Le Livre du néant/Le ciel d’Orient

A. Lemerre (p. 83-136).

LE CIEL D’ORIENT



LA SAGESSE

D’AL-GAZALI[1]




Quelle réalité donner à ce monde, dont la vie n’est qu’une suite de phénomènes succédant à des phénomènes, de visions chassant des visions ?




Combien de temps dureront-ils encore les paysages du ciel et de la terre ? Combien de temps encore s’ouvriront les roses, chanteront les oiseaux, fleuriront les aurores, brûleront les étoiles, et les cœurs des hommes ?




Quels abîmes de temps avant nous ! Après nous, quels abîmes encore ! Tu n’aurais pas créé le monde, le ciel s’en fût-il aperçu ? Tu voudrais détruire ce monde, manquerait-il à l’infini ?




Quand la terre sera comme une vieille, dont le temps a flétri la peau, quand toutes les roses du firmament seront dispersées par le vent des siècles, quand le soleil et la lune, comme des têtes coupées, seront jetées dans le sac du néant, ô Temudjin, qui se souviendra de ta gloire, qui saura où est ta poussière ?




Le lendemain du jour où ce monde sera mort, qu’aura-t-il servi de l’avoir créé ? L’éternité est un cimetière, où pourrit si vite la mémoire des morts !




Regarde le désert : il ressemble au néant de ce monde. Combien d’êtres traverseront ce néant, sans y laisser aucunes traces ; que d’êtres l’ont traversé déjà, dont les traces sont effacées !




Sur le damier de l’existence le Ciel se joue avec les êtres : et, la partie finie, il les replace dans la sombre boîte du néant.




J’étais le plongeur de l’océan de l’être ; j’allais, à travers les abîmes, chercher la perle de ton amour : pourquoi tant de monstres, ô Allah, sont-ils venus m’épouvanter ?




Pour le sage, les réalités de la vie finissent par apparaître comme des visions, et dont il a peine à saisir le sens.




Allah est comme un magicien qui évoque des fantômes : ces fantômes marchent, se regardent, se parlent, et pendant une heure croient qu’ils vivent.




Ce monde n’est qu’une jonglerie ; et le Jongleur divin s’amuse des surprises de nos yeux.

Mais le Maître des mondes jongle avec des étoiles, et nous, misérables, nous ne jouons qu’avec des mots bariolés.




Sais-tu pourquoi l’Infini soupire ?

C’est qu’il comprend que sa vie n’est qu’un jeu, un amusement de la pensée d’Allah.




Du haut des minarets du monde invisible les Anges m’ont crié dans la nuit : Le monde matériel n’est qu’une imposture, qu’un fantôme sans réalité ; le monde n’est qu’un océan illusoire ; le monde est un filet trompeur, où s’est pris l’oiseau de ton âme.




La Nature sans cesse change de costumes, comme une danseuse qui veut plaire. — À qui veut-elle plaire avec ses mensonges ?




Contemple la Création comme une danseuse, qui tourne devant les yeux d’Allah, pour les distraire de leur ennui ; contemple-la comme une danseuse, qui lentement déroule les splendeurs de sa chevelure et de son jeune corps frissonnant, sous la lente musique des étoiles.




Tu as jusqu’à toi élevé la Matière ; Tu as contemplé ses seins adorables ; mais, comme un maître épris de son esclave, n’es-Tu pas tombé dans ses liens ?




Tout ce monde est imaginaire.

N’est-il pas autre chose qu’une suite d’images créées par la Pensée divine, et que reflète la pensée de l’homme !




Matière, d’où vient ta beauté ? Qui a fait germer dans les profondeurs du sol la fleur mystérieuse du diamant, les rubis rouges, les bleues turquoises ? Par quelle magie de la boue fangeuse la rose compose-t-elle la pourpre de ses lèvres !




