiosité se joignit au puissant intérêt du dévouement pour stimuler son impatience. Quel miracle avait grandi le malheureux albinos jusqu’à faire de lui l’arc-boutant sur lequel s’appuyait désormais la destinée de Treml ?

— Il y a vingt ans de cela, reprit Pelo Rouan avec lenteur et comme s’il se fût parlé à lui-même ; mais ce sont des choses dont le souvenir ne se perd qu’avec la vie. Écoute, mon homme : quand j’aurai dit, tu connaîtras Jean Blanc comme il se connaît lui-même.

«  C’était quelques mois après la disparition de l’enfant. Pontchartrain, que Dieu confonde ! était encore intendant de l’impôt, et ses agents n’avaient jamais osé jusque-là pénétrer dans les retraites écartées des pauvres gens de la forêt. Un matin que Jean coupait du cercle de châtaignier dans la partie du bois qui borde la route de Rennes, il vit une nombreuse cavalcade s’enfoncer dans la forêt.

« Il y avait des soldats armés en guerre ; il y avait aussi de ces sangsues couvertes de drap noir, dont nous devions apprendre bientôt les attributions et le métier.

« Au-devant de la troupe marchaient deux gentilshommes.

« Ce pouvait être une compagnie de bourgeois, de nobles et de soldats, faisant route pour la France ; mais Jean Blanc avait cru reconnaître, dans l’un des gentilshommes qui chevauchaient en tête, le lâche Hervé de Vaunoy. Or, depuis l’aventure de l’enfant, Vaunoy haïssait terriblement Jean Blanc, qui n’avait point su retenir sa langue. »

— Il avait bien fait ! interrompit Jude. Son devoir était de publier partout le crime.

— Il ne faut pas parler de trop bas, quand on dit certaines choses, ami Jude, murmura Pelo Rouan qui secoua la tête : Jean Blanc était alors une créature un peu moins considérée que Loup, le chien de Nicolas Treml. Loup voulut aboyer, on le tua : Jean Blanc aurait mieux fait de se taire.

« Quoi qu’il en soit, il avait parlé, et Vaunoy n’était pas homme à lui pardonner les bruits sinistres qui commençaient à courir dans le pays. En voyant ce misérable suivi de soldats, Jean Blanc eut une vague frayeur. Il songea à son père, qui gisait seul dans la loge de la Fosse-aux-Loups, et se laissa glisser le long du châtaignier pour éclairer la marche de la cavalcade.

« La cavalcade s’arrêta non loin d’ici, à la croix de Mi-Forêt. Les soldats s’étendirent sur l’herbe ; la gourde circula de main en main. Quant aux gens vêtus de noir, ils entourèrent les deux gentilshommes et il se tint une manière de conseil.

« Jean s’approcha tant qu’il put. On parlait, il n’entendait pas. Pourtant, il voulait savoir, car il voyait maintenant, comme je te verrais s’il faisait clair en ma loge, l’hypocrite visage d’Hervé de Vaunoy.

« Il s’approcha encore ; il s’approcha si près que les soudards du roi auraient pu apercevoir au ras des dernières feuilles les poils blanchâtres de sa joue. Mais on causait tout bas, et Jean Blanc ne put saisir qu’un seul mot.

« Ce mot était le nom de son père.

« Jean Blanc se sentit venir dans le cœur une angoisse. Le nom de Mathieu Blanc dans la bouche de Vaunoy, c’était la plus terrible des menaces.

« Jean se jeta sur le ventre et coula entre les tiges de bruyères comme un serpent. Nul ne l’aperçut.

« Il put entendre.

« Il entendit que les gens vêtus de noir venaient dans la forêt pour dépouiller les pauvres loges au nom du roi de France. Les soldats étaient là pour assassiner ceux qui résisteraient. Les gens vêtus de noir se partagèrent la besogne : c’étaient les suppôts de l’intendant.

« Le nom du père de Jean avait été prononcé, parce que les collecteurs ne voulaient point se déranger pour un si pauvre homme, mais Vaunoy les avait excités.

— Il a de l’or, disait-il ; je le sais ; c’est un faux indigent ; sa misère est menteuse. Saint-Dieu ! s’il le faut, je vous accompagnerai dans son bouge. Mais, retenez bien ceci : il a de l’or, et quelques coups de plat d’épée lui feront dire où est caché son pécule.

« Les autres répondirent :

« — Allons chez Mathieu Blanc.

