II.

Plein d’idées merveilleuses, Edgar brûlait de revoir son pays. Un instinct de finesse lui disait qu’à Paris seulement ce talisman aurait tout son prix… Paris ! ville de prestige, où le regard est juge, où l’apparence est reine, où la beauté est dans la tournure, la conduite dans les manières, l’esprit dans le bon goût ; où les prétentions dénaturent, où l’homme le plus distingué rougit de ses qualités primitives et s’efforce d’en imiter d’impossibles à son naturel, où la vie est un long combat entre un caractère de naissance qu’on subit et un caractère d’adoption qu’on s’impose, où chacun est en travail d’hypocrisie, où l’esprit profond se veut faire léger, où l’esprit léger se fait pédant ; où chacun vit des autres avec de la fortune, imite celui qui le copie et emprunte souvent le costume qu’on lui a volé… Ville de graves folies et d’innocentes faussetés ! nul ne peut pénétrer dans ton enceinte sans partager ton délire, sans y subir une des métamorphoses de la vanité.

Armé de son talisman, Edgar traversa rapidement l’Allemagne et la France, sans s’arrêter dans aucune des villes principales qu’il avait déjà visitées. Le lorgnon magique n’eut guère l’occasion de s’exercer que sur les différentes espèces d’aubergistes avec lesquelles il lui fallut communiquer pendant la route. C’était partout les mêmes finesses, les mêmes ruses pour le retenir ou le voler. Et le naïf Edgar se disait : « C’est singulier, Allemands, Italiens, Français, tous les aubergistes ont la même pensée ! » Le sage aurait dit : Partout les hommes sont les mêmes.

Voilà donc un jeune étourdi de vingt-trois ans, plein de droiture et de confiance, jeté au milieu de la société tortueuse de Paris avec le secret de tous. Les parents d’Edgar, attachés à l’ancienne cour, s’étaient retirés dans une de leurs terres en province. Ses meilleurs amis étaient absents, et sa pénétration ne put d’abord s’exercer que sur des indifférents. Aussi les premiers jours de son arrivée à Paris, cette pénétration l’amusa-t-elle à en perdre la tête. C’étaient des rires étouffés, des quiproquo, des explications à n’en plus finir ; car le jeune diplomate n’avait pas encore la présence d’esprit qu’un tel art exige, et comme il ne répondait jamais à la parole qui lui mentait, mais à la pensée que son lorgnon lui traduisait, il en résultait une suite de malentendus, de susceptibilités risibles, et quelquefois d’aveux si comiques, qu’Edgar ne voyait dans son fatal lorgnon qu’un trésor d’inépuisables amusements.

C’est alors qu’il rencontra Frédéric Narvaux, son ancien camarade de collège. Sa joie de le revoir fut grande, il la témoigna cordialement ; mais M. Narvaux mit dans la sienne tant d’enthousiasme que le bon Edgar, ravi d’une telle amitié, voulut en jouir doublement, en pénétrant dans le cœur de son ami. Quelle fut sa surprise en lisant, au lieu de ces mots que M. Narvaux disait avec passion : « Cher ami, que je suis heureux de ton retour ! » etc., ceux-ci : « Maudit retour, je parie qu’Esther va recourir après lui ! » Edgar resta confondu, il croyait Frédéric un modèle de franchise, et beaucoup d’autres s’y trompaient comme lui.

C’était un de ces hommes sur lesquels tout le monde croit pouvoir compter. Il passait pour brave parce qu’il était querelleur, pour franc parce qu’il était contrariant, et pour serviable parce qu’il était familier. Il est vrai qu’il n’attaquait que les gens timides, ne contrariait que les gens sans avis, et n’offrait ses services qu’aux personnes qui, par leur position et la délicatesse de leur caractère, le mettaient hors de danger de les voir accepter. Néanmoins, son air brusque imposait, et d’ailleurs comment soupçonner qu’un homme si bruyant pût dissimuler ?

À peine M. de Lorville eut-il le secret de ce caractère, qu’il prit en horreur son ancien ami. Sa gaieté disparut, et fit place à la plus pénible défiance, au plus sombre découragement ; ses manières avec lui changèrent subitement : il cessa de le tutoyer ; il ne l’écoutait plus, car il ne pouvait se résoudre à entendre des protestations d’amitié auxquelles il ne pouvait plus croire, et qui, dénuées de grâce et de coquetterie, n’avaient jamais eu de prix à ses yeux que par la confiance que leur rondeur inspirait. Les faussetés gracieuses et élégantes ont cela de précieux, qu’elles séduisent encore lorsque l’illusion est passée. Les mensonges d’une voix douce sont encore de l’harmonie ; elle trouve, pour ainsi dire, dans le charme que lui donnent les sentiments qu’elle affecte le droit de les exprimer ; mais une parole d’amitié grossière et bruyante qui perd sa franchise devient insupportable ; c’est une injure détournée qui irrite et avec laquelle il n’est point d’accommodement. On se trouve entraîné à dissimuler avec une personne adroite et doucement perfide ; mais avec un tartufe tapageur, l’esprit fatigué ne peut cacher ni son mépris ni son dégoût.

Dès qu’il fut poliment permis de quitter M. Narvaux, Edgar lui dit adieu. En partant, après mille récits de plaisirs qu’Edgar n’avait pas écoutés, Frédéric ajouta :

— Nous soupons tous ce soir chez Esther ; viens-y donc, tu nous charmeras.

M. de Lorville, pénétrant sa pensée, ne répondit qu’à elle, et refusa.

— Pourquoi non ? reprit Frédéric ; je me fais une fête de t’y ramener.

— Et moi, reprit sèchement Edgar, un devoir de t’y laisser.

M. Narvaux n’avait nulle envie de ramener son ami chez cette petite danseuse qui avait aimé Edgar avant lui, et qui sans doute le préférerait encore ; il comprit qu’il était deviné, et ne put pardonner à M. de Lorville l’adresse avec laquelle il avait pénétré la fausseté de son invitation, et moins encore l’insolente générosité qui la lui faisait refuser. C’est pourquoi il traçait d’Edgar un portrait si peu flatteur lorsqu’il le rencontra aux Tuileries.

— Nous disions du mal de toi, mon cher ! lui avait-il crié en l’abordant.

C’était encore une de ses malices, il disait la vérité, mais en riant, de manière à la rendre douteuse. Cette ruse ne devrait être permise qu’aux femmes ; car leur gaieté est presque toujours de l’embarras, et les ruses de l’émotion ne sont-elles pas toutes pardonnables ?

M. Narvaux était, selon l’expression d’un vieux philosophe de mes amis, un homme de la troisième finesse : « La première finesse, disait-il, consiste à cacher ses projets ; la seconde à en feindre d’imaginaires pour dissimuler ceux qu’on a, et la troisième, enfin, c’est de les dire tout haut et en plaisantant, comme s’ils ne pouvaient entrer dans la pensée. » Cette remarque m’a toujours poursuivie depuis ce temps ; il m’arrive quelquefois, malgré moi, de classer mes amis dans une de ces trois catégories, et j’avoue que j’en ai rangé bien peu dans la première. Il y a tant d’activité en France, dans les esprits, que le mystère même y veut agir ; peu de gens se bornent à cacher simplement leur ambition et leur pensée, il leur en coûte moins de les démentir, ou, ce qui est bien pis, d’en affecter de contraires.