Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 137-143).

XVII

VISITE MATINALE


Bien avant le jour, Jude Leker était sur pied. Il se leva sans bruit afin de ne point éveiller son maître qui dormait comme on dort à vingt-cinq ans après un long et fatigant voyage.

Quoique le crépuscule n’éclairât point encore la nuit des interminables corridors, Jude y trouva son chemin sans tâtonner. Il était né au château et l’avait habité durant quarante années.

Laissant le grand escalier dont la double rampe desservait le premier étage, il gagna l’office et prit un couloir étroit qui conduisait aux communs.

Beaucoup de choses avaient changé dans les coutumes de la Tremlays, mais les logements des serviteurs avaient gardé leur disposition primitive. Sans cette circonstance, l’excellente mémoire de Jude ne lui eût point été d’un grand secours. Il compta trois portes dans la galerie intérieure des communs et frappa à la quatrième.

Il est à croire que dame Goton Rehou, femme de charge du château, ne recevait point d’ordinaire ses visites à heure si indue. La bonne dame avait soixante ans, et, à cet âge, les femmes de charge ne craignent que les voleurs.

Elle dormait ou faisait la sourde oreille : Jude ne reçut point la réponse.

Il frappa de nouveau et plus fort.

— Béni Jésus ! dit la voix enrouée de la vieille dame, le feu est-il au château ?

— C’est moi, c’est Jude, murmura celui-ci en frappant toujours, Jude Leker !

Goton n’était point une femmelette. Elle prit un gourdin et s’en vint ouvrir, bien que son oreille, rendue paresseuse par l’âge, n’eût pas saisi une syllabe des paroles de Jude.

— On y va ! grommelait-elle ; si ce sont les Loups, eh bien ! je leur parlerai du vieux Treml, et ils ne toucheront pas un fétu dans la maison qui fut la sienne ; si ce sont des esprits…

Elle fit un signe de croix et s’arrêta.

— Ouvrez donc ! dit Jude.

— Si ce sont des esprits, continua la vieille, eh bien ! Bah ! ils auraient aussi bien passé par le trou de la serrure !

Elle ouvrit et mit son gourdin en travers.

— Qui vive ? dit-elle.

— Chut ! dame ; silence au nom de Dieu !

— Qui vive ? répéta l’intrépide vieille en levant son bâton.

Jude le saisit, entra, ferma la porte et répondit :

— Un homme dont il ne faut point répéter le nom sans nécessité dans la demeure de Treml.

— La demeure de Treml ! répéta Goton qui sentit tressauter son cœur à ce nom ; merci, qui que vous soyez. Il y a vingt ans que je n’avais entendu donner son véritable nom à la maison qu’habite Hervé de Vaunoy.

Jude tendit sa main dans l’ombre ; celle de Goton fit la moitié du chemin. Elle n’avait pas besoin de voir. Ce fut comme un salut mystérieux entre ces deux fidèles serviteurs.

— Mais qui donc es-tu, brave cœur, demanda enfin la vieille femme, toi qui te souviens de Treml ?

Jude prononça son nom.

— Jude ! s’écria Goton oubliant toute prudence ; Jude Leker, l’écuyer de notre monsieur ! Oh ! que je te voie, mon homme, que je te voie !

Tremblante et empressée, elle courut à tâtons, cherchant son briquet et ne le trouvant point ; elle remua les cendres de son réchaud. Enfin sa résine s’alluma. Elle regarda Jude longtemps et comme en extase.

— Et lui, dit-elle, M. Nicolas, le reverrons-nous ?

— Mort, répondit Jude.

Goton se mit à genoux, joignit ses mains et récita un De profundis. De grosses larmes coulaient lentement le long de sa joue ridée. Quiconque l’aurait vue en ce moment se serait senti puissamment attendri, car rien n’émeut comme les larmes qui roulent sur un rude visage, et tel qui passe en souriant devant deux beaux yeux en pleurs pâlit et souffre quand il voit s’humecter la paupière d’un soldat.

Jude se tut tant que Goton pria. Il semblait qu’il voulût maintenant prolonger son incertitude et qu’il reculât, effrayé devant la révélation qu’il était venu chercher.

Lorsqu’il prit la parole, ce fut d’une voix altérée.

— Et le petit monsieur ? dit-il enfin avec effort.

— Georges Treml ? Vingt ans se sont écoulés depuis que je l’ai vu pour la dernière fois, le cher et noble enfant, sourire et me tendre ses petits bras dans son berceau.

— Mort, mort aussi ! prononça Jude dont le robuste corps s’affaissa.

Il mit ses deux mains sur son visage ; sa poitrine se souleva en un sanglot.

— Je n’ai pas dit cela ! s’écria Goton ; non, je ne l’ai pas dit. Et Dieu me préserve de le croire ! Pourtant… Hélas ! Jude, mon ami, depuis vingt ans j’espère, et chaque année use mon espoir.

