Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 10/Les Aventures de Hassan Al-Bassri

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la revue blanche (Tome 10p. 7-160).


LES AVENTURES DE HASSÂN AL-BASSRI


Et Schahrazade dit au roi Schahriar :

Sache, ô Roi fortuné, que l’histoire merveilleuse que je vais te raconter a une origine extraordinaire qu’il faut que je te révèle, avant de commencer ; sinon il ne serait point aisé de comprendre comment elle est parvenue jusqu’à moi.

Il y avait, en effet, dans les années et les âges d’il y a bien longtemps, un roi d’entre les rois de la Perse et du Khorassân, qui avait sous sa domination les pays de l’Inde, du Sindh et de la Chine, ainsi que les peuples qui habitent au delà de l’Oxus dans les terres barbares. Il s’appelait le roi Kendamir. Et c’était un héros au courage indomptable et un cavalier de grande vaillance, sachant manier la lance, et passionné de tournois, de chasses et de chevauchées guerrières ; mais il préférait, et de beaucoup, à toutes choses la causerie avec les gens délicieux et les personnes de choix, et donnait près de lui, dans les festins, la place d’honneur aux poètes et aux conteurs. Bien plus ! quand un étranger, après avoir accepté son hospitalité, et éprouvé les effets de ses largesses et de sa générosité, lui narrait quelque conte encore inconnu ou quelque belle histoire, le roi Kendamir le comblait de faveurs et de bienfaits, et ne le renvoyait dans son pays qu’une fois satisfaits ses moindres désirs, et il le faisait accompagner durant tout le voyage par un cortège splendide de cavaliers et d’esclaves à ses ordres. Quant à ses conteurs habituels et à ses poètes, il les traitait avec les mêmes égards que ses vizirs et ses émirs. Et, de cette façon, le palais était devenu la demeure chérie de tous ceux qui savaient construire des vers, ordonner des odes ou faire revivre par la parole les passés abolis et les choses mortes.

Aussi, il ne faut point s’étonner que le roi Kendamir, au bout d’un certain temps, eût entendu tous les contes connus des Arabes, des Persans et des Indiens, et les eût conservés dans sa mémoire avec les passages les plus beaux des poètes et les enseignements des annalistes versés dans l’étude des peuples anciens. Si bien, qu’après avoir récapitulé tout ce qu’il savait, il ne lui resta plus rien à apprendre et plus rien à écouter.

Quand il se vit dans cet état, il fut pris d’une tristesse extrême et plongé dans une grande perplexité ! Alors, ne sachant plus comment occuper ses loisirs habituels, il se tourna vers son chef eunuque et lui dit : « Va vite me chercher Abou-Ali ! » Or, Abou-Ali était le conteur favori du roi Kendamir ; et il était si éloquent et si bien doué qu’il pouvait faire durer un conte pendant une année entière, sans discontinuer et sans, une seule nuit, lasser l’attention de ses auditeurs. Mais déjà il avait, lui, comme tous ses compagnons, épuisé son savoir et ses ressources d’éloquence, et depuis longtemps il se trouvait dans une pénurie d’histoires nouvelles.

L’eunuque se hâta donc d’aller le chercher et de l’introduire auprès du roi. Et le roi lui dit : « Voici, ô père de l’éloquence, que tu as épuisé ton savoir et que tu te trouves dans une pénurie d’histoires nouvelles ! Or, moi, je t’ai fait venir parce qu’il faut absolument qu’en dépit de tout tu me trouves un conte extraordinaire et de moi inconnu, et tel que jamais je n’aie entendu le pareil ! Car plus que jamais j’aime les histoires et le récit des aventures. Si donc tu réussis à me charmer par les belles paroles que tu me feras entendre, moi, en retour, je te ferai cadeau d’immenses terres dont tu seras le maître, et de châteaux-forts et de palais, avec un firman qui te libère de toutes taxes et redevances ; et je te nommerai aussi mon grand-vizir et te ferai asseoir à ma droite ; et tu gouverneras comme tu l’entendras, avec autorité pleine et entière, au milieu de mes vassaux et des sujets de mes royaumes. Et même, si tu le souhaites, je te léguerai le trône après ma mort, et, de mon vivant, tout ce qui m’appartient t’appartiendra ! Mais si ton destin est assez néfaste pour que tu ne puisses pas satisfaire au désir que je t’exprime, et qui me tient à l’âme bien plus que de posséder la terre entière, tu peux, dès à présent, aller faire tes adieux à tes parents et leur dire que le pal t’attend ! »

À ces paroles du roi Kendamir, le conteur Abou-Ali comprit qu’il était perdu sans recours, et répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il baissa la tête, bien jaune de teint, en proie au désespoir sans remède. Mais au bout d’un certain temps il releva la tête et dit : « Ô roi du temps, ton esclave l’ignorant demande une grâce de ta générosité, avant de mourir ! » Et le roi demanda : « Et quelle est-elle ? » Il dit : « C’est de lui accorder seulement un délai d’un an pour lui permettre de trouver ce que tu lui demandes. Mais si, ce délai passé, le conte en question n’est pas trouvé, et si, trouvé, il n’est pas le plus beau, le plus merveilleux et le plus extraordinaire qui soit parvenu à l’oreille des hommes, je subirai, sans amertume en mon âme, le supplice du pal ! »

À ces paroles, le roi Kendamir se dit : « Ce délai est bien long ! Et nul homme ne sait s’il doit vivre encore le lendemain ! » Puis il ajouta : « Pourtant, mon désir est si grand d’entendre encore une histoire, que je t’accorde ce délai d’un an ; mais c’est à condition que tu ne bouges pas de ta maison, durant ce laps de temps ! » Et le conteur Abou-Ali baisa la terre entre les mains du roi, et se hâta de s’en retourner à sa maison.

Là, après avoir longtemps réfléchi, il appela cinq de ses jeunes mamalik, qui savaient lire et écrire, et qui, en outre, étaient les plus sagaces, les plus dévoués et les plus distingués d’entre tous ses serviteurs, et leur remit à chacun cinq mille dinars d’or. Puis il leur dit : « Moi, je ne vous ai élevés et soignés et nourris dans ma maison que pour un jour comme celui-ci ! À vous donc de me porter secours et de m’aider à me tirer d’entre les mains du roi ! » Ils répondirent : « Ordonne, ô notre maître ! Nos âmes t’appartiennent, et nous sommes ta rançon ! » Il dit : « Voici ! Que chacun de vous parte pour les pays étrangers, sur les voies différentes d’Allah ! Parcourez tous les royaumes et toutes les contrées de la terre à la recherche des savants, des sages, des poètes et des conteurs les plus célèbres ! Et demandez-leur, afin de me la rapporter, s’ils ne connaissent pas l’Histoire des Aventures de Hassân Al-Bassri ! Et si, par une faveur du Très-Haut, l’un d’eux la connaît, priez-le de vous la raconter ou de vous l’écrire, à quelque prix que ce soit ! Car ce n’est que grâce à cette histoire-là que vous pouvez sauver votre maître du pal qui l’attend ! » Puis il se tourna vers chacun d’eux en particulier, et dit au premier mamelouk : « Toi, tu t’en iras vers les pays des Indes et du Sindh, et les contrées et provinces qui en dépendent ! » Et il dit au second : « Toi, tu t’en iras vers la Perse et la Chine et les pays limitrophes ! » Et il dit au troisième : « Toi, tu parcourras le Khorassân et ses dépendances ! » Et il dit au quatrième : « Toi, tu exploreras tout le Maghreb, de l’orient à l’occident ! » Et il dit au cinquième : « Quant à toi, ô Mobarak, tu visiteras le pays d’Égypte et la Syrie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

»… Quant à toi, ô Mobarak, tu visiteras le pays d’Égypte et la Syrie ! »

Ainsi parla, à ses cinq mamalik dévoués, le conteur Abou-Ali. Et il leur choisit, pour le départ, un jour de bénédiction, et leur dit : « Partez en ce jour béni ! Et revenez-moi avec l’histoire dont dépendra ma rédemption ! » Et ils prirent congé de lui, et se dispersèrent en cinq différentes directions.

Or, les quatre premiers, au bout d’onze mois, revinrent l’un après l’autre, le nez bien long, et dirent à leur maître que le destin, malgré les recherches les plus exactes dans les pays lointains qu’ils venaient de parcourir, ne les avait point mis sur la piste du conteur ou du savant qu’ils souhaitaient, et qu’ils n’avaient rencontré partout, dans les villes et sous les tentes, que des conteurs et des poètes ordinaires, dont les histoires étaient universellement connues ; mais que, quant aux aventures de Hassân Al-Bassri, nul ne les connaissait !

À ces paroles, la poitrine du vieux conteur Abou-Ali se rétrécit à la limite du rétrécissement, et le monde noircit sur son visage. Et il s’écria : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah l’Omnipotent ! Je vois bien à présent qu’il est écrit dans le livre de l’Ange que ma destinée m’attend sur le pal ! » Et il fit ses préparatifs et son testament avant d’aller mourir de cette mort de goudron ! Et voilà pour lui !

Mais pour ce qui est du cinquième mamelouk, qui s’appelait Mobarak, il avait déjà parcouru tout le pays d’Égypte et une partie notable de la Syrie, sans trouver trace de ce qu’il cherchait. Et même les conteurs fameux du Caire n’avaient pu le renseigner à ce sujet, bien que leur savoir dépasse l’entendement. Bien plus ! Ils n’avaient même jamais entendu parler, par leurs pères ou leurs grands-pères, conteurs comme eux, de l’existence de cette histoire-là ! Aussi le jeune mamelouk avait-il pris le chemin de Damas, sans toutefois espérer réussir désormais dans cette entreprise.

Or, dès son arrivée à Damas, il fut tout de suite sous le charme de son climat, de ses jardins, de ses eaux et de sa magnificence. Et son enchantement aurait été aux limites extrêmes s’il n’avait eu l’esprit si préoccupé par sa mission sans aboutissant. Et, comme c’était le soir, il parcourait les rues de la ville à la recherche de quelque khân où passer la nuit, quand il vit, en tournant dans les souks, une foule de portefaix, de balayeurs, d’âniers, de terrassiers, de marchands et de porteurs d’eau, ainsi qu’une quantité d’autres personnes, qui se hâtaient de courir dans une même direction, de toute leur vitesse. Et il se dit : « Qui sait où vont ces gens-là ? » Et comme il se disposait à courir avec eux, il fut violemment heurté par un jeune homme qui venait de trébucher en se prenant le pied dans les pans de sa robe, à cause de son ardeur à se hâter dans sa marche. Et il l’aida à se relever et, après lui avoir essuyé le dos, il lui demanda : « Pour où, comme ça ? Je te vois fort préoccupé et plein d’impatience, et je ne sais que penser en voyant aussi les autres faire comme toi ! » Le jeune homme répondit : « Je vois bien que tu es un étranger, pour ignorer ainsi le but de notre course. Sache donc que, pour ma part, je veux arriver un des premiers là-bas, dans la salle voûtée où se tient le cheikh Ishak Al-Monabbi, le conteur sublime de notre ville, celui qui raconte les histoires les plus merveilleuses du monde. Et comme il y a toujours, au dehors et au dedans, une grande foule d’auditeurs, et que les derniers arrivés ne peuvent pas jouir comme il faut de l’histoire contée, je te prie d’excuser maintenant ma hâte de te quitter ! » Mais le jeune mamelouk s’attacha aux vêtements de l’habitant de Damas, et lui dit : « Ô fils des gens de bien, je te supplie de m’emmener avec toi, afin que je puisse trouver une bonne place près du cheikh Ishak. Car je souhaite, moi aussi, vivement l’entendre, et c’est pour lui précisément que je viens de mon pays, du profond lointain ! » Et l’adolescent répondit : « Suis-moi donc, et courons ! » Et tous deux, bousculant à droite et à gauche les gens paisibles qui rentraient dans leurs demeures, se ruèrent vers la salle où tenait ses séances le cheikh Ishak Al-Monabbi.

