Le Livre rose/2/Trois Journées d’une femme légère

Pauline Adèle de Courcival
Le Livre roseUrbain Canel & Adolphe Guyot Date2 (p. 12-51).
TROIS JOURNÉES D’UNE FEMME LÉGÈRE.

TROIS JOURNÉES D’UNE FEMME LÉGÈRE.

PREMIÈRE JOURNÉE.


« Oh ! pour le coup, c’est lui qui a sonné, » dit avec l’accent d’une malicieuse gaîté une jeune et folâtre enfant de dix-huit ans au plus. Et en prononçant ces mots, qu’elle adressait à une de ses amies, dont l’âge ne paraissait pas de beaucoup supérieur au sien, elle se précipitait vers un cabinet, qui bientôt ne laissa plus voir par sa porte entre-baillée qu’une partie de sa joyeuse figure. Puis elle ajouta, toujours en se tenant prête à fermer cette porte au moindre bruit de pas :

« En vérité, ce sera charmant, ma chère Emeline, charmant !… surtout pour toi : car moi, j’en vais être réduite à entendre sans parler, sans voir, sans être vue, tandis que toi !… Ô mon Dieu, quand serai-je donc aussi mariée, pour jouir de ce privilége de traiter tous les genres de conversation, et sans qu’on en médise ?… Allons, continua-t-elle, on vient de lui ouvrir, il va monter ; soutiens bien ton rôle, Emeline, et nous rirons ! oh ! nous rirons beaucoup !

— Oui, ma chère Caroline, répondit celle-ci ; mais ne laisse pas les choses se pousser trop loin. Ce n’est pas des charmes de cette espèce de magot que j’ai peur au moins ; c’est sa colère que je redoute.

— Sa colère !… Mais pas du tout, il faudra bien qu’il ait l’air de rire aussi du fait, reprit la première interlocutrice. Il aurait même grand tort de ne nous en pas remercier ; car c’est un sujet que nous lui donnons pour son prochain roman. D’ailleurs, je te promets de faire mon entrée, aussitôt qu’il fera sa déclaration. Je veux le surprendre un genou à terre, et disant : « Je vous aime, je vous adore !… » Oh ! cela va être délicieux ! Une déclaration ! Je vais entendre une déclaration ! »

Elle achevait à peine ces dernières paroles, qu’au bruit des pas qui se firent entendre sur les marches de l’escalier, elle s’enferma précipitamment dans le cabinet, laissant sa compagne seule dans sa chambre, et toute préoccupée de mener à joyeuse fin leur projet commun.

Emeline, passant négligemment sa main potelée dans les frisures crêpées de ses cheveux châtain-clair, se jeta comme avec abandon sur une causeuse, et, avec un demi-sourire de piquante curiosité que ses lèvres ne pouvaient comprimer, elle posa comme une personne qui appelle à son aide du naturel et du sérieux à la fois.

Madame Dalbon (c’était le nom d’épouse d’Emeline) avait à peine préparé de la sorte la réception du visiteur qu’elle attendait, qu’une soubrette, à l’œil intelligent et malin, ouvrit la porte de la chambre, et annonça M. Alphonse La Fresnaie.

C’était lui, c’était en effet le patient contre lequel nos deux jeunes folles avaient conspiré. À n’en juger que par sa physionomie extérieure et sa construction avortée, madame Dalbon l’avait en vérité bien défini par l’expression de magot qu’elle avait employée en parlant de lui. Une taille courte sur de longues et menues jambes, des épaules plus que hautes, un visage amaigri et déprimé qui laissait une libre saillie aux pommettes de ses joues ; des lèvres inégalement relevées vers leurs extrémités et qui trahissaient les caustiques habitudes de son esprit ; des cheveux d’un blond plus qu’ardent : voilà quelle conformation peu séduisante offrait aux regards d’une femme ce disgracieux personnage, qui, du reste, cachait de la jeunesse sous ses rides amassées avant le temps, et de ses yeux mal assurés dans leur orbite lançait parfois d’étincelans rayons.

Après les politesses d’usage, la conversation s’engagea sur la littérature que ce jeune homme cultivait en âme passionnée, et, de la littérature, madame Dalbon fit tourner le dé vers le but auquel elle en voulait venir, vers l’amour, cet éternel sujet d’entretien de toutes les femmes, même de celles qui n’ont pas un cœur pour aimer.

« À votre âge n’avoir pas encore connu l’amour ! mais savez-vous, dit Émeline, que vous êtes le premier homme qui m’ayez fait un tel aveu ?

— C’est une amère satire que vous m’adressez là, madame, répondit Alphonse, en soulevant malgré lui sa paupière vers une glace qui se trouvait devant ses yeux.

— Je ne vous comprends pas, » reprit en dissimulant la jeune femme.

Et, glissant rapidement sur la réflexion de son interlocuteur, elle ajouta toujours en s’étudiant à maîtriser son sourire :

« Je vous tiendrai pour un artiste incomplet, tant que vous n’aurez pas connu cette passion sans laquelle il n’y en a pas d’autres : l’amour.

— Ah ! voilà bien les femmes ! répondit sérieusement La Fresnaie. Vous croyez qu’il n’y a pas d’autre véritable Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/18 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/19 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/20 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/21 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/22 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/23 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/24 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/25 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/26 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/27 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/28 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/29 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/30 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/31 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/32 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/33 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/34 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/35 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/36 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/37 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/38 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/39 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/40 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/41 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/42 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/43 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/44 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/45 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/46 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/47 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/48 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/49 Page:Collectif - Le Livre rose vol 2.pdf/50 ne demanda pas, lui, qui était mort dans cet hôtel ; sa vengeance le lui disait assez. Il ordonna à son cocher de tourner court et de rebrousser chemin.

Comme il passait dans une rue prochaine, il remarqua un fiacre qui s’arrêtait à la porte d’un cloître d’hospitalières.

Soit curiosité, soit instinct, La Fresnaie voulut voir qui sortait du fiacre, et, descendant lui-même aussi de la voiture qui l’emportait, il s’approcha du seuil de la porte de la maison pieuse. Il crut reconnaître, à la délicatesse et à la légèreté des formes, quelle était cette femme qui allait s’engloutir dans le saint lieu : mais, peu satisfait encore, il osa s’approcher d’elle et soulever le voile qui couvrait son visage.

C’était une enfant de dix-huit ans au plus. Elle poussa un grand cri à l’aspect de La Fresnaie, et se précipita dans les bras des sœurs, qui la reçurent et jetèrent promptement sur elle la porte du cloître.

On ne la vit plus. Elle était morte pour le monde.

« C’est bien, put se dire Alphonse, resté sur la marche première ; c’est bien : l’une au cimetière, l’autre au couvent : je suis vengé ! »

Mme Pauline-Adèle de Courcival.