Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 177-187).


XXII

DEUX BONS SERVITEURS


Vaunoy avait souvent avec sa fille des entretiens semblables à celui que nous venons de rapporter. Alix savait à peu de chose près de quel intérêt étaient pour son père les bonnes grâces de M. de Béchameil ; elle avait même deviné que Vaunoy n’avait sur les immenses domaines de Treml qu’un droit de possession douteux et précaire.

Il va sans dire qu’elle n’abusait jamais de cette connaissance.

Le caractère de son père, qu’elle eût sincèrement voulu ne point juger, mais dont la bassesse lui sautait aux yeux, lui avait été, dès sa première jeunesse, une cause perpétuelle de chagrin. Son esprit sérieux, loyal et fort s’était habitué à la tristesse, et dans l’empressement qu’elle avait mis autrefois à accepter la recherche de Didier il faut compter pour une part son désir ou plutôt son besoin d’échapper à l’obsession paternelle.

Elle ne voyait, au reste, dans l’usurpation de Vaunoy qu’un danger et non point un crime, parce qu’elle ignorait que cette usurpation préjudiciât au légitime propriétaire.

Et, par le fait, personne n’aurait pu soutenir l’opinion opposée, Treml n’ayant point laissé d’héritier.

L’intendant royal, ridicule et méprisable à la fois, inspirait à Alix une invincible répulsion, et sans la patiente insistance de son père elle eût rejeté ouvertement et depuis longtemps les prétentions de Béchameil. Vaunoy ne se lassait pas. Il croyait connaître les femmes, et attaquait Alix en faisait briller à ses yeux toutes les féeries que peut évoquer l’opulence. Béchameil était l’homme le plus riche de son temps.

Vaunoy ne faisait pas de progrès, mais il gagnait des jours.

L’arrivée de Didier pouvait anéantir son pénible et long travail ; il essaya de dresser une barrière entre sa fille et le capitaine. Nous avons vu le résultat de sa tentative : le hasard devait le servir bien mieux que son habileté.

Il avait un hardi projet dont la première idée lui était venue sous la charmille, en compagnie de Didier et de Béchameil.

Le projet, depuis lors, avait mûri dans sa tête. Il en avait pesé laborieusement les chances pendant le déjeuner, et s’était déterminé à jouer coûte que coûte ce périlleux coup de dés.

Il y avait une demi-heure que M. de Vaunoy avait rejoint ses deux acolytes. Maître Alain avait secoué tant bien que mal sa somnolence, et Lapierre s’était installé, selon sa coutume, dans un excellent fauteuil. Il s’agissait d’écouter le maître faisant l’exposé de son plan.

Vaunoy avait parlé longtemps et sans s’interrompre. Lorsqu’il se tut enfin, il interrogea ses deux serviteurs du regard. Maître Alain répondit par un geste équivoque, et Lapierre se balança fort adroitement sur un seul des quatre pieds de son siège.

— Ne m’avez-vous pas entendu ? demanda Vaunoy.

— Si fait, dit Lapierre ; pour ma part, j’ai entendu.

— Moi aussi, ajouta maître Alain.

— Et qu’en dites-vous ?

Le vieux majordome eut la démangeaison d’atteindre sa bouteille carrée, où peut-être il aurait trouvé une réponse, mais il n’osa pas ; il attendit, pensant qu’il serait temps de parler lorsque Lapierre aurait donné son avis.

Lapierre se balançait toujours.

— Qu’en dites-vous ? répéta Vaunoy en fronçant le sourcil.

— Hé ! hé ! fit Lapierre d’un air capable.

— Voilà ! prononça emphatiquement maître Alain.

— Comment ! s’écria Vaunoy avec colère, vous ne comprenez pas que, dans ces circonstances, sa mort devient un cas fortuit dont je ne puis être responsable ? que les soupçons se détourneront naturellement de moi, et qu’il faudrait folie ou mauvaise foi insigne pour m’accuser d’un pareil malheur.

— Si fait, dit Lapierre ; pour ma part, je comprends cela.

Maître Alain exécuta un grave signe d’approbation.

— Eh bien ? reprit Hervé de Vaunoy.

— Hé ! hé ! fit encore Lapierre.

Vaunoy dont le front devenait pourpre, blasphéma entre ses dents.

— Oui, reprit l’ex-avaleur de sabres sans s’émouvoir le moins du monde ; évidemment il ne pourrait échapper. Si nous en étions là, je ne donnerais pas six deniers de sa vie, mais…

— Mais quoi ?

— Nous n’en sommes pas là.

— Penses-tu donc que l’appât des cinq cent mille livres ne soit pas assez fort ?

— Ils viendraient pour la dixième partie de cette somme.

— Pour la vingtième, dit maître Alain en aparté, je donnerais mon âme au diable, moi qui suis un homme d’âge et un fidèle sujet du roi.

— Alors, que veux-tu dire ? demanda Vaunoy à Lapierre.