Or, en entrant dans cette salle au plafond voûté d’où descendait une fraîcheur douce, Mobarak aperçut, assis sur un siège au milieu du cercle silencieux des portefaix, des marchands, des notables, des porteurs d’eau et des autres, un vénérable cheikh au visage marqué par la bénédiction, au front auréolé de splendeur, qui parlait d’une voix grave, en continuant l’histoire qu’il avait commencée depuis plus d’un mois devant ses auditeurs fidèles. Mais la voix du cheikh ne tarda pas à s’animer, en racontant les exploits inégalables de son guerrier. Et, soudain, il se leva de son siège, ne pouvant plus maîtriser sa véhémence, et se mit à courir, entre ses auditeurs, d’un bout de la salle à l’autre bout, en faisant tournoyer le glaive du guerrier arracheur de têtes, et en taillant en mille pièces les ennemis ! Ainsi donc ! Qu’ils meurent les traîtres ! Et qu’ils soient maudits et brûlés dans les feux de la géhenne ! Et qu’Allah préserve le guerrier ! Il est préservé ! Mais non ! Où sont nos sabres, où sont nos gourdins pour voler à son secours ? Le voici ! Il sort triomphant de la mêlée, écrasant ses ennemis terrassés avec l’aide d’Allah ! Alors, gloire au Tout-Puissant, maître de la vaillance ! Et que le guerrier maintenant aille sous la tente où l’attend l’amoureuse, et que les beautés diverses de l’adolescente lui fassent oublier les périls courus pour elle ! Et louanges à Allah qui a créé la femme pour mettre le baume dans le cœur du guerrier et le feu dans ses entrailles !

Comme sur ces mots le cheikh Ishak terminait la séance ce soir-là, les auditeurs, à la limite de l’extase, se levèrent et, tout en répétant les dernières paroles du conteur, sortirent de la salle. Et le mamelouk Mobarak, émerveillé d’un art si admirable, s’approcha du cheikh Ishak et, après lui avoir baisé la main, lui dit : « Ô mon maître, je suis un étranger, et je désire te demander une chose…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-DIX-HUITlÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mon maître, je suis un étranger, et je désire te demander une chose ! » Et le cheikh lui rendit son salam et répondit : « Parle ! L’étranger ne nous est point étranger. Que te faut-il ? » Il répondit : « Je viens de bien loin pour t’offrir de la part de mon maître, le conteur Abou-Ali du Khorassân, un cadeau de mille dinars d’or ! Car il te considère comme le maître de tous les conteurs de ce temps, et veut par là te prouver son admiration ! » Le cheikh Ishak répondit : « Certes ! la renommée de l’illustre Abou-Ali du Khorassân, nul ne saurait l’ignorer. J’accepte donc de tout cœur amical le cadeau de ton maître, et je voudrais en retour lui envoyer quelque chose par ton intermédiaire. Dis-moi donc ce qu’il aime le mieux, afin que mon cadeau lui agrée davantage ! » À ces paroles si longtemps attendues, le mamelouk Mobarak se dit : « Me voici au but ! Et c’est ma dernière ressource ! » Et il répondit : « Qu’Allah, ô mon maître, le comble de ses bénédictions. Mais les biens de ce monde sont nombreux sur la tête d’Abou-Ali, et il ne souhaite qu’une chose, c’est d’orner son esprit de ce qu’il ne connaît pas ! Aussi m’a-t-il dépêché vers toi, pour te demander, comme une faveur, de lui apprendre quelque conte nouveau dont il pourrait dulcifier les oreilles de notre roi ! Ainsi, par exemple, rien ne saurait le toucher davantage que d’apprendre de toi, si toutefois tu la connais, l’histoire qu’on nomme les « Aventures de Hassân Al-Bassri ! » Le cheikh répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! ton souhait sera satisfait, et au delà, car cette histoire m’est connue, et je suis d’ailleurs le seul conteur à la connaître, sur la face de la terre ! Et il a bien raison de la chercher, ton maître Abou-Ali, car c’est certainement l’une des plus extraordinaires histoires qui soient, et elle m’a été racontée autrefois par un saint derviche, mort maintenant, qui la tenait d’un autre derviche, mort également. Et moi, pour reconnaître la générosité de ton maître, non seulement je vais te la raconter, mais te la dicter dans tous ses détails, depuis le commencement jusqu’à la fin. Seulement, à cette donation de ma part, je mets une condition expresse que tu t’engageras, par serment, à remplir, si tu veux avoir cette copie ! » Le mamelouk répondit : « Je suis prêt à accepter toutes les conditions, même en exposant au péril mon âme ! » Il dit : « Eh bien ! comme cette histoire est de celles qu’on ne raconte pas devant n’importe qui, et qu’elle n’est point faite pour tout le monde, mais seulement pour les personnes de choix, tu vas me jurer, en ton nom et au nom de ton maître, de ne jamais en dire un mot à cinq sortes de personnes : les ignorants, car ils ne sauraient l’estimer avec leur esprit grossier ; les hypocrites, qui en seraient offusqués ; les maîtres d’école, qui, impuissants et épais, ne la comprendraient pas ; les idiots, car ils sont comme les maîtres d’école ; et les mécréants, qui n’en pourraient tirer un enseignement profitable ! » Et le mamelouk s’écria : « Je le jure devant la face d’Allah et devant toi, ô mon maître ! » Puis il déroula sa ceinture et en tira un sac qui contenait mille dinars d’or, et le remit au cheikh Ishak. Et le cheikh, à son tour, lui présenta un encrier et un calam, et lui dit : « Écris ! » Et il se mit à lui dicter, mot par mot, toute l’histoire des Aventures de Hassân Al-Bassri, telle qu’elle lui avait été transmise par le derviche. Et cette dictée dura sept jours et sept nuits, sans discontinuer. Après quoi, le mamelouk relut ce qu’il avait écrit devant le cheikh, qui rectifia divers passages et en corrigea les fautes d’écriture. Et le mamelouk Mobarak, à la limite de la joie, baisa la main du cheikh et, après lui avoir fait ses adieux, se hâta de prendre le chemin du Khorassân. Et comme le bonheur le rendait léger, il ne mit, pour y arriver, que la moitié du temps qu’il fallait d’ordinaire aux caravanes.

Or, il ne restait plus que dix jours pour que l’année fixée comme délai par le roi expirât, et pour que le pal fût dressé, pour le supplice d’Abou-Ali, devant la porte du Palais. Et l’espérance s’était tout à fait évanouie de l’âme de l’infortuné conteur, et il avait fait assembler tous ses parents et ses amis pour qu’ils l’aidassent à supporter, avec moins de terreur, l’heure effroyable qui l’attendait. Et voici qu’au milieu des lamentations, le mamelouk Mobarak, brandissant le manuscrit, fit son entrée et alla vers son maître et, après lui avoir baisé la main, lui remit les feuillets précieux dont le premier portait, en grandes lettres, le titre : « Histoire des Aventures de Hassân Al-Bassri. »

À cette vue, le conteur Abou-Ali se leva et embrassa son mamelouk et le fit asseoir à sa droite et se dévêtit de ses propres habits pour l’en vêtir et le combla de marques d’honneur et de bienfaits ; puis, après l’avoir libéré, il lui donna, en cadeau, dix chevaux de noble race, cinq juments, dix chameaux, dix mulets, trois nègres et deux jeunes garçons. Après quoi il prit le manuscrit qui lui sauvait la vie, et le transcrivit lui-même, à nouveau, sur du magnifique papier, en lettres d’or, de sa plus belle calligraphie, en mettant de larges espaces entre les mots, de façon que la lecture en devînt agréable et aisée. Et il employa à ce travail neuf jours entiers, en prenant à peine le temps de fermer l’œil ou de manger une datte. Et le dixième jour, à l’heure marquée pour son empalement, il mit le manuscrit dans une cassette d’or et monta chez le roi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT
Elle dit :

… Et le dixième jour, à l’heure marquée pour son empalement, il mit le manuscrit dans une cassette d’or et monta chez le roi.

Aussitôt, le roi Kendamir réunit ses vizirs, ses émirs et ses chambellans, ainsi que les poètes et les savants, et dit à Abou-Ali : « La parole des rois doit courir ! Lis-nous donc cette histoire promise ! Et, à mon tour, je n’oublierai pas ce qui a été convenu entre nous dans le commencement ! » Et Abou-Ali tira le merveilleux manuscrit de la cassette d’or, et en déroula la première feuille et commença sa lecture. Et il déroula la seconde feuille, et la troisième feuille et beaucoup d’autres feuilles, et continua à lire, au milieu de l’admiration et de l’émerveillement de toute l’assemblée. Et l’effet en fut si extraordinaire sur le roi qu’il ne voulut point lever la séance ce jour-là ! Et l’on mangea et l’on but, et l’on recommença ; et ainsi de suite jusqu’à la fin.

Alors le roi Kendamir, ravi à la limite du ravissement, et sûr désormais de n’avoir jamais plus un instant d’ennui puisqu’il possédait une histoire pareille sous sa main, se leva en l’honneur d’Abou-Ali, et le nomma sur-le-champ son grand-vizir, destituant l’ancien de sa charge, et, après l’avoir revêtu de son propre manteau royal, lui fit don, comme propriété héréditaire, d’une province entière de son royaume avec ses villes, villages et châteaux-forts ; et il le garda auprès de lui pour compagnon intime et confident. Puis il fit serrer la cassette avec le manuscrit précieux dans l’armoire des papiers, pour l’en tirer ensuite et faire lire l’histoire toutes les fois que l’ennui se présenterait aux portes de son âme.

— Et c’est justement, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, cette histoire merveilleuse que je vais pouvoir te conter, grâce à une copie exacte qui en est parvenue jusqu’à moi.


On raconte — mais Allah est plus savant et plus sage et plus bienfaisant ! — qu’il y avait — en ce qui se présenta et s’écoula des années d’il y a très longtemps —, dans la ville de Bassra, un adolescent qui était le plus gracieux, le plus beau et le plus délicat d’entre tous les jeunes garçons de son temps. Il s’appelait Hassân, et vraiment jamais nom n’avait si parfaitement convenu à un fils des hommes[1]. Et le père et la mère de Hassân l’aimaient d’un grand amour, car ils ne l’avaient eu que dans les jours de leur extrême sénilité, et cela grâce au conseil d’un savant lecteur de grimoires qui leur avait fait manger les morceaux situés entre la tête et la queue d’un serpent de la qualité des grands serpents, selon la prescription de notre seigneur Soleïman (sur Lui la paix et la prière !) Or donc, au terme fixé, Allah le Tout-Entendeur, le Tout-Voyant, décréta l’admission du marchand, père de Hassân, dans le sein de Sa miséricorde ; et le marchand trépassa dans la paix de son Seigneur (qu’Allah l’ait toujours en Sa pitié !) Et, de la sorte, le jeune Hassân se trouva être l’unique héritier des biens de son père. Mais, comme il avait été très mal élevé par ses parents, qui le chérissaient, il se hâta de fréquenter les adolescents de son âge et en leur compagnie, ne tarda pas à manger en festins et en dissipations les économies de son père. Et il ne lui resta plus rien entre les mains. Alors sa mère, dont le cœur était compatissant, ne put souffrir de le voir attristé, et, avec sa propre part d’héritage, lui ouvrit une boutique d’orfèvre dans le souk.

Or, la beauté de Hassân attira bientôt vers la boutique, avec l’assentiment d’Allah, les yeux de tous les passants ; et nul ne traversait le souk sans s’arrêter devant la porte pour contempler l’œuvre du Créateur, et s’en émerveiller. Et, de la sorte, la boutique de Hassân devint le centre d’un attroupement continu de marchands, de femmes et d’enfants, qui se réunissaient là, pour lui voir manier le marteau d’orfèvre et l’admirer tout à leur aise.

Or, un jour d’entre les jours, comme Hassân était assis à l’intérieur de sa boutique, et qu’au dehors l’attroupement habituel commençait à s’épaissir, vint à passer par là un Persan avec une grande barbe blanche et un grand turban de mousseline blanche. Son maintien et sa démarche indiquaient assez que c’était un notable et un homme d’importance. Et il tenait à la main un vieux livre. Et il s’arrêta devant la boutique et se mit à regarder Hassân avec une attention soutenue. Puis il s’avança plus près de lui et dit, de façon à en être entendu : « Par Allah ! quel excellent orfèvre ! » Et il se mit à branler la tête avec les signes les plus évidents d’une admiration sans bornes. Et il resta là, sans bouger, jusqu’à ce que les passants se fussent dispersés pour la prière de l’après-midi. Alors, il entra dans la boutique et il salua Hassân qui lui rendit le salam et l’invita courtoisement à s’asseoir. Et le Persan s’assit en lui souriant avec une grande tendresse, et lui dit :

« Mon enfant, tu es, en vérité, un jeune homme bien avenant ! Et moi, comme je n’ai point de fils, je voudrais t’adopter afin de t’enseigner les secrets de mon art, unique dans le monde et que des milliers et des milliers de personnes m’ont inutilement supplié de leur enseigner. Et, maintenant, mon âme et l’amitié qui est née en mon âme pour toi me poussent à te révéler ce que j’ai jusqu’aujourd’hui soigneusement caché, pour que tu sois, après ma mort, le dépositaire de ma science. Et, de la sorte, je mettrai entre toi et la pauvreté un obstacle infranchissable, et je t’épargnerai ce travail fatigant du marteau et ce métier peu lucratif, indigne de ta personne charmante, ô mon fils, et que tu exerces au milieu de la poussière, du charbon et de la flamme ! » Et Hassân répondit : « Par Allah ! ô mon vénérable oncle, je ne souhaite que d’être ton fils et l’héritier de ta science ! Quand donc veux-tu commencer à m’initier ? » Il répondit : « Demain ! » Et, se levant aussitôt, il prit la tête de Hassân dans ses deux mains et l’embrassa. Puis il sortit sans ajouter un mot de plus…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… il prit la tête de Hassân dans ses deux mains et l’embrassa. Puis il sortit sans ajouter un mot de plus.

