Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 15-26).

II

LE COFFRET DE FER


Quand Nicolas Treml de la Tremlays franchit la grand’porte de son beau château, il faisait nuit noire. Il jeta la bride à ses valets sans mot dire, monta le perron d’un air distrait et se rendit tout droit à la chambre de son petit-fils.

Georges dormait. C’était un joli enfant blanc et rose, dont les cheveux blonds bouclaient gracieusement sur les broderies de l’oreiller. Sans doute un doux songe visitait en ce moment son sommeil, car sa bouche s’entr’ouvrait en un charmant sourire, pendant que ses petites mains s’agitaient et semblaient soutenir une lutte de caresses.

Quand les enfants s’ébattent ainsi en de joyeux rêves, les bonnes gens de Rennes disent qu’ils rient aux anges ; pensée charmante et poétique, à coup sûr.

Mais en Bretagne tout ce qui est poétique et charmant tourne bien vite à la mélancolie : on regarde cette joie du sommeil comme un présage de mort. L’enfant rit aux anges, parce que les anges de Dieu sont là autour de son chevet, pour emporter son âme au ciel.

Nicolas Treml se pencha sur la couche de son petit-fils. Sa lèvre barbue toucha la joue de l’enfant qui ne s’éveilla point.

— Arthur de Bretagne ! murmura le vieux gentilhomme qui ne pouvait oublier les paroles de Jean Blanc ; si le dernier rejeton de ma race allait être sacrifié !… Mais non cet homme est un fou, et mon cousin de Vaunoy ne ressemble pas plus à l’Anglais Jean sans Terre qu’un chien fidèle ne ressemble à un loup !

Il s’assit auprès du chevet de Georges et rendit son esprit à l’idée fixe qu’il poursuivait.

M. de la Tremlays, puissamment riche et noble, comme nous l’avons dit, avait perdu son fils unique deux ans auparavant. Ce fils, qui avait nom Jacques Treml et qui était père de Georges, avait été de son vivant un homme fort et brave ; Nicolas Treml lui avait inculqué de bonne heure sa haine contre la France, son amour pour la Bretagne, deux sentiments qui, chez lui, affectaient tous les caractères de la passion.

La mort de Jacques fut pour le vieux gentilhomme un coup cruel. Ce n’était pas seulement un fils, c’était l’héritier de ses croyances qui descendait dans la tombe.

Il se sentait vieillir. Aurait-il le temps d’inoculer à Georges sa haine et son amour ?

Les vieux souverains, à qui Dieu retire le fils qui devait continuer leur œuvre politique laborieusement commencée, regardent avec désespoir le berceau du fils de leur fils.

Cet enfant mettra vingt ans à se faire homme, et il ne faut qu’un jour pour voir crouler une dynastie.

Nicolas Treml n’était pas roi, mais il se regardait comme le dernier représentant d’une pensée vaincue qui pouvait à son tour remporter la victoire. Jacques était son bras droit, son successeur, un autre lui-même ; Georges n’était qu’un enfant.

Au lieu d’une arme à l’épreuve, Nicolas Treml n’avait plus qu’un faible roseau dans la main.

Il y avait de par la province de Bretagne une famille pauvre et de noblesse douteuse qui se prétendait branche de Treml et ajoutait ce nom au sien propre. Avant la mort de Jacques, M. de la Tremlays avait intenté à cette famille de Vaunoy un procès, pour la contraindre à se désister de toute prétention au nom de Treml.

Le procès était pendant, et, suivant toute apparence, le parlement de Rennes allait condamner les Vaunoy lorsque Jacques mourut. Ce fatal événement sembla changer subitement les desseins de M. de la Tremlays. Il arrêta l’action pendante au parlement de Rennes et invita Hervé de Vaunoy, l’aîné de la famille, à se rendre aussitôt près de lui. Celui-ci n’eut garde de refuser l’invitation.

Il traversa la forêt monté sur un piètre cheval de labour. Arrivé sur la lisière qui touchait le domaine de Treml et les futaies de Boüexis, il ôta respectueusement son feutre et salua toutes ces richesses, pendant qu’un sourire relevait les coins de ses lèvres sous les crocs fauves de sa moustache.

Hervé de Vaunoy pouvait avoir alors quarante ans. C’était un petit homme replet, à chevelure roussâtre, dont les exubérants anneaux encadraient un visage souriant et d’expression débonnaire. Ses yeux disparaissaient presque sous les longs poils de ses sourcils ; mais ce qu’on en voyait était fort avenant et cadrait au mieux avec la fraîcheur vermeille de ses joues.