« Alors Jean se coula de nouveau, inaperçu entre les tiges de bruyères. Une fois sous le couvert, il bondit et s’élança vers la Fosse-aux-Loups.

« Par hasard Vaunoy ne mentait pas. Il y avait de l’or dans la pauvre loge de Mathieu Blanc ; quelques pièces d’or, reste de la suprême aumône de Nicolas Treml, quittant pour jamais la Bretagne. »

— Oui, oui, murmura Jude ; en partant, il n’oublia pas son vieux serviteur. Ce fut moi qui jetai la bourse au seuil de la loge.

Pelo Rouan parut ne point prendre garde à cette interruption.

— Lorsque Jean arriva dans la cabane, poursuivit-il, ses forces défaillaient, tant son émotion était navrante. Il avait le pressentiment d’un cruel malheur. Vous connaissiez Mathieu Blanc, ami Jude ; ç’avait été un homme vaillant et fort, mais la souffrance pesait un poids trop lourd sur les derniers jours de sa vie.

« Ce n’était plus, au temps dont je parle, qu’un pauvre vieillard, toujours couché sur son grabat, miné par la maladie, stupéfié par les progrès lents et sûrs d’une mort trop longtemps attendue. En entrant, Jean lui donna un baiser, suivant sa coutume, et le vieillard lui dit :

« — Je souffre moins, Jean mon fils.

« Une autre fois, Jean se fût réjouit, car il aimait bien son père, mais il songea aux cavaliers qui sans doute en ce moment galopaient vers la loge, et il frémit de rage et de peur.

« La bourse où se trouvait le restant des pièces d’or de Treml était sur la table. Jean n’eut pas même l’idée de la cacher. Ce qu’il cacha, ce fut le vieux mousquet dont se servait son père au temps où il était soldat.

« Une bonne arme, mon homme, portant loin et juste ! Jean la jeta dans les broussailles, au-dehors, avec la poire à poudre et les balles.

« Puis il revint s’asseoir au chevet de son père.

« Quelques minutes se passèrent. Un bruit sourd retentit au loin sur la mousse dans la forêt. Jean comprit que les cavaliers avaient mis pied à terre au delà des fourrés et qu’ils avançaient vers le ravin.

« Il alla au trou qui servait de croisée, et souleva la serpillière pour voir au-dehors.

« Il n’attendit pas longtemps.

« Bientôt le taillis s’agita de l’autre côté du ravin et des hommes parurent.

« Jean les compta. Il y avait un collecteur, huit soldats et Hervé de Vaunoy.

« Jean les vit gravir la lèvre du ravin. Puis on frappa rudement à la porte, dont les planches vermoulues craquèrent, Jean alla ouvrir, avant même que l’homme vêtu de noir eût crié son : De par le roi !

« Des soldats entrèrent en tumulte, suivis de Vaunoy qui resta prudemment près du seuil. Le collecteur tira de son pourpoint une pancarte et lut des mots que Jean ne sut point comprendre. Puis il dit : – Mathieu Blanc, je vous somme de payer cent livres tournois pour tailles présentes et arriérées depuis dix ans.

« Mathieu Blanc s’était retourné sur son grabat, et regardait tous ces hommes armés avec des yeux hagards.

« Le collecteur répéta sa sommation, et les soldats l’appuyèrent en frappant la table du pommeau de leurs épées.

« – J’ai soif, Jean, dit faiblement le vieillard.

« Le cœur de Jean se brisait, car l’agonie se montrait sur les traits flétris de son vieux père. Il voulut prendre le remède qui était sur la table, mais l’un des soldats leva son épée et fit voler le vase en éclats.

« — Qu’il paie d’abord, dit le soldat ; après il boira.

« Vaunoy, qui était sur le seuil, se prit à rire.

« Les dents de Jean étaient serrées à se briser. Il ne pouvait parler, mais il montra du geste la bourse, et le collecteur s’en empara.

« — Je vous disais bien qu’ils avaient de l’or ! grommela Hervé de Vaunoy qui riait toujours.

« Le collecteur compta quatre louis et demanda les quatre livres qui manquaient.

« — J’ai soif ! murmura Mathieu Blanc, que prenait le râle de la mort.

« Pas une goutte de liquide dans la cabane ! Jean Blanc se mit à genoux devant un soldat qui portait une gourde. Le soldat comprit et eut compassion ; mais Vaunoy s’avança et repoussant l’albinos avec haine :

« — Qu’il paie ! dit-il.