Alors, Hassân, extrêmement troublé de tout cela, se hâta de fermer sa boutique, et courut à la maison raconter à sa mère ce qui venait de se passer. Et la mère de Hassân, fort émue, répondit : « Que me racontes-tu là, ya Hassân ? Et comment peux-tu croire aux paroles d’un Persan hérétique ? » Il dit : « Ce vénérable savant n’est point un hérétique, car son turban était en mousseline blanche comme celui des vrais Croyants ! » Elle répondit : « Ah ! mon fils, détrompe-toi ! Ces Persans sont des fourbes, des séducteurs ! Et leur science c’est l’alchimie ! Et Allah seul sait les complots qu’ils trament dans la noirceur de leur âme, et le nombre des tours qu’ils font pour dépouiller les gens ! » Mais Hassân se mit à rire et dit : « Ô ma mère, nous sommes de pauvres gens, et nous n’avons, en vérité, rien qui puisse tenter la cupidité d’autrui ! Quant à ce Persan, il n’y a pas dans toute la ville de Bassra quelqu’un qui ait un visage et un maintien plus avenants ! Et j’ai vu en lui les signes les plus évidents de la bonté et de la vertu ! Remercions plutôt Allah qui a fait compatir son cœur à ma condition ! » À ces paroles, la mère ne répondit plus rien. Et Hassân ne put fermer l’œil cette nuit-là, tant il était perplexe et impatient.

Le lendemain, il se rendit de bonne heure au souk avec ses clefs, et ouvrit sa boutique avant tous les autres marchands. Et, aussitôt, il vit entrer le Persan ; et il se leva vivement en son honneur et voulut lui baiser la main ; mais il s’y refusa, et le serra dans ses bras et lui demanda : « Es-tu marié, ô Hassân ? » Il répondit : « Non, par Allah ! je suis célibataire, bien que ma mère ne cesse de me pousser du côté du mariage ! » Le Persan dit : « Alors, c’est excellent ! Car si tu avais été marié, tu n’aurais jamais pu entrer dans l’intimité de mes connaissances ! » Puis il ajouta : « Mon fils, as-tu du cuivre dans ta boutique ? » Il dit : « J’ai là un vieux plateau tout ébréché, en cuivre jaune ! » Il dit : « C’est cela même qu’il me faut ! Commence donc par allumer ton fourneau, mets ton creuset sur le feu et fais marcher tes soufflets ! Puis, prends ce vieux plateau de cuivre et coupe-le en petites pièces avec tes ciseaux ! » Et Hassân se hâta d’exécuter l’ordre. Et le Persan lui dit : « Mets à présent ces morceaux de cuivre dans le creuset, et active le feu jusqu’à ce que tout ce métal devienne liquide ! » Et Hassân jeta les morceaux de cuivre dans le creuset, activa le feu et se mit à souffler avec le roseau à air sur le métal, jusqu’à liquéfaction. Alors, le Persan se leva et s’approcha du creuset et ouvrit son livre et lut sur le liquide bouillant des formules en une langue inconnue ; puis, élevant la voix, il cria : « Hakh ! makh ! bakh ! Ô vil métal, que le soleil te pénètre de ses vertus ! Hakh ! makh ! bakh ! Ô vil métal, que la vertu de l’or chasse tes impuretés ! Hakh ! makh ! bakh ! ô cuivre, transmue-toi en or ! » Et, en prononçant ces paroles, le Persan leva la main vers son turban, et tira d’entre les plis de la mousseline un petit paquet de papier plié qu’il ouvrit ; et il y prit une pincée d’une poudre jaune comme le safran qu’il se hâta de jeter au milieu du cuivre liquide, dans le creuset ! Et, à l’instant, le liquide se solidifia et se transmua en une galette d’or, de l’or le plus pur !

À cette vue, Hassân fut stupéfait à la limite de la stupéfaction ; et, sur un signe du Persan, il prit sa lime d’essai et en frotta, sur un coin, la galette brillante ; et il constata que c’était bien de l’or de la qualité la plus fine et la plus estimée. Alors, ravi d’admiration, il voulut prendre la main du Persan et la baiser ; mais celui-ci ne voulut pas le permettre et lui dit : « Ô Hassân, va vite au souk vendre, cette galette d’or ! Et touches-en le prix, et retourne à ta maison serrer l’argent, sans dire un mot de ce que tu sais ! » Et Hassân alla au souk, et remit la galette au crieur public qui, après l’avoir contrôlée comme poids et qualité, la cria et en obtint d’abord mille dinars d’or, puis deux mille à la seconde criée. Et la galette fut adjugée à un marchand à ce prix-là, et Hassân prit les deux mille dinars et alla les porter à sa mère, en volant de joie. Et la mère de Hassân, à la vue de tout cet or, ne put d’abord prononcer une parole, tant elle était remplie d’étonnement ; puis, comme Hassân, en riant, lui racontait que cela lui venait de la science du Persan, elle leva les mains et s’écria, terrifiée : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah, et il n’y a de force et de puissance qu’en Allah ! Qu’as-tu fait, ô mon fils, avec ce Persan versé dans l’alchimie ? » Mais Hassân répondit : « Justement, ô mère, ce vénérable savant est en train de m’instruire dans l’alchimie ! Et il a commencé par me faire voir comment on change un vil métal en l’or le plus pur ! » Et, sans plus faire attention aux objurgations de sa mère, Hassân prit, dans la cuisine, le grand mortier en cuivre où sa mère pilait l’ail et l’ognon et confectionnait les boulettes de blé concassé, et courut à sa boutique retrouver le Persan qui l’y attendait. Et il posa par terre le mortier en cuivre, et se mit à activer le feu. Et le Persan lui demanda : « Que veux-tu donc faire, ya Hassân ? » Il répondit : « Je voudrais transmuer en or le mortier de ma mère ! » Et le Persan éclata de rire et dit : « Tu es un insensé, Hassân, de vouloir te montrer deux fois dans la même journée au souk, avec des lingots d’or, pour éveiller de la sorte les soupçons des marchands, qui devineront que nous nous occupons d’alchimie, et attirer sur notre tête une bien fâcheuse affaire ! » Hassân répondit : « Tu as raison ! mais je voudrais tellement apprendre de toi le secret de la science ! » Et la Persan se mit à rire encore plus fort que la première fois, et dit : « Tu es un insensé, Hassân, de croire que la science et les secrets de la science s’apprennent comme ça, en pleine rue ou sur les places publiques, et qu’on peut faire son apprentissage au milieu du souk, sous l’œil de la police ! Mais, si vraiment, ya Hassân, tu as le ferme désir de t’instruire sérieusement, tu n’as qu’à ramasser tous tes outils et à me suivre à ma demeure ! » Et Hassân, sans hésiter, répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et, se levant, il ramassa ses outils, ferma sa boutique, et suivit le Persan.

Or, en chemin, Hassân se rappela les paroles de sa mère au sujet des Persans, et, mille pensées venant envahir son esprit, il s’arrêta de marcher, sans savoir au juste ce qu’il faisait, et, la tête baissée, il se mit à réfléchir profondément. Et le Persan, s’étant retourné, le vit dans cet état et se prit à rire ; puis il lui dit : « Tu es un insensé, Hassân ! Car si tu avais autant de raison que tu as de gentillesse, tu ne t’arrêterais pas devant la belle destinée qui t’attend ! Comment ! je veux ton bonheur et tu hésites ! » Puis il ajouta : « Pourtant, mon fils, afin que tu n’aies point le plus léger doute sur mes intentions, je préfère te révéler les secrets de ma science dans ta propre maison ! » Et Hassân répondit : « Oui ! par Allah, cela tranquilliserait la mère ! » Et le Persan dit : « Précède-moi donc pour me montrer le chemin ! » Et Hassân se mit à marcher devant, et le Persan derrière ; et ils arrivèrent de la sorte chez la mère…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT
Elle dit :

… et ils arrivèrent de la sorte chez la mère. Et Hassân pria le Persan d’attendre dans le vestibule, et, courant comme un jeune étalon qui bondit au printemps dans les prairies, il alla prévenir sa mère que le Persan était leur hôte. Et il ajouta : « Du moment qu’il va manger de notre nourriture, dans notre maison, il y aura entre nous le lien du pain et du sel, et tu ne pourras plus de la sorte avoir désormais l’esprit préoccupé à mon sujet. » Mais la mère répondit : « Qu’Allah nous protège, mon fils ! Le lien du pain et du sel est sacré chez nous ; mais ces Persans abominables, qui sont des adorateurs du feu, des pervertis, des parjures, ne le respectent guère ! Ah ! mon fils, quelle calamité nous poursuit ! » Il dit : « Lorsque tu auras vu ce vénérable savant, tu ne voudras plus le laisser partir de notre maison ! » Elle dit : « Non ! par la tombe de ton père, je ne resterai pas ici pendant le séjour de cet hérétique ! Et, lorsqu’il sera parti, je laverai les dalles de la chambre, et je brûlerai de l’encens, et je ne te toucherai pas toi-même pendant un mois entier, de peur de me souiller à ton contact ! » Puis elle ajouta : « Pourtant, comme il est déjà dans notre maison, et que nous avons de l’or qu’il nous a envoyé, je vais vous apprêter à tous deux de quoi manger, puis je me hâterai de m’en aller chez les voisins ! » Et, pendant que Hassân allait retrouver le Persan, elle tendit la nappe, et, après avoir fait de larges emplettes, elle leur mit sur les plateaux des poulets rôtis et des concombres et dix sortes de pâtisseries et de confitures, et se hâta d’aller se réfugier chez les voisins.

Alors, Hassân introduisit son ami le Persan dans la salle du repas, et l’invita à prendre place, en lui disant : « Il faut qu’il y ait entre nous le lien du pain et du sel ! » Et le Persan répondit : « Certes ! ce lien-là est une chose inviolable ! » Et il s’assit à côté de Hassân, et se mit à manger avec lui, tout en causant. Et il lui disait : « Ô mon fils Hassân, par le lien sacré du pain et du sel, qui est maintenant entre nous, si je ne t’aimais d’un si vif amour, je ne t’apprendrais pas les choses secrètes pour lesquelles nous sommes ici ! » Et, ce disant, il tirait de son turban le petit paquet de poudre jaune et, le lui montrant, ajoutait : « Tu vois cette poudre-ci ! Eh bien ! sache qu’au moyen d’une seule pincée, tu peux changer en or dix okes de cuivre. Car cette poudre n’est autre que l’elixir quintessencié, solidifié et pulvérisé que j’ai retiré de la substance de mille simples et de mille ingrédients plus compliqués les uns que les autres. Et je ne suis arrivé à cette découverte qu’à la suite de travaux et de fatigues que tu connaîtras un jour ! » Et il remit le petit paquet à Hassân, qui se mit à le regarder avec une telle attention, qu’il ne vit point le Persan retirer vivement de son turban un morceau de bang crétois et le mélanger à une pâtisserie. Et le Persan offrit la pâtisserie à Hassân qui, tout en continuant à regarder la poudre, l’avala pour rouler aussitôt à la renverse, sans connaissance, sa tête précédant ses pieds !

Aussitôt, le Persan, poussant un cri de triomphe, sauta sur ses deux pieds, disant : « Ah ! charmant Hassân, que d’années déjà je te cherche sans te trouver ! Mais te voici maintenant entre mes mains, et tu n’échapperas point à mon vouloir ! » Et il releva ses manches, se serra la taille et, s’approchant de Hassân, il le courba en deux, la tête près des genoux, et lui attacha dans cette position les bras avec les jambes, et les mains avec les pieds. Puis il prit un coffre à vêtements, le vida, et mit Hassân dedans, avec tout l’or qui était le produit de son opération d’alchimie. Puis il sortit appeler un portefaix, lui chargea le coffre sur le dos, et le lui fit porter sur le bord de la mer, où se trouvait un navire prêt à mettre à la voile. Et le capitaine, qui n’attendait plus que l’arrivée du Persan, leva l’ancre. Et le navire, poussé par la brise de terre, s’éloigna du rivage à pleines voiles ! Et voilà pour le Persan, ravisseur de Hassân et du coffre où était renfermé Hassân !