Maître Alain tendit l’oreille, afin de s’approprier, au besoin, l’opinion de son collègue. Celui-ci, sans paraître prendre garde à l’impatience toujours croissante de Vaunoy, se dandina un instant et jeta ces paroles avec suffisance :

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler des apologues de La Fontaine, je suppose… Si vous vous fâchez, je deviens muet. Ce La Fontaine est un poète de fort bon conseil, ce qui est rare chez les poètes. Il me souvient d’une de ses fables…

— Saint-Dieu ! interrompit Vaunoy, je donnerais dix louis pour bâtonner ce drôle !

— Donnez et bâtonnez, répondit imperturbablement Lapierre. Quant à la fable dont je parle, vous ne pouvez la juger avant de l’avoir entendue, et, ne la sachant point par cœur, je ne vous la réciterai pas.

— Mais, Saint-Dieu ! détestable maraud, où veux-tu en venir ?

— Je vous prie d’excuser mon peu de mémoire, poursuivit Lapierre ; à défaut de texte, le conte suffira. Voilà ce que c’est : les rats tiennent conseil et cherchent un moyen de mettre à mort un chat fort redoutable…

— Je te comprends ! s’écria violemment Vaunoy qui se leva et parcourut la chambre à grandes enjambées.

— Pas moi, pensa maître Alain.

— Je te comprends, répéta Vaunoy ; tu as peur !

— Vous vous trompez. Il vaudrait mieux pour votre projet que j’eusse peur. Mais je suis parfaitement déterminé à faire comme les rats de la fable ; je n’ai pas peur.

— Tu braverais mes ordres, misérable !

— Attacher le grelot est une niaiserie tout à fait en dehors de mes principes et de mes habitudes. Qu’un autre l’attache, et, pour le reste, je suis votre soumis serviteur.

— De quel diable de grelot parle-t-il ? se demandait tout doucement maître Alain, et à quel propos est-il ici question de rats ?

Vaunoy garda un instant le silence et activa sa promenade. Son front si riant d’ordinaire était sombre comme un ciel de tempête. Sa face passait alternativement du pourpre au livide, et un tremblement agitait ses lèvres.

— L’orage sera rude, dit tout bas Lapierre. Attention, maître Alain !

— Par grâce, de quoi s’agit-il ! murmura celui-ci qui trembla de confiance.

Lapierre se pencha à son oreille et prononça quelques mots. Un frisson secoua les membres du vieillard.

— Notre-Dame de Mi-Forêt ! balbutia-t-il ; j’aimerais mieux aller en enfer !

— Tu n’as pas le choix, mon vieux compagnon, attendu que le diable te garde depuis longtemps une place au lieu que tu viens de nommer. Mais si tu veux n’en jouir que le plus tard possible, comme je le crois, tiens-toi ferme et fais comme moi.

— Notre-Dame ! Saint-Sauveur ! Jésus Dieu ! murmura maître Alain bouleversé.

— Allons bois un coup ! l’attaque va commencer.

Le vieillard n’était point homme à mépriser ce conseil. Il jeta un regard du côté de Vaunoy, qui ne songeait guère à l’épier, tira son flacon de fer-blanc de sa poche et but tant que son haleine ne lui fit point défaut.

— Il va faire rage, reprit Lapierre, car c’est pour lui un coup de partie ; mais, après tout, il ne peut que nous faire pendre ici, et là-bas nous serons brûlés vifs.

— Pour le moins ! soupira maître Alain avec conviction. Je voudrais être hors de tout cela, dussé-je, après, ne point boire pendant un jour entier !

Vaunoy s’arrêta tout à coup, les sourcils froncés, le regard brillant et résolu. Ce n’était plus le même homme. Toute expression cauteleuse avait disparu de sa physionomie.

Maître Alain se rapetissa et ferma les yeux comme font les enfants craintifs devant la férule du pédagogue. Lapierre, au contraire, assura son fauteuil sur ses quatre pieds, croisa ses jambes et se renversa dans l’attitude du calme le plus parfait.

La terreur de l’un et la provocante intrépidité de l’autre passèrent également inaperçues. Vaunoy n’y prit point garde.

Au lieu d’éclater en invectives pour retomber ensuite jusqu’à une sorte de flatterie pateline, comme c’était assez sa coutume vis-à-vis de ses deux acolytes, il reprit froidement son siège et les regarda tour à tour d’un air qui fit réfléchir Lapierre lui-même.

— Dans une heure, prononça-t-il lentement et en appuyant sur chaque mot, il faut que l’un de nous monte à cheval.

— Pourvu que ce ne soit pas moi, répondit Lapierre, je n’y mets nul empêchement.

— Taisez-vous ! dit le maître de la Tremlays sans élever la voix ; je le répète, l’un de nous doit partir dans une heure. Il le faut. Je pourrais essayer de la force, je suis le maître ; mais la force échouerait peut-être contre votre apathie, Alain, contre votre entêtement, Lapierre ; et le temps est trop précieux pour que je le dépense à sévir contre vous. J’aime mieux mettre votre obéissance à l’enchère. Voyons, lequel de vous deux veut gagner mille livres tournois ?