En somme, il avait l’air du meilleur vivant qui fût au monde, et il était impossible de le voir une seule fois sans se dire : Voilà un excellent petit homme !

La seconde fois, on ne disait rien du tout.

La troisième, on pensait à part soi que le petit homme pouvait bien n’être point si bon qu’il voulait le paraître.

Chemin faisant, il inspecta le manoir de Boüexis, qu’il trouva très à son gré, et les fermes, métairies et tenues, qui lui parurent bien en point, et les bois dont il admira cordialement la belle venue. Pendant cela, son sourire vainqueur ne le quittait point. On eût dit que le petit homme se voyait déjà dans l’avenir propriétaire et seigneur de toutes ces belles choses.

Mais ce qui le flatta le plus, ce fut le château de la Tremlays lui-même. À la vue de ce cher édifice qui ouvrait sur une immense avenue, sa grande porte écussonnée, Hervé de Vaunoy arrêta son cheval de charrette et ne put retenir un cri d’allégresse.

— Saint-Dieu ! murmura-t-il tout ému, notre maison de Vaunoy tiendrait avec ses étables, écuries et pigeonniers sous le portail de ce noble château. Il faudrait que M. Nicolas Treml, mon cousin, eût l’âme bien dure pour ne point me donner un gîte en quelque coin ; et quand on a pied dans quelque coin, talent et bonne volonté, tout le reste y passe !

Il souleva le lourd marteau de la porte et mit de côté son sourire pour prendre un air humble et décemment réservé.

M. de la Tremlays était assis sous le manteau de la haute cheminée dans la salle à manger. À son côté, un grand et beau chien de race sommeillait indolemment. Dans un coin, le petit Georges, âgé de quatre ans alors, jouait sur les genoux de sa nourrice. On annonça Hervé de Vaunoy.

Le vieux seigneur se tourna lentement vers le nouveau venu et le chien, se dressant sur ses quatre pattes, poussa un sourd grognement.

— Paix, Loup ! dit M. de la Tremlays.

Le chien se recoucha sans quitter des yeux le seuil où Hervé se tenait découvert et respectueusement incliné.

M. de la Tremlays continuait d’examiner ce dernier en silence.

Au bout de quelques minutes, il parut prendre tout à coup une résolution et se leva.

— Approchez, monsieur mon cousin, dit-il avec une brusque courtoisie ; vous êtes le bienvenu au château de nos communs ancêtres.

Hervé ne put retenir un mouvement de joie en voyant sa parenté, à laquelle il ne croyait guère lui-même, si tôt et si aisément reconnue. Sur un geste du vieux seigneur, il prit place sous le manteau de la cheminée.

L’entrevue fut courte et décisive.

— J’espère, monsieur de Vaunoy, dit Nicolas Treml, que vous êtes un vrai Breton !

— Oui, Saint-Dieu ! mon cousin, répondit Hervé, un vrai Breton, tout à fait !

— Déterminé à donner sa vie pour le bien de la province ?

— Sa vie et son sang, monsieur mon cousin de la Tremlays ! ses os et sa chair ! Détestant la France, Saint-Dieu ! abhorrant la France, monsieur mon digne parent ! prêt à dévorer la France d’un coup de dent, si elle n’avait qu’une bouchée !

— À la bonne heure ! s’écria Nicolas Treml enchanté. Touchez-là, Vaunoy, mon ami. Nous nous entendrons à merveille, et mon petit-fils Georges aura un père en cas de malheur.

Hervé fut installé le soir même au château de la Tremlays, et, depuis lors, il ne le quitta plus. Georges lui était spécialement confié, et nous devons reconnaître qu’il affectait en toute occasion, pour l’enfant, une tendresse extraordinaire.

Les choses restèrent ainsi durant dix-huit mois. M. de la Tremlays prenait Hervé en confiance. Il le regardait comme un excellent et loyal parent. Les commensaux du château faisaient comme le maître, et Vaunoy avait l’estime de tout le monde.

Il n’y avait que deux personnages auprès desquels Vaunoy n’avait point su trouver grâce : le premier et le plus considérable était Loup, le chien favori de Nicolas Treml ; le second n’était autre que Jean Blanc, l’albinos.

Chaque fois que Vaunoy entrait au salon, Loup fixait sur lui ses rondes prunelles et grognait dans ses soies jusqu’à ce que M. de la Tremlays lui eût imposé péremptoirement silence. Vaunoy avait beau le flatter, il perdait sa peine. Loup, en bon Breton qu’il était, avait la tête dure et ne changeait point volontiers de sentiment.