« — Je n’ai plus rien ! sanglota Jean ; plus rien, sur mon salut ; tuez-moi et prenez pitié de mon père.

« Mathieu Blanc fit effort pour se lever ; il étouffait ; c’était horrible.

« — J’ai soif ! râla-t-il une dernière fois.

« Puis il retomba mort sur la paille du grabat. »

En arrivant à cette partie de son récit, la voix de Pelo Rouan était graduellement devenue haletante et étranglée. Elle s’éteignit tout à coup lorsqu’il prononça ces derniers mots, et Jude sentit sa main mouillée, comme par une goutte de sueur ou une larme.

Le bon écuyer, du reste, n’était guère moins ému que Pelo Rouan lui-même.

— Le pauvre garçon ! murmura-t-il en serrant convulsivement ses gros poings ; le pauvre garçon ! Voir ainsi assassiner son père ! Et ce misérable Vaunoy !… pour Dieu, mon homme, que fit Jean Blanc après cela ?

Pelo Rouan respira avec effort.

— Jean Blanc, répéta-t-il, lorsqu’il mourra, n’éprouvera point une angoisse comparable à celle de cet affreux moment. Il voila le visage de son père mort et s’agenouilla auprès du lit, sans plus savoir qu’il y avait là dix misérables pour railler sa douleur. Mais ils ne lui laissèrent pas oublier longtemps leur présence.

« — Eh bien ! manant, dit le collecteur, les quatre livres que tu dois au roi !

« Jean Blanc se leva et se retrouva face à face avec ces hommes qui venaient de tuer son père. Un instant il crut que son débile cerveau allait éclater ; sa folie le pressait ; il sentait les approches du délire ; mais une force inconnue et nouvelle le grandit tout à coup. Son esprit vacillant s’affermit. Il se reconnut homme après sa longue enfance, et ce fut comme une miette de joie au milieu de son immense douleur.

« — Arrière ! cria-t-il d’une voix qui ne gardait rien de sa faiblesse passée.

« Les soldats se mirent entre lui et la porte, mais Jean Blanc avait du moins conservé son agilité prodigieuse : il bondit, et son corps, lancé comme la balle d’un mousquet, passa au travers de la serpillière qui fermait la croisée. Dehors, Jean Blanc retomba sur ses pieds.

« Lorsque les soldats sortirent en criant et en menaçant, il avait déjà disparu dans les broussailles.

« — Tirez ! cria Vaunoy ; tuez-le comme un animal nuisible, ou il prendra sa revanche !

« Quelques coups de feu se firent entendre, mais l’albinos ne fut point atteint, quoique vingt pas le séparassent à peine de la loge. Il ne bougea pas et demeura coi dans les broussailles où il s’était caché.

« Alors commença une œuvre sans nom. Furieux d’avoir vu l’une de ses victimes lui échapper, Vaunoy, cet homme au visage doucereux et souriant, qui assassine sans froncer le sourcil, Vaunoy ordonna aux soldats d’incendier la loge. On alluma des fagots à l’aide d’une batterie de fusil, et bientôt une flamme épaisse entoura le lit de mort du vieux serviteur de Treml ! »

— Les misérables ! s’écria Jude ; et que fit Jean Blanc ?

— Attends donc ! dit Pelo Rouan dont les dents serrées semblaient vouloir retenir sa voix ; Jean ne bougea pas tant que les assassins restèrent autour de la loge, riant comme des sauvages et blasphémant comme des démons. Quand ils se retirèrent, Jean s’élança hors de sa cachette, pénétra dans la loge en feu, et prit le cadavre de son père qu’il emporta au dehors, afin de lui donner plus tard une sépulture chrétienne.

« Il ne fit point en ce moment de prière ; à peine déposa-t-il un court baiser sur le front du vieillard, desséché déjà par le vent brûlant de l’incendie.

« Jean Blanc n’avait pas le temps.

« Il saisit le fusil qu’il avait caché sous les ronces, le chargea et descendit en trois bonds le ravin, dont il remonta de même la rampe opposée. Puis il s’élança tête première dans le fourré. Les assassins avaient de l’avance ; mais le vent d’équinoxe ne va pas si vite qu’allait Jean Blanc poursuivant les meurtriers de son père. »

— Bien cela ! s’écria encore Jude, bien, Jean Blanc, mon garçon !

