Le Livre rose/4/Le Store

Catherine Derby
Urbain Canel, Adolphe Guyot (4p. 103-168).

LE STORE.


LE STORE.


I.

Le Mariage.




« Venez près de moi, ma bonne Henriette, dit un soir l’amiral B… en attirant près de son grand fauteuil sa belle et fraîche petite-fille ; venez, mais il faut d’abord que je commence par m’accuser d’un grand tort envers vous, d’un tort dont j’aurai peut-être bien de la peine à obtenir le pardon. »

Les yeux bleus de miss Henriette Harrington se tournèrent avec tant de douceur vers son grand-père, que si l’amiral avait ressenti la moindre inquiétude sur son ressentiment, il eût été immédiatement rassuré.

« Vous saurez donc, Henriette, reprit-il, que, voulant causer longuement et raisonnablement avec vous, j’ai fait défendre ma porte, même à sir Edouard Nellys. »

Le front d’Henriette s’assombrit un peu ; mais elle sourit si vite à son grand-père, qu’il n’eut pas le temps de le remarquer.

« Vous vous mariez demain, mon enfant, continua-t-il ; demain vous prenez un maître ; demain votre volonté ne sera plus seulement soumise à l’amitié et à la faiblesse d’un vieillard pour qui vos désirs et vos petits caprices sont des lois ; demain vous entrez dans une classe à la quelle on demande, chez nous autres Anglais, non-seulement des qualités, des agrémens, mais des vertus, car chez nous le mariage est sérieux, Henriette ; sérieux ! et vous avez seize ans… J’aurais voulu vous établir plus tard, mon enfant, et peut-être avais-je d’autres projets ; mais vous aimez tendrement Edouard ; mais il éprouve une si violente passion pour vous, que j’ai craint d’être accusé d’égoïsme si je ne consentais pas. On aurait dit que je voulais vous garder pour me soigner, que je vous sacrifiais à mon intérêt ; car c’est un bien beau mariage que tu vas faire, Henriette, toi, simple jeune fille, presque élevée par un vieux marin ! Qui sait d’ail leurs si vous-même, Henriette, vous n’eussiez pas trouvé importun ce grand-père tant aimé jusqu’à ce jour ? J’ai dû céder. On signe le contrat demain, et le jour d’a près vous serez mistriss Nellys. Vous êtes riche, Edouard aussi ; vous êtes charmante, Edouard n’est pas moins favorisé de la nature ; toutes les prospérités semblent devoir être votre partage, et pourtant je tremble…

— Et de quoi ! bon Dieu ! cher grand-papa ? s’écria Henriette ; mon bonheur ne sera-t-il donc point parfait, puisque nous serons deux à vous soigner ? Fut-il jamais, d’ailleurs, un cœur plus noble, une âme plus généreuse que celle d’Edouard ? Ah ! si tant de qualités réunies ne vous rassurent pas sur mon sort, mon père, c’est que votre tendresse pour votre Henriette vous rend trop difficile à satisfaire. Je serai heureuse, j’en suis certaine, s’il ne faut qu’aimer avec tout l’abandon, toute la bonne foi d’un cœur que vous avez formé.

— Eh bien ! tout cela n’est point assez, mon enfant, reprit l’amiral ; et ce qu’il vous manque à tous les deux, c’est, à toi, ma fille, un caractère moins confiant, moins expansif, moins léger, en un mot ; ce qu’il faut à sir Nellys, c’est plus d’indulgence, moins de penchant à accorder une influence excessive aux exigences, aux préjugés du monde. Tu ne vois point tout cela, mon enfant, parce que tu es sous le charme de la plus belle illusion de la jeunesse ; parce que tu crois que l’amour est éternel, et qu’avec lui on ne peut jamais souffrir ; mais le moment n’arrivera que trop tôt où l’amant de viendra un maître, et l’époux un juge qui te demandera compte de tes actions les plus innocentes, de tes pensées les plus secrètes. Je sais bien que tu n’en auras jamais dont tu doives rougir ; cependant, tu seras bien jeune encore quand sir Nellys sera un homme fait, désabusé ; car, vois-tu, Henriette, les hommes se désabusent de tout ; le frottement du monde les rend soupçonneux et souvent durs. Tu as seize ans, Nellys en a trente-deux ; tu seras encore bien brillante, tu aimeras encore beaucoup les plaisirs, qu’il ne s’occupera plus, lui, que d’affaires sérieuses. Peut-être auras-tu seule la garde de ton innocente vie et de tes actions ; mais qui sait si Edouard alors ne t’en demandera pas sévèrement compte ?

— Vous m’effrayez, mon père, murmura Henriette en laissant tomber sa tête d’ange sur l’épaule du vieillard ; moi dont l’enfance a été si gâtée, dont la première jeunesse a été si heureuse, aurais-je donc tort de me marier ?

— Je ne dis pas cela, mon enfant, se hâta d’ajouter le vieux grand-père, désolé d’avoir fait couler les larmes d’Henriette ; tu seras heureuse, si tu veux être prudente. Pour cela, mon enfant, il faudra réfléchir avant d’agir, veiller sur tes actions, sur tes paroles, même les plus innocentes. Tiens, l’autre jour, j’étais en calèche et toi à cheval ; eh bien ! j’ai parfaitement remarqué le nuage qui s’est répandu sur la physionomie d’Edouard quand il t’a vue sortir de la cour, seule avec le comte d’Estall.

— Edouard était à deux pas, et la tête du cheval de ma cousine touchait la croupe du mien.