M. de la Tremlays s’étonnait souvent de l’aversion que Loup montrait à son cousin ; cela lui donnait même parfois à réfléchir, car il tenait Loup pour un chien perspicace et de bon conseil. Mais Vaunoy, d’autre part, était si humble, si serviable, si dévoué !

Et puis, Saint-Dieu ! il détestait si cordialement la France.

Le moyen de concevoir des soupçons contre un homme qui abhorrait ainsi M. le régent ?

Quant à Jean Blanc, sa haine était moins redoutable que celle de Loup. Jean Blanc, en effet, occupait dans l’échelle sociale une position infiniment plus humble. Il était, de son métier tailleur de cercles, passait pour idiot, et n’eût point pu soutenir son vieux père sans l’aide charitable de M. de la Tremlays. Jean Blanc était reçu dans les cuisines du château, parce que l’hospitalité bretonne accueillait hommes, mendiants et animaux avec une égale religion ; mais c’était à grand’peine qu’il conquérait sa place au feu, et il lui fallait exécuter bien des cabrioles pour désarmer le mauvais vouloir du maître d’hôtel, lors de la distribution des vivres.

— Arrière, méchant mouton blanc ! disait ce chef des valets de Treml. N’as-tu pas honte, gibier de rebut, de demander la pitance d’un chrétien !

Jean, suivant son humeur, hochait la tête en éclatant de rire, ou baissait ses yeux pleins de larmes. Parfois un éclair de raison ou de fierté semblait traverser sa cervelle. Alors la bordure enflammée de ses paupières devenait livide, tandis qu’une tache écarlate se dessinait sur sa joue. C’était l’affaire d’un instant.

L’écuyer Jude prenait alors le parti du pauvre albinos, dont l’apathie naturelle avait déjà triomphé de sa fugitive colère.

— Un peu plus de charité, maître Alain, disait l’écuyer Jude au majordome ; Jean Blanc est le fils de son père, qui était un digne serviteur de Treml. Notre monsieur Nicolas n’entend pas qu’on traite ainsi les bonnes gens de la forêt.

Jude ne mentait point. Nicolas Treml était doux envers ses vassaux ; mais, si accompli que soit le maître, l’insolence, cette gangrène de la valetaille, sait toujours se faire place en quelque coin de l’office.

Alain, le maître d’hôtel, grommelait un juron armoricain et coupait à Jean Blanc un morceau de pain de mauvaise grâce. Celui-ci trempait aussitôt sa soupe, sans rancune apparente, et dévorait avec la plus parfaite égalité d’âme. Quand il avait fini, on lui donnait une seconde écuelle de bouillon bien chaud qu’il portait à son père, Mathieu Blanc, le vieux vannier de la Fosse-aux-Loups.

Cette tranquillité de Jean Blanc était-elle feinte ou réelle ? nous ne saurions trancher cette question d’une manière précise, et parmi ceux qui le connaissaient, les avis étaient partagés. On s’accordait à reconnaître que sa cervelle ne contenait point la somme d’idées raisonnables que comporte l’intelligence de l’homme ; mais était-il sérieusement idiot ?

Tant que durait le jour, il chantait de bizarres refrains sur les couronnes des châtaigniers, ou bien il gambadait le long des chemins. À vêpres, son blême visage grimaçait à faire pâmer de rire chantres, marguilliers et bedeau.

Et pourtant Jean priait dévotement.

Et pourtant Jean soignait son vieux père avec l’attention d’une fille dévouée ; quand Mathieu avait besoin de remèdes, Jean travaillait le double, et plus d’un paysan affirmait l’avoir vu, le soir, agenouillé au chevet du vieillard endormi.

En outre, on le savait capable d’une reconnaissance sans bornes. Il s’était jeté, sans armes, au-devant d’un sanglier qui menaçait l’écuyer Jude, son protecteur, et il avait escaladé plus d’une fois les hautes murailles du jardin de la Tremlays, rien que pour baiser, en pleurant de joie, les mains du petit M. Georges, le fils de son bienfaiteur.

Sa tendresse pour l’enfant était poussée jusqu’à la passion, et ceux qui ne croyaient point à l’idiotisme de Jean disaient que sa haine pour M. de Vaunoy venait de ce qu’il le regardait comme un intrus, destiné à frustrer le petit Georges de son héritage.