— Attends donc ! Avant qu’ils eussent atteint la lisière du fourré où étaient attachés leurs chevaux, un coup de fusil retentit sous le couvert. Le collecteur tomba pour ne plus se relever.

Jude battit des mains avec enthousiasme.

— Et Vaunoy ? dit-il, et Vaunoy ?

— Vaunoy devint plus pâle que le corps mort du vieux Mathieu. Il tremblait ; ses dents s’entrechoquaient.

« — Hâtons-nous, hâtons-nous ! dit-il.

« Ils se hâtèrent ; mais au moment où ils atteignaient leurs chevaux, on entendit encore un coup de fusil. Le soldat qui avait brisé, sur la table, le vase qui contenait le remède de Mathieu Blanc, poussa un cri et se laissa choir dans la mousse. »

— Mais Vaunoy ? mais Vaunoy ? interrompit Jude.

— Attends donc ! Ils montèrent à cheval. La terreur était peinte sur tous les visages naguère si insolents. Ils prirent le galop, croyant se mettre à l’abri, les insensés ! Jean Blanc ne savait-il pas comment abréger la distance ? La route tournait ; Jean Blanc allait toujours tout droit. Point de taillis assez épais pour arrêter sa course, point de ravin si large qu’il ne pût franchir d’un bond.

« Aussi à chaque coude du chemin, le vieux mousquet faisait son devoir. C’était une bonne arme, je te l’ai déjà dit, et Jean Blanc tirait juste.

« À chaque détonation qui ébranlait la voûte du feuillage, un homme chancelait sur son cheval et tombait. Jean Blanc les chassait au bois, et pas une seule fois il ne brûla sa poudre en vain.

« De temps en temps, ceux qui restaient essayaient de battre le fourré pour détruire cet invisible ennemi qui leur faisait une guerre si acharnée. Plus d’une balle siffla aux oreilles de Jean Blanc tandis qu’il rechargeait son arme derrière quelque souche de châtaignier ; mais ces efforts n’aboutissaient qu’à retarder la marche des soldats. Aussitôt qu’ils avaient regagné la route, un coup partait, un homme mourait. »

— Par le nom de Treml ! s’écria Jude qui s’exaltait de plus en plus au récit de cette sauvage vengeance ; je n’aurais jamais cru le pauvre Mouton-Blanc capable de tout cela. Sur ma foi ! c’est un vaillant garçon après tout ! Mais Vaunoy ? n’essaya-t-il point de tuer ce mécréant de Vaunoy ?

« — Attends donc ! Jean Blanc n’oubliait point Vaunoy, mon homme ; il faisait comme ces gourmands qui gardent le plus fin morceau pour la dernière bouchée ; il gardait Vaunoy pour la bonne bouche.

« Le moment vint où le dernier soldat vida la selle et se coucha par terre comme ses compagnons. Jean Blanc avait tué huit hommes et un collecteur des tailles. Il ne restait plus que Vaunoy.

Celui-ci, plus mort que vif, poussait furieusement son cheval, rendu de fatigue. Jean Blanc mit deux balles dans son fusil et s’en alla l’attendre au dernier détour de la route sur la lisière de la forêt. »

— À la bonne heure ! interrompit Jude Leker en frappant ses deux mains l’une contre l’autre.

Le bon écuyer faisait comme ces gens qui se passionnent tout de bon pour les péripéties d’une pièce de théâtre. Il avait vu Vaunoy la veille et pourtant il espérait sérieusement que Vaunoy allait être tué dans le récit de Pelo Rouan.

Celui-ci secoua la tête.

— Lorsque parut le nouveau maître de la Tremlays, poursuivit-il, Jean Blanc visa. Son âme passa dans ses yeux : rien au monde désormais ne pouvait sauver Hervé de Vaunoy…

— Eh bien ! dit Jude, voyant que le charbonnier hésitait.

— Vaunoy regagna son château sain et sauf, répondit Pelo Rouan…

— Pourquoi ? Jean Blanc le manqua ?

— Jean Blanc ne tira pas.

Jude laissa échapper une exclamation énergique de désappointement.

— Jean Blanc ne tira pas, reprit lentement le charbonnier, parce que le souvenir de Treml traversa son esprit à ce moment, et qu’il ne voulut pas anéantir, même pour venger son père, la dernière chance de connaître le sort du petit monsieur Georges.