— Cela est vrai ; mais l’exacte étiquette demandait que sir Nellys fût à coté de toi ; non qu’il soit jaloux, il te respecte trop, il sait assez combien tu l’aimes, et que tu l’as préféré à tout ; mais il est si rigide sur les convenances, il tient tant à l’opinion du monde, que cette remarque, quelque légère qu’elle soit, m’a fait encore plus trembler sur ton avenir.

— Je serai prudente, mon père, je serai prudente, répéta Henriette en pleurant toujours ; mais je crois que j’ai peur d’Edouard et que je ne l’aime plus. »

Dans ce moment, un valet entra et remit à l’amiral une lettre et un petit coffre.

« De sir Nellys, dit le vieillard en se redressant sur son fauteuil et en approchant une bougie. Ah ! il est Écoute, Henriette, écoute ; cette · lettre m’est adressée, mais, comme de raison, elle te concerne entièrement.


« Monsieur l’amiral,

» Je me suis présenté ce soir pour avoir l’honneur de vous voir et d’offrir mes hommages à miss Harrington ; je n’ai pas été reçu, et j’ai deviné qu’à la veille d’un jour si solennel vous aviez désiré rester seul avec votre enfant. Et moi aussi, milord, je me suis senti le besoin de solitude, car ne dois-je pas réfléchir sur l’acte à la fois doux et sérieux qui va me faire le compagnon, le protecteur de celle que vous daignez me confier ? Non que cette noble tâche me paraisse au-dessus de mes forces, puisque je sens dans mon âme toute l’ardeur, tout le dévoûment qu’il faut pour la bien remplir. Monsieur l’amiral, puis que la vue de miss Henriette m’est refusée pour aujourd’hui, permettez-moi de lui offrir l’écrin de ma mère ; mais ce n’est pas, je l’espère, ce qui la touchera le plus, et, si je la connais bien, ce sera plutôt la simple émeraude qu’elle trouvera dans cet écrin. Ma mère la tira de son doigt à son lit de mort : « Edouard, me dit-elle, ne la donne jamais qu’à la femme que tu sentiras aimer pour la vie, au caractère de laquelle tu accorderas une profonde estime, une parfaite confiance. » Le moment est arrivé, sir, où l’anneau de ma mère doit sortir de mes mains pour entrer dans celles de miss Henriette. En le lui envoyant, je lui prouve ainsi que c’est sans crainte que je lui confie le bon heur de ma vie, et surtout que je lui confie mon honneur, qui m’est cent fois plus cher qu’elle.

» Agréez, monsieur l’amiral, etc.


Ce n’étaient plus maintenant des larmes d’inquiétude qui coulaient des yeux d’Henriette ; tout entière à l’amour, à la reconnaissance que lui inspiraient les tendres expressions de son amant, elle oubliait que leur force et leur gravité prouvaient l’importance qu’il y attachait, et ce ne fut qu’après avoir répété vingt fois qu’elle l’aimerait toujours, que jamais elle ne se permettrait la moindre imprudence qui pût lui déplaire, qu’Henriette passa à son doigt la précieuse émeraude qu’il lui envoyait ; elle n’eût peut-être pas regardé le reste de l’écrin si l’amiral ne le lui eût rappelé. Mais quand une fois elle eut tiré une à une ces brillantes bagatelles, elle ne se lassa plus de les essayer, et la nuit était déjà avancée quand elle permit à son vieux grand père d’aller se reposer.

« Heureux enfant ! dit l’amiral en cherchant à s’endormir, ah ! je crois que c’est une peine inutile que j’ai prise en lui parlant de prudence, elle en saura plus long que moi pour plaire et pour être aimée ; elle sera heureuse, mon enfant chérie ! » Et les lèvres du vieillard murmuraient encore ce doux espoir, que son noble esprit s’était endormi.

L’amiral se réveilla ayant perdu lui-même toutes les terreurs qu’il avait voulu inspirer à Henriette sur le caractère de son futur époux. Seulement, au moment de la signature du contrat, le grand-père, qui n’était point, comme sa petite-fille, fasciné par l’amour, remarqua parfaitement que sir Nellys fronça le sourcil quand lord d’Estall arracha un éclat de rire assez franc à la jeune miss dans un moment aussi grave aux yeux de sir Nellys que celui où l’on lisait les articles. Le lendemain, le mariage fut célébré. En sortant du temple, les jeunes époux se disposèrent à monter en voiture pour se rendre dans le pays de Galles, où le père de lord Nellys possédait une terre. C’était la première fois que la pauvre Henriette se séparait de son grand-père ; elle n’avait osé insister pour qu’il en fût autrement ; d’ailleurs, son attachement, et à présent qu’elle était sa femme, on pouvait le dire, son amour pour Edouard la rendait bienheureuse de ce mois qu’elle devait passer avec lui dans la solitude. Mais quand elle sentit les bras débiles et tremblans de son vieux père s’attacher à sa taille délicate, quand elle vit deux grosses larmes rouler sur ses joues pâles et ridées, elle poussa d’amers sanglots et ne voulut plus partir ; elle ne remarquait pas qu’autour d’elle était rangée la famille de son mari ; car, pour elle, elle n’avait point d’autres parens que l’amiral et que ceux de sir Nellys, lesquels étaient embarrassés à la vue d’une douleur qu’ils ne pouvaient partager ni comprendre, et prêts peut-être à jeter le ridicule sur elle ; quoique plus attendri sans doute, lord Nellys était tenté de trouver que sa femme dé ployait une sensibilité qui était presque une offense, et dans ce moment il fixa lord d’Estall, dont les yeux étaient mouillés de larmes, et qui dit en se penchant à l’oreille d’un de ses amis :

