Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 89-95).

XI

FLEUR-DES-GENÊTS


Pelo Rouan, avant de poser son pichet sur la table, ajouta, comme complément de son toast :

— Et à la confusion du Loup Blanc et de ses louveteaux.

— À la bonne heure ! dit la vieille Goton lorsque chacun eut applaudi à ce souhait charitable ; Pelo Rouan est un pauvre homme de la forêt. Il y a pour lui courage à maudire tout haut le Loup Blanc, qui est fort et puissant, et dont mille bras exécutent les ordres car tout à l’heure il va prendre son bâton de houx et affronter la nuit qui est le domaine des Loups : à la bonne heure ! Je ne veux point de mal à Pelo Rouan.

— Merci, dame ! prononça lentement le charbonnier ; moi, je vous veux du bien.

C’était un homme étrange que ce Pelo Rouan. Pendant qu’il parlait ainsi, son regard fixe couvait Goton et la ligne rouge de ses paupières clignotait à la lumière du feu.

Il y avait dans ce regard une gratitude plus grande que ne le méritait à coup sûr l’observation de la vieille femme de charge.

Du reste, et nous devons le dire tout d’abord, la plupart des actions de cet homme étaient difficiles à expliquer. On croyait deviner chez lui parfois une marche lente et systématique vers un but mystérieux, mais on ne tardait pas à perdre sa trace, et l’espionnage le plus fin comme le plus obstiné eût été dérouté par sa conduite.

Nul ne songeait d’ailleurs à l’espionner. À quoi bon l’eût-on fait ? Ses fréquentes visites à la maison de M.  de Vaunoy, ennemi personnel et acharné des Loups, éloignaient toute idée de connivence avec ces derniers, et cette connivence seule aurait pu donner quelque force à un homme si bas placé dans l’échelle sociale.

Il y avait quinze ou seize ans que Pelo (Pierre) Rouan était venu s’établir dans la forêt de Rennes. Il avait amené avec lui une petite fille au berceau qu’il appelait Marie. Solitaire d’habitude et paraissant fuir la société de ses pareils, il s’était bâti une loge à l’endroit le plus désert de la forêt, avait creusé un four souterrain et faisait depuis lors ce qu’il fallait de charbon pour soutenir son existence et celle de sa fille.

Marie avait pris la taille d’une femme. En grandissant, elle était devenue bien belle, mais elle l’ignorait. Beaucoup prétendront que ces derniers mots renferment une impossibilité flagrante : nous soutenons néanmoins notre dire.

Marie, enfant de la solitude, n’avait de hardiesse que contre le danger. La vue de l’homme la troublait, et l’effrayait. Lorsque la trompe de chasse criait dans les allées, Marie faisait comme les biches ; elle se cachait dans les buissons.

Jamais elle ne mettait de bouquets dans un panier verni pour les porter au château, avec des pommes, des œufs et de la crème, comme cela se pratique de nos jours au théâtre national de l’Opéra-Comique. Elle ne dansait ni sur la fougère ni même sous la coudrette ; en un mot, ce n’était en aucune façon une rosière de Mme  de Genlis, se mirant dans le cristal des fontaines, ni une ingénue de M.  Marmontel, raisonnant l’Être suprême, la nature et le reste. Ces braves poètes n’ont jamais vu la campagne qu’à Courbevoie !

C’était une fille de la forêt, simple, pure, demi-sauvage, mais portant en elle le germe de tout ce qui est noble, gracieux, poétique et bon.

Elle aimait à prier Dieu, car une foi profonde remplissait cette âme angélique qui ne soupçonnait pas le mal.

L’expression générale de son visage était un mélange d’exquise gentillesse et de sensibilité exaltée. Elle avait de grands yeux bleus pensifs et doux, dont le sourire échauffait l’âme comme un rayon de soleil. Sa joue pâle l’encadrait d’un double flot de boucles dorées, qui ondoyaient à chaque mouvement de sa tête et se jouaient sur ses épaules modestement couvertes. La nuance de cette chevelure eût embarrassé un peintre, parce que les couleurs dont peut disposer l’art humain sont parfois impuissantes. Cette nuance, dans un tableau, semblerait terne ; ses candides reflets affadiraient le regard ; elle ne repousserait point assez la teinte de la peau.

Mais cela prouve seulement que l’homme n’a su dérober que la moitié de la palette céleste. Chez Marie, c’était un charme de plus : ses traits fins, mais hardiment modelés, apparaissaient suaves et comme voilés sous cette indécise auréole. Cela faisait l’effet de ce nuage mystique, aux rayons naïvement adoucis, que les peintres du moyen-âge donnaient pour ornement au front divin de la Mère de Dieu.

Marie était sauvage comme son père. Lorsqu’elle ne restait point dans la loge, occupée à tresser des paniers de chèvrefeuille que Pelo Rouan vendait aux foires de Saint-Aubin-du-Cormier, Marie errait, seule et rêveuse, dans les sentiers perdus de la forêt.