Jude attacha sur elle ses yeux fixes. Il ne comprenait point.

— Oui, reprit-elle, je voudrais espérer. Je me dis : Quelque jour je verrai revenir notre petit monsieur, grand et fort, la tête haute, la mine fière, l’épée au flanc. Hélas ! hélas ! il y a si longtemps que je me dis cela !

— Mais enfin, dame, que savez-vous sur le sort de Georges Treml ?

— Je sais… je ne sais rien, mon homme. Un soir, — approche ici, car il ne faut point dire cela tout haut, — un soir, il y a dix-neuf ans et cinq mois… ah ! j’ai compté, Hervé de Vaunoy revint tout pâle et l’œil hagard. Il nous dit que l’enfant s’était noyé dans l’étang de la Tremlays. On courut, on sonda le fond de l’eau, mais on ne trouva point le corps de Georges.

Jude écoutait, la poitrine haletante, l’œil grand ouvert.

— Et c’est sur cela, interrompit-il, que se fonde votre espoir ?

— Non. Te souvient-il d’un pauvre innocent de la forêt que l’on nommait le Mouton blanc ?

— Je me souviens de Jean Blanc, dame.

— Pauvre créature ! Il aimait Treml presque autant que nous l’aimons…

— Mais Georges, Georges ! interrompit encore Jude.

— Eh bien ! mon homme, Jean Blanc racontait d’étranges choses dans la forêt. Il disait qu’Hervé de Vaunoy avait jeté à l’eau le petit monsieur de ses propres mains.

— Il disait cela ! s’écria Jude dont l’œil étincela.

— Il disait cela, oui. Et quoiqu’il passât pour un pauvre fou, je crois qu’il disait vrai toutes les fois qu’il parlait de Treml. Mais ce n’est pas tout ; Jean Blanc ajoutait qu’il avait plongé au fond de l’étang et ramené M. Georges évanoui…

— Ah ! fit le bon écuyer avec un long soupir de bien-être.

— Puis, poursuivit Goton, il fut pris d’un de ses accès, et le pauvre enfant resta tout seul sur l’herbe. Et quand le Mouton blanc revint il n’y avait plus d’enfant.

— Ah ! fit encore Jude.

— Et il y a vingt ans de cela, mon homme !

Jude demeura un instant comme atterré.

— Où est Jean Blanc ? dit-il ensuite ; je veux le voir.

Goton secoua lentement sa tête grise.

— Pauvre créature ! dit-elle encore ; il ne fait pas bon, pour un pauvre homme, affronter la colère d’un homme puissant. Hervé de Vaunoy apprit les bruits qui couraient dans la forêt. On tourmenta Mathieu Blanc et son fils par rapport à l’impôt. Le vieillard mourut ; le fils disparut. Quelques-uns disent qu’il s’est fait Loup.

— J’ai déjà entendu prononcer ce mot. Quels sont ces gens, dame ?

— Ce sont des Bretons, mon homme, qui se défendent et qui se vengent. On leur a donné ce nom, parce que leur retraite avoisine la Fosse-aux-Loups. Chacun sait cela ; mais nul ne pourrait trouver l’issue par où l’on pénètre dans cette retraite. Eux-mêmes semblent prendre à tâche d’accréditer ce sobriquet qui fait peur aux poltrons. Leurs masques sont en peau de loup ; il n’y a que leur chef qui porte un masque blanc.

— J’irai trouver les Loups, dit Jude.

La vieille dame réfléchit un instant.

— Écoute, reprit-elle ensuite. Il est un homme dans la forêt qui pourrait te dire peut-être si Jean Blanc existe encore. Cet homme est un Breton, quoiqu’il feigne souvent de parler comme s’il avait le cœur d’un Français. Il me souvient qu’au temps où il vint s’établir de ce côté de la forêt, les sabotiers disaient que sa fille, qui était alors un enfant, avait tous les traits de la fille de Jean Blanc, le pauvre fou. Certains même affirmaient la reconnaître.

— Où trouver cet homme ?

— Sa loge est à cent pas de Notre-Dame-de-Mi-Forêt.

— Il se nomme ?

— Pelo Rouan, le charbonnier.

Le jour commençait à poindre. La résine pâlissait aux premiers rayons du crépuscule.

— Au revoir et merci, dame, dit Jude. Je verrai Pelo Rouan avant qu’il soit une heure.

Il serra la main de Goton et sortit.

— Que Dieu soit avec toi, mon homme ! murmura la vieille femme de charge en le suivant du regard pendant qu’il traversait les corridors ; il y avait longtemps que mon pauvre cœur n’avait ressenti pareille joie. Que Dieu soit avec toi, et puisses-tu ramener en ses domaines l’héritier de Treml !

Goton avait plus de désir que d’espérance, car elle secoua tristement la tête en prononçant ces dernières paroles.