« En vérité, cela est trop cruel, et si j’étais l’époux de cette céleste créature, je ne pourrais me décider à lui causer une telle douleur. »

Lord d’Estall était précisément l’homme d’Angleterre qui déplaisait le plus à sir Nellys. Ce n’était pas parce qu’il avait une figure charmante et une taille remarquable, ce n’était pas parce qu’il chantait comme un ange, jouait de plusieurs instrumens et avait appris aux jeunes miss avec quelle légèreté et quelle grâce on dansait le galop à Paris ; non, ce n’était pas cela. Edouard Nellys avait trop de mérite lui-même pour être jaloux de celui d’un autre ; mais lord d’Estall avait une manière de se conduire dans le monde et de le juger qui était précisément antipathique avec les principes aristocratiques et rigides dans lesquels sir Nellys avait été élevé.

Quoiqu’il fût encore très-jeune, lord Charles d’Estall avait habité long-temps la France ; il en était revenu avec les idées larges et libérales qui dominent la jeunesse de ce pays. Accoutumé à vivre dans la société de Paris, où les femmes ont un empire si incontestable, il ne concevait pas comment ses compatriotes pouvaient se résoudre à ne jouer, quand elles étaient mariées, que le rôle de mères et de nourrices ; cette liberté qu’on accorde seulement en Angleterre aux jeunes per sonnes avant le mariage lui paraissait peut-être juste, mais il disait hautement que leur langage et leurs manières, manquant de retenue, nuisaient à leurs grâces. Charles prétendait enfin qu’une douce et honnête liberté devait être accordée à la femme qu’on estime assez pour lui donner son nom.

Ce langage, il l’avait tenu souvent devant Henriette Harrington quand elle était très-jeune, car il avait vécu avec elle dans une grande intimité, amenée par l’amitié que lui portait l’amiral, dont son père, lord d’Estall, avait été le plus intime ami. À son lit de mort il lui avait presque légué son fils ; de même, il avait bien des fois répété à celui-ci de considérer le vieil amiral comme son second père.

Depuis la mort de son père, jamais lord d’Estall n’avait oublié cette recommandation ; il avait vu élever Henriette, dont la mère était morte qu’elle était encore au berceau ; bien des années il avait joué avec l’aimable enfant, et jamais il ne revenait de France sans lui rapporter quelques jolies bagatelles de ce pays. Pendant son dernier voyage, qui fut très-long, Henriette devint une belle et grande jeune fille, et elle s’attacha à sir Edouard Nellys. Si ce ne fut point précisément de la douleur que lord d’Estall éprouva en apprenant cette nouvelle, du moins se dit-il avec abattement :

« Il n’y avait qu’une seule femme que je pusse aimer en Angleterre : maintenant jamais je ne me marierai. » Et Charles d’Estall quitta l’Angleterre le jour même du mariage d’Henriette Harrington.




II.

Les Yeux Noirs.




Mistriss Nellys et son époux étaient depuis plus d’une année établis dans une charmante maison de Groosvenor-Square : tous les agrémens de la vie, tout le bonheur que peut donner une union bien assortie se réunissaient pour faire d’Henriette la plus heureuse des femmes.

Mère depuis environ deux mois, son fils était un trésor dont elle remerciait à chaque instant le ciel de lui avoir fait don, et son vieux grand-père, devenu enfant comme elle, passait sa vie à admirer le petit Williams, qui était son filleul. Henriette assurait positivement que l’enfant ressemblait d’une manière surprenante à son père ; l’amiral soutenait qu’il avait, avec les traits, toutes les grâces de sa mère ; et sir Nellys, appelé à décider cette grave question, tout tenté qu’il fût d’avouer que l’enfant ne ressemblait encore à rien, disait pourtant, pour contenter tout le monde, qu’il ressemblait à l’un et à l’autre.

Tout allait donc pour le mieux dans ce charmant ménage ; aucun nuage ne l’avait encore troublé, et Henriette, jeune et charmante, souriait à l’avenir comme elle souriait au passé et au présent ; sa riante physionomie ne réfléchissait jamais une pensée triste que quand un accès de goutte de l’amiral venait lui donner quelque inquiétude. C’était alors qu’il fallait l’admirer, oubliant sa délicatesse et ses plaisirs, ne souffrant pas que personne rendit à son vieux grand-père les services même les plus pénibles et les plus fatigans ; c’était alors qu’il fallait voir sa jeune et fraîche figure s’attrister, se couvrir de larmes quand elle entendait ses plaintes. Mais quand les souffrances diminuaient, mais quand le mal avait disparu, elle reprenait si vite sa fraicheur et sa franche gaîté que c’était un plaisir de la retrouver si imprévoyante et si rieuse.

Durant un des plus violens accès de goutte de l’amiral, sir Nellys s’était absenté quelque temps ; et la pauvre Henriette avait supporté seule une inquiétude, qui commençait à peine à perdre de sa violence, quand lord d’Estall se fit annoncer. — Il était absent depuis le mariage d’Henriette. — Tout souffrant que le vieillard fût encore, il voulut recevoir à l’instant son jeune ami. Henriette était auprès du lit de son grand-père. Lord d’Estall et elle reculèrent de surprise, car l’un et l’autre se trouvèrent bien changés : Charles était étrangement maigre et abattu, et Henriette, malgré sa fatigue et sa passagère pâleur, était devenue d’une beauté ravissante : sa taille s’était développée, ses yeux bleus avaient maintenant quelque chose d’incisif, de pénétrant qui leur donnaient un charme auquel il était difficile de résister.