Mais pour ce qui est de la mère de Hassân, voici ! Lorsqu’elle se fut aperçu que son fils avait disparu avec le coffre et l’or, et que les vêtements étaient épars à travers la chambre, et que la porte de la maison était restée ouverte, elle comprit que Hassân était désormais perdu pour elle et que l’arrêt du destin était exécuté ! Alors elle s’abandonna au désespoir, et se donna de grands coups au visage, et déchira ses vêtements, et se mit à gémir, à sangloter, à pousser des cris douloureux, et à verser des pleurs, en disant : « Hélas ! ô mon enfant, ah ! Hélas, le fruit vital de mon cœur, ah ! » Et elle passa toute la nuit à courir, affolée, chez tous les voisins pour s’informer de son fils, mais sans résultat. Et les voisines cherchèrent à la consoler, mais elle était inconsolable. Et elle se mit, depuis lors, à passer ses jours et ses nuits dans les larmes et le deuil, auprès du tombeau qu’elle fit élever au milieu de sa maison et sur lequel elle écrivit le nom de son fils Hassân et la date du jour où il avait été enlevé à son affection. Et elle fit également graver ces deux vers sur le marbre du tombeau, afin de se les réciter sans cesse et de pleurer :

Une forme trompeuse se présente la nuit pendant que je m’assoupis, et, triste, vient errer autour de ma couche et de ma solitude.

Je veux presser dans mes bras la forme aimée de mon enfant, et je m’éveille, hélas ! au milieu de la maison déserte, quand l’heure de la visite est déjà passée !

Et c’est ainsi que vivait la pauvre mère avec sa douleur.

Quant au Persan, parti sur le navire avec le coffre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Quant au Persan, parti sur le navire avec le coffre, c’était réellement un magicien fort redoutable ; et il s’appelait Bahram le Guèbre, de son métier alchimiste. Et, chaque année, il choisissait parmi les fils des musulmans un adolescent bien fait, pour l’enlever et faire avec lui ce que le poussait à faire sa mécréantise, sa perversion et sa race maudite ; car, comme a dit le Maître des proverbes, c’était « un chien, fils de chien, petit-fils de chien ; et tous ses ancêtres étaient des chiens ! Comment alors aurait-il été autre chose qu’un chien, ou fait autre chose que les actions d’un chien ? » Or donc, pendant tout le temps que dura le voyage par mer, il descendait une fois par jour au fond du navire, là où se trouvait le coffre, soulevait le couvercle et donnait à manger et à boire à Hassân, en lui mettant lui-même les aliments à la bouche, tout en le laissant toujours dans un état de somnolence. Et, lorsque le navire fut arrivé au but du voyage, il fit débarquer le coffre et descendit lui-même à terre, tandis que le navire regagnait le large.

Alors le magicien Bahram ouvrit le coffre, défit les liens de Hassân et détruisit l’effet du bang en lui faisant respirer du vinaigre et en lui jetant dans les narines de la poudre d’anti-bang. Et Hassân recouvra aussitôt l’usage de ses sens, et regarda à droite et à gauche ; et il se vit étendu sur un rivage marin dont les galets et le sable étaient colorés en rouge, en vert, en blanc, en bleu, en jaune et en noir ; et il reconnut par là que ce n’était point le rivage de sa mer natale. Alors, bien étonné de se voir en ce lieu qu’il ne connaissait pas, il se leva et vit, assis derrière lui sur un rocher, le Persan qui le regardait avec un œil ouvert et un œil fermé. Et, rien qu’à cette vue, il eut le pressentiment qu’il avait été sa dupe, et qu’il était désormais en sa puissance. Et il se souvint des malheurs que lui avait prédits sa mère, et il se résigna aux décrets du destin, en se disant : « Je mets ma confiance en Allah ! » Puis il s’approcha du Persan, qui le laissait avancer sans bouger, et lui demanda d’une voix bien émue : « Que veut dire cela, mon père ? Et n’y a-t-il donc jamais eu entre nous le lien du pain et du sel ? » Et Bahram le Guèbre éclata de rire et s’écria : « Par le Feu et la Lumière ! Que me parles-tu de pain et de sel, à moi Bahram l’adorateur de la Flamme et de l’Étincelle, du Soleil et de la Lumière ? Et ne sais-tu que j’ai déjà eu, de cette façon, en ma puissance, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf jeunes musulmans, que j’ai ravis, et que tu es le millième ? Mais toi, par le Feu et la Lumière ! tu es certes le plus beau d’entre tous ceux-là ! Et je ne croyais pas, ô Hassân, que tu tomberais si facilement dans mon filet ! Mais, gloire au Soleil ! te voici entre mes mains et tu verras bientôt combien je t’aime ! » Puis il ajouta : « Tu vas d’abord commencer par abjurer ta religion, et adorer ce que j’adore ! » À ces paroles, la surprise de Hassân se changea en une indignation sans limites, et il cria au magicien : « Ô cheikh de malédiction, qu’oses-tu me proposer là ? Et quelle abomination veux-tu me faire commettre ? » Lorsque le Persan vit Hassân dans une telle colère, comme il avait d’autres projets à son sujet, il ne voulut pas insister davantage ce jour-là, et il lui dit : « Ô Hassân, ce que je te proposais, en te demandant d’abjurer ta religion, n’était qu’une feinte de ma part pour mettre ta foi à l’épreuve, et t’en faire un grand mérite devant le Rétributeur ! » Puis il ajouta : « Mon seul but, en t’amenant ici, est de t’initier, dans la solitude, aux mystères de la science ! Regarde cette haute montagne à pic qui domine la mer ! C’est la Montagne-des-Nuages ! Et c’est là que se trouvent les éléments nécessaires à l’élixir des transmutations. Et si tu veux te laisser conduire sur son sommet, je te jure par le Feu et la Lumière que tu n’auras point à t’en repentir ! Car si j’avais voulu t’y conduire malgré toi, je l’eusse fait pendant ton sommeil ! Or, une fois que nous serons arrivés sur le sommet, nous recueillerons les tiges des plantes qui croissent dans cette région située au-dessus des nuages. Et je t’indiquerai alors ce qu’il faudra faire ! » Et Hassân, qui se sentait dominé malgré lui par les paroles du magicien, n’osa point refuser et dit : « J’écoute et j’obéis ! » Puis, se rappelant avec douleur sa mère et sa patrie, il se mit à pleurer amèrement.

Alors Bahram lui dit : « Ne pleure pas, Hassân ! Tu verras bientôt ce que tu gagneras à suivre mes conseils ! » Et Hassân demanda : « Mais comment pourrons-nous faire l’ascension de cette montagne à pic comme une muraille ? » Le magicien répondit : « Que cette difficulté ne t’arrête point ! Nous y arriverons avec plus d’aisance que l’oiseau ! »

Ayant dit ces paroles, le Persan tira de sa robe un petit tambour de cuivre sur lequel était étendue une peau de coq, et où étaient gravés des caractères talismaniques. Et, avec ses doigts, il se mit à battre sur ce petit tambour. Et aussitôt s’éleva un nuage de poussière du sein duquel se fit entendre un long hennissement ; et, en un clin d’œil, apparut devant eux un grand cheval noir ailé qui se mit à battre le sol de son sabot, en lançant la flamme de ses narines. Et le Persan l’enfourcha aussitôt, et aida Hassân à grimper derrière lui. Et, à l’instant, le cheval battit des ailes et s’envola ; et en moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir une paupière et fermer l’autre, il les déposa sur le sommet de la Montagne-des-Nuages. Puis il disparut.

Alors le Persan regarda Hassân avec le même mauvais œil que sur le rivage, et, lançant un grand éclat de rire, il s’écria…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le Persan regarda Hassân avec le même mauvais œil que sur le rivage, et, lançant un grand éclat de rire, il s’écria : « Maintenant, Hassân, tu es définitivement en ma puissance ; et nulle créature ne saurait te porter secours ! Prépare-toi donc à satisfaire à tous mes caprices d’un cœur soumis, et commence d’abord par abjurer ta religion et reconnaître comme seule puissance le Feu, père de la Lumière ! »

En entendant ces paroles, Hassân recula en s’écriant : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah ! Et Môhammad est l’Envoyé d’Allah ! Quant à toi, ô vil Persan, tu n’es qu’un impie et un mécréant ! Et le Maître de la Toute-Puissance va te châtier par mon entremise ! » Et Hassân, rapide comme l’éclair, sauta sur le magicien et lui arracha le tambour des mains ; puis il le poussa vers le rebord de la montagne à pic, et, de ses deux bras, tendus avec force, il le précipita dans l’abîme. Et le magicien parjure et impie, tournoyant sur lui-même, alla se fracasser sur les rochers de la mer, et expira son âme dans la mécréantise. Et Éblis recueillit son souffle pour en attiser le feu de la Géhenne. Et voilà de quelle mort mourut Bahram le Guèbre, magicien trompeur et alchimiste.

Quant à Hassân, délivré de cette façon de l’homme qui voulait lui faire commettre toutes les abominations, il commença d’abord par examiner sur toutes ses faces le tambour magique sur lequel était tendue la peau de coq. Mais il préféra, ne sachant de quelle manière s’en servir, s’abstenir de le manier ; et il le suspendit à sa ceinture. Après quoi, il tourna les yeux tout autour de lui, et vit qu’en effet le sommet où il se trouvait était si haut qu’il dominait les nuages accumulés à sa base. Et une plaine immense s’étendait sur ce plateau élevé et formait, entre le ciel et la terre, comme une mer sans eau. Et tout au loin brûlait une grande flamme étincelante. Et Hassân pensa : « Là où se trouve le feu, se trouve un être humain ! » Et il se mit à marcher dans cette direction, en s’enfonçant au milieu de cette plaine où il n’y avait, pour toute présence, que la présence d’Allah ! Et, en s’approchant du but, il finit par distinguer que la flamme étincelante n’était que l’éclat, sous le soleil, d’un palais d’or au dôme d’or supporté par quatre hautes colonnes d’or.

À cette vue, Hassân se demanda : « Quel roi ou quel genni peut bien habiter dans de tels lieux ? » Et, comme il était bien fatigué de toutes les émotions qu’il venait d’avoir et de la longue marche qu’il venait de faire, il se dit : « Je vais, à la grâce d’Allah, entrer dans ce palais et demander au portier de me donner un peu d’eau et quelque nourriture, pour ne pas mourir de faim. Et, si c’est un homme de bien, il me logera peut-être pour une nuit dans un coin ! » Et, se liant à la destinée, il arriva devant la grande porte, qui était taillée dans un bloc d’émeraude, et, franchissant le seuil, il pénétra dans la cour d’entrée.

Or, à peine Hassân avait-il fait quelques pas dans cette première cour, qu’il aperçut, assises sur un banc de marbre, deux jeunes filles, éblouissantes de beauté, qui jouaient aux échecs. Et, comme elles étaient très attentives à leur jeu, elles ne remarquèrent pas d’abord l’entrée de Hassân. Mais la plus jeune, entendant le bruit des pas, releva la tête et vit le beau Hassân qui s’était également arrêté, en les apercevant. Et elle se leva vivement et dit à sa sœur : « Regarde, ma sœur, le beau jeune homme ! Ce doit être certainement l’infortuné que le magicien Bahram amène chaque année sur la Montagne-des-Nuages ! Mais comment a-t-il pu faire pour échapper d’entre les mains de ce démon ? » À ces paroles, Hassân, qui n’osait d’abord bouger de sa place, s’avança vers les jeunes filles, et, se jetant aux pieds de la plus jeune, s’écria : « Oui, ô ma maîtresse, je suis cet infortuné-là ! » Et la jeune fille, de voir à ses pieds cet adolescent si beau qui avait des gouttes de larmes sur le bord de ses yeux noirs, fut émue jusque dans ses entrailles ; et elle se leva, avec un visage compatissant, et dit à sa sœur, en lui montrant le jeune Hassân : « Sois témoin, ma sœur, que dès cet instant je jure, devant Allah et devant toi, que j’adopte ce jeune homme pour mon frère, et que je veux partager avec lui les plaisirs et les joies des beaux jours et les peines et les afflictions des jours moins heureux ! » Et elle prit la main de Hassân et l’aida à se relever et l’embrassa comme une sœur aimante embrasse son frère chéri. Puis, le tenant toujours par la main, elle le conduisit dans l’intérieur du palais où, avant toute chose, elle commença par lui donner, au hammam, un bain qui le rafraîchit parfaitement ; ensuite, elle le revêtit d’habits magnifiques, en jetant ses vieux effets salis par le voyage, et, aidée de sa sœur qui était venue les rejoindre au hammam, elle le conduisit dans sa propre chambre, en le soutenant sous un bras, tandis que sa sœur le soutenait sous l’autre. Et les deux jeunes filles invitèrent leur jeune hôte à s’asseoir entre elles deux pour prendre quelque nourriture. Après quoi, la plus jeune lui dit : « Ô mon frère bien-aimé, ô le chéri, toi dont la venue fait danser de joie les pierres de la demeure…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô mon frère bien-aimé, ô le chéri, toi dont la venue fait danser de joie les pierres de la demeure, veux-tu nous dire le nom charmant dont tu t’appelles, et le motif qui t’a conduit à la porte de notre demeure ? » Il répondit : « Sache, ô sœur qui m’interroges et toi aussi, notre grande, que je m’appelle Hassân. Mais, pour ce qui est du motif qui m’a conduit dans ce palais, c’est mon heureuse destinée ! Il est vrai toutefois que, si je suis ici, ce n’est qu’après avoir éprouvé de bien grandes tribulations ! » Et il raconta ce qui lui était arrivé avec le magicien Bahram le Guèbre, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Et les deux sœurs, indignées de la conduite du Persan, s’exclamèrent à la fois : « Ô le chien maudit ! Que sa mort est méritée, et que tu as bien fait, ô notre frère, de l’empêcher pour toujours de respirer l’air de la vie ! »

