Le Livre du Voir-Dit/Notice sur le poëme du « Voir-Dit »

Société des bibliophiles français (p. I-XXXV).

NOTICE
SUR LE POËME DU VOIR-DIT.


Vers la fin du règne du roi Jean vivoit, dans la province de Champagne & Brie, une jeune & noble demoiſelle, ſous la tutelle aſſez peu ſévère d’une mère déjà depuis longtemps remariée. Elle ſe nommoit Peronnelle d’Unchair, & étoit fille de meſſire Gauthier d’Unchair ſeigneur d’Armentières, & de Peronne de Jouveignes ou Jouveniaus. La dame d’Unchair avoit, en ſecondes noces, épouſé Jean ſire de Conflans, vidame de Châlons & ſeigneur de Vielmaiſons en Brie. On ſait que la maiſon de Conflans, iſſue des comtes de Brienne, étoit au nombre des plus grandes de France, & marchoit de pair en Champagne avec les Grantpré, les Châtillon-ſur-Marne & les Choiſeul. De ſon père Gauthier d’Unchair, Peronnelle avoit hérité de la ſeigneurie d’Armentières en partie ; & d’après la coutume de Champagne, elle pouvoit, cinq ou ſix ans avant ſa majorité, recueillir les fruits & revenus des terres qui lui étoient échues. Quant à la maiſon de Jouveignes, je crois que les généalogiſtes ſe ſont mépris en la diſtinguant de celle de Jouvenel ; la première forme orthographique Jouveignes n’étant que le ſujet du nom dont la ſeconde forme Jouvenel eſt le régime. Il faut en effet le remarquer : dès qu’on commence à parler des Jouvenel, on ceſſe de voir paroître les Jouveignes ; & les terres d’Oulchy-le-Château & d’Armentières, paſſées de Gauthier d’Unchair à ſa veuve Peronne de Jouveignes & à leur fille Peronnelle, ſemblent avoir été tranſmiſes aux Jouvenel des Urſins, qui les ont gardées juſqu’au dernier ſiècle.[1]

La jeune Peronnelle paſſoit le temps que ne réclamoient pas les devoirs religieux à lire des hiſtoires anciennes & des romans ; à apprendre & même à compoſer des vers ; à chanter les plus beaux airs faits ſur virelais, rondeaux & balades. Elle étoit belle, avoit l’eſprit ouvert, l’imagination vive & de grandes diſpoſitions pour la muſique. Dans ce temps-là, la plupart des bonnes maiſons entretenoient un clerc, chargé d’écrire bien, & surtout liſiblement, tout ce qu’il plaiſoit aux maîtres de dicter ou de griffonner : Peronnelle d’Armentières avoit donc un ſecrétaire chargé de cet emploi. On le nommoit Henry : il étoit fort au courant des choses du ſiècle &, depuis longtemps, grand ami de meſſire Guillaume de Machaut, chanoine de l’égliſe de Reims. Henry admiroit beaucoup les ouvrages de ſon ami ; ſes dits, ſes lais, ſes rondeaux, ſes balades. Guillaume, diſoit-il à la demoiſelle d’Armentières, avoit longtemps chanté dans ſes vers une noble dame ; mais il étoit revenu de cette paſſion. Il vivoit noblement étant bien gentilhomme ;[2] ſon père avoit été chambellan du roi Philippe de Valois ; lui-même avoit été nourri, dès l’enfance, dans la maiſon du preux Jean de Luxembourg, roi de Bohême, & l’avoit ſuivi dans ſes dernières campagnes en Pologne. C’eſt pour ce prince qu’il avoit fait le beau poëme du Jugement d’amour, où il ſoutient que la dame à laquelle une belle mort enlevoit ſon amant étoit moins à plaindre que l’amant d’une infidèle maîtreſſe. Guillaume s’étoit enſuite attaché au roi Charles de Navarre : il lui avoit adreſſé le Confort d’ami, où les plus ſages conſeils étoient mêlés aux plus éloquentes conſolations. Pendant ſon ſéjour en Allemagne à la ſuite du roi de Bohême, il avoit fait grande attention aux compoſitions des chanteurs & muſiciens de ces contrées ; ſi bien qu’à ſon retour il avoit enrichi la mélodie françoiſe de nouveaux accords & de belles ſymphonies, en créant une école de chant qui faiſoit oublier l’ancienne routine. Mais il n’étoit plus jeune, il ne voyoit que d’un œil, & maintenant la goutte le retenoit dans ſa belle maiſon de Reims ; ce qui ne l’empêchoit pas de dicter encore de beaux dits & de compoſer d’excellens vers de chanſons.

La jeune demoiſelle écoutoit avec un vif intérêt tout ce qui lui étoit rapporté de Guillaume de Machaut. Elle ſavoit déjà pluſieurs des airs qu’il avoit faits & elle déſiroit connoître les autres. Un jour elle prit à part maître Henry, & lui demanda s’il conſentiroit à faire le voyage de Reims pour y voir meſſire Guillaume & lui parler du grand déſir qu’elle avoit d’entretenir avec lui une correſpondance poétiquement amoureuſe. Il le prieroit de lire un rondeau fait à ſon intention, & lui demanderoit s’il le trouvoit aſſez bon.

Henry conſentit à fournir le meſſage. En arrivant à Reims, il trouva meſſire Guillaume de Machaut aſſez mal remis d’un violent accès de cette goutte auquel il étoit ſujet : mais il n’en accueillit pas moins avec une agréable ſurpriſe tout ce que ſon ami lui conta de la beauté, de l’eſprit, du ſens & des talens de la gente demoiſelle d’Armentières. Il prit la feuille de vélin que Henry lui préſenta & lut le rondeau ſuivant :

Celle qui onques ne vous vit
Et qui vous aime loiaument,
De tout ſon cuer vous fait preſent ;
Et dit qu’à ſon gré pas ne vit,
Quant véoir ne vous puet ſouvent,
Celle qui onques ne vous vit
Et qui vous aime loiaument.

Car pour les biens que de vous dit
Tout le monde communément,
Conquiſe l’avez bonnement.

Celle qui onques ne vous vit
Et qui vous aime loiaument,
De tout ſon cuer vous fait preſent.

Guillaume trouva le rondeau charmant, & ce qu’il venoit d’apprendre de l’aimable auteur n’étoit pas fait pour l’empêcher de répondre par un autre rondeau que Henry ſe chargea de rapporter à la demoiſelle.

Telle fut l’origine, tels les commencemens de la correſpondance qui devoit occuper une ſi grande place dans le poëme que nous publions aujourd’hui. Chaque lettre accrut l’enivrement du vieux poëte & la paſſion de ſa jeune amie. Guillaume ne manquoit pas de lui envoyer ſes nouveaux chants, ſes nouvelles balades ; de ſon côté, la demoiſelle rimoit & le prioit de corriger ſes vers. Comme elle étoit alors bien éloignée de prévoir où cette liaiſon poétique l’entraîneroit, elle ne faiſoit aucun myſtère à ſes amis, à ceux qu’elle appeloit ſon frère & ſa ſœur,[3] de ſon amoureux commerce avec le célèbre poëte ; elle en tiroit plutôt une véritable gloire & vouloit que ſon bonheur fut envié de toutes ſes compagnes. Plus tard elle eut ſoin de tenir ſecrète une viſite que Machaut, délivré de ſes gouttes & de la crainte des pillards, oſa bien lui faire, non ſans redouter l’effet qu’alloit produire ſur une fille de dix-huit ans le triple nombre de ſes années, ſon mauvais œil & ſa timidité naturelle. En dépit de tant de déſavantages, l’épreuve fut cependant des plus heureuſes, comme on le verra & comme je ne veux pas eſſayer de le dire ici. Il ſuffit d’avertir que dans cette longue entrevue, la jeune fille apprit avec joie que Guillaume ſe propoſoit d’écrire en vers le récit de leurs tendres relations ; elle inſiſta même pour que rien n’y fût omis de ce qui s’étoit déjà paſſé & pourroit ſe paſſer encore entre eux. L’amant, comme on le verra, remplit fidèlement ce programme ; les ſeules inexactitudes qu’il paroît s’être permiſes dans ce ſingulier ouvrage, concernent la date des dernières lettres, qui ſemble brouillée à deſſein, ſur les recommandations de ſon amie. Il a pris ſoin également de ne pas indiquer les lieux où ſéjournoit Peronnelle, & ſur ce point nous en ſommes réduits à des conjectures aſſez incertaines. La jeune fille changeoit aſſez ſouvent de réſidence, avec les parens qu’elle devoit accompagner. Elle paroît être demeurée à Paris un certain temps, s’être arrêtée en Brie ; puis en Champagne, à Conflans, à Châlons ou à Troyes ; les maiſons de Conflans, d’Unchair & de Jouveignes ayant des fiefs & des maiſons de tous ces côtés. Plus d’une fois avant d’achever ſon livre, Guillaume dut céder aux preſſans déſirs de Peronnelle, en lui envoyant les feuilles déjà compoſées : dans ces cahiers étoit ménagée la place que les lettres devoient remplir un peu plus tard. Il eſt à préſumer que ſur ce premier exemplaire ont été exécutés les deux autres que nous avons eu ſous les yeux : au moins la fâcheuſe tranſpoſition qui exiſte dans les ſix premières lettres ſe retrouve-t-elle également dans tous les trois. Il faut que la mépriſe ſoit le fait du ſecrétaire chargé par Machaut de diſtribuer ces lettres ; il aura pris le change ſur l’ordre qu’il devoit ſuivre & que je n’ai pu rétablir ſans beaucoup de peine.

Ce poëme auquel pour mieux engager la conſcience de ſon auteur, étoit impoſé le titre de Voir-Dit, fut tenu durant plus de deux ſiècles en grande eſtime. Nous voyons pluſieurs princes en demander des copies, & Machaut, croyant avoir ſuffiſamment déguiſé le nom de celle qu’il y avoit célébrée, céder aſſez volontiers à leur déſir. Euſtache Deſchamps, dans une de ſes épitres, lui apprend comment il en avoit préſenté un exemplaire au comte de Flandres ; Jean duc de Berry en avoit obtenu un autre admirablement exécuté ; c’eſt un des trois que conſerve aujourd’hui notre grande Bibliothèque. Enfin tous ceux qui l’avoient lu regardoient le Voir-Dit comme le meilleur ouvrage d’un auteur qui, diſoit-on encore, n’avoit fait que d’excellens ouvrages. Il eſt certain que Guillaume de Machaut, ſuffiſamment favoriſé des biens de fortune, honoré de la confiance ſucceſſive de trois ſouverains, poëte ingénieux, muſicien & compoſiteur ſans rival, inſpiroit a ſes contemporains une admiration ſincère. Sa mort, arrivée en 1377, cauſa un deuil général dont ſon élève le plus habile, Euſtache Deſchamps, alors bailli de Valois, ſe rendit l’interprète dans un grand nombre de couplets tels que ceux-ci :

O Fleur des fleurs, de toute mélodie
Maiſtre tres-dous, qui tant fuſtes adrois,
O Guillaume, dieus mondains d’armonie,
Après vos fais, qui obtiendra le chois
Sur tous faiſeurs ? Certes, ne le congnois.
Vos nons ſera precieuſe relique ;
On plourera, en France & en Artois,
La mort Machaut, le noble rethorique.

La fons Dircé & la fontaine Helie
Dont vous eſtiés le ruiſſel & le dois,
Où poëtes miſtrent leur eſtudie,
Convient taire : dont je ſuis moult deſtrois.
Las ! c’eſt por vous qui mors giſez tous frois,
Qui de tous chans avés eſté cantique.
Plourez harpes & cors ſarraſinois
La mort Machaut le noble rethorique…

Priez pour lui, ſi que nul ne l’oublie ;

Ce vous requiert li baillis de Valois ;
Car il n’en eſt aujourdhui nul en vie
Tel comme il fu ne ne ſera, je crois.
Complains ſera de princes & de rois
Juſqu’à lonc tans, pour ſa bonne pratique.
Veſtez-vous noir, plourez tous, Champenois,
La mort Machaut le noble rethorique.[4]

Un ſiècle plus tard, l’auteur d’un Traité de la ſeconde Rethorique, c’eſt-à-dire des choſes rimées, ſe gardoit bien d’oublier Guillaume de Machaut. « Ce fut, dit-il, le grand rethorique de nouvelle forme ; il comencha tailles nouvelles, & fiſt parfais lais d’amour. »

Enfin, un peu plus tard encore, le roi René, ſi bon prince & ſi mauvais poëte, réſervoit une place à Guillaume de Machaut dans ſon Hoſpital d’amour. Il lui marquoit ſon tombeau juſtement au-deſſus d’Ovide, & au-deſſus non-ſeulement de Jean de Meun & d’Alain Charrier, mais de Boccace & de François Pétrarque, dont les Canzoni couroient déjà le monde. Les vers qu’on va lire ſemblent donner à croire que le roi René ſe méprenoit ſur le ſens du titre Le Voir-Dit ; car il en fait le nom de la dame qui l’avoit inſpiré : « Joignant de celle tombe d’Ovide eſtoit celle de Machaut poethe renommé ; laquelle eſtoit… toute faicte d’argent fin, & à l’entour avoit eſcript en eſmail bleu, vert & viollet, chançons bien notées, virelais, ſervantois, lais & motets, en diverſes façons ; & pareillement avoit eſcript en forme d’épitaphe :

« Guillaume de Machau, enſi avoye nom,
Né en Champaigne fus, & ſi eus le renom
D’eſtre fort embraſé de penſer amoureux,
Pour l’amour d’une Voir, dont pas ne fus heureux,
Ma vie ſeulement, tant que la peuſſe voir. »[5]

C’eſt-à-dire, je ſuppoſe : « que je n’eus pas une ſeule fois dans ma vie le bonheur de voir, » & cela prouve aſſez bien que René n’avoit pas lu notre poëme.

Mais à compter de l’époque dite de la Renaiſſance littéraire, (laquelle eut au moins le tort de faire oublier les meilleures productions de l’ancienne poéſie françoiſe), on ne parle plus de Guillaume de Machaut, auparavant ſi célèbre ; & comme, en ſa qualité de clerc, il n’avoit pas laiſſé d’enfans, les généalogiſtes ne l’ont pas même compté parmi les membres de la noble famille du même nom, dont il auroit pu relever encore le luſtre. Ainſi, comme l’a ſi bien dit le grand poëte florentin :

La voſtra nominanza è color d’erba
Che vieni e va, e quei la diſcolora
Per cui ell’ eſce della terra acerba.

(Purgat., canto xi.)

Mais il nous ſuffit d’avoir conſtaté la haute eſtime des contemporains, pour juſtifier ou du moins faire excuſer la paſſion que Guillaume de Machaut avoit inſpirée & qu’il a racontée dans le Voir-Dit.


Le devoir de l’éditeur de cette œuvre originale eſt maintenant d’aborder un certain nombre de queſtions qui, non réſolues, diminueroient beaucoup l’intérêt & l’agrément qu’on y doit trouver. Machaut, qui a dit tant de choſes, a pris ſoin de taire le nom de la jeune dame qui l’avoit inſpiré, le temps où le poëme fut écrit, les lieux où s’étoient paſſées les aventures, enfin, l’âge auquel il étoit alors parvenu lui-même. Je dois dire comment j’ai eu la bonne fortune de découvrir au moins une partie de ce qu’il avoit jugé à propos de ne pas dévoiler.

Dans le dernier de ſes poëmes, la Priſe d’Alexandrie, il dit qu’il avoit été le nourri & le ſerviteur, durant trente ans, du roi de Bohême, Jean de Luxembourg. Ce prince, ſi digne d’avoir un hiſtorien particulier, avoit trouvé la mort dans la funeſte plaine de Crécy, le 29 juillet 1346. Il ſemble donc que Guillaume de Machaut, n’ayant pas dû être admis à le ſervir avant ſa douzième année, auroit eu pour le moins quarante-deux ans à la mort du roi. Mais j’ai hâte de faire mes réſerves. Les trente années peuvent en effet s’entendre du temps qu’il auroit paſſé dans la maiſon du prince, à partir de la première enfance & ſans doute après la mort de ſon père, Pierre de Machaut, arrivée en 1307. Dans cette hypothèſe, il n’auroit eu guère plus de trente ans quand mourut le roi de Bohême ; & pluſieurs indices nous permettent d’admettre cette conjecture. Ainſi, dans le Voir-Dit, écrit en 1363, il exagère volontiers ſon défaut de grâce & de beauté, d’eſprit & de ſanté ; mais il n’a pas l’air de trop s’inquiéter de l’énorme diſproportion de ſon âge. Ses premières poéſies ne ſemblent pas remonter au delà de 1339, c’eſt du moins la première date qu’on puiſſe y relever ; & il n’eſt pas probable, avec les diſpoſitions à la tendreſſe que toutes ſes œuvres reſpirent, qu’il ait attendu quarante ans paſſés pour célébrer les dames & les amours. Enfin, dans le Jugement du roi de Navarre, aſſurément écrit peu de temps après 1348, année de la grande peſte qu’il y dépeint ſi bien, la haute dame[6] qui vient ſe plaindre de l’arrêt porté dans le Jugement du roi de Bohême, fait une alluſion très-claire à l’âge peu avancé de notre poëte :

Car vous eſtes trop juenes hons
Pour dire ſi fortes raiſons.

Or on ne fait pas un reproche de ce genre à un cinquantenaire.

Tels ſont les motifs que je mets en regard des trente ans de ſervice de Guillaume de Machaut. Si on veut bien partager mon ſentiment, il n’auroit eu que de trente à trente-cinq ans à la mort du bon prince qui avoit pris ſoin de ſa première enfance.

M. Tarbé, l’éditeur de quelques extraits des poéſies de Guillaume de Machaut, en a penſé différemment. Suivant lui, notre poëte, en 1346, avoit atteint cinquante ans,[7] âge où, comme le dit mélancoliquement Baſſompierre, on peut aſſurer non pas qu’on n’aimera plus, mais bien qu’on ne ſera plus aimé. Pour moi, je crois pouvoir ôter à notre Guillaume le poids d’environ quinze années ; ce qui, dans le domaine des tranſactions amoureuſes, a bien ſon importance. Et je tiens d’autant plus à cet allégement, que je me vois contraint de renvoyer à l’année 1363 la compoſition du Voir-Dit, ainſi qu’on le verra tout à l’heure.

Mais enfin, qu’une jeune fille de dix-huit ans, paſſionnée pour la muſique & les vers, ſe ſoit épriſe d’un poëte de quarante-huit ou cinquante ans, non-ſeulement avant de l’avoir vu, mais même après s’être aſſurée de l’énorme contraſte inſéparable d’une telle différence d’âge, le fait, quoique invraiſemblable, ne ſeroit pas unique & ſans exemple. Dans le dernier ſiècle, une dame de la Tour-Franqueville, après avoir lu la Nouvelle Héloïſe, n’avoit-elle pas adreſſé pluſieurs lettres des plus paſſionnées à Jean-Jacques Rouſſeau, qui n’eut même pas la courtoiſie d’y répondre ? Qui ne connoît l’hiſtoire de Bettina ? « Élizabeth Brentano, ou Bettina, » lit-on dans la Nouvelle Biographie univerſelle, « enflammée par la leclure des poéſies de Goethe, fut ſaiſie non-ſeulement d’une admiration vive pour le génie du grand poëte, mais d’une véritable paſſion pour ce vieillard alors plus que ſexagénaire. C’eſt ce double caractère d’une admiration légitime & d’une fantaiſie déréglée qui ſe révèle dans ſes lettres. Elle commença au mois de mars 1807 une correſpondance ſuivie avec le célèbre poète, qui répondit par de tendres ſonnets à ſes lettres enthouſiaſtes. »

Le biographe ne dit pas tout : Goethe ne s’en étoit pas tenu aux ſonnets ; il avoit vu Bettina, avoit accueilli avec intérêt l’expreſſion exaltée de ſa tendreſſe, & les lettres de la jeune fille tendent à nous perſuader qu’elle n’aima pas en pure perte. Je veux bien que Bettina ſe ſoit un peu flattée : elle n’avoit pas de beauté ; la famille n’étoit entourée d’aucun preſtige, & les écarts d’imagination qu’on avoit reprochés à ſon frère & à ſa meilleure amie, Mme de Gunderode,[8] auroient pu laiſſer ſur l’eſprit de Goethe une prévention défavorable. Quoi qu’il en ſoit, l’hiſtoire de Bettina eſt préciſément celle de la demoiſelle qui, plus de trois ſiècles auparavant, avoit inſpiré notre poëme. Et, circonſtance non moins ſingulière, l’amie de Guillaume de Machaut montra le même empreſſement que la jeune Allemande à mettre le monde dans la confidence de ſes amours. C’eſt elle en effet qui fit à Guillaume une loi d’écrire le Voir-Dit. La tâche étoit aſſez délicate, & Guillaume, embarraſſé d’un rôle qui ne convenoit plus à ſon âge, eût préféré cacher ſon bonheur à tous les yeux : mais la demoiſelle fut inflexible ; entraînée, je le ſuppoſe, & par l’exemple d’Héloïſe, & par la gloire qui venoit de rejaillir ſur la belle & noble dame aimée du florentin Pétrarque.

Et quelle étoit donc cette jeune ambitieuſe, ſi fière de ſes foibleſſes & de ſes chutes ? Je l’ai déjà nommée, j’ai déjà parlé de ſa famille ; on attend maintenant les preuves de ce que j’ai avancé. Diſons d’abord ce qu’elle n’étoit pas. Dans un long mémoire d’aſſez peu de valeur,[9] M. de Caylus n’avoit pas héſité à la reconnoître dans Agnès d’Évreux, ſœur du roi de Navarre Charles le Mauvais, mariée en 1349 à Gaſton Phébus, comte de Foix. « On voit, dit-il, par l’énigme ou logogryphe que Machaut met dans preſque toutes les pièces de ſa compoſition & qu’à la vérité il varie, que le Voir-Dit eſt adreſſé à Agnès de Navarre, femme de Phébus, comte de Foix… Je conviens qu’elle n’eſt point nommée ; mais tout la déſigne encore aujourd’hui : ſes parens, ſon pays, ſes voyages : & combien toutes ces choſes étoient-elles plus frappantes dans le temps où parut le Voir-Dit ! »

M. Proſper Tarbé s’eſt rangé aveuglément de l’avis de M. de Caylus, tant il lui étoit doux d’ajouter un ſi beau nom aux gloires poétiques de la Champagne. Cependant Agnès d’Évreux, ſœur de Charles le Mauvais, n’étoit pas préciſément Champenoiſe ; mais, en tout cas, notre chère province ne perdra rien à ceſſer de voir en elle la maîtreſſe de Guillaume de Machaut, un autre nom vraiment champenois réclamant la place que la princeſſe de Navarre n’avoit pas occupée.

Il eſt vrai que Guillaume de Machaut a, dans la plupart de ſes ouvrages, inſéré l’anagramme de la dame qui les inſpiroit ou du prince auquel il les adreſſoit. Mais aucun de ces jeux d’eſprit ne ſauroit donner le nom d’une Agnès ſoit d’Évreux, ſoit de Navarre, ſoit de Champagne ou de Foix. Le dernier anagramme du Voir-Dit déſigne aſſurément la dame qui en eſt l’héroïne, & l’on ne peut y trouver rien de commun avec le nom d’Agnès de Navarre. On voit bien auſſi que cette dame avoit momentanément ſéjourné en Brie, en Champagne, à Paris ; mais ces indications locales, éparſes dans le poëme, ne nous ſont pas d’un bien grand ſecours ; elles ſemblent même à deſſein laiſſées dans le vague, pour dépiſter la curioſité. N’oublions pas d’ailleurs que Guillaume de Machaut, dans ſes premières chanſons, avoit célébré une autre femme dont il nous donne auſſi l’anagramme. Je ſuis obligé de citer ces jeux d’eſprit, jugés aujourd’hui si puérils. Voici le premier vers d’un rondeau :

Cinq, un, treize, huit, neuf, d’amour fine
M’ont épris ſans definement…

Prenez les lettres dans l’ordre numéral des chiffres, & vous obtiendrez : E A N H J, c’eſt-à-dire Jehan ; & ſi vous doublez la voyelle E & la conſonne N, Jehanne.

La balade voiſine ne nous laiſſe pas même le ſoin de répéter la voyelle :

Treize & cinq double, un avec lie,
Et huit & neuf, ce te revele
Son nom, amis.

Treize double, cinq double, un, huit & neuf, donnent NN, EE, A, H, & J. Jehanne.

Les anagrammes du Voir-Dit vont offrir la même facilité de devinaille. Ils ne donneront plus la Jehanne des premières amours ; moins encore Agnès de Navarre : mais Peronne & Peronnelle, qui ne lui reſſemblent guère.

Dis & ſept, cinq, treize, quatorze & quinze
M’a doucement de bien amer eſpris.

En raſſemblant les lettres qui correſpondent à l’ordre des chiffres, on obtient :


17. 5. 13. 14. 15.
R. E. N. O. P.


c’eſt-à-dire Peron, & Peronne en doublant l’E & l’N, comme pour le premier anagramme de Jehanne.

Voilà déjà trouvé le nom de baptême de la jeune amie de Guillaume. Maintenant il nous importe de ſavoir à quelle famille cette Peronne appartenoit. Je l’ai trouvé ; mais je l’avouerai, après l’avoir longtemps & inutilement cherché : ce fut donc avec un vrai tranſport de joie que l’ayant enfin trouvé, je vis dans les auteurs qui font le plus autorité, la confirmation de ma découverte.

L’avant-dernier alinéa du Voir-Dit contenoit un premier rondeau-anagramme de la compoſition de Peronne. Le voici :

Cinc, ſept, douze, un, neuf, onze & vint
M’a de très-fine amour eſpriſe ;
Dès qu’à ma congnoiſſance vint
Cinc, ſept, douze, un, neuf, onze & vint,
Je, ſienne, & il tous miens devint,
Pour ſon renon que chaſcuns priſe.
Cinc, ſept, douze, un, neuf, onze & vint
M’a de très-fine amour eſpriſe.

Ces chiffres répondent aux lettres E G M A I L & U, c’eſt-à-dire au nom de Guillaume, en doublant les deux lettres L & U. Peronne invitoit ainſi le poëte à tenter un tour de force pour le moins auſſi difficile. Et voici comme il a répondu à ſon attente :

Or eſt raiſon que je vous die
Le nom de ma dame jolie,
Et le mien qui ay fait ce dit
Que l’on appelle le Voir-dit.
Au ſavoir ſe volez entendre,
En la fin de ce livre, prendre
Vous convenra le vers neuſviſme
Et puis huit letres de l’uitiſme,
Qui ſeront au commencement :
Là verrez nos nons clerement.
Veci cornent je les enſeigne,
Car il me pleſt que chaſcuns tiegne
Que j’aime bien ſans repentir
Ma chiere dame, &, ſans mentir,
Que je ne deſire, par m’ame
Pour li changier nulle autre dame.
Ma dame le ſaura de vray.
Autre dame jamais n’auray,
Ains ſeray ſiens juſqu’à la fin,
Et après ma mort, de cuer fin,
La ſervira mes eſperis.
Or doinſt Dieus qu’il ne ſoit péris,
Pour li tant prier, qu’il appelle
L’ame en gloire de Toute belle.

L’indication eſt parfaitement claire. Il faut s’attacher au neuvième vers & aux huit premières lettres du huitième, avant la fin. Dépecez les lettres, rangez-les, diſpoſez-les en ordres divers, juſqu’à ce qu’enfin vous arriviez à

Guillaume de Machaut.
Peronelle d’Armentiere.

Et nous défions le plus habile Œdipe de découvrir ici deux autres noms qui emploieroient également toutes les lettres, ſans en diſtraire, ajouter, ou même redoubler une ſeule.

Voilà deux grands pas de faits, mais qui ne ſuffiſent pas encore. Il a fallu découvrir quels étoient, au quatorzième ſiècle, les ſeigneurs d’Armentières. Au premier abord, le nom de Peronne ou Peronnelle[10] pourroit aujourd’hui ſembler un peu étrange : comment une noble demoiſelle avoit-elle pu le recevoir & le porter ? Ô docte Père Anſelme ! c’eſt ici que je rends grâce à vos Grands Officiers de la couronne, pour m’avoir permis d’y lire, dans la Généalogie de la maiſon de Conflans :

« Peronne de Jouveignes, veuve de Charles Gaucher d’Unchair, ſeigneur d’Armentières, fut mariée en ſecondes noces à Jean de Conflans, ſeigneur de Vielmaiſons en Brie. Et le 4 novembre 1362, meſſire Jean de Conflans, pour ſa belle-fille Peronnelle d’Unchair, fit aveu de la ſeigneurie d’Armentières au chapitre de Notre-Dame de Soiſſons. »

Voilà des paroles d’or. Ainſi damoiſelle Peronnelle d’Unchair, dame d’Armentières, étoit en 1362 ſous la tutelle de ſon beau-père ou parâtre, Jean de Conflans. Elle étoit mineure en 1362 ; & c’eſt parce qu’elle étoit orpheline & mineure que le ſeigneur de Vielmaiſons faiſoit pour elle aveu & reconnoiſſance de la terre d’Armentières. Or, préciſément en cette année, Guillaume de Machaut nous dit qu’elle étoit « entre quinze & .xx. ans d’âge. » Pouvoit-on eſpérer une plus parfaite identité entre notre Peronnelle & cette jeune dame d’Armentières, mentionnée, d’une façon purement accidentelle, par notre grand généalogiſte ?

Peronnelle d’Unchair, dame d’Armentières, ſe maria-t-elle plus tard ? Le Père Anſelme ne le dit pas, parce qu’il ſe contente de nommer les aînés ou les fils uniques qui continuent les poſtérités. Mais le chagrin que témoignera Guillaume, en apprenant un jour qu’il doit ſe réſigner à ne plus voir qu’une amie dans ſon amante, nous l’a fait conjecturer. Il ſemble en tout cas que Peronne ne laiſſa aucun héritier direct de ſes terres. La baronnie d’Armentières, qui lui venoit de ſon père, Gauthier d’Unchair, avoit formé deux parts : la moins importante échue à Jean II de Conflans, frère utérin de Peronnelle, & la plus ſeigneuriale à celle-ci. Cette ſeconde part fit retour, peu de temps après la mort de Peronnelle, à la maiſon de Jouvenel ; car on voit en 1446 Barthélémy de Conflans, ſeigneur de Vielmaiſons, céder celle qui lui étoit échue à Jean Jouvenel des Urſins, évêque de Laon, apparemment déjà en poſſeſſion de l’autre part, comme étant aux droits des héritiers de notre héroïne. Si Peronnelle avoit laiſſé poſtérité, ſa part d’Armentières ne ſeroit pas retournée aux Jouvenel, & Jean II de Conflans n’auroit pas, dès 1394, recueilli au nom de la veuve & des enfans de Henry d’Armentières, pluſieurs fiefs de cette ſeigneurie. Les Jouvenel des Urſins la conſervèrent juſqu’au dix-ſeptième ſiècle. Alors, Charlotte Jouvenel des Urſins, mariée à Euſtache de Conflans vicomte d’Ouchy-le-Chaſtel, la faiſoit rentrer dans la maiſon de Conflans ; le petit-fils d’Euſtache ne fut encore connu que ſous le nom de marquis d’Armentières. Autre rapprochement curieux : cette vicomteſſe d’Ouchy, amoureuſe de la poéſie non moins que ſa très-arrière-parente, & d’humeur non moins tendre, choiſit pour amant favoriſé le grand poète François de Malherbe, ainſi devenu le nouveau Guillaume de cette nouvelle Peronnelle. Mais ſi Malherbe étoit plus jeune que ne l’avoit été Machaut, il avoit en revanche de plus rudes façons d’aimer. Dans un accès de jalouſie, il lui étoit même arrivé de battre ſa maîtreſſe, la belle vicomteſſe d’Ouchy.[11]

Mais ne perdons pas de vue Mademoiſelle d’Armentières, & juſtifions, par une dernière preuve qu’on eſtimera peut-être ſuperflue, le grand rôle qui lui appartient dans le poëme du Voir-Dit.

En 1377, quand mourut Guillaume de Machaut, un autre poëte, Euſtache Deſchamps bailli de Valois, ſon élève, adreſſa une balade à la dame dont ſon maître avoit toujours été l’ami. En voici le premier couplet :

Après Machaut qui tant vous a aimé,
Et qui eſtoit la fleur de toutes flours,
Noble poëte & faiſeur renommé
Plus qu’Ovide, li vrais maiſtres d’Amours,
Qui m’a nourri & fait maintes douçours,
Veuillez, lui mort, pour l’amour de celui,
Que je ſoie voſtre loial ami.

M. Tarbé s’eſt encore étrangement mépris ſur l’intention aſſez claire de cette balade. « Euſtache Deſchamps, dit-il, écrivit à la Comteſſe de Foix une balade railleuſe. Le trait du dernier vers étoit ſanglant. » Or tout ce qu’on pouvoit déjà conclure de ce couplet, c’eſt que Guillaume de Machaut avoit aimé juſqu’à ſa mort la dame à laquelle s’adreſſoit Deschamps. Mais M. Tarbé, qui tenoit beaucoup à ſon Agnès de Champagne comteſſe de Foix, n’a pas voulu citer les deux couplets de la même pièce, qui euſſent découvert ſa mépriſe. Les voici :

Tous inſtrumens l’ont complaint & plouré,
Muſique a fait ſon obſeque & ſes plours,
Et Orphéus a le cors enterré,
Qui pour ſa mort eſt émutés & ſours ;
Ses tres-dous chans ſont mués en doulours ;
Autel de moy : s’enſi n’eſt, quant à mi,
Que je ſoie voſtre loial ami.

Euſtace ſuis par droit nom apellé :
Hé Peronne ![12] qui eſtes mes ſecours,
Qui en tous cas bien fiſtes à mon gré,
Ore vous pri que me ſoiez recours.
En recevant mes piteuſes clamours,
Me recréez, ſe il vous plaiſt enſi,
Que je ſoie voſtre loial ami.

Paſſons maintenant à une autre mépriſe de M. Proſper Tarbé : il a voulu rapporter la compoſition du Voir-Dit à 1348, année de la grande peſte noire qui alloit enlever à la France les deux tiers de ſa population, peſte dont Guillaume de Machaut a fait dans un autre poëme (le Jugement du roi de Navarre) une deſcription aſſurément comparable pour l’éloquente énergie au fameux récit de la peſte de Florence, préambule au Décameron.[13] « Cette année-là, nous dit-il, quiconque vouloit garantir ſa vie s’enfermoit chez lui & renonçoit à toute communication avec ſes meilleurs amis, ſes parens les plus proches. » Machaut, après ſix mois de complète recluſion, avoit enfin oſé entr’ouvrir ſa fenêtre, en entendant le ſon des joyeux inſtrumens qui annonçoient la fin de l’épidémie. Rien de tout cela n’a pu ébranler le parti pris de M. Tarbé, ni l’empêcher de confondre la première invaſion du terrible fléau avec ſon retour paſſager, quinze ans plus tard.

Quelle eſt donc la véritable date du Voir-Dit ? Que Guillaume de Machaut ſoit né en 1300 ou vers 1315, l’incertitude de ce premier point ne ſauroit empêcher que ſes amours avec Peronnelle d’Armentières, la correſpondance & les vers qui nous en révèlent le ſecret, ne répondent aux trois années 1362–1364. Il eſt aiſé de le démontrer.

Si, pour engager Peronne à ne pas traverſer la ville de Paris, Guillaume lui fait craindre les effets de la contagion, c’eſt que la peſte noire, comme de notre temps le choléra aſiatique qui offrit avec elle tant d’analogie, avoit reparu à diverſes repriſes & notamment en 1363. Elle fit cette année-là dans l’Île-de-France de grands & nouveaux ravages, comme le conſtate Jean de Venettes, continuateur de la Chronique de Nangis.[14] Guillaume de Machaut avoit, un peu auparavant, chargé un orfèvre de Paris de tailler & ciſeler un joyau qu’il deſtinoit à Peronnelle ; nous le voyons accuſer du retard de cet envoi l’épidémie régnante, puis écrire un peu plus tard : « Je vous avois fait faire aucune choſe à Paris ; mais on m’a dit que l’orfèvre eſtoit mors, ſi croy que je aurai perdu ma beſongne & mon or… » (Lettre XLI.)

Dans une autre lettre, il exprime la crainte de rencontrer, en allant de Reims vers ſa maîtreſſe, l’Archiprêtre & les Bretons de la Grant Compaigne. Or, le fameux Arnaud de Cervoles, ſurnommé l’Archiprêtre, ne parut avec ſes Bretons & ne s’arrêta en Champagne qu’à la fin de 1362 & en 1363. Il y venoit aider le ſire de Joinville à réſiſter au duc de Bar & au duc de Lorraine, « En ce temps (1363), dit encore Jean de Venettes, il y eut une grande guerre entre Jean de Joinville & les ducs de Lorraine & de Bar. Dans le parti de Jean de Joinville étoit un vaillant chevalier qu’on appeloit l’Archiprêtre, & avec lui grand nombre de hardis Bretons qui firent de ces côtés-là d’horribles pillages, arrêtant les voyageurs & les tuant quand ils n’en pouvoient tirer de rançon. »[15]

Voici un autre rapprochement qui n’eſt pas moins déciſif. À la fin du mois d’octobre 1360, Machaut avoit accompagné juſqu’à Saint-Omer Jean de France, nouvellement créé duc d’Auvergne & de Berry. Le jeune prince alloit en Angleterre ſervir d’otage, aux termes du douloureux traité de Brétigny nouvellement ſigné. À ce voyage ſe rapporte le dit de Morpheus ou de la Fontaine amoureuſe, écrit à la prière du prince dont l’anagramme Jehan, duc d’Auvergne & de Berry, ſe trouve au quarantième vers. Le Morpheus eſt un ouvrage de longue haleine, & ne put être achevé que dans les deux années ſuivantes. Or Guillaume, dans la lettre VI, annonce à Peronne qu’il lui en fait faire une copie, en l’avertiſſant que c’eſt ſa dernière œuvre.

On ſeroit même tenté de retarder encore la compoſition du Voir-Dit, en remarquant le titre de duc donné pluſieurs fois à Robert, ſucceſſeur d’Édouard III, comte de Bar ; ce grand fief n’ayant été régulièrement érigé en duché qu’en 1364, à l’occaſion du mariage de Robert avec Marie de France, fille du roi Jean. Mais dès le premier jour de ſon avénement, en 1355, & dans tous les actes publics,[16] Robert prend déjà le titre de duc de Bar ; il eſt même ainſi qualifié, dès l’année 1360, dans les Grandes Chroniques de Saint-Denis. L’objection eſt donc prévenue, & le Voir-Dit conſerve la date que j’ai dû lui aſſigner.


Je crois avoir abordé & réſolu toutes les difficultés qui s’oppoſoient à la parfaite intelligence du Voir-Dit. Il fut écrit en 1363 & 1364 par Guillaume de Machaut, à la prière de Peronne ou Peronnelle d’Unchair, dame d’Armentières, alors orpheline, ſous la tutelle de Jean de Conflans, ſeigneur de Vielmaiſons. Quelques mots encore. On ne lira pas ſans plaiſir cette eſpèce de Journal amoureux du quatorzième ſiècle : il préſente au moins un mérite aſſez rare dans les Journaux, celui d’être ſincère & parfaitement véridique. Les obſcurités de langage, les alluſions qui pourraient encore préſenter quelque difficulté ſeront éclaircies ou interprétées dans les courtes notes qui accompagneront le texte. Les mépriſes que je n’aurois pas évitées dans la correction des épreuves & que j’aurois reconnues avant d’arriver à la fin, ſeront relevées dans un Supplément en forme d’Appendice. Il faudra, dans les lettres de nos deux amoureux, ſurtout dans les comptes rendus obligés du poëte, aborder avec un peu d’embarras certains paſſages délicats qu’il ne ſera pas impoſſible, après tout, d’interpréter d’une façon convenable. Aſſurément nous nous garderons d’appliquer la fameuſe deviſe de l’ordre de la Jarretière à ceux qui verroient ici ce que la reine Genievre, dans le beau roman de Lancelot, appelle le Treſpas des convenances ; mais au moins le dirai-je en toute ſincérité : je mis du parti de ceux qui n’y découvriront rien qui ne ſoit de bon exemple, à l’honneur des dames & des gens de bien.

Il faut auſſi remarquer que les façons de mener le parfait amour n’ont pas été les mêmes dans tous les temps. Tous les chemins peuvent mener à Rome, a dit le proverbe. Aux treizième & quatorzième ſiècles, les jeunes bacheliers qui, le plus ſouvent, attendoient leur établiſſement conjugal & féodal de leur bon renom de vaillance & prud’homie, abandonnoient aſſez volontiers au beau ſexe le ſoin des premières avances. Ils auroient craint d’être taxés de préſomptueuſe indiſcrétion, en ſe chargeant de les prévenir. On trouvera conſtamment dans le Voir-Dit la preuve de cette façon de procéder. Peronnelle d’Unchair envoie la première un tendre meſſage à Guillaume de Machaut ; elle lui adreſſe le premier rondeau ; elle lui écrit la première lettre ; enfin, elle lui accorde des faveurs qui pourront ſembler aſſez grandes, avant qu’il ait eu la hardieſſe de les demander. Ô mes amis ! c’étoit là le bon temps. Et puis, ce quatorzième ſiècle, que nous nous figurons recouvert d’un voile pieuſement lugubre, ſavoit merveilleuſement concilier les exercices de dévotion avec les habitudes de plaiſir. Sans parler du joyeux pèlerinage que nos amoureux feront à Saint-Denis, on verra Guillaume ſe ſouvenir à propos de la neuvaine qu’il avoit jadis vouée à une égliſe juſtement voiſine de la réſidence de ſa maîtreſTe : & tout en accompliſſant cette neuvaine, s’engager à joindre à la prière de chaque jour une pièce de vers amoureux. La prière eſt pour le dieu du ciel ; la balade pour le dieu terrien, comme il appelle ſa maîtreſſe. Peut-être ſerons-nous aujourd’hui ſcandaliſés de cette ſorte d’accord entre l’amour divin & l’amour profane ; mais le quatorzième ſiècle n’avoit ni les mêmes ſcrupules ni la même délicateſſe. Dans ces temps de foi (j’allois dire de féodalité), trois grands devoirs s’impoſoient au prud’homme : honorer & craindre Dieu ; — honorer & aimer les dames ; — honorer & ſervir le droit ſeigneur. Toute la loi étoit renfermée dans ces trois commandemens ; &, comme le diſoit encore après Malherbe notre La Fontaine :

On ne peut trop louer trois ſortes de perſonnes,
Les Dieux, ſa maîtreſſe & ſon roi.

Mais cela n’eſt plus guère de notre temps, & ſi j’en ai fait la remarque, c’eſt pour juſtifier un peu la façon d’aimer de Guillaume de Machaut & de Peronnelle, ſa douce amie.

P. Paris.


Nous avons établi notre texte du Voir-Dit ſur la comparaiſon des trois beaux manuſcrits conſervés dans la grande Bibliothèque dite aujourd’hui nationale. Tous trois contiennent les Œuvres complètes, & ont été exécutés par d’excellens calligraphes, ſous les yeux de Guillaume de Machaut. Ils portent les nos 1584, 9221 & 22546. Le no 9221 garde la ſignature du fils du roi Jean, Jean duc de Berry, dont le comte Auguſte de Baſtard nous a ſi bien fait connoître les belles collections & les goûts littéraires. Le no 22546 n’eſt guère inférieur au précédent ; mais le plus exempt de mépriſes & de négligences de plume eſt le no 1584 ; ſes ornemens à demi-teinte, façon de camayeu, quoique de moins ſplendide apparence, accuſent un art plus fin & plus élevé. C’eſt d’après cet exemplaire que ſont exécutées les quatre gravures de notre volume. La première reproduit la figure entière de Guillaume de Machaut, véritable portrait qu’on retrouve dans pluſieurs autres miniatures du même manuſcrit.

À la page 52, on trouvera un double feuillet intercalé, qui donne un court ſpécimen de l’ancienne notation. Une excellente artiſte, Mme Marie Colas, formée à l’école de Val. Alkan, a bien voulu y joindre la notation actuelle. Machaut fut, ainſi que nous l’avons dit, également vanté comme muſicien & comme poëte ; ſi bien que le roi Charles V l’avoit chargé de compoſer la meſſe de ſon ſacre. Mais il ſemble que les règles du contre-point, les conditions même de la mélodie ſe ſoient modifiées de ſiècle en ſiècle. Nous ne comprenons plus rien à la muſique vocale & instrumentale des anciens ; dans les temps plus rapprochés de nous, les Ockeghen & les Marcello ont cédé le pas à Lulli ; Lulli s’eſt à ſon tour effacé devant Rameau, & qui apprécie aujourd’hui l’œuvre de Rameau ? Il ne faut donc pas nous étonner de n’avoir plus au ſervice des accords de Guillaume de Machaut l’oreille des contemporains du ſage roi Charles V.

Enfin le petit gloſſaire qui termine notre volume n’a rien de ſcientifique, pour employer une expreſſion chère aux philologues de notre temps. Il eſt uniquement fait à l’intention de ceux de nos lecteurs qui ſeroient le moins familiariſés avec la langue & la poéſie du Moyen âge ; de façon à rappeler ſimplement le ſens du mot ou de la phraſe qui préſenteroient quelque obſcurité.

  1. Il faudroit peut-être également ſoumettre à un nouvel examen l’opinion du P. Anſelme & des généalogiſtes à la ſuite, ſur l’origine de cette famille de Jouvenel. Ils lui ont conteſté le droit qu’elle auroit eu de prendre le nom & les armes de la grande maiſon italienne des Urſins ou Orſini. Pierre, aïeul de Jean Jouvenel prévôt des marchands en 1388, auroit eu pour père un bourgeois de Troyes vivant en 1360. Mais alors on ne voit pas bien comment le petit-fils de Pierre de Jouvenel, ſimple bourgeois de Troyes, auroit obtenu la main de la fille de Thibaud, baron d’Aſſenay, allié lui-même aux comtes de Champagne & à la grande race de Montmorency. La ville de Paris, a-t-on dit, en reconnoiſſance des bons ſervices de Jean, prévôt des marchands & petit-fils de Pierre, lui auroit fait préſent de l’hôtel des Urſins ; ce qui peut-être auroit permis à ſon fils l’archevêque de Reims, de joindre à ſon nom celui de la famille des Urſins, dont il auroit en même temps pris les armes. Mais ce n’eſt guère ainſi que le nom & les armes d’une grande & illustre maiſon pouvoient, au quatorzième ſiècle, être uſurpés & paſſer dans une famille roturière. Pour juſtifier une telle imputation, il faudroit au moins reproduire l’acte de ce don de la ville, dont on ne peut même indiquer la date. Qu’une branche, un ſimple rejeton de la famille Orſini, ait poſſédé une maiſon & des propriétés dans la ville & les environs de Troyes, alors centre des relations commerciales de l’Italie avec la France, en raiſon des foires de Champagne ; que ce rejeton ait affecté le nom plutôt italien que françois de Jouvenel, cela n’auroit rien d’invraiſemblable ; les Orſini, les Juſtiniani & les autres grandes maiſons d’Italie ont ainſi changé de noms autant de fois qu’ils ont formé de branches diſtinctes. Il ne ſuffit donc pas d’alléguer ſans preuves ou, pour mieux dire, de ſuppoſer la donation d’un hôtel des Urſins, pour avoir droit de conjecturer que tel ſeroit l’unique fondement de la priſe de poſſeſſion du nom & des armes des Orſini, par de graves & illuſtres perſonnages, tels que Jean Jouvenel, prévôt des marchands, chancelier du duc de Touraine & préſident au Parlement ; Guillaume Jouvenel, chancelier de France ; Jacques Jouvenel, archevêque de Reims, &c., &c. Ce n’eſt pas d’ailleurs, comme le prétend Groſley, l’archevêque de Reims Guillaume des Urſins (ou plutôt Jean II) qui auroit le premier voulu relever la nobleſſe de ſa famille ; c’eſt le Moine de Saint-Denis, auteur de l’Hiſtoire de Charles VI (que Jean II n’a fait que ſuivre dans la ſienne). Ce premier annaliſte racontant comment, en 1388, le duc de Guyenne avoit choiſi Jean I de Jouvenel pour ſon chancelier, s’exprime ainſi : « Joannem Jouvenelli, virum utique ſcientificum & a generoſis proavis ducentem originem… » Eſt-ce du petit-fils d’un roturier de Troyes qu’auroit ainsi parlé ce grave hiſtorien contemporain ? Ajoutons que Sanſovino, dans ſa Storia della caſa Orſino, 1505, in-fo, n’a pas héſité à reconnoître dans les Jouvenel françois une branche des Orſini ; que dès 1450, le cardinal Orſini proclamoit déjà leur communauté d’origine ; & qu’enfin Sauval, dans ſes Antiquités de Paris, ne paroît pas en douter davantage : « Juvenal des Urſins, dit-il, prevot de Paris, avoit ſon logis derrière Saint Denys de la Chatre, qui porte encore le nom d’hotel des Urſins. On dit que la ville lui en fit préſent. Et ce fut là, qu’en 1394, les faux témoins ſoulevés par ſes ennemis vinrent, tous nuds, enveloppés simplement d’un drap, lui demander pardon à genoux. » (T. II, p. 245.) Sauval ne dit-il pas ici implicitement que la maiſon, donnée ou non donnée, portoit le nom d’hôtel des Urſins, depuis qu’elle avoit appartenu aux Jouvenel ? En voilà bien aſſez ſur ce point.
  2. Les Machaut, ou Machault, qui ont ſouvent occupé dans les ſiècles ſuivans les premières charges de la magiſtrature, appartenoient à la même race. Ils ſont aujourd’hui repréſentés par Mme la marquiſe de Vogüé, dont le fils, comte Melchior de Vogüé, membre de l’Inſtitut, eſt en ce moment notre ambaſſadeur près la Sublime-Porte. On conſerve dans la maiſon de Vogüé un ſuperbe manuſcrit des poéſies de notre Guillaume, que M. le marquis de Vogüé a bien voulu me communiquer. Mais le Voir-Dit ne s’y trouve pas.
  3. Jean de Conflans II, né du premier mariage de Jean Ier de Conflans avec Iſabelle de Lor : il venoit alors d’épouſer Magdelaine de Hornes ; il n’étoit donc en réalité que frère d’alliance de la demoiſelle d’Armentières.
  4. Œuvres inédites d’Euſtache Deſchamps, publiées par M. Proſper Tarbé. 1849, p. 30 & 31. — Rethorique eſt ici adjectif, dans le ſens de poëte.
  5. Œuvres du roi René, publiées par M. le comte de Quatrebarbes. 1846, p. 128.
  6. Cette dame, alors d’un âge raiſonnable, « entre le ver & le meur, » étoit Béatris de Bourbon, veuve du roi de Bohême. Dans l’anagramme où Guillaume s’eſt nommé avec le roi de Navarre, il la fait aller à Burgloſt: : or Burgloſt ou Burgleſt eſt un château des rois de Bohême, à ſix lieues de Prague ; la reine douairière l’avoit conſervé & Guillaume y avoit lui-même ſéjourné.
  7. Le ſavant auteur de la Biographie des Muſiciens, M. Fétis, va plus loin que M. Tarbé, & rapporte à l’année 1284 la naiſſance de Guillaume de Machaut. L’article qu’il lui a conſacré (tome IV, 2e édition) fourmille d’erreurs qu’il eſt inutile de relever ici. — Avant lui, l’abbé Rives faiſoit naître Guillaume douze ou quinze ans encore plus tôt.
  8. Cette dame s’étoit donne la mort en 1806, parce que le profeſſeur Creutzer n’avoit pas répondu à ſa folle paſſion. — Bettina épouſa plus * tard Louis-Achim d’Arnim, oncle, je crois, du diplomate allemand aujourd’hui ſi connu par ſa correſpondance & le procès qui lui fut intenté. Bettina n’a ceſſé de vivre qu’en 1859.
  9. Mémoires de l’Académie des Inſcriptions & Belles-lettres. Mémoire ſur Guillaume de Machaut, t. XX, p. 417.
  10. L’uſage étoit d’employer le diminutif pour les jeunes filles, jusqu’au jour de leur majorité ou de leur mariage. Alors Peronnelle devenoit Peronne.
  11. Voyez dans les Lettres de Malherbe, la xve du troiſième livre où il demande pardon à la Vicomteſſe de ſa brutalité.
  12. Et non Peronné, comme on lit dans l’édition de Crapelet : Poéſies d’E. Deſchamps, p. 82.
  13. On peut lire cette deſcription dans les fragmens publiés par M. Tarbé, ſous le titre : Poéſies de G. de Machaut. 1849, p. 68–76.
  14. Voyez plus loin la note 2, page 265.
  15. Chr. lat. de G. de Nangis…, t. II, p. 329.
  16. Voyez le Cartulaire de l’abbaye de Saint-Mihiel de Lorraine, publié en 1863 par le docteur Tross. Nos 221 & ſuivans.