« N’est-ce pas, dit le vieil amiral, resté seul avec lord d’Estall et qui avait aperçu l’admiration de son jeune ami, n’est-ce pas que mon Henriette est plus charmante encore qu’à ton départ ? Mais il ne faut pas trop le remarquer maintenant.

— Je m’en suis toujours aperçu, mon ami, dit lord Charles en soupirant, et à mon retour, la dernière fois, je venais vous demander votre petite-fille ; mais elle était promise à sir Nellys.

— C’est elle qui l’a voulu, reprit le vieillard ; j’ai dû la laisser marier : non pas que j’aie le moindre reproche à faire à Edouard, qui ne serait, je crois, qu’un peu trop sévère pour des bagatelles et des imprudences d’enfant.

— Et mistriss Nellys voit-elle beaucoup de monde ?

— Pas encore : Nellys prétend qu’elle est trop jeune, trop peu formée, trop naïve enfin. Cependant, cet hiver il doit ouvrir sa maison, et si tu es bien certain de ne pas trop aimer Henriette, je serais bien aise que tu fusses souvent près d’elle ; tu lui apprendrais à faire les honneurs de sa maison, tu la mettrais au fait de ces usages du monde, de ces convenances auxquelles son mari tient tant, et sur lesquelles je ne suis pas formol, qui ai passé ma vie entre le ciel et l’eau. La pauvre enfant ne m’a jamais quittée, et ce n’est pas moi vraiment qui lui ai appris à feindre de s’amuser quand elle s’ennuie, à cacher le plaisir qu’elle éprouve, quand ce plaisir blesserait peut-être un peu les convenances. Je n’entends rien à tout cela, moi, vieux marin que je suis.

— Ah ! vous avez bien fait de ne rien changer à son aimable naturel ! s’écria lord d’Estall, et si elle était ma femme, j’adorerais et son abandon naïf et sa confiance pleine de grâces, et…

— Mais elle ne l’est pas, interrompit l’amiral, et il ne faut rien adorer du tout. Cependant, mon jeune ami, puisque vous voilà revenu, venez me voir souvent pendant que je suis malade, cela égaiera Henriette, qui reste toujours auprès de mon fauteuil. »

Lord d’Estall ne se fit point presser, et il reprit bien tôt près d’Henriette son intimité d’autrefois. Au retour de sir Nellys, sa femme lui raconta avec sa naïveté et sa franchise accoutumées, l’assiduité et les soins que lord Charles rendait à son grand-père. Sir Nellys n’eut pas la pensée de s’en offenser, mais il fut au moment de conseiller à sa jeune compagne de ne pas montrer tant de familiarité à un homme aussi remarquable que lord d’Estall ; cependant il s’arrêta ; il craignit peut être d’apprendre à Henriette combien le monde était méchant, ou plutôt il ne voulut point lui montrer toute la défiance de son caractère.

Au bout de quelques jours, mistriss Nellys demanda à son mari la permission de donner une petite fête à son grand-père.

« Il a été cette fois encore plus dangereusement malade, lui dit-elle les yeux remplis de larmes, et je serai si heureuse qu’il voie notre joie de son rétablissement. J’inviterai quelques-unes de mes amies d’enfance, et surtout lord d’Estall, qui m’a tant aidée à soigner ce père chéri. Vous, Edouard, vous aurez plusieurs de vos amis : ce sont des merveilleux, je le sais ; mais tâchez pourtant qu’ils soient aussi gais, aussi aimables que lord d’Estall.

— Ce sera peut-être difficile, interrompit Edouard avec une nuance d’humeur ; mais ne vaudrait-il pas mieux se donner le temps de faire quelques préparatifs ?

— Oh ! ce sera tout-à-fait une fête de famille, mon ami, car je veux même que notre petit Williams…

— Ne vaudrait-il pas mieux attendre qu’il fût plus grand ? interrompit sir Nellys.

— Oh ! non, non, je me promets trop de plaisir de cette petite fête. »

Quelque répugnance que sir Nellys éprouvât à voir sa femme recevoir du monde, parce qu’il trouvait qu’il lui manquait et l’aplomb et l’habitude nécessaires, il céda cependant ; mais il fit un choix parmi ses amis les plus intimes pour cette petite réunion.

Pourtant il accorda la permission que l’un d’eux lui demanda d’amener son frère, dans lequel sir Nellys reconnut un des dandys les plus à la mode et la terreur des maris, disait-on ; réputation qu’il devait, non-seulement à ses avantages personnels, mais plus encore à l’art avec lequel il savait jeter la louange et le ridicule.

Sa bouche, la plus belle du monde, ne s’ouvrait jamais que pour laisser échapper des paroles de moquerie ; un seul mot de lui suffisait pour ternir ou faire la réputation d’une femme. Toutes le redoutaient et toutes cependant voulaient le connaître. Aussi les jeunes amies de mistriss Nellys s’empressèrent-elles de faire mille coquetteries à lord Devereux ; Henriette seule éprouva de l’antipathie pour lui.

« Il est beaucoup moins bien que lord d’Estall, répéta-t-elle plusieurs fois à son mari.