Après quoi, la plus âgée se tourna vers la plus jeune et lui dit : « Ô Bouton-de-Rose, à ton tour maintenant de raconter à notre frère, afin qu’il la retienne en sa mémoire, notre histoire ! » Et la charmante Bouton-de-Rose dit :

« Sache, ô frère mien, ô le plus beau, que nous sommes des princesses ! Moi, je m’appelle Bouton-de-Rose, et ma sœur que voici s’appelle Grain-de-Myrte, mais j’ai également cinq autres sœurs, encore plus belles que nous, qui sont en ce moment à la chasse, et qui ne vont pas tarder à rentrer. L’aînée de nous toutes s’appelle Étoile-du-Matin, la seconde s’appelle Étoile-du-Soir, la troisième Cornaline, la quatrième Émeraude, et la cinquième Anémone. Mais c’est moi qui suis la plus jeune des sept. Et nous sommes les filles du même père, mais non de la même mère ; et moi et Grain-de-Myrte nous sommes les filles de la même mère. Or, notre père, qui est un des puissants rois des genn et des mareds, est un tyran si orgueilleux que, ne jugeant personne digne de devenir l’époux d’une de ses filles, il jura de ne jamais nous marier. Et, pour avoir la certitude que sa volonté ne serait jamais trahie, il fit venir ses vizirs et leur demanda : « Ne connaîtriez-vous point un lieu qui ne fût fréquenté ni par les hommes ni par les genn, et pût servir d’habitation à mes sept filles ? » Les vizirs répondirent : « Et pourquoi donc, ô notre roi ? » Il dit : « Pour mettre mes sept filles à l’abri des hommes et des genn, de l’espèce mâle ! » Ils dirent : « Ô notre roi, nous pensions que les femmes et les jeunes filles n’étaient créées par le Bienfaiteur que pour s’unir aux hommes par les organes délicats ! Et, d’ailleurs, le Prophète (sur Lui la prière et la paix !) a dit : « Aucune femme ne vieillira vierge dans l’Islam ! » Ce serait donc une grande honte sur la tête du roi, si ses filles vieillissaient avec leur virginité ! Et puis, par Allah ! quel dommage pour leur jeunesse ! » Mais notre père répondit : » J’aime mieux les voir mourir que de les marier ! » Et il ajouta : « Si tout de suite vous ne m’indiquez l’endroit que je vous demande, votre tête sautera de votre cou ! » Alors les vizirs répondirent : « En ce cas, ô roi, sache qu’il y a un endroit tout trouvé pour mettre tes filles à l’abri : c’est la Montagne-des-Nuages, qui, dans les temps anciens, était habitée par les éfrits rebelles aux ordres de Soleïmân. Là s’élève un palais d’or, bâti autrefois par les éfrits rebelles, pour leur servir de refuge, mais qui depuis lors fut abandonné et reste désert. Et la région où il est situé est favorisée d’un climat admirable et abondante en arbres, en fruits et en eaux délicieuses plus fraîches que la glace et plus douces que le miel ! » À ces paroles, notre père se hâta de nous envoyer ici avec une escorte formidable de genn et de mareds qui, une fois qu’ils nous eurent mises en sûreté, s’en retournèrent au royaume de notre père.

« Or, nous, dès notre arrivée, nous vîmes qu’en effet cette contrée, isolée de toutes les créatures d’Allah, était une contrée fleurie, riche en forêts, en pâturages luisants, en vergers et en sources d’eaux vives qui y coulaient avec abondance, semblables à des colliers de perles et à des lingots d’argent ; que les ruisseaux se poussaient les uns les autres pour regarder et pour mirer les fleurs qui leur souriaient ; que l’air était charmé de gazouillis et de parfums ; que les pigeons à collier et les tourterelles psalmodiaient sur les rameaux du printemps et chantaient les louanges du Créateur ; que les cygnes nageaient glorieusement sur les lacs, et que les paons, dans leurs splendides vêtements incrustés de corail et de pierreries aux couleurs par milliers, étaient semblables aux nouvelles mariées ; que la terre était une terre pure et camphrée, belle de toutes les beautés du Paradis ; et qu’enfin c’était un pays élu par les bénédictions !

« Aussi, ô frère mien, nous ne nous sentîmes guère malheureuses de vivre dans un tel pays, au milieu de ce palais d’or ; et, tout en remerciant le Rétributeur de ses faveurs, nous ne regrettions qu’une chose et c’est de n’avoir, pour nous tenir compagnie, aucun homme dont le visage fût agréable à voir à notre réveil du matin, et dont le cœur fût aimant et bien intentionné. C’est pourquoi, ô Hassân, tu nous vois maintenant si joyeuses de ta venue ! »

Et, après avoir ainsi parlé, la charmante Bouton-de-Rose combla Hassân de prévenances et de cadeaux, comme on se fait entre frères et entre amis, et continua à causer avec lui affectueusement.

Sur ses entrefaites, arrivèrent les cinq autres princesses, sœurs de Bouton-de-Rose et de Grain-de-Myrte ; et, charmées et ravies de voir un si bel adolescent et un frère si délicieux, elles lui firent le plus gracieux et le plus cordial accueil. Et, après les salams et les premières formules et paroles, elles lui firent jurer de rester avec elles durant un long espace de temps. Et Hassân, qui n’y voyait aucun

inconvénient…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Hassân, qui n’y voyait aucun inconvénient, le leur jura d’un cœur amical. Et il demeura auprès d’elles, dans ce palais plein de merveilles, et, dès cet instant, devint leur compagnon dans toutes leurs parties de chasse et dans leurs promenades. Et il se réjouissait et se félicitait d’avoir des sœurs si charmantes et si délicieuses ; et elles s’émerveillaient d’avoir un frère si beau et si miraculeux. Et ils passaient leurs journées à folâtrer ensemble dans les jardins et le long des ruisseaux ; et, le soir, ils s’instruisaient mutuellement, Hassân en leur racontant les usages de son pays natal, et les jeunes filles en lui racontant l’histoire des genn, des mareds et des éfrits. Et cette vie agréable le rendait plus beau de jour en jour, et donnait à son visage l’aspect de la lune, tout à fait. Et son amitié fraternelle avec les sept sœurs, surtout avec la jeune Bouton-de-Rose, se consolida à l’égal de la fraternité des enfants nés du même père et de la même mère.

Or, un jour qu’ils étaient tous assis à chanter dans un bosquet, ils aperçurent un grand tourbillon de poussière qui emplissait le ciel et couvrait la face du soleil ; et il arrivait rapidement de leur côté, avec un bruit de tonnerre. Et les sept princesses, remplies d’effroi, dirent à Hassân : « Oh ! cours vite te cacher dans le pavillon du jardin ! » Et Bouton-de-Rose le prit par la main et alla le cacher dans le pavillon. Et voici que la poussière se dissipa et d’en dessous apparut un corps entier de genn et de mareds ! Or, c’était une escorte qu’envoyait à ses filles le roi du Gennistân, pour les amener chez lui assister à de grandes fêtes qu’il avait l’intention de donner en l’honneur de l’un des rois ses voisins. Et, à cette nouvelle, Bouton-de-Rose courut retrouver Hassân en cachette ; et elle l’embrassa, les larmes aux yeux et la poitrine secouée de hoquets douloureux, et lui apprit son départ et celui de ses sœurs et lui dit : « Mais, ô mon frère bien-aimé, toi tu attendras notre retour dans ce palais, dont tu es le maître absolu ! Et voici les clefs de toutes les chambres ! » Et elle lui remit les clefs, en ajoutant : « Je te supplie seulement, ya Hassân, et te conjure par ton âme chérie, de ne point ouvrir la chambre dont la clef porte comme signe cette turquoise incrustée ! » Et elle lui montra la clef en question. Et Hassân, bien chagriné de son départ et de celui de ses sœurs, l’embrassa en pleurant et lui promit qu’il attendrait, sans bouger, leur retour, et qu’il n’ouvrirait pas la porte dont la clef portait comme signe la turquoise incrustée. Et la jeune fille et ses six sœurs, qui étaient venues en cachette la rejoindre, pour revoir leur frère avant le départ, firent à Hassân des adieux pleins de tendresse, et l’embrassèrent toutes, l’une après l’autre, puis s’en allèrent, au milieu de leur escorte, se mettre immédiatement en route pour le pays de leur père.

Quant à Hassân, lorsqu’il se vit seul dans le palais, il fut pris d’une grande mélancolie ; et, de se sentir dans la solitude après avoir été dans la charmante compagnie de ses sept sœurs, il devint fort rétréci quant à sa poitrine ; et, pour chercher à distraire et à calmer ses regrets, il se mit à visiter, l’une après l’autre, les chambres des jeunes filles. Et, en revoyant la place qu’elles occupaient et les beaux objets qui leur appartenaient, il s’exaltait l’âme et sentait son cœur palpiter d’émoi. Et il arriva de la sorte devant la porte qui s’ouvrait avec la clef qui portait comme signe la turquoise incrustée. Mais il ne voulut point s’en servir, et revint sur ses pas. Puis il pensa : « Qui sait pourquoi ma sœur Bouton-de-Rose m’a tellement recommandé de ne point ouvrir cette porte-là ? Et qu’est-ce qu’il peut bien y avoir, là-dedans, de si mystérieux pour qu’une telle défense m’ait été imposée ? Mais, puisque telle est la volonté de ma sœur, je n’ai qu’à répondre par l’ouïe et l’obéissance ! » Et il se retira, et, comme la nuit tombait et que la solitude lui pesait, il alla se coucher pour endormir son chagrin. Mais il ne put fermer les yeux, tant l’obsédait cette porte défendue ; et cette pensée le torturait si intensément qu’il se dit : « Si j’allais l’ouvrir tout de même ? » Mais il pensa : « Il vaut mieux attendre le matin ! » Puis, n’en pouvant plus d’attendre sans dormir, il se leva, en se disant : « Je préfère aller tout de suite ouvrir cette porte et voir ce que renferme l’appartement dont elle est l’entrée, dussé-je y trouver la mort ! »

Et, se levant, il alluma un flambeau et se dirigea vers la porte défendue. Et il fit entrer la clef dans la serrure, qui céda sans difficulté ; et la porte s’ouvrit sans bruit, comme d’elle-même ; et Hassân pénétra dans la chambre où elle donnait accès.

Or, il eut beau regarder de tous côtés, il ne vit d’abord rien du tout : aucun meuble, aucune natte, aucun tapis. Mais, en faisant le tour de la chambre, il vit dans un coin, adossé au mur, une échelle en bois noir dont le haut sortait par un grand trou ménagé dans le plafond. Et Hassân, sans hésiter, déposa à terre son flambeau, et, grimpant sur l’échelle, il monta jusqu’au plafond et de là s’engagea dans le trou. Et, une fois sa tête hors du trou, il se vit en plein air, à ras d’une terrasse qui donnait de plain-pied sur le plafond de la chambre.