Qui peut, ô Allah, dévoiler tes secrets ? — Dans Adam dormait Judas près de Jésus, Nemrod et Abraham, le Pharaon et Moïse. La même terre nourrit la rose, et près d’elle la plante vénéneuse. Le sucre que le papillon vient boire sur la lèvre des fleurs et le venin du serpent Naja étaient unis d’abord dans la même goutte d’eau.




Allah se parle sans cesse, comme un homme seul dans la nuit et que l’ombre épouvante.




Ô Allah, chaque âge du monde manifeste une de tes puissances, une de tes formes, un de tes noms.




Tous les Dieux, ô Allah, sont postérieurs à Toi : chacun d’eux n’est qu’une de tes splendeurs entrevues, un de tes reflets dans les choses.




J’ai médité sur le mystère de tes naissances, sur le jeu de tes incarnations ; et j’ai vu la souffrance dont Tu te meurs sans cesse, ô Toi, qui ne peux mourir, et te retrouves toujours face à face avec l’horreur de ton néant.




Tu es le sacrificateur et la victime ; Tu jouis et Tu souffres ; pour te sentir vivre, Tu recherches jusqu’aux voluptés de la douleur.




La rose nous révèle ta beauté ; le cèdre, ta force ; la lune et le soleil, ton amour : — les vents et l’Océan nous révéleraient-ils l’éternel tourment de ton âme ?




Quand tout désir sera-t-il éteint dans ton cœur ? Quand laisseras-Tu dormir au fond de ta substance tous ces éléments subtils, dont la réunion a produit les êtres ?




J’ai vu sur le sein de la Mort les têtes des Dieux anciens, suspendues comme un collier de perles. J’ai vu les métamorphoses du Néant. J’ai médité sur toutes choses. Je sais que tout doit périr, le ciel, cette mosquée aux coupoles semées d’émail bleu, et le soleil, ce pieux derviche, qui tourne dans une perpétuelle extase. Je sais que ce monde n’est qu’une folie, un fantôme sans réalité : pourquoi s’étonner alors que mon cœur soit dans la tristesse ?




Comme l’araignée qui s’enveloppe de sa toile, par la magie de ta Pensée, tu t’enveloppes des créations : et dans le mensonge de ces apparences, tu prends nos âmes, qui y meurent.




Le monde, cette folie, nous a bien trompés : mais nous avons vu passer des formes, de beaux fantômes devant nos yeux, et nous avons fait des rêves en les contemplant.




Ta Pensée cherchant à se connaître a créé l’univers. Et quand elle s’est contemplée en ce miroir profond, n’a-t-elle pas tremblé de s’y voir ?




Pour renaître sans cesse tu te meurs sans cesse. Allah, ta vie éternelle serait-elle un supplice renouvelé sans fin ?




Si tout est néant, et que la vie d’Allah soit la vie du tout, elle n’est donc elle-même que vide et néant.




Cette création est comme une bulle d’eau pleine de vide, gonflée par le souffle d’Allah.




Les choses créées, Dieu vit le néant des choses, et les choses hélas ! virent le néant de Dieu.


L’IVRESSE

DE

DSCHELALEDDIN[2]




Dans la coupe du ciel, ô Allah ! tu bois le vin d’or du soleil ; la nuit, dans une coupe d’émeraude, tu bois les rayons de la lune, et dans une coupe de diamant, splendidement ciselée par mon rêve, je bois le vin de ta pensée, Allah, Allah ! je bois ton âme !




Le cœur du soleil palpite, palpite embrasé de désirs.

La mer, la large mer palpite, comme un cœur gonflé de désirs.

Et mon cœur, débordant de désirs, palpite, se lamente et pleure.




Le soleil est ton âme, les rayons du soleil sont les feux de ton âme, ô Amour, Amour éternel.

Les astres d’or sont tes pensées, la poussière d’or de tes pensées, ô Amour, Amour éternel.

Le vent d’été est ton haleine, le souffle brûlant de tes lèvres, ô Amour, Amour éternel.

Les fleurs aimantes sont tes soupirs, sont tes regards et tes baisers, ô Amour, Amour éternel.