Souvent le voyageur s’arrêtait pour écouter une voix pure, et semblable à la voix des anges, qui chantait la complainte d’Arthur de Bretagne, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit. Ceux qui se souvenaient du pauvre Jean Blanc songeaient à lui en entendant son refrain favori ; la plupart savouraient la musique sans évoquer la mémoire de l’albinos, car bien d’autres que lui répétaient ce refrain qui berce les enfants dans toutes les loges du pays de Rennes.

Du reste, on entendait toujours Marie comme on écoute le rossignol, sans la voir. Dès qu’elle apercevait un étranger, son instinct de timidité farouche la portait à fuir. On voyait le taillis s’agiter comme au passage d’un faon, puis plus rien. Marie était alerte et vive. On eût couru longtemps pour l’atteindre.

Quelques-uns cependant l’avaient vue et le bruit de sa beauté sans rivale s’était répandu dans le pays. On fut du temps avant de savoir son nom, car Pelo Rouan ne souffrait guère de questions, surtout lorsqu’il s’agissait de sa fille, et Marie devenait muette dès qu’un homme lui adressait la parole. À cause de cette ignorance, et par un reste de cette chevaleresque poésie qui a fleuri si longtemps sur la terre de Bretagne, on choisissait pour désigner Marie les noms des plus charmantes fleurs.

Les jeunes gens de la forêt parlaient d’elle d’autant plus souvent que son existence était plus mystérieuse. À la longue, la coutume effeuilla cette guirlande de jolis sobriquets. Un seul resta, qui faisait allusion à la couleur des cheveux de Marie :

On l’appela Fleur-des-Genêts.

Pelo Rouan laissait à sa fille une liberté entière, dont celle-ci usait tout naturellement et comme on respire, sans savoir qu’il en pût être autrement. D’ailleurs le charbonnier, quand même il l’aurait voulu, n’aurait point pu surveiller fort attentivement la jeune fille, car il faisait de longues et fréquentes absences.

Le motif de ces absences était un secret, même pour Marie.

Parfois, durant des semaines, le four de Pelo Rouan restait froid, mais quand il revenait il travaillait le double et réparait le temps perdu.

Personne n’était admis dans la loge. On venait chercher Pelo Rouan de temps en temps la nuit. Dans ces circonstances, ceux qui avaient besoin du charbonnier, pour des causes que nous ne saurions dire, frappaient à la porte d’une certaine façon.

Pelo sortait alors. Marie, habituée à ce manège, ne prenait pas garde.

Un jour, pourtant, un étranger avait franchi le seuil de la loge inhospitalière : il soutenait les pas de Fleur-des-Genêts bien chancelante et bien effrayée, parce que des soudards de France qui venaient de Paris et allaient à Rennes l’avaient poursuivie dans les futaies. Son compagnon était un loyal jeune homme au visage doux et bon. Il l’avait protégée. Sa première pensée fut de remercier Dieu du plus profond de son cœur, en même temps qu’elle lui adressait une fervente prière pour son sauveur.

Depuis ce jour, quand Fleur-des-Genêts rencontrait l’étranger, elle allait à lui sans frayeur et ils échangeaient quelques mots purs et naïfs comme l’entretien de deux enfants.

Puis l’étranger partit, laissant son souvenir dans le cœur de Marie. Les gens de la forêt la rencontrèrent de nouveau dans les taillis. Elle allait lentement, la tête penchée, et chantait bien mélancoliquement la complainte d’Arthur de Bretagne.

Pelo Rouan ne l’interrogeait point parce qu’il connaissait la cause de sa tristesse.

Cependant la veillée continuait dans la cuisine du château de la Tremlays. Après avoir porté la santé qui ouvre ce chapitre, Pelo prit son bâton de houx, comme l’avait annoncé la vieille femme de charge ; mais au lieu de partir, il secoua lentement sa pipe et se planta, le dos au feu, en face de maître Simonnet.

— Et sait-on son nom ? dit-il en jouant l’indifférence.

— Le nom de qui ?

— Du nouveau capitaine.

— Notre monsieur le sait peut-être, répondit Simonnet.

— Au fait, ce doit être un bon serviteur du roi, c’est le principal. Il logera au château ?

— Ou chez l’intendant royal.

Pelo Rouan sembla hésiter au moment de faire une nouvelle question.

— C’est juste, dit-il enfin, c’est à qui recevra ce brave officier et les bons soldats de la maréchaussée.

À ces mots, il se dirigea vers la porte. En passant auprès d’Yvon, il lui serra furtivement la main et adressa à Corentin un regard d’intelligence.

— Bonsoir, maître Simonnet et toute la maisonnée ! dit-il.

Comme il mettait la main sur le loquet, un fort coup de marteau retentit frappé à la porte extérieure. Pelo resta.

Quelques minutes après, deux hommes, enveloppés de manteaux, furent introduits. Les larges bords de leurs feutres cachaient presque entièrement leurs visages. Cependant, à un mouvement que fit l’un d’eux, la lumière du foyer vint éclairer partiellement ses traits.

Pelo Rouan recula à son aspect, et, au lieu de sortir, il se glissa prestement dans une embrasure.