Un éclair d’avide désir s’alluma dans l’œil éteint du majordome.

— Mille livres ! répéta-t-il machinalement.

Vaunoy suivit l’effet de sa proposition avec une anxiété véritable. Il crut un instant que le vieillard était ébloui de la munificence de l’offre, mais il avait compté sans Lapierre.

— Mille livres ! répéta ce dernier à son tour. Les morts ne reviennent point pour toucher leurs créances, et vous avez beau jeu, monsieur. Mille livres ! Encore si j’avais des héritiers !

Maître Alain se gratta l’oreille et reprit son apparence de momie.

— Deux mille livres ! s’écria Vaunoy ; je donnerai deux mille livres d’avance, sur-le-champ, à celui qui m’obéira.

Lapierre haussa les épaules, et maître Alain, se modelant sur lui, fit un geste de refus.

Le front de Vaunoy se couvrait de gouttelettes de sueur.

— Mais, Saint-Dieu ! que demandez-vous ? s’écria-t-il d’un ton de détresse. Je vous dis qu’il le faut ! Cet homme, de quelque côté que je me tourne, me barre fatalement le chemin. Il me fait obstacle partout. Une fois débarrassé de lui, tous mes embarras disparaissent ; tant qu’il vivra, au contraire, je l’aurai toujours devant moi comme une menace vivante.

— Comme qui dirait l’épée de Damoclès, fit observer Lapierre qui avait de la littérature. Tout cela est l’exacte vérité.

— Sa présence ici, poursuivit Vaunoy en s’échauffant, attaque non-seulement mes projets sur ma fille, elle menace encore ma fortune, mon nom, ma vie !

— C’est encore vrai, dit Lapierre.

— Et vous me refusez votre aide au moment où, d’un seul coup, je pourrais l’écraser ! Dites, faut-il doubler la somme, la tripler, la quadrupler ?

— Huit mille livres, supputa Alain à voix basse.

— Huit mille livres, mon bon, mon vieux serviteur ! s’écria Vaunoy, dix mille, si tu veux, et ma reconnaissance, et…

— Un bûcher de bois vert dans quelque coin de la forêt, interrompit Lapierre. C’est tentant.

Vaunoy lui serra le bras avec violence.

— Au moins, dit-il tout bas, ne parle que pour toi et n’influence pas cet homme. Je paierai jusqu’à ton silence.

— À la bonne heure ! répondit Lapierre. Il ne s’agit que de s’expliquer. Combien me donnerez-vous ?

— Dix louis.

L’ancien bateleur devint muet ; mais il était trop tard. Le coup était porté. Le vieux majordome, ébloui d’abord par les dix mille livres, reculait maintenant devant la pensée de la mort. Vaunoy eut beau renouveler la tentation ; à toutes ses offres, maître Alain ne répondit plus que par le silence.

— Ainsi vous refusez tous les deux ? s’écria enfin le maître de la Tremlays en se levant de nouveau.

— Pour ma part, je refuse, dit hardiment Lapierre.

Maître Alain ne répondit point.

— C’est bien ! murmura Vaunoy. Je devais m’y attendre. Souvent, au moment décisif, l’arme se brise. Il faut alors lutter corps à corps et payer de sa personne… Maître Alain, ajouta-t-il d’une voix brève, préparez mes habits de voyage et mes pistolets. Lapierre, fais seller mon cheval.

Maître Alain se hâta d’obéir. Lapierre resta et regarda Vaunoy en face avec un étonnement inexprimable.

— Ai-je bien compris ? dit-il après un instant de silence ; songeriez-vous à risquer vous-même cette démarche ?

— Fais seller mon cheval, te dis-je.

— À votre place, je serais moins pressé… Allons ! au demeurant, cela vous regarde, et si, par hasard, vous revenez avec votre tête sur vos épaules, je conviens que le capitaine est un homme mort.

Il fit mine de sortir ; mais, arrivé au seuil, il se retourna.

— Vous êtes plus brave que je croyais, dit-il encore. Le diable vous doit protection, et peut-être… C’est égal ! le jeu est chanceux, et j’aime mieux qu’il soit à vous qu’à moi.

Vaunoy, resté seul, se laissa tomber sur un siège. Quand ses deux acolytes revinrent lui annoncer que tout était prêt pour son départ, il se leva et prit le chemin de la cour. Il se mit en selle sans mot dire. Les rubis de sa joue avaient fait place à une effrayante pâleur.

Il partit.

Dès que son cheval eut passé le seuil de la grand’porte, Lapierre hocha la tête et dit avec ironie :

— Bon voyage !

— En veux-tu ? lui demanda maître Alain qui lui présenta sa bouteille carrée.

— Volontiers, répondit Lapierre ; il est permis de boire après la bataille. J’ai la tête faible, vois-tu, et si j’avais embrassé trop tendrement ton flacon ce matin, peut-être serais-je, à l’heure qu’il est, au lieu et place de M. de Vaunoy, sur le grand chemin du cimetière. À sa santé !

— Requiescat in pace ! prononça gravement le majordome.