Alors, Hassân monta sur la terrasse, qui était couverte de plantes et d’arbustes comme un jardin, et là, sous la clarté miraculeuse de la lune, il vit se dérouler, au milieu du silence de la terre, le plus beau paysage qui ait jamais enchanté les yeux humains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-SIXÈME NUIT

Elle dit :

… Alors, Hassân monta sur la terrasse, qui était couverte de plantes et d’arbustes comme un jardin, et là, sous la clarté miraculeuse de la lune, il vit se dérouler, au milieu du silence de la terre, le plus beau paysage qui ait jamais enchanté les yeux humains. À ses pieds, endormi dans la sérénité, un grand lac s’étendait, où toute la beauté du ciel se regardait, où la rive, avec les rides heureuses de l’eau, souriait par les feuillages balancés des lauriers, par les myrtes on fleurs, par les amandiers couronnés de leur neige, par les guirlandes des glycines, et chantait l’hymne de la nuit de tous les gosiers de ses oiseaux. Et la nappe de soie, resserrée entre des futaies, allait plus loin baigner le pied d’un palais, aux étranges architectures, aux dômes diaphanes, surgi dans la transparence et le cristal des cieux. Et de ce palais s’avançait jusque dans l’eau, par un escalier de marbre et de mosaïque, une estrade royale bâtie avec des rangs alternés de pierres de rubis, de pierres d’émeraude, de pierres d’argent et de pierres d’or. Et sur cette estrade s’étendait, soutenu par quatre légers piliers d’albâtre rose, un grand voile de soie verte qui protégeait de la douceur de son ombre un trône de bois d’aloès et d’or, d’un travail exquis, le long duquel grimpait une vigne aux lourdes grappes, dont les grains étaient des perles grosses comme des œufs de pigeon. Et le tout était entouré d’un treillage en lamelles d’or rouge et d’argent. Et une telle harmonie et une telle beauté vivaient sur ces choses pures, que nul homme, fût-il Khosroès ou Kaïssar, n’eût pu deviner ou réaliser de pareilles splendeurs.

Aussi, Hassân, ébloui, n’osait bouger de peur de troubler la paix délicieuse de ces lieux, quand, tout à coup, il vit se détacher sur le ciel et se rapprocher visiblement du lac un vol de grands oiseaux. Et voici qu’ils vinrent s’abattre sur le bord de l’eau ; et ils étaient au nombre de dix ; et leurs belles plumes blanches et touffues traînaient sur l’herbe, tandis qu’en marchant ils se balançaient avec nonchalance. Et ils semblaient obéir, en tous leurs mouvements, à un oiseau plus grand et plus beau qu’eux tous qui lentement s’était dirigé vers l’estrade et était monté sur le trône. Et, soudain, tous les dix ensemble, d’un gracieux mouvement, se dépouillèrent de leurs plumes. Et, ce manteau rejeté, il en sortit dix lunes de pure beauté, sous la forme de dix jeunes filles toutes nues. Et, rieuses, elles sautèrent dans l’eau qui les reçut avec un éclaboussement de pierreries. Et elles se baignèrent avec délices, en folâtrant entre elles ; et la plus belle les poursuivait, les attrapait et s’enlaçait à elles avec mille caresses, et les chatouillait et les mordait avec quels rires et quelles câlineries !

Lorsque leur bain fut terminé, elles sortirent du lac ; et la plus belle remonta sur l’estrade et alla s’asseoir sur le trône, n’ayant pour tout vêtement que sa chevelure. Et Hassân, en contemplant ses charmes, sentit sa raison s’envoler, et il pensa : « Ah ! je sais bien maintenant pourquoi ma sœur Bouton-de-Rose m’a défendu d’ouvrir cette porte ! Voici que mon repos est à jamais perdu ! » Et il continua à détailler les diverses beautés de l’adolescente nue. Quelles merveilles ! ah ! que ne vit-il pas ! En vérité, c’était, à n’en pas douter, la plus parfaite chose sortie des doigts du Créateur. Ô sa splendide nudité ! Elle surpassait les gazelles par la beauté de sa nuque et l’éclat de ses yeux noirs, et l’araka par la sveltesse de sa taille. Sa chevelure de ténèbres était une nuit d’hiver, épaisse et noire. Sa bouche imitant la rose était le sceau de Soleïman. Ses dents de jeune ivoire étaient un collier de perles, ou des grêlons d’égale grosseur ; son cou était un lingot d’argent ; son ventre avait des coins et des recoins, et sa croupe des fossettes et des étages ; son nombril était assez vaste pour contenir une once de musc noir ; ses cuisses étaient lourdes et à la fois fermes et élastiques comme des coussins bourrés de plumes d’autruche, et, à leur sommet, dans son nid chaud et charmant, semblable à un lapin sans oreilles, une histoire pleine de gloire, avec sa terrasse et son territoire, et ses vallons en entonnoir, où se laisser choir pour oublier les chagrins noirs. Et l’on pouvait également la prendre pour une coupole de cristal, ronde de tous les côtés et assise sur une base solide, ou pour une tasse d’argent reposant renversée. Et c’est à une telle adolescente que peuvent s’appliquer ces vers du poète :

Elle vint à moi, la jeune fille, vêtue de sa beauté comme le rosier de ses roses, et les seins en avant, ô grenades ! Et je m’écriai : « Voici la rose et les grenades ! »

Je me trompais ! Comparer tes joues aux roses, ô jeune fille, et tes seins aux grenades, quelle erreur ! Car ni les roses des rosiers, ni les grenades des jardins ne méritent la comparaison.

Car les roses, on peut les respirer, et les grenades on peut les cueillir, mais toi, ô virginale, qui peut se flatter de te sentir ou toucher ?

Et telle était l’adolescente qui était montée s’asseoir, royale et nue, sur le trône, au bord du lac…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et telle était l’adolescente qui était montée s’asseoir, royale et nue, sur le trône au bord du lac. Lorsqu’elle se fut reposée de son bain, elle dit à ses compagnes, couchées près d’elle sur l’estrade : « Donnez-moi mes vêtements de dessous ! » Et les jeunes filles s’approchèrent et lui mirent, pour tout vêtement, une écharpe d’or sur les épaules, une gaze verte sur les cheveux et une ceinture en brocart autour de la taille. Et ainsi elle fut parée ! Et elle était comme une nouvelle épousée, et plus merveilleuse qu’aucune merveille. Et Hassân la regardait, caché derrière les arbres de la terrasse, et, malgré tout le désir qui le poussait à s’avancer, il ne parvenait point à faire un mouvement, tant il était immobilisé par l’admiration et anéanti par l’émotion. Et l’adolescente dit : « Ô princesses, voici le matin qui se lève, et il est temps que nous songions au départ, car notre pays est loin, et nous nous sommes assez reposées ! » Alors elles la vêtirent de sa robe de plumes, se vêtirent également de la même manière, et toutes ensemble s’envolèrent, mettant de la clarté dans le ciel du matin.

Tout cela ! Et Hassân, stupéfait, les suivait des yeux et, bien longtemps après qu’elles eurent disparu, il continua à fixer l’horizon lointain, en proie à la violence d’une passion que n’avait jamais allumé en son âme la vue de n’importe quelle fille de la terre. Et des larmes de désir et d’amour coulèrent le long de ses joues, et il s’écria : « Ah ! Hassân, infortuné Hassân ! Voici ton cœur désormais entre les mains des filles des genn, toi que nulle beauté ne sut fixer dans ta patrie ! » Et, plongé dans une profonde rêverie, et la joue sur la main, il improvisa :

« Quel matin t’accueille, ô disparue, sous sa rosée ? De lumière vêtue et de beauté tu m’apparus pour torturer mon cœur et t’en aller.

Ils ont osé prétendre que l’amour est rempli de douceur ? Ah ! si ce martyre est doux, quelle serait donc l’amertume de la myrrhe ? »

Et il continua à soupirer de la sorte, sans fermer l’œil, jusqu’au lever du soleil. Puis il descendit sur le bord du lac, et se mit à errer de ci de là, respirant dans l’air frais les effluves qu’elles avaient laissés. Et il continua à se consumer tout le jour dans l’attente de la nuit, pour remonter alors sur la terrasse, espérant le retour des oiseaux. Mais rien ne vint cette nuit-là ni les autres nuits. Et Hassân, désespéré, ne voulut plus ni manger, ni boire, ni dormir, et ne fit que s’enivrer de plus en plus de sa passion pour l’inconnue. Et, de cette façon, il dépérit et jaunit ; et ses forces peu à peu l’abandonnèrent, et il se laissa tomber sur le sol, se disant : « La mort est encore préférable à cette vie de souffrance ! »

Sur ces entrefaites, les sept princesses, filles du roi du Gennistân, revinrent des fêtes où elles avaient été conviées par leur père. Et la plus jeune courut, avant même de changer ses vêtements de voyage, à la recherche de Hassân. Et elle le trouva dans sa chambre, étendu sur son lit, bien pâle et bien changé ; et il avait les paupières fermées, et des larmes coulaient lentement le long de ses joues. Et la jeune fille, à cette vue, poussa un cri douloureux et se jeta sur lui et l’entoura de ses bras, comme la sœur le fait pour son frère, et le baisa sur le front et sur les yeux, lui disant : « Ô mon frère bien-aimé, par Allah ! mon cœur se fend de te voir en cet état ! Ah ! dis-moi de quel mal tu souffres, pour que j’en trouve le remède ! » Et Hassân, la poitrine soulevée de sanglots, fit de la tête et de la main un signe qui signifiait : « Non ! » et ne prononça pas une parole. Et la jeune fille, tout en larmes, et avec des caresses infinies dans la voix, lui dit : « De grâce, mon frère Hassân, âme de mon âme, délices de mes paupières, de voir tes yeux enfoncés de maigreur dans leurs orbites, et effacées les roses de tes joues chéries, la vie m’est devenue étroite et sans charme ! Je te conjure, par l’affection sacrée qui nous lie, de ne point cacher tes peines et ton mal à une sœur qui voudrait racheter ta vie au prix de mille siennes ! » Et, éperdue, elle le couvrait de baisers et lui tenait les deux mains appuyées contre sa poitrine, et le suppliait ainsi à genoux près de sa couche. Et Hassân, au bout d’un certain temps, poussa plusieurs soupirs déchirants et, d’une voix éteinte, improvisa ces vers :

« Si tu regardais attentivement, tu trouverais, sans explication, la cause de mes souffrances. Mais à quoi bon connaître une maladie qui n’a point de remède ?…

Mon cœur a changé de place, et mes yeux ne savent plus dormir ! Et ce qui a été changé par l’amour, ne peut être restauré que par l’amour ! »

Puis les larmes de Hassân coulèrent en abondance ; et il ajouta : « Ah ! ma sœur, quel secours peux-tu apporter à quelqu’un qui souffre de sa faute ? Et puis j’ai bien peur que tu ne puisses que me laisser mourir de mon chagrin et de mon infortune ! » Mais la jeune fille s’écria : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi, ô Hassân ! Que dis-tu là ? Dût mon âme quitter mon corps, je ne saurais faire autrement que de te venir en aide ! » Alors Hassân, avec des sanglots dans la voix, dit : « Sache donc, ô ma sœur Bouton-de-Rose, qu’il y a dix jours que je n’ai pris de nourriture et cela à cause de telles et telles choses qui me sont arrivées ! » Et il lui raconta toute son aventure, sans en omettre un détail !

Lorsque Bouton-de-Rose eut entendu le récit de Hassân, loin de s’en montrer formalisée, comme elle aurait pu l’être, elle compatit grandement à sa peine, et se mit à pleurer avec lui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… elle compatit grandement à sa peine, et se mit à pleurer avec lui. Puis elle lui dit : « Ô mon frère, calme ton âme chérie, rafraîchis tes yeux et sèche tes larmes ! Car, moi, je te jure que je suis prête à risquer ma chère vie et mon âme précieuse pour remédier à ce qui t’arrive et réaliser ton désir en te faisant posséder l’inconnue que tu aimes, inschallah ! Mais je te recommande, ô mon frère, de tenir la chose secrète et de ne pas en dire un mot à mes sœurs, sans quoi tu risques de te perdre et de me perdre avec toi. Et, si elles te parlent de la porte défendue et t’interrogent à ce sujet, dis-leur : « Je ne connais pas cette porte-là ! » Et si, désolées de te voir si languissant, elles te font des questions, tu leur diras : « Si je suis languissant, c’est d’avoir trop longtemps, dans cette solitude, souffert de votre absence ! Et mon cœur a beaucoup travaillé à votre sujet ! » Et Hassân répondit : « Certes ! c’est ainsi que je parlerai ! car ton idée est excellente ! » Et il embrassa Bouton-de-Rose, et sentit son âme se tranquilliser et sa poitrine se dilater d’être ainsi soulagé de la grande crainte qu’il avait de voir sa sœur se fâcher contre lui à cause de la porte défendue ! Et, désormais rassuré, il respira à son aise et demanda à manger. Et Bouton-de-Rose l’embrassa encore une fois et se hâta d’aller, les larmes aux yeux, rejoindre ses sœurs auxquelles elle dit : « Hélas ! mes sœurs, mon pauvre frère Hassân est bien malade ! Depuis dix jours pas un aliment n’est descendu dans son estomac, fermé à cause de notre absence et du désespoir où il est plongé ! Nous l’avons laissé seul ici, le pauvre bien-aimé, sans personne pour lui tenir compagnie ; et alors il s’est rappelé sa mère et sa patrie, et ces souvenirs l’ont saturé d’amertume. Oh ! que son sort est pitoyable, mes sœurs ! »

À ce discours de Bouton-de-Rose, les princesses, qui étaient douées d’une âme charmante et facile à émouvoir, s’empressèrent de courir porter à manger et à boire à leur frère ; et elles s’efforcèrent de le consoler et de le ranimer par leur présence et leurs paroles ; et, pour le distraire, elles lui racontèrent toutes les fêtes et les merveilles qu’elles avaient vues au palais de leur père, dans le Gennistân. Et, pendant un mois entier, elles ne cessèrent de lui prodiguer les soins les plus attentifs et les plus tendres, sans parvenir toutefois à le guérir tout à fait.