— Je ne suis point de cet avis, répondit sir Nellys avec un peu d’ironie, et je crois vraiment que parmi les leçons que vous a données le vieil amiral dans votre enfance, Henriette, l’éloge de lord d’Estall vous a été appris comme un article de foi. Lord Devereux est beaucoup mieux, certainement beaucoup mieux. »

Et il quitta sa femme pour s’approcher du groupe au milieu duquel était celui-ci.

« C’est une charmante créature que cette mistriss Nellys, disait lord Devereux ; sa figure est d’une grâce et d’une fraîcheur !… Quel est son amant en titre ? »

Sir Nellys, en entendant ces paroles, fut au moment de se montrer et d’en demander raison ; mais il pensa au ridicule, à l’inconvenance d’un pareil éclat, et il renferma son dépit dans son âme ; il y entra même une humeur profonde et injuste, qui ne diminua un peu qu’à la vue de son fils.

« Que nous disiez-vous donc, ma chère ? s’écria une des amies d’Henriette ; mais votre fils ne ressemble ni à vous ni à sir Nellys : vous avez l’un et l’autre les yeux d’un bleu d’azur, et les siens sont d’un noir de jais ; ils ont plutôt beaucoup de rapport avec ceux de lord d’Estall ; cela n’est pas étonnant, car il est, je crois, votre parent. Mais voyez donc si ce n’est pas la même coupe, la même expression…

— Ce ne peut être un regard, se hâta de dire l’amiral, qui vit son gendre froncer les sourcils et mordre ses lèvres, ce ne peut être un regard, puisque lord d’Estall est parti pour le continent le jour même du mariage de ma fille, et qu’il n’est de retour que depuis un mois.

— Bonne dupe ! murmura sir Devereux à l’oreille d’un ami ; comme si les amans venaient toujours ouvertement ! Je parierais mille guinées que lord d’Estall a fait plus d’un voyage en Angleterre pendant sa pré tendue absence. »

Sir Nellys n’entendit pas ce qui s’était dit ; mais il se persuada que le nom de sa femme et celui de lord d’Estall étaient mêlés dans une plaisanterie qui pouvait jeter du ridicule sur lui, et il eut beaucoup de peine à se contenir. Sans doute il savait mieux que personne que sa femme était pure comme les anges ; pourtant quand, au milieu de la nuit, il vint poser sa tête soucieuse sur l’oreiller conjugal, il reçut, sans le rendre, le baiser que lui donna Henriette, et il rêva toute la nuit aux yeux noirs du petit Williams.


III.

Un Mari.




Sir Edouard Nellys était toujours tendre et empressé auprès de sa femme ; leur ménage présentait toujours l’aspect le plus heureux et le plus tranquille. Pourtant, à qui eût bien connu le cœur humain, il eût été facile de découvrir quelque chose d’inquiet et de soucieux dans la physionomie de sir Edouard.

La petite fête improvisée par Henriette à l’occasion du rétablissement de l’amiral avait tout naturellement amené d’autres occasions de voir et de recevoir du monde, et quoique mistriss Nellys n’eût pas encore donné un de ces fameux raouts où l’on s’étouffe, où l’on reçoit tout Londres, et qui fait que le lendemain, dans le Morning-Chronicle, on a la satisfaction de lire son nom accompagné de blâme ou d’éloges, on savait déjà que la petite-fille de l’amiral B… était une très jolie personne. Sir Devereux, ce dispensateur à la mode de la réputation des femmes, s’était chargé de le proclamer partout. Cela n’aurait été qu’une aimable vérité, s’il n’eût pas ajouté que la jeune mistriss Nellys avait déjà un amant, et n’eût, sans hésitation, nommé lord Charles d’Estall ; il disait même que le bon, l’excellent mari ne se doutait de rien, puisque le favori de sa femme était parfaitement reçu et accueilli chez lui.

Il était vrai que l’amiral, aimant peu le monde et regrettant tous les jours davantage la tranquille retraite qu’il avait quittée pour suivre sa petite-fille à Londres, ne trouvait quelques momens de plaisirs que lorsqu’il était seul avec Henriette et lord d’Estall, et que ses plus douces distractions se composaient de quelques promenades aux environs de Londres dans une calèche découverte, où il était rare qu’Henriette, son fils dans les bras, ne fût pas placée près de lui, et tout aussi rare que lord Charles d’Estall ne galopât point à côté de cette voiture.

Lord d’Estall s’avouait-il le sentiment véritable qui le rendait si attentif auprès de son vieil ami, et ce sentiment était-il bien pur ?… C’est ce que nous ignorons ; mais le fait est du moins que jamais un mot, un regard, n’avaient pu faire soupçonner à mistriss Nellys que lord d’Estall eût d’autres sentimens pour elle que ceux qu’il lui avait témoignés avant son mariage, et c’était dans toute l’innocence de son âme qu’Henriette jouissait de la société d’un homme dont la gaîté douce et sans apprêt, dont les louanges sans exagération, mais remplies de finesse, la plaçaient dans une sphère plus aimable que celle où la rigidité et le sérieux de sir Nellys la tenaient toujours ; car, à force de lui répéter qu’elle avait un caractère peu formé, qu’elle ne possédait aucun usage du monde, Henriette se sentait un peu moins à son aise avec un mari qui la comprenait si peu, qui lui faisait, si ce n’est un crime, du moins un tort de la gaîté et de l’abandon de son caractère. Sans l’aimer moins, enfin, elle en était venue à le redouter un peu, et ce n’était plus devant lui qu’elle se laissait aller à cette aimable et franche gaîté d’enfant qui sied si bien encore à la jeunesse.