Et la femme est la fleur suprême, le plus ardent de tes baisers, Amour, ô Amour éternel.




Comme un muezzin sur un minaret, du haut du ciel la Lune chante.

Elle appelle les parfaits amants, elle les appelle à la prière.

Elle dit à tous : Réveillez-vous ; elle vous crie : L’Amour est grand ; aimez, aimez ; brûlez tous.




La Nuit est ma bien-aimée : la Nuit s’offre à moi pleine de soupirs, et l’Océan est le miroir où se reflète son cœur pâle.




Les âmes tournoient deux par deux, sont prises de vertige et tombent dans le tourbillon de l’amour.

Les mondes roulent emportés dans le tourbillon de l’amour.

Les flots se dressent éperdus, rugissant d’amour vers la lune.

Dans les forêts, les grands lions hurlent d’amour vers les lionnes.

Amour, orage tout-puissant, tu fais à tous sentir ta force : prends-moi donc, embrase-moi, tue-moi, oh ! foudroie-moi de tes éclairs !




Une flûte magique soupire dans la nuit. Les vagues de la mer dansent sous la lune.

Le monde entier est rempli ce soir de chants d’amour et d’airs de flûte.




Pourquoi trembles-tu devant la beauté d’un visage ? Pourquoi pâlis-tu au son d’une voix ? Pourquoi es-tu pris de vertige en contemplant des yeux de femme ? Pourquoi te sens-tu mourir en baisant des lèvres mortelles ? Les splendeurs de la beauté humaine révèlent-elles d’effrayants mystères ?




Tu ne peux face à face contempler le soleil, mais tu contemples son reflet qui fait la beauté de la lune. Ainsi tu ne peux face à face contempler le Soleil des âmes ; mais tu contemples sa lueur répandue sur un beau visage, et attendri tu pleures, et devant lui ton âme étouffe de désirs.




Au milieu du désert, je sais une eau bleue : ce sont tes regards, mon amour. Mes désirs sont les flamants roses, qui s’y viennent désaltérer.




Les astres brûlent dans la nuit pour les rencontres des amants. Les fleurs se meurent dans la nuit pour le tête-à-tête des amants. La rose exhale ses parfums, pour baigner l’extase des amants. Pour laisser parler les amants, la terre se tait dans la nuit.




Tu as donné à ma maîtresse la longue chevelure noire de la nuit ; tu as mis dans ses yeux la beauté passionnée des astres ; tu as répandu sur son corps les pâleurs tristes de la lune.

Tu as donc voulu, ô Allah ! rapprocher le ciel de mes lèvres ?




Les vallons baignés par la lune me rappellent tes seins où dormait ma tête, et l’aurore rafraîchissante me rappelle l’aurore de tes yeux.

Quand je vois des hirondelles noires qui battent de l’aile sur le sable, je pense à tes paupières qui tremblent.

Quand je me jette dans la mêlée parmi les têtes qui tombent comme des oiseaux morts, je souris, ne songeant qu’à toi ; et quand les sabres mordent ma chair, je songe, ô lionne ! à tes dents blanches, me faisant leurs morsures d’amour.




Ton corps est semblable à un palais de lumière, où habiterait un beau serpent : ton âme est le serpent, et elle tue les amants épris de ton corps.




Les cailloux du désert claquent sous les pieds de nos chamelles blondes.

Le chamelier chante.

À l’horizon rouge, le soleil se couche. Le désert fume comme un jour de bataille.

Les lèvres ont soif, et les pensées rêvent.

Les femmes, dans leurs palanquins de soie rose, ferment les narcisses de leurs yeux, les fleurs alanguies de leurs yeux qui se rouvriront dans la nuit, à l’heure où soupireront les flûtes et où s’approcheront les amants.

Les têtes de nos ennemis pleurent au haut du fer de nos lances.




Tes baisers sont comme le simoun : ils dessèchent et brûlent les lèvres qu’ils touchent.

Ta beauté est un arbre funeste : les âmes se meurent à son ombre.

Tes yeux noirs semblent deux étoiles empoisonnées, et qui par instants révèlent des crimes et des pensées inconnus à la terre.




Tes yeux sont des yeux d’oiseau de race. Sur tes épaules ta chevelure tombe, comme la nuit sur des collines de sable.

Tes yeux sont des éclairs qui rient en voyant tomber ceux qu’ils tuent.




Tu es belle comme la Mort dans un jour de bataille.

Tu es douce et terrible, comme ces nuages éclairés à la fois par la lune et par les rayons de la foudre.

Que d’amants ont péri par toi !

Ton âme est comme un beau cimetière rempli de tombes et d’oiseaux.

Tes yeux sont froids comme des armes brillantes.

Pourquoi aiment-ils à regarder longuement les violettes qui fleurissent aux lèvres des têtes coupées ?




Aime, brûle, soupire, meurs de passion ; sois comme le ciel d’été, au cœur rempli de feu, aux yeux remplis de larmes.




D’un bout du ciel à l’autre deux étoiles s’appellent, oh ! si douloureusement s’appellent avec leurs longs regards palpitants de désirs.

D’un bout du ciel à l’autre elles s’appellent, et elles pleurent, et elles crient dans le silence des nuits : Allah, Allah, pourquoi nous as-tu séparées ?




Soleil, âme ardente, tu bois les fleuves, les lacs, la rosée de la nuit, le sang de la terre, les esprits des fleurs ; tu bois notre vie, notre souffle.

Ô Soleil ! tu as donc en toi l’insatiable désir des amants ?




Amour, vin étrange ! ceux que tu désaltères ont toujours plus soif après qu’ils ont bu.




Les roses, impatientes d’aimer, les roses déchirent leurs robes vertes, ouvrent leurs jeunes seins et les tendent vers les lèvres d’or du soleil.

Les roses, les lis pâles, les violettes se meurent consumés d’amour.

Ô Dschelaleddin, l’amour tue : tout ce qui veut aimer doit mourir. L’amour brûle, l’amour flétrit : le premier baiser de l’amour est le premier aussi que te donne la Mort.




La mer se dresse vers les cieux. Les forêts montent vers les cieux. Les âmes s’élancent vers les cieux.

Allah ! Allah ! que cherchent-elles ?




Dans un désert du ciel, le Soleil autrefois vivait en solitaire ; et, comme un ermite tourmenté d’amour, il errait triste et il pleurait. Allah lui dit alors : « Répands ton âme ; tes pleurs d’amour seront les rayons d’or, dont tu baigneras les êtres ; crée, comme j’ai créé ; aime, comme j’ai aimé. »

Et, comme un torrent, de l’âme du Soleil jaillit l’immensité de ses désirs, l’immense foule de tous les êtres.




Je suis le charbon, ô Allah ! Tu es le vent qui l’enflamme ; je suis le charbon embrasé. Tu es le vent qui le consume.

Je suis la salamandre de l’amour divin : dans la flamme je bois la vie. Je suis le papillon que le feu brûle : dans de belles flammes je bois la mort.




Le soir, Râbiah montait sur la terrasse de sa maison, et dans la solitude elle s’écriait : « Ô Allah ! le bruit du jour s’éteint ; dans le silence des cours intérieures, l’amante se couche et rêve aux pieds de son amant ; et moi, je tends les yeux vers toi, je t’offre mes lèvres, je t’offre mon âme ; mon unique amant, je jouis de toi.

Et Râbiah s’affaissait éperdue, et les rayons de la lune comme des baisers tombaient sur ses seins, gonflés de soupirs.




Les aurores sont des roses rouges, qui fleurissent et meurent à tes pieds.

L’Orient chante ta splendeur. Le Soleil se lève, et comme un prophète proclame ta gloire à l’univers.

Le silence du désert est rempli de ton nom. Tu t’étends sur nous comme une épouvante.

Le soleil monte ; le désert brûle ; le désert se meurt, embrasé par toi.




J’aime les éclats de rire du tonnerre, et les mugissements des tambours célestes, et les lourds nuages se heurtant comme des éléphants furieux, et les tempêtes aux ailes noires, planant dans l’air comme des oiseaux de proie, et le simoun, qui broie les arbres et qui engloutit des armées.

J’aime, ô Allah, ce qui révèle ta force, et rend pâle la face des lâches.




La création est une parole qui se déroule vibrante à travers les espaces. La création est un chant de joie qui veut remplir tout l’infini. Les cercles sonores éternellement s’étendent, s’éloignent, élargissent l’orbe de la vie ; et de tes lèvres le chant renaît sans cesse, sans cesse jaillit, coule, se renouvelle. — Ô Allah, Tu es le joueur de flûte, Tu es le chantre des Roumis, qui attirait et pacifiait les bêtes, et dont la voix faisait par sa magie surgir dans les déserts des palais d’or et des mosquées.




Allah, simple dans son essence, est multiple en ses créations. Ainsi l’âme du joueur de flûte, qui s’écoule en des milliers de chants.




Dans les profondeurs du désert fleurissent des aurores, belles comme des danseuses. Pour qui déploient-elles, ô Allah ! leurs écharpes de soie frissonnantes, et sous leurs voiles de gaze verts les splendeurs froides de leur corps rose ?




La vie est le souffle de tes lèvres. Tu parais, et comme des cavaliers, mille soleils d’or t’accompagnent. Tu marches, et le désert fleurit, la terre déploie ses tapis de tulipes. Tu t’assieds, et, comme des derviches, les sept cieux se courbent à tes pieds ; l’assemblée des êtres défile devant toi ; les mers, les nuages, les torrents retentissent comme des timbales ; les mille créations te glorifient, comme des poëtes inspirés !




Ainsi qu’un tourbillon d’almées, sur les tapis du ciel les étoiles s’avancent.

Pareilles à des danseuses pâles, ivres de désir, elles tournent.

Dans l’air une musique coule, qui fait frissonner tout leur corps ; et c’est le chant qui s’exhale de ton âme, le chant voluptueux de ton âme, Allah, ô amant éternel !




Je reposais d’un sommeil si profond dans l’obscurité du néant !

Comment l’oiseau de mon âme s’est-il élevé dans la lumière ?




Comme un roi qui appellerait le plus humble de ses sujets à partager son trône et sa puissance, tu m’as fait possesseur un moment du trésor de l’existence, de la pensée, du splendide manteau de la vie.

Tu m’as mis au doigt l’anneau de Salomon, tu m’as fait commander aux djinns.

J’habite, ô roi ! dans ton palais. Les animaux me servent comme des esclaves obéissants.

Sous l’apparence de jeunes femmes, les houris célestes s’offrent à mes lèvres.

Mais tout à coup paraît la Mort : tu me ravis l’anneau magique, et tu me fais rentrer dans la nuit du néant.




Vois comme peu à peu, ô Dschelaleddin, tu es monté dans la lumière. Tu n’étais d’abord qu’une goutte misérable de semence humaine. Des milliers d’éléments subtils se sont réunis pour former ton corps. Tu t’agitais dans les ténèbres : aujourd’hui tes yeux s’ouvrent à la pleine clarté du soleil. Tu vois le ciel et la terre ; tu aimes, tu souffres, et sens, comme Allah, mille passions s’agiter en toi. Dans ton cerveau flottent les pensées, comme flottent les astres dans la nuit. Tu es initié au secret des choses. Les ailes immenses de ton âme, comme les ailes du Simourgh, parcourent sans effort le temps et l’espace ; et parfois il semble que ton rêve étouffe en ce monde sans limites : ô miracle ! tu n’étais pourtant qu’une goutte misérable de semence humaine.




Les âmes sont des oiseaux, qui un instant s’envolent à travers l’infini.