Au bout de ce temps, les princesses, à l’exception de Bouton-de-Rose qui demanda à rester au palais pour ne point laisser Hassân seul, sortirent pour aller à la chasse, selon leur habitude ; et elles surent bon gré à leur jeune sœur de son attention pour leur hôte. Or, dès qu’elles furent parties, la jeune fille aida Hassân à se lever, le prit dans ses bras, et le conduisit sur la terrasse qui dominait le lac. Et, là, le prenant dans son sein, et lui faisant reposer la tête contre son épaule, elle lui dit : « Dis-moi maintenant, mon agneau, dans lequel de ces pavillons échelonnés sur le bord du lac tu as aperçu celle qui te cause tant d’alarmes. » Et Hassân répondit : « Ce n’est point dans un de ces pavillons que je l’ai vue, mais c’est d’abord dans l’eau du lac et ensuite sur le trône de cette estrade ! » À ces paroles, la jeune fille devint fort pâle de teint et s’écria : « Ô notre malheur ! Mais alors, ô Hassân, c’est la fille même du roi des genn, qui règne sur le vaste empire dont mon père n’est qu’un des lieutenants ! Et le pays où notre roi réside est à une distance infranchissable et environné d’une mer que les hommes ni les genn ne peuvent traverser. Et il a sept filles, dont celle que tu as vue est la plus jeune. Et il a une garde composée uniquement d’adolescentes guerrières d’une naissance illustre, qui commandent chacune à un corps de cinq mille amazones. Or, c’est précisément celle que tu as vue qui est la plus belle et la plus aguerrie de toutes les adolescentes royales ; et elle surpasse toutes les autres en courage et en adresse. Elle s’appelle Splendeur ! Elle vient ici se promener à chaque nouvelle lune, en compagnie des filles des chambellans de son père. Quant à leurs manteaux de plumes, qui les portent dans les airs comme des oiseaux, ils appartiennent à la garde-robe des génies ! Et c’est grâce à ces manteaux que nous allons pouvoir atteindre notre but. Sache, en effet, ô Hassân, que le seul moyen que tu aies de te rendre maître de sa personne, c’est de t’emparer de ce vêtement enchanté. Pour cela, tu n’as qu’à attendre ici son retour, en te cachant ; et tu profiteras du moment où elle sera descendue se baigner dans le lac, pour enlever le manteau et n’enlever rien que cela ! Et, du coup, tu la possèdes elle-même ! Et alors prends bien garde de céder à ses supplications, et de lui rendre son manteau, sinon tu es perdu sans recours, et nous serons toutes également les victimes de sa vengeance, et notre père avec nous ! Saisis-la plutôt par les cheveux, et entraîne-la avec toi ; et elle se soumettra à toi et t’obéira ! Et il arrivera ce qui arrivera…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et il arrivera ce qui arrivera. »

À ce discours de Bouton-de-Rose, Hassân fut transporté de joie et sentit une vie nouvelle entrer en lui et lui rendre la plénitude de ses forces. Et il se leva debout sur ses pieds et prit dans ses mains la tête de sa sœur et l’embrassa tendrement, en la remerciant de son amitié. Et tous deux descendirent dans le palais et passèrent le reste du temps à s’entretenir doucement de choses et d’autres, en compagnie des autres jeunes filles.

Or, le lendemain, qui était précisément le jour de la nouvelle lune, Hassân attendit la nuit pour aller se cacher derrière l’estrade du bord du lac. Et il était à peine là depuis quelques instants, qu’un bruit d’ailes se fit entendre dans le silence nocturne et, à la clarté de la lune, les oiseaux, si impatiemment désirés, arrivèrent et descendirent dans le lac, après avoir ôté leurs manteaux de plumes et leurs soieries de dessous. Et la merveilleuse Splendeur, fille du roi-des-rois des genn, plongea, elle aussi, dans l’eau sa chair de gloire nue. Et elle était plus belle et plus désirable que la première fois. Et Hassân, malgré l’admiration et l’émoi où il se trouvait, put tout de même se glisser, sans être vu, jusqu’à l’endroit où étaient posés les vêtements, enlever le manteau de plumes de l’adolescente royale, et s’esquiver en toute hâte derrière l’estrade.

Lorsque la belle Splendeur fut sortie du bain, d’un coup d’œil elle s’aperçut, au désordre des vêtements épars sur le gazon, qu’une main étrangère avait profané leurs effets. Et elle s’approcha et constata que son manteau à elle avait disparu. Et elle poussa un grand cri de terreur et de désespoir, et se frappa le visage et la poitrine. Ô ! qu’elle était belle ainsi, sous la lune, la désespérée ! Mais ses compagnes, au cri entendu, se précipitèrent pour voir quelle était l’affaire, et, comprenant ce qui venait de se passer, elles prirent en hâte chacune son manteau et, sans songer à sécher leur nudité mouillée et à se vêtir de leurs soieries de dessous, elles s’enveloppèrent de leurs plumes volantes et, rapides comme des gazelles effarées ou des colombes poursuivies par un faucon, elles s’enfuirent éperdument à travers les airs. Et elles disparurent en un clin d’œil, laissant seule, au bord du lac, l’éplorée, la douloureuse, l’indignée Splendeur, fille de leur roi.

Alors, Hassân, bien que tremblant d’émotion, s’élança de sa cachette sur l’adolescente nue qui s’enfuit. Et il la poursuivit autour du lac, l’appelant par les noms les plus tendres, et l’assurant qu’il ne lui voulait aucun mal. Mais elle, telle une biche aux abois, courait, les bras en avant, haletante, les cheveux au vent, affolée d’être ainsi surprise dans sa chair intime de vierge. Mais Hassân, bondissant, finit par l’atteindre : et il la saisit par sa chevelure qu’il enroula autour de son poignet, et la contraignit de le suivre. Alors elle ferma les yeux et, résignée à son sort, se laissa mener sans opposer de résistance. Et Hassân la conduisit dans sa chambre où, sans se laisser toucher par ses supplications et ses pleurs, il l’enferma pour courir sans retard prévenir sa sœur et lui annoncer la bonne nouvelle de son succès.

Aussitôt, Bouton-de-Rose se rendit à la chambre de Hassân et trouva l’éplorée Splendeur qui se mordait les mains de désespoir, et qui pleurait toutes les larmes de ses yeux. Et Bouton-de-Rose se jeta à ses pieds pour lui rendre hommage et, après avoir embrassé la terre, lui dit : « Ô ma souveraine, la paix sur toi et la grâce d’Allah et ses bénédictions ! Tu éclaires la demeure et la parfumes de ta venue ! » Et Splendeur répondit : « Comment ! c’est toi, Bouton-de-Rose ! c’est donc ainsi que tu permets que les enfants des hommes traitent la fille de ton roi ! Tu connais la puissance de mon père ; tu sais que les rois des genn lui sont soumis, et qu’il commande à des légions d’éfrits et de mareds, innombrables comme les grains du sable marin ; et tu as osé recevoir un homme dans ta demeure, pour qu’il puisse me surprendre, et tu as trahi la fille de ton souverain ! Sinon, comment cet homme aurait-il trouvé le chemin du lac où je me baignais ? »

À ces paroles, la sœur de Hassân répondit : « Ô princesse, fille de notre souverain, ô la plus belle et la plus admirée des filles des genn et des humains ! Sache que celui qui t’a surprise dans ton bain, ô lustrale, est un adolescent à nul autre pareil. Et il est, en vérité, doué de manières trop charmantes pour avoir eu la moindre intention de te désobliger. Mais quand une chose a été fixée par la destinée, elle doit courir ! Et, justement, la destinée du beau jeune homme qui t’a surprise l’a rendu passionnément amoureux de ta beauté ; et les amoureux sont excusables ! Et de t’aimer comme il t’aime il ne peut être coupable à tes yeux ! Et, d’ailleurs, Allah n’a-t-il point créé les femmes pour les hommes ? Et celui-là n’est-il pas le plus charmant adolescent qui soit sur terre ? Si tu savais, ô ma maîtresse, comme il a été malade depuis le jour où pour la première fois il t’a vue ! Il a failli en perdre son âme ! Ainsi ! » Et elle continua à raconter à la princesse toute la violence de la passion allumée dans le cœur de Hassân, et termina, en disant : « Et n’oublie pas, ô ma maîtresse, qu’il t’a choisie au milieu de tes dix compagnes, comme la plus belle et la plus merveilleuse ! Et, pourtant, comme toi elles étaient nues, et comme toi faciles à surprendre dans leur bain ! »

En entendant ce discours de la sœur de Hassân, la belle Splendeur vit bien qu’elle devait renoncer à tout plan d’évasion, et se contenta de pousser un grand soupir de résignation. Et Bouton-de-Rose courut aussitôt lui apporter une magnifique robe dont elle la vêtit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Bouton-de-Rose courut aussitôt lui apporter une magnifique robe dont elle la vêtit. Ensuite elle lui servit à manger, et fit tous ses efforts pour bannir son chagrin. Et la belle Splendeur finit par se consoler un peu et dit : « Je vois bien qu’il était écrit dans ma destinée que je devais être séparée de mon père, de ma famille et des demeures de la patrie ! Et il faut que je me soumette aux arrêts du destin ! » Et la sœur de Hassân ne manqua pas de la maintenir dans cette résolution, et fit si bien que les larmes de la princesse s’arrêtèrent tout à fait et qu’elle se résigna à son sort. Alors, la sœur de Hassân s’absenta un moment pour courir auprès de son frère et lui dire : « Hâte-toi de te rendre à l’instant vers ta bien-aimée, car le moment est propice. Une fois que tu auras pénétré dans la chambre, commence par lui baiser les pieds, puis les mains, puis la tête. Et alors seulement adresse-lui la parole, et cela de la façon la plus éloquente et la plus gentille ! » Et Hassân, tremblant d’émotion, se rendit auprès de la princesse qui, l’ayant reconnu, le regarda attentivement et fut, malgré son dépit, touchée à l’extrême par sa beauté. Mais elle baissa les yeux, et Hassân lui embrassa les pieds et les mains et la baisa ensuite sur le front, entre les deux yeux, en lui disant : « Ô souveraine des plus belles, vie des âmes, joie des regards, jardin de l’esprit, ô reine, ô ma souveraine ! de grâce, tranquillise ton cœur, et rafraîchis tes yeux, car ton sort est plein de bonheur ! Moi, je n’ai pour tout dessein à ton sujet que d’être uniquement ton esclave fidèle, comme déjà ma sœur est ta servante. Et mon intention n’est point de te violenter, mais de t’épouser d’après la loi d’Allah et de son Envoyé ! Et alors je te conduirai à Baghdad, ma patrie, où je t’achèterai des esclaves des deux sexes, et une demeure digne de toi par sa magnificence. Ah ! si tu savais quel pays admirable que celui où s’élève Baghdad, la ville de paix, et comme ses habitants sont aimables, polis et accueillants, et comme leur abord est délicieux et de bon augure ! Et puis, j’ai une mère qui est la meilleure des femmes et qui t’aimera comme sa fille, et qui te fera des plats merveilleux, car c’est certainement elle qui sait le mieux faire la cuisine dans tout le pays d’Irak ! »