C’est un grand tort dans un mari, mais un tort trop commun, de vouloir imposer par sa présence et plus de retenue et plus de sérieux. Dans le principe, une femme dissimule, parce qu’elle aime ; ensuite elle dissimule pour avoir la paix ; et ces petites tromperies, d’abord presque innocentes, altèrent enfin la franchise naturelle du caractère ; long-temps cette feinte ne cache que des enfantillages, puis elle en vient à cacher des fautes. Sans doute Henriette était bien loin d’en être là ; cependant, quand sir Nellys rentrait chez lui, quand le bruit du marteau du maître l’annonçait, par un mouvement tout-à-fait involontaire le maintien d’Henriette devenait sérieux et posé ; l’amiral lui-même, qui n’avait jamais tremblé ni à l’approche d’un orage, ni à la nécessité d’un combat, se sentait troublé en présence de sir Nellys ; lord d’Estall seul semblait conserver la même aisance et soutenir la conversation avec gaîté ; seulement quelques légers plis venaient ternir la pu reté de son front : enfin il y avait effort dans son sourire, et il ne tardait pas à quitter la place.

Ces nuances furent long-temps imperceptibles, puis elles devinrent plus marquées, et le malaise ne put plus se cacher. Il en arriva ce qui arrive toujours alors, c’est que celui qui répand cette gêne, loin d’y mettre du sien, en veut aux autres du sentiment qu’il inspire.

Lord Nellys prit une aversion décidée pour lord d’Estall, qu’il accusait tacitement de tout ce qui arrivait ; mais, loin d’être franc avec sa femme, de lui avouer les sentimens qu’il éprouvait, il montrait plus de politesse à lord d’Estall ; mais cette politesse avait quelque chose de digne, d’emprunté, qui redoublait la froideur et l’embarras de leurs réunions ; souvent aussi, quand lord Nellys sortait de cette réserve, c’était pour s’élancer dans des discussions que les convenances empêchaient seules de devenir des disputes. La différence de leur caractère, de leur manière de voir,’amenaient alors entre lord d’Estall et sir Nellys des conversations peu faites pour distraire le bon amiral, qui, jusqu’ici, pour plaire à sa petite-fille, avait gardé des goûts assez jeunes, dominé aussi par le penchant naturel que les vieillards ont pour ce qui les égaie ; il ne retrouvait enfin un peu de gaîté qu’alors que sir Nellys était retenu au dehors.

Henriette elle-même s’étonna d’abord de se trouver plus à son aise quand son mari n’était pas là, car elle l’aimait toujours d’une tendresse aussi profonde ; mais dans cette affection il n’y avait plus cette confiance qui y donne tant de charmes. Les yeux d’Edouard étaient devenus si sévères qu’elle ne les cherchait plus ; le son de sa voix la faisait tressaillir de terreur, et, pour leur malheur à tous les deux, lord Nellys s’apercevait déjà de l’impression qu’il produisait sur sa femme, lorsqu’une circonstance vint encore ajouter à la gêne de leur intérieur.

Le père de sir Nellys, qui habitait ordinairement une terre dans le pays de Galles, était attendu à Londres, où il venait pour consulter les médecins sur sa santé, déjà depuis long-temps altérée ; il était au moment d’arriver. À l’époque du mariage de son fils, il lui avait donné son hôtel en s’y réservant un appartement. Henriette le connaissait très-peu ; elle n’avait passé que six semaines dans la terre de lord Nellys, où il affichait une fastueuse représentation. C’était un homme grave, dédaigneux ; sa figure était restée belle et majestueuse, et toutes ses manières étaient empreintes d’une dignité froide qui glace le cœur et défend l’intimité. Henriette connaissait tout cela ; mais elle ne l’avait jamais dit à son grand-père, car elle ne croyait pas se trouver souvent en contact avec lord Nellys ; cependant, au moment de le voir arriver, elle confia à l’amiral les craintes qu’elle éprouvait de ne pas remplir avec succès ses devoirs envers lui.

« Je redoute, disait-elle en baissant ses yeux doux et bleus déjà pleins de tristesse, je redoute qu’Edouard n’ait encore occasion de me gronder et de me répéter avec son sourire mécontent : « Mon Dieu ! Henriette, que vous êtes inconséquente ! telle chose n’est pas convenable ; l’usage défend ceci, la société ne permet pas cela ; et je crains bien que lord Nellys (car Edouard dit rarement mon père), je crains bien que lord Nellys ne s’aperçoive que vous avez peu d’usage du grand monde. »

— Je voudrais bien, moi, qu’il s’avisât de ne pas te trouver aussi aimable que jolie ! s’écria l’amiral ; n’es-tu pas bonne, n’as-tu pas des talens ? Il est vrai que je ne t’ai point mis en pension en sortant de nourrice, et que j’ai bien recommandé, pendant le peu de temps que tu y es restée, qu’on ne gâtât pas ton charmant naturel ; mais, après tout, ta fortune et ta naissance ne sont pas inférieures à celles de sir Nellys, et si son père s’avisait de te montrer quelque dédain…

— Oh ! certainement, non, mon père, il en est incapable. D’ailleurs, je sais et j’avoue qu’il me manque bien des choses : je parle souvent sans réfléchir ; je suis gaie sans penser peut-être qu’il vaudrait mieux que je fusse sérieuse ; je ne sais point cacher mon ennui, et, à vous parler franchement, mon père, ajouta la naïve Henriette, je ne me plais qu’avec les gens qui m’amu sent. Et, tenez, toutes les personnes que sir Nellys m’a fait connaître m’ont presque déplu ; je me sens mal à l’aise en leur présence ; une seule m’aurait convenu, c’est mistriss Nervinge ; mais Edouard m’a dit que, quoi qu’elle fût notre parente, il ne fallait pas l’attirer ici.