Ils disaient cela quand ils n’avaient point à dire autre chose de plus intéressant, car, bien entendu, Jean Blanc était un sujet de conversation fort secondaire. À part Vaunoy qui le craignait vaguement et d’instinct, Jude et M. de la Tremlays qui ne dédaignaient point de causer parfois familièrement avec lui, personne ne s’occupait beaucoup du pauvre albinos.

On admirait sa merveilleuse adresse à tous les exercices du corps, comme on eût admiré l’agilité d’un chevreuil de la forêt. Sa douteuse folie ne l’entourait pas même de ce prestige qui s’attache, dans les contrées demi-sauvages, aux êtres privés de raison. Les gens de la forêt se défiaient de sa démence et ne la trouvaient point de franc aloi.

Quant aux femmes, Jean était pour elles un objet de dégoût ou de moquerie. Elles riaient en apercevant de loin sa face enfarinée que nous ne saurions comparer qu’au masque populaire de nos pierrots ; elles frissonnaient lorsque le soir elles voyaient briller, sous le linceul de sa chevelure, l’éclat phosphorescent de ses yeux.

Revenons à Nicolas Treml que nous avons laissé méditant au chevet de son petit-fils Georges.

Sans doute le sujet de ses réflexions le captivait bien puissamment ; car pendant de longues heures il demeura immobile et si profondément absorbé qu’on eût pu le prendre pour l’un de ces vieillards de pierre qui dorment autour des tombeaux.

L’horloge du château avait sonné minuit depuis longtemps lorsqu’il secoua sa préoccupation.

Il se leva ; son visage était sombre, mais résolu. Il saisit la lampe qui brûlait auprès de lui et traversa doucement la salle, assourdissant le sonore cliquetis de ses éperons pour ne point troubler le sommeil de Georges.

— Vaunoy est incapable de me trahir, murmura-t-il ; je le crois… sur mon salut, je le crois ! Mais la confiance n’exclut pas la prudence, et il n’y a que Dieu pour sonder jusqu’au fond le cœur des hommes. Je veux prendre mes précautions.

Le vent des nuits courait dans les longs corridors de la Tremlays. Nicolas Treml, abritant de la main la flamme de la lampe, descendit le grand escalier et se rendit à la salle d’armes où reposait Jude Leker, son écuyer.

Il l’éveilla et lui fit signe de le suivre.

Jude obéit aussitôt en silence.

M. de la Tremlays remonta d’un pas rapide les escaliers du château, traversa de nouveau les corridors et fit entrer Jude dans une petite pièce de forme octogone qu’il avait choisie pour sa retraite, au premier étage d’une tourelle.

Lorsque Jude fut entré, M. de la Tremlays ferma la porte à clef.

L’honnête écuyer n’avait point coutume de provoquer la confiance de son maître. Quand Nicolas Treml parlait Jude écoutait avec respect, mais il ne faisait jamais de questions.

Cette fois, pourtant, la conduite du vieux seigneur était si étrange, sa physionomie portait le cachet d’une résolution si solennelle, que l’écuyer ne put réprimer sa curiosité.

— Vous n’avez pas votre figure de tous les jours, notre monsieur… commença-t-il.

Nicolas Treml lui imposa silence d’un geste et fit jouer la serrure d’une armoire scellée dans le mur.

De cette armoire, il tira un coffret de fer vide qu’il mit entre les mains de Jude.

Ensuite, prenant, au fond d’un compartiment secret, de pleines poignées d’or il les empila méthodiquement dans le coffret, comptant les pièces une à une.

Cela dura longtemps, car il compta cent mille livres tournois.

Jude n’en pouvait croire ses yeux et se creusait la tête pour deviner le motif de cette conduite extraordinaire.

Quand il y eut dans le coffret cent mille livres bien comptées, Nicolas Treml le ferma d’un double cadenas.

— Demain, dit-il d’une voix basse et calme, tu chargeras cette cassette sur un cheval, sur ton meilleur cheval, et tu iras m’attendre, avant le lever du soleil, à la Fosse-aux-Loups.

Jude s’inclina.

— Avant de partir, reprit M. de la Tremlays, tu prieras monsieur mon cousin de Vaunoy de se rendre auprès de moi. Va !

Jude se dirigea vers la porte.

— Attends ! poursuivit encore Nicolas Treml : tu t’habilleras comme on fait lorsqu’on ne doit point revenir au logis de longtemps. Tu t’armeras comme pour une bataille où il faut mourir. Tu diras adieu à ceux que tu aimes. As-tu fait ton testament ?

— Non, répondit Jude.

— Tu le feras, continua M. de la Tremlays.

Jude fit un signe d’obéissance et emporta la cassette.