Ainsi parla Hassân à l’adolescente Splendeur, fille du roi du Gennistân ! Et la princesse ne lui répondait ni par un mot, ni par une lettre, ni par un signe ! Et, soudain, on entendit frapper à la porte du palais. Et Hassân, qui était chargé d’ouvrir et de fermer les portes, dit : « Excuse-moi, ô ma maîtresse ! Je vais m’absenter un moment ! » Et il courut ouvrir la porte. Or, c’étaient ses sœurs qui revenaient de la chasse, et qui, le voyant de nouveau revenu à la santé et les joues éclairées, se réjouirent et furent ravies à la limite du ravissement. Et Hassân se garda bien de leur parler de la princesse Splendeur, et les aida à porter le produit de leur chasse, qui consistait en gazelles, en renards, en lièvres, en buffles, et en bêtes fauves de toutes les espèces. Et il fut avec elles d’une amabilité excessive, les embrassant l’une après l’autre sur le front, et les cajolant, et leur témoignant de l’amitié avec une effusion à laquelle elles n’étaient pas habituées de sa part, vu qu’il réservait toutes ses caresses à leur plus jeune sœur, Bouton-de-Rose ! Aussi furent-elles agréablement surprises de ce changement ; et même l’aînée des jeunes filles finit par soupçonner qu’il devait y avoir un motif qui occasionnait de tels transports ; et elle le regarda avec un sourire malicieux, et cligna de l’œil, et lui dit : « En vérité, ô Hassân, cette démonstration excessive nous étonne de ta part, toi qui jusqu’aujourd’hui acceptais nos caresses sans vouloir jamais nous les rendre ! Nous trouves-tu donc plus belles dans nos habits de chasse, ou bien nous aimes-tu mieux maintenant, ou bien sont-ce les deux motifs à la fois ? » Mais Hassân baissa les yeux, et poussa un soupir capable de fendre le cœur le plus endurci ! Et les princesses, étonnées, lui demandèrent : « Pourquoi donc soupires-tu de la sorte, ô notre frère ? Et qui peut troubler ta quiétude ? Veux-tu retourner auprès de ta mère, dans ta patrie ? Parle, Hassân, ouvre ton cœur à tes sœurs ! » Mais Hassân se tourna vers sa sœur Bouton-de-Rose, qui précisément venait d’arriver, et lui dit, en rougissant à l’extrême : « Parle plutôt, toi ! Car moi j’ai bien honte de leur dire la cause qui me trouble ! » Et Bouton-de-Rose dit : « Mes sœurs, ce n’est rien du tout ! Notre frère a simplement attrapé un bel oiseau de l’air, et désire, de vous autres, que vous l’aidiez à l’apprivoiser ! » Et toutes s’écrièrent : « Certes ! cela n’est rien du tout ! Mais pourquoi Hassân rougit-il tellement de cette chose-là ? » Elle répondit : « Voilà ! C’est que Hassân aime d’amour, et de quel amour ! cet oiseau-là. » Elles dirent : « Par Allah ! et comment feras-tu, ô Hassân, pour montrer ton amour à un oiseau de l’air ? » Et Bouton-de-Rose dit, alors que Hassân baissait la tête et rougissait encore bien plus : « Avec la parole, avec le geste et avec tout ce qui s’ensuit ! » Elles dirent : « Mais, alors, c’est qu’il est bien grand, l’oiseau de notre frère ! » Bouton-de-Rose dit : « Il est de notre taille ! Écoutez-moi plutôt ! » Et elle ajouta : « Sachez, ô mes sœurs, que l’esprit des fils d’Adam est très borné ! C’est pourquoi, lorsque nous eûmes laissé ici tout seul notre pauvre Hassân, comme il se sentait la poitrine fort rétrécie, il se mit à errer à travers le palais pour se distraire. Mais il avait l’esprit si troublé, qu’il confondit les clefs des chambres, et ouvrit, par mégarde, la porte de l’appartement défendu, où se trouve la terrasse ! Et il lui arriva telle et telle chose ! » Et elle raconta, mais en atténuant la faute de Hassân, toute l’histoire, en ajoutant : « En tout cas, notre frère est excusable, car l’adolescente est belle ! Ah ! si vous saviez, mes sœurs, comme elle est belle ! »

À ce discours de Bouton-de-Rose, ses sœurs lui dirent : « Si elle est aussi belle que tu le dis, commence, avant de nous la montrer, par nous la dépeindra à peu près ! » Bouton-de-Rose dit : « Vous la dépeindre, ya Allah ! qui le pourrait ! Des poils me pousseraient plutôt sur la langue, avant que je puisse vous dire ses charmes, même approximativement. Je veux bien pourtant essayer, ne fût-ce que pour vous empêcher, en la voyant, de tomber sur le dos !

« Bismillah, ô mes sœurs ! gloire à Celui qui a revêtu de splendeur sa nudité de jasmin ! Elle surpasse les gazelles par la beauté de sa nuque et par l’éclat de ses yeux noirs, et l’araka par la sveltesse de sa taille ! Sa chevelure est une nuit d’hiver, épaisse et noire ; sa bouche, imitant la rose, est le sceau même de Soleïmân ; ses dents de jeune ivoire sont un collier de perles, ou des grêlons d’égale grosseur ; son cou est un lingot d’argent ; son ventre a des coins et des recoins, et sa croupe des fossettes et des étages ; son nombril est assez vaste pour contenir une once de musc noir ; ses cuisses sont lourdes et à la fois fermes et élastiques comme des coussins bourrés de plumes d’autruche, et, à leur sommet, dans son nid chaud et charmant, semblable à un lapin sans oreilles, une histoire pleine de gloire, avec sa terrasse et son territoire, et ses vallons en entonnoir, où se laisser choir pour oublier les chagrins noirs. Et ne vous y trompez point, ô mes sœurs ! Car vous pourriez, en la voyant, la prendre également pour une coupole de cristal, ronde de tous les côtés et assise sur une base solide, ou pour une tasse d’argent reposant renversée. Et c’est à une telle adolescente que s’appliquent judicieusement ces vers du poète :

« Elle vint à moi, la jeune fille, vêtue de sa beauté comme le rosier de ses roses, et les seins en avant, ô grenades ! Et je m’écriai : « Voici la rose et les grenades ! »

Je me trompais ! comparer tes joues aux roses, ô jeune fille, et tes seins aux grenades, quelle erreur ! Car ni les roses des rosiers ni les grenades des jardins ne méritent la comparaison.

Car les roses, on peut les respirer, et les grenades on peut les cueillir, mais toi, ô virginale, qui peut se flatter de te sentir ou toucher ?

« Et voilà, ô mes sœurs, ce que, d’un coup d’œil, j’ai pu voir de la princesse Splendeur, fille du roi-des-rois du Gennistân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et voilà ce que j’ai pu voir de la princesse Splendeur, fille du roi-des-rois du Gennistân ! »

Lorsque les jeunes filles eurent entendu ces paroles de leur sœur, elles s’écrièrent, émerveillées : « Que tu as raison, ô Hassân, d’être épris de cette adolescente splendide ! Mais, par Allah ! hâte-toi de nous conduire auprès d’elle, pour que nous la voyions de nos yeux ! » Et Hassân, rassuré du côté de ses sœurs, les conduisit au pavillon où se trouvait la belle Splendeur. Et elles, voyant sa beauté sans pareille, baisèrent la terre entre ses mains, et, après les salams de bienvenue, lui dirent : « Ô fille de notre roi, certes ! ton aventure avec l’adolescent, notre frère, est prodigieuse. Mais, nous toutes ici debout entre tes mains, nous te prédisons le bonheur dans le futur, et nous t’assurons que, durant toute ta vie, tu n’auras qu’à te louer grandement de cet adolescent, notre frère, et de sa délicatesse de manières et de son adresse en tout, et de son affection ! Songe en outre qu’au lieu de se servir d’un intermédiaire il t’a lui-même déclaré sa passion, et ne t’a rien demandé d’illicite ! Et nous, si nous n’étions pas certaines que les jeunes filles ne peuvent se passer d’hommes, nous ne ferions pas auprès de toi, la fille de notre roi, une démarche aussi hardie ! Laisse-nous donc te marier avec notre frère, et tu seras contente de lui, nous le te certifions sur notre cou ! » Et, ayant dit ces paroles, elles attendirent la réponse. Mais, comme la belle Splendeur ne disait ni oui ni non, Bouton-de-Rose s’avança et lui prit la main dans ses mains et lui dit : « Avec ta permission ! ô notre maîtresse ! » et elle se tourna vers Hassân et lui dit : « Avance ta main, toi ! » Et Hassân avança la main, et Bouton-de-Rose la prit et l’unit dans les siennes à celle de la princesse Splendeur, en leur disant à tous deux : « Avec l’assentiment d’Allah et par la loi de son Envoyé, je vous marie ! » Et Hassân, à la limite du bonheur, improvisa ces vers :

« Ô mélange admirable réuni en toi, houria ! En voyant ton glorieux visage baigné dans l’eau de la beauté, qui pourrait en oublier la rayonnante splendeur !

Mes yeux te voient composée précieusement de rubis, pour toute la moitié de ton corps charmant, de perles pour le tiers, de musc noir pour le cinquième et d’ambre pour le sixième, ô toute dorée !

Parmi les vierges nées de l’Ève première, et parmi les beautés qui habitent les multiples jardins des cieux, il n’en est aucune qu’on puisse te comparer !

Veux-tu me donner la mort ? Ne me pardonne pas ! L’amour a fait bien d’autres victimes ! Veux-tu me rappeler à la vie, abaisse tes yeux vers moi, ô ornement du monde ! »

Et les jeunes filles, en entendant ces vers, s’écrièrent toutes ensemble, en se tournant vers Splendeur : « Ô princesse, nous blâmeras-tu maintenant de t’avoir amené un jouvenceau qui s’exprime d’une si belle façon, et en vers si beaux ? » Et Splendeur demanda : « Est-il donc poète ? » Elles dirent : « Mais certainement ! Il improvise et compose avec une facilité merveilleuse des poèmes et des odes de milliers de vers, où règne toujours un très vif sentiment ! » Ces paroles, qui montraient si clairement le nouveau mérite de Hassân, achevèrent enfin de gagner le cœur de la nouvelle épousée. Et elle regarda Hassân en souriant sous ses grands cils. Et Hassân, qui n’attendait qu’un signe de ses yeux, la prit dans ses bras et l’emporta dans sa chambre. Et là, avec sa permission, il ouvrit en elle ce qu’il y avait à ouvrir, et brisa ce qu’il y avait à briser, et décacheta ce qu’il y avait de scellé ! Et il se dulcifia de tout cela à la limite de la dulcification ; et elle également. Et ils éprouvèrent, tous deux, la somme de toutes les joies du monde en peu de temps. Et l’amour s’incrusta dans le cœur de Hassân pour la jouvencelle, au delà de toutes les passions. Et il chanta longuement de tous ses oiseaux ! Or, gloire à Allah qui unit ses Croyants dans les délices et ne leur calcule pas ses dons bienheureux ! C’est toi, Seigneur, que nous adorons, c’est toi dont nous implorons le secours ! Dirige-nous dans le sentier droit, dans le sentier de ceux que tu as comblés de tes bienfaits, et non pas de ceux qui ont encouru ta colère, ni de ceux qui sont dans l’égarement !

Or, Hassân et Splendeur passèrent de la sorte ensemble quarante jours au sein de toutes les jouissances que procure l’amour. Et les sept princesses, surtout Bouton-de-Rose, s’efforcèrent de varier chaque jour les plaisirs des deux époux, et de leur rendre le séjour du palais le plus agréable qu’il leur fut possible. Mais, au bout du quarantième jour, Hassân vit en songe sa mère, qui lui reprochait de l’avoir oubliée, tandis qu’elle passait les jours et les nuits à pleurer sur le tombeau qu’elle lui avait fait élever dans la maison. Et il se réveilla les larmes aux yeux, et poussant des soupirs à fendre l’âme ! Et les sept princesses, ses sœurs, accoururent en l’entendant pleurer ; et Bouton-de-Rose, éplorée plus que toutes les autres, demanda à la fille du roi des genn ce qui était arrivé à son époux ! Et Splendeur répondit : « Je ne sais pas ! » Et Bouton-de-Rose dit : « Je vais alors moi-même m’informer du sujet de son trouble ! » Et elle demanda à Hassân : « Qu’as-tu, mon agneau ? » Et les larmes de Hassân ne firent que couler avec plus de violence ; et il finit par raconter son rêve, en se lamentant beaucoup…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… et il finit par raconter son rêve, en se lamentant beaucoup. Alors, ce fut au tour de Bouton-de-Rose de pleurer et de gémir, tandis que ses sœurs disaient à Hassân : « En ce cas, ô Hassân, nous ne pouvons te retenir davantage ici ni t’empêcher de retourner dans ton pays revoir ta mère chérie. Seulement, nous te supplions de ne point nous oublier et de nous promettre de revenir nous faire une visite, une fois tous les ans ! » Et sa petite sœur Bouton-de-Rose se jeta à son cou en sanglotant, et finit par tomber évanouie de douleur. Et, lorsqu’elle reprit connaissance, elle récita tristement des vers d’adieu, et enfonça sa tête dans ses genoux, refusant toute consolation. Et Hassân se mit à l’embrasser et à la cajoler ; et il lui promit par serment de revenir la voir une fois tous les ans. Et pendant ce temps, sur la prière de Hassân, ses autres sœurs se mirent à faire les préparatifs du voyage. Et quand tout fut prêt, elles lui demandèrent : « De quelle manière veux-tu retourner à Bassra ? » Il dit : « Je ne sