Le Livre des snobs/2

Traduction par Georges Guiffrey.
Lahure (p. 14-18).


CHAPITRE II.

Le Snob royal.


Il y a déjà longtemps de cela, c’était au commencement du règne de notre gracieuse souveraine, par un beau soir d’été, comme diraient les poètes, il se trouva que trois ou quatre jeunes cavaliers vidaient une bouteille dans un hôtel du royal village de Kensington, tenu par mistress Anderson, et portant pour enseigne : aux Armes du roi. L’air était embaumé des parfums du soir, et nos voyageurs purent assister à une scène des plus joyeuses. Les vieux ormes de l’avenue du parc, à l’opulente ramée, formaient la haie aux nombreux équipages qui, dans un tourbillon rapide, portaient la noblesse anglaise au palais voisin. Le duc de Sussex, qui naguère encore trouvait à peine dans ses revenus modestes le moyen d’offrir quelques thés, donnait alors à sa royale nièce un festin de prince. Quand les carrosses de la noblesse eurent déposé leur contenu dans la cour du palais, les chasseurs et les laquais vinrent vider un flacon de bière brune dans les jardins des Armes du roi.

Ils étaient à quelques pas de nous. De notre tonnelle nous pouvions tout à notre aise observer ces drôles. Par saint Boniface, c’était un rare coup d’œil !

Les tulipes du jardin de maître Van Dunk n’ont pas de couleurs plus éclatantes que les livrées de cette valetaille bigarrée. Toutes les fleurs des champs semblaient fleurir sur ces poitrines émaillées, toutes les nuances de l’arc-en-ciel resplendissaient sur ces culottes de peluche ; quelques-uns, armés de longues cannes, allaient et venaient dans les jardins avec une majesté ravissante et faisaient montre de leurs gras de jambes avec cet orgueil satisfait qui a toujours le don d’exercer sur nous une irrésistible fascination : les allées n’étaient pas assez larges pour les contenir, et les nœuds d’épaules ondulaient en vagues jaunes, rouges et bleues.

Tout à coup, pendant qu’ils étaient assis à étaler leur insolence, une petite porte s’ouvrit en faisant retentir ses grelots : c’étaient les laquais de Sa Majesté qui après avoir déposé leur royale maîtresse, faisaient leur entrée en personne avec leurs habits cramoisis, leurs épaulettes et leurs culottes de peluche noire.

Ce fut pitié de voir tous nos seigneurs d’antichambre s’effacer humblement devant les nouveaux arrivants. Ces honnêtes culottes en peluche de la domesticité privée n’osèrent tenir devant la valetaille royale. Elles abandonnèrent la grande allée et se réfugièrent en tapinois dans quelque petit coin bien obscur, pour y boire leur bière en silence. Les culottes royales prirent possession du jardin jusqu’à ce qu’on vînt annoncer le dîner des susdites culottes ; alors elles se retirèrent dans le pavillon qui leur avait été réservé, et d’où l’on n’entendit plus sortir que des toasts, des discours conservateurs et des explosions d’enthousiasme monarchique.

Quant aux autres culottes, elles s’étaient évanouies comme par enchantement.

Excellente valetaille, d’abord si sottement insolente, et ensuite si basse et si abjecte, vous êtes bien la fidèle image de vos maîtres en ce monde. Celui qui admire petitement de petites choses n’est qu’un Snob. C’est là peut-être l’exacte définition de ce mot et du type qu’il représente.

Voilà pourquoi, pénétré du plus profond respect, j’ai pris sur moi d’inscrire le Snob royal en tête de ma liste, obligeant tous les autres à se ranger devant lui, comme la susdite valetaille se rangeait devant le cortège royal dans Kensington-Garden. Dire, d’ailleurs, de tel ou tel gracieux monarque que c’est un Snob, c’est dire tout simplement que le sire en question est un homme. Et pourquoi les rois ne seraient-ils pas hommes et Snobs tout à la fois ? Dans un pays où les Snobs sont en majorité, il n’est pas si mal assurément de voir le plus Snob de tous gouverner les autres. Chez nous, ils ont obtenu un succès d’admiration.

Ainsi, Jacques Ier était Snob, et Snob d’Écosse, et je ne sais s’il fut jamais au monde quelque chose de plus odieux. Il ne possédait, à ce qu’il paraît, aucune bonne qualité de l’humaine nature ; il n’avait ni courage, ni grandeur d’âme, ni probité, ni bon sens, et lisez cependant ce que disent de lui les ministres et les docteurs du temps. Charles II, son petit-fils, était un coquin, mais non pas un Snob, tandis que Louis XIV, son vieux contemporain aux souliers carrés, le grand prêtre de la perruque classique, m’a toujours frappé comme le type le plus incontestable du Snob royal.

Je ne veux pas prendre uniquement dans notre pays les exemples de Snobs royaux. Nous allons donc nous transporter dans un État voisin, celui de Brentford, et voir un peu ce qu’était le monarque du pays, le grand et regrettable Gorgius IV. Avec la même humilité que la tourbe des laquais dont nous venons de parler s’empressait de céder le pas aux culottes royales, l’aristocratie du royaume de Brentford s’inclinait et courbait l’échine devant Gorgius, qu’elle n’hésitait pas à proclamer le premier gentilhomme de l’Europe. C’est quelque chose de merveilleux que l’idée que cette caste se fait d’un gentilhomme, lorsqu’on voit Gorgius IV décoré par elle d’un pareil titre.

Est pour nous gentilhomme qui a de l’honneur, de la loyauté, de la générosité, de la bravoure dans le cœur, de la droiture dans l’esprit, et qui, réunissant toutes ces qualités, sait les développer avec une grâce que nul n’aurait à sa place. Un gentilhomme ne doit-il pas être fidèle à tous ses devoirs de fils, d’époux et de père ? Ne doit-il pas mener une vie irréprochable, payer ses dettes, ne se plaire qu’aux choses élevées et élégantes, et n’avoir que des désirs dignes d’un cœur noble et dévoué ? En un mot, la biographie du premier gentilhomme de l’Europe ne doit-elle pas être une lecture recommandable pour les pensionnats de demoiselles, une source de leçons fructueuses pour les collèges de jeunes gens ? Je pose cette question à tous les maîtres de la jeunesse, à mistress Ellis et à toutes les institutrices anglaises, à tous les maîtres de pension, depuis le docteur Hawtrey jusqu’à M. Squeers.

J’évoque devant moi le redoutable tribunal de la jeunesse et de l’innocence, assisté de ses vénérables maîtres ; ces dix mille enfants aux joues roses que la charité publique élève à Saint-Paul ; ils siègent pour le jugement, et Gorgius plaide sa cause à la barre. Hors de cour ! hors de cour, ce vieux Florizel ! Appariteurs, faites sortir du prétoire ce gros père à la face bouffie et bourgeonnée ! S’il faut que Gorgius ait sa statue dans le nouveau palais que bâtit en ce moment le peuple de Brentford, il pourra trôner avec avantage dans le vestibule, au milieu de la valetaille. On pourra le représenter traçant une coupe d’habit, talent qu’il possédait, dit-on, au suprême degré. On lui doit encore l’invention du punch au marasquin et d’une nouvelle boucle de souliers : il était alors dans la vigueur de la jeunesse et dans le premier jet de l’imagination ; il inventa aussi un pavillon chinois, la plus hideuse bâtisse qu’on puisse voir. Il conduisait à grandes guides presque aussi bien que le premier cocher de Brighton ; il tirait le fleuret avec assez de grâce, et jouait passablement du violon. Son sourire exerçait une si puissante fascination sur ceux qui étaient admis à voir son auguste personne, qu’ils tombaient en son pouvoir corps et âme, ni plus ni moins qu’un pauvre lapin devient la proie du terrible boa constrictor.

Je parierais que si M. Widdicomb, celui qui joue si bien les traîtres au théâtre d’Adelphi, était porté par une révolution au trône de Brentford, la foule se laisserait également fasciner par l’irrésistible majesté de son sourire et tremblerait en se prosternant pour lui baiser la main. Puis, s’il lui prenait fantaisie d’aller à Dublin, on lui élèverait un obélisque à l’endroit même où il aurait débarqué, comme firent les Paddi-Landers en mémoire de la visite de Gorgius. Nous avons tous lu avec transport cette histoire du voyage du roi dans le Haggisland, et le récit de l’enthousiasme frénétique qu’inspira sa présence. Ce fut en cette circonstance que l’homme le plus en renom de cette contrée, le baron de Bradwardine, s’étant rendu à bord du yacht royal, et trouvant un verre dans lequel Gorgius venait de boire, le mit dans la poche de son habit, comme il eût fait de la plus précieuse relique ; après quoi il retourna dans son embarcation. Mais, hélas ! le baron, s’étant assis sur le verre, le cassa, ce qui causa un notable dommage aux basques de son habit. Ô féal Bradwardine ! il fallait qu’elle fût bien profondément enracinée dans votre esprit, la superstition du passé, pour vous réduire à cette prosternation devant une pareille idole !

Et si maintenant il vous prend fantaisie de philosopher sur l’instabilité des choses humaines, allez voir l’image de Gorgius dans son costume véritable et authentique à la galerie des figures de cire. Entrée : un schelling ; les enfants et la valetaille ne payent que demi-place. Allez, vous ne payerez que demi-place.