Les âmes sont des oiseaux, dont le Maître a ouvert la cage.

Je suis un épervier, à qui Tu as dit : « Ouvre tes ailes, monte, plane, contemple mes créations diverses ; aime, combats et souffre, et rentre le soir dans mon sein. »




Qu’importe dans la vie éternelle qu’une étoile naisse ou qu’elle meure ? Qu’importe que tu sois ou que tu ne sois pas ?

Aussi Ferid-Eddin, dont la pensée est comme le musc, dont les vers parfument les lèvres, Ferid-Eddin a fait dire à la huppe, le conseiller de Salomon : « Le monde présent et le monde futur ressemblent à ces figures lumineuses que le soleil fait naître à la surface des flots. »




Ton âme, ô Allah ! est pleine de rêves, de Dieux gigantesques, de terres et de cieux futurs, de germes d’êtres, qui apparaîtront au jour.

Et que de splendeurs évanouies déjà dans ton passé, et qui ne vivent plus, comme des perles détachées, que dans le précieux coffret de ta mémoire !




Je voudrais être le soleil, et me répandre en clartés d’or sur les océans, les déserts, sur les plaines et les forêts. Je voudrais être le vent d’été, le vent tiède, le vent qui passe, et va boire à travers la nuit les soupirs des vierges en pleurs. Je voudrais être, ô Allah ! ta lumière qui se donne à tous. Je voudrais être ta splendeur, je voudrais étreindre l’infini. Je voudrais, comme toi, couvrir toutes les âmes de l’immense azur de ma joie !




Je suis la voix de ta création. Je suis la voix des choses muettes. Les étoiles, les plantes, les diamants, tout ce qui vit silencieux pour t’exalter a pris ma voix. Je suis la parole du désert ; c’est par moi qu’il te glorifie. Je suis la voix de tout ce qui aime, le sonore écho de toutes les joies. Et je suis aussi, ô Allah ! je suis la plainte de ce qui souffre.




Allah est ivre de lumière : enivre-toi, ô ma pensée !

Allah est ivre, ivre d’amour : enivre-toi, ô ma pensée !

Allah est ivre : dans sa pensée ivre flotte le rêve de l’infini ; aime sans fin, rêve sans fin, ô ma pensée ! sois toujours ivre !




La voie lactée est une prairie où courent mes rêves comme des chevaux libres.

Et mes rêves, le soir, vont boire à des lacs bleus, où magnifiquement se reflètent des soleils à tous inconnus !




Allah, tu es le timbalier, nous sommes les timbales que tu frappes. Nous sommes les flûtes : tu es le souffle, tu es l’âme qui chante en nous. Nous sommes l’écho qui te répond, en te renvoyant tes paroles.




Ma pensée reflète ta Pensée, comme la nuit de mes yeux ta Lumière.

Qu’un rayon de soleil éclaire les cailloux du chemin, ils brilleront comme des rubis.




Comme le paon, gloire d’un jardin, déroule magnifiquement devant son maître, et devant la foule qui le contemple, les splendeurs étoilées de ses plumes, ainsi le ciel marche devant Toi, faisant pour tes regards et les nôtres frissonner longuement son plumage d’étoiles.




Qu’ai-je besoin de la coupe de Djem ? Mon âme est la coupe magique où se reflète la création, mon âme est le miroir où se réfléchit Ta beauté : qu’ai-je besoin de la coupe de Djem ?

Et quand les vapeurs des passions obscurcissent le miroir de mon âme, je le purifie aux feux de l’extase.




Les étoiles, comme des oiseaux suspendus dans l’espace, la nuit chantent pour l’âme des sages.




Comme une joueuse de flûte, l’étoile du soir répand son chant magique ; les êtres s’apaisent. Je songe aux antiques empires évanouis, aux vieux Sultans préadamites et à leurs mystérieux trésors ; — et aux trésors de la pensée d’Allah, au clair sérail de sa pensée, où je vois naître, s’épanouir, mourir, pareilles à de belles esclaves, les mille créations successives.




C’est pour les poëtes, ô Allah ! que tu as tiré le monde du néant. C’est pour ceux qui le pouvaient entendre que tu as déroulé les strophes de ton poëme. C’est pour les rêveurs, ô Allah ! que tu as donné l’essor à tes rêves. Et c’est pour les amants que tu as fait fleurir la beauté tranquille de la nuit.




Les anges accusaient Allah d’avoir créé les hommes ; Allah répondit : « Beaucoup se traîneront dans la boue du péché, mais quelques-uns marcheront dans la lumière, et leur beauté vous fera jaloux ; or c’est pour eux seulement que j’ai créé le monde. »




Le feu qui brûle dans les étoiles est celui qui brûle en ton âme. L’Esprit, qui a créé les choses, est celui qui crée tes pensées. Le souffle de la Beauté éternelle, qui anime tout l’univers, est celui que boivent tes lèvres aux lèvres de tes bien-aimées.




Pose-toi, comme le Simourgh, sur la montagne de l’infini, et contemple la création, comme une île qui dort à tes pieds.

Plonge-toi dans l’océan d’Allah. Anéantis-toi dans l’océan du Tout. Perds la notion des différences, du fini et de l’infini, du temps et de l’éternité. Habite l’âme du Créateur, pour y contempler toutes les âmes.




Ton moi est une montagne qui te cache le soleil. Meurs à toi-même : revis en Lui.




Quand tu participeras aux secrets du Soleil, ô poussière ! ô atome perdu dans un rayon ! t’importera-t-il encore le secret de ta vie ?

Quand tu seras plongé dans l’amour de ton Océan, pauvre goutte d’eau, auras-tu souci de toi-même ?




Une nuit, comme Mohammed, pour cheval j’ai pris l’éclair, et j’ai escaladé les cieux. Dans l’infini je suis monté ; toutes les voix se perdaient en une ; les sept couleurs du prisme se fondaient en une ; les sept cieux se fondaient en un. Les vagues de la mer avaient disparu, je ne voyais plus que la mer. Toutes différences s’étaient évanouies, et il ne restait que l’identité.




Je vois passer devant mes yeux le ciel et la terre.

Je vois se dresser devant moi le peuple innombrable des morts.

Tous les mondes, la vue infinie du passé, celle de toutes les préexistences se dévoilent à mes regards.

Mon âme est plongée dans ton âme, et tes amours sont mes amours.

Je porte l’Esprit qui a créé les choses, je porte en moi la création, je vois réfléchies dans mon âme les mille formes par Toi revêtues…




La naissance m’a délivré jadis de cette prison de ténèbres, où je dormais sans conscience, et le monde m’est apparu, beau comme une peinture. Mais aujourd’hui ce monde lui-même n’est plus pour moi qu’une matrice ténébreuse, depuis que j’ai rêvé au delà la pure lumière de ta Pensée.




Pourquoi as-Tu illuminé les ténèbres de l’infini ? Pourquoi as-Tu dit aux Soleils d’apparaître cuirassés d’or ? Pourquoi as-Tu devant ton trône convoqué l’assemblée des êtres ?

T’ennuyais-Tu ? Avais-Tu peur dans la nuit de l’éternité ?




Et Allah, dans le silence des nuits, dit à l’âme de Dschelaleddin.

J’ai eu bien des naissances. J’ai eu de profonds rêves, qui vous seront toujours ignorés. Que savez-vous de mes trésors, de mes mosquées, de mes palais ? Vous êtes la goutte d’eau : que connaissez-vous des océans de ma Pensée ? Vous êtes l’atome : mais la poussière sait-elle les secrets du soleil ? La plante qui croît dans le désert, que connaît-elle, que peut-elle dire de l’immensité du désert ? Vous êtes pareils à des fourmis qui ramperaient aux pieds d’un roi. Ont-elles l’idée de sa puissance, de ses royaumes, de ses armées ? Ont-elles l’idée de sa beauté, de sa grandeur, de son amour, et des rêves qui se déroulent dans l’infini de sa pensée ?