— Et pourquoi donc ?

— Mistriss Nervinge est mariée en secondes noces, et elle aimait, dit-on, son second mari, quand, toute jeune fille, on la donna à un autre. Sir Nervinge partit alors pour les grandes Indes, et ne revint que quand il sut sa bien-aimée libre. Le premier mari de mistriss Nervinge était un vieillard ; voilà trois ans qu’elle est remariée et parfaitement heureuse.

— Eh bien ?

— Eh bien ! mon père, Edouard prétend qu’une femme qui se respecte ne doit jamais se remarier, et que surtout elle doit se garder d’épouser un homme qu’elle aurait aimé avant son mariage, dans la crainte que le monde ne suppose qu’elle conservait pour lui durant son premier hymen des sentimens qui pouvaient blesser les convenances et la vertu.

— Mais mistriss Nervinge ne s’est-elle pas parfaite ment conduit avec son premier mari ?

— Sans doute ; car, jeune et charmante, elle n’a pas quitté un instant le lit d’un vieillard malade et grondeur. Mais Edouard n’assure pas moins que c’est une femme dont la société peut nuire à une jeune personne ; moi, je la trouve bonne et aimable : aussi je ne dis pas à sir Nellys toutes les fois qu’elle vient ici. »

L’amiral leva les épaules ; mais, comme s’il se fût repenti de ce mouvement, il dit bien vite :

« Il faut faire ce qui convient à ton mari, mon enfant, sans trop t’occuper de ce que pensera le vieux lord. Quant à moi, je resterai dans mon appartement, où tu viendras le plus souvent possible. Je suis sûr aussi que lord d’Estall ne m’abandonnera pas. Voilà un bon et brave garçon ! si élégant, si aimable, si recherché, et pourtant n’oubliant pas de venir faire ma partie d’échecs ! Va, quoique nous soyons plus tristes l’un et l’autre quand tu n’es pas là, eh bien ! il ne s’en va pas plus tôt, il sent que j’ai besoin de dédommagement. Souvent je lui raconte mes campagnes d’Amérique ; il paraît y prendre plaisir : on dirait qu’il ne s’aperçoit pas que je lui répète toujours la même chose ; et puis, c’est avec lui que je puis parler à mon aise de ton enfance, de toi, qu’il a vu si petite : oh ! c’est alors qu’il m’écoute, car il t’aime comme un frère.

— Et moi comme une sœur ! s’écria Henriette en levant son pur et brillant regard ; il joue si bien avec mon petit Williams ! il l’aime tant !

— Oui ; et à propos de cela, tu devrais bien prier ton mari de ne pas renvoyer ce pauvre petit quand nous ne sommes qu’en famille : hier encore, il a grondé sévèrement la bonne de l’avoir laissé dans les bras de lord d’Estall. »

L’amiral parlait encore quand le pas précipité de sir Nellys se fit entendre. Le grand-père toussa pour cacher son embarras, et Henriette rougit légèrement. « Allez-vous donc encore sortir, ma chère ? prononça sir Nellys avec un léger accent de mécontentement ; la calèche est attelée, et…

— Il fait beau, interrompit l’amiral, le soleil fera du bien à Henriette et à son fils. Et moi, j’aime le soleil comme un dernier ami.

— À la bonne heure, reprit Edouard avec plus de douceur ; et je vous accompagnerais si je ne devais pas aller au-devant de lord Nellys. J’espère, Henriette, que vous rentrerez de bonne heure ?

— Je ne sortirai pas, si vous le désirez, mon ami.

— Pourquoi donc ? s’écria l’amiral ; ne pouvons-nous diriger notre promenade sur la route par où doit venir votre père, Edouard ?

— Je ne sais si cela serait convenable, monsieur l’amiral, répondit Edouard avec gravité ; vous devez être présenté à lord Nellys d’une manière plus cérémonieuse. D’ailleurs, je ne désire pas qu’il voie ma femme entourée de son cortége ordinaire, car, sans doute, lord d’Estall vous escortera, comme de coutume ?

— Lord d’Estall est mon fils d’adoption, sir Nellys ; c’est un brave et digne jeune homme, qui m’égaie et me rend des soins. Qui oserait, d’ailleurs, jeter le moindre blâme sur une intimité d’enfance que ma présence autorise ? Cependant, sir Nellys, si cette intimité vous déplaisait, je prierais lord d’Estall de ne point m’accompagner quand Henriette sera avec moi.

— Qui vous dit cela ? s’écria sir Nellys. J’entends les chevaux de votre jeune ami ; de grâce, qu’il n’ait pas le moindre soupçon de cette discussion de famille. Et vous, Henriette, veuillez sécher vos larmes, et songez surtout que je serais très-blessé si vous me faisiez passer pour un mari exigeant et jaloux. J’ose demander à votre grand-père de ne point accréditer ce soupçon en ne dérangeant rien à ses projets. »

En achevant ces mots, sir Nellys sortit.

« Voilà notre promenade gâtée, dit l’amiral ; cependant il ne faut pas augmenter le mal en y attachant plus d’importance qu’il ne mérite. Mais je ne pourrai cacher mon ressentiment si tu continues de pleurer ainsi, Henriette.

— Je ne pleure plus, mon père, je ne pleure plus, s’écria la jeune femme en souriant au milieu de ses larmes ; Edouard est injuste, mais il m’aime, mon père, il m’aime, croyez-le, et je suis sûr que quel qu’un… »

Lord d’Estall entra. Il aperçut facilement un nuage sur la physionomie du vieillard, et surtout les yeux rouges d’Henriette ; mais ses regards expressifs interrogèrent seuls.

« Nous vous attendons depuis long-temps, dit l’amiral ; qui vous a donc retardé ?

— En venant ici, répondit lord d’Estall, j’ai traversé Hyde-Park, et lord Devereux m’y a retenu.

— Je vous croyais peu lié avec lui ? prononça le vieillard un peu sèchement.

— En effet, je le suis très-peu ; mais lord Devereux était dans ses jours de raillerie, et moi peu en humeur de les supporter. Je restais là pour trouver l’occasion de lui dire une impertinence qui amenât une explication entre nous.

— Un duel ! s’écria l’amiral.

— Et pourquoi non ? Ne serait-il donc pas permis à un honnête homme de donner une leçon à un fat qui se plaît à détruire le bonheur des familles ? Savez-vous, mon ami, combien ce Devereux a déjà désuni de ménages ? Rien n’échappe à son dangereux esprit ; une ange même peut être flétrie ou souillée par sa langue empoisonnée.

— Et de qui parlait-il donc ? s’écria avec une soudaine chaleur l’amiral se levant à demi et oubliant ses jambes impotentes. Par hasard le nom de ma fille…

— Dieu l’en préserve ! interrompit lord d’Estall avec une colère concentrée ; mais la manière dont il s’exprime sur les femmes les plus innocentes et les plus pures apprend assez qu’il ne ménage personne. Ce qui m’étonne, du reste, c’est que sir Nellys se plaise dans sa société ; ils se voient souvent, et même ils se quittaient quand lord Devereux m’a abordé. »

En effet, Devereux, durant une promenade qu’il venait de faire avec sir Nellys, n’avait nommé personne, mais il avait plaisanté sur les maris assez crédules pour croire à l’amitié désintéressée et aux soins innocens d’un jeune homme auprès d’une femme. Le coup avait porté, et sir Nellys était rentré profondément irrité contre Henriette.


IV.

Le Bal.



Cependant plusieurs jours s’étaient écoulés sans de nouvelles explications. Lord Nellys était arrivé, et, après avoir très cérémonieusement posé ses lèvres sur le front de sa belle-fille, et remarqué que son petit-fils était assez gentil, il ne s’occupa de la maison de son fils que pour dire qu’il n’y régnait pas assez de luxe et de splendeur ; et les médecins qu’il consulta l’ayant rassuré sur le danger qu’il redoutait, et lui ayant fait prendre quelques remèdes qui le soulagèrent beaucoup, il fut décidé qu’on donnerait un grand bal paré et déguisé à Groosvenor-square.

Cette nouvelle fit d’abord éprouver une joie d’enfant à Henriette ; mais déjà ses joies avaient cessé d’être imprévoyantes, déjà elles n’avaient plus cette durée qui tient à la croyance que rien ne les peut troubler. Henriette en vint à penser aussitôt que ce bal serait pour elle un sujet d’inquiétude et pour son mari un sujet d’humeur, aussi le premier espoir de plaisir de jouer le rôle de maîtresse de maison passé, elle se dit que ce n’était point au milieu du grand monde qu’elle trouverait le bonheur le plus vrai et qui lui convenait davantage ; puis, ferait-elle les honneurs de cette fête d’une manière qui satisferait son mari et son beau-père ? Ah ! elle le craignait bien : la peine passerait le plaisir, et elle en était si convaincue que sa jolie tête retomba abattue sur son sein, et que la crainte d’affliger son grand-père ne put la retenir ; elle fut le chercher pour lui confier toutes ses inquiétudes. Ne trouvant pas d’abord les paroles qui pouvaient encourager son Henriette, mais sentant que c’était un devoir pour lui de lui montrer cependant sa position sous un jour plus agréable, l’amiral essaya de lui dépeindre les plaisirs qui l’attendaient.

« Mais vous ne serez point à cette fête, mon père, et vous passerez votre soirée seul.

— Quand cela serait, mon enfant, je penserais que tu t’amuses ; et puis, tu t’échapperas bien pour venir me Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/149 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/150 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/151 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/152 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/153 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/154 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/155 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/156 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/157 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/158 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/159 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/160 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/161 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/162 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/163 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/164 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/165 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/166 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/167 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/168 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/169 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/170 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/171 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/172 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/173 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/174 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/175 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/176 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/177 Page:Collectif - Le livre rose - 4.pdf/178


Deux ans après, tous les journaux anglais répétèrent ce paragraphe de la Gazette de Montpellier :

« Lady Henriette Nellys, qui était venue s’établir dans cette ville pour y chercher les secours de la Faculté, vient de succomber à la maladie dont elle était atteinte et qu’on attribue aux fatigues qu’elle s’était données en soignant son grand-père, l’amiral B., mort il y a six mois. Lady Nellys a été déposée à côté de lui dans un magnifique tombeau, non loin de lord Charles d’Estall, dont la mémoire est si chère aux pauvres et aux malheureux de Montpellier. Lord d’Estall, on s’en souvient, est mort, dans le temps, d’une maladie de poitrine aggravée par une blessure qu’il reçut dans un duel où lord Devereux succomba. »

Mme Catherine Derby.