Je suis le Tout et le centre du Tout. Je suis la source des couleurs, l’origine des qualités. J’étais la nuit muette, j’ai créé la lumière, pour sentir vibrer tout mon être. J’étais l’éternité et j’ai créé le temps, afin de me sentir vivre. J’étais l’infini, j’ai créé les êtres, afin de me sentir aimer. — Dans le miroir des mondes, ô Dschelaleddin, j’ai voulu contempler mes rêves.




Je suis en tout, je suis partout : je suis la splendeur du soleil, je suis la clarté de la lune. Je suis la chaleur qui vous baigne, et je suis l’air qui vous fait vivre. Je suis la rosée pâle qui tombe des étoiles, et pénètre dans le cœur des plantes. Je suis le rayon de la nuit qui coule aux profondeurs du sol, et s’y cristallise en diamants. Je suis partout, je suis en tout : je suis le parfum dans la fleur ; je suis la bonté dans vos âmes ; je suis la joie qui vous fait ivres ; je suis le rhythme de vos poëmes ; je suis l’harmonie dans les mondes. Ô Dschelaleddin, tu le sais, je suis la vie dans tous les êtres.




C’est moi qui fais naître et c’est moi qui tue. C’est moi qui dors et moi qui veille. Je suis la terre, l’eau et le feu ; et le visible et l’invisible, je suis l’esprit, je suis l’amour, je suis la mort : que craignez-vous ? Quand je vous tue, n’est-ce pas en moi, dans mon âme que vous tombez ?




J’aime sans fin ; je brûle en vous ; je suis le cœur qui bat dans vos poitrines.

Les mondes n’étaient pas encore, les aurores ni les crépuscules ; j’étais déjà, j’aimais déjà.

Quand la première terre, toute saignante, surgit de l’immensité des flots, j’étais le soleil, j’essuyai ses larmes, et la couvris de mes baisers.




L’océan des mondes roule ses flots sous les lumières d’or ou d’argent que répand mon âme : et ce que vous appelez la beauté n’est que la lueur de ma présence.




Un sang pâle coule dans les lis, un sang rouge coule dans tes veines, un sang d’or brûle dans le soleil : et c’est mon sang, mon sang toujours, qui coule au corps de tous les êtres.




J’étais le ciel bleu ; j’ai créé la mer pour qu’elle reflétât ma beauté.

J’étais Salomon ; j’ai du fond de l’Orient appelé la Reine de Saba : et cette Reine aux cheveux d’or, dont les yeux donnaient le vertige à qui la venait contempler, cette Reine, qui sous son manteau de cheveux d’or dansa pour mes regards une danse inimitable, et chanta des airs mystérieux que nul jamais ne saura chanter, cette Reine splendide était l’image de mes créations passagères.




Ô Dschelaleddin, je n’ai créé les mondes que pour m’en donner l’illusion. Ton âme est une étincelle de mon âme, ta pensée est née de ma Pensée. Crée donc aussi, Dschelaleddin, crée et rêve, comme j’ai rêvé…

Les mondes et les âmes flottent dans ton sein. Déroule les poëmes qui dorment enveloppés dans le silence de tes rêves. Je t’ai donné la puissance créatrice et le rhythme, cette magie à laquelle j’ai soumis les cieux. Crée et chante ; aime sans fin, je viens me souvenir en toi…

Ô miroir pur de mon néant, je viens me refléter en toi !

  1. Le célèbre philosophe Abou-Hamed-Mohammed-Ben-Mohammed-Al-Gazali, qui professait à Bagdad, naquit l’an 450, et mourut l’an 532 de l’hégire.
  2. Mohammed Mewlana Dschelaleddin Rumi, poëte persan de la secte des soufis, né en 619, mort en 687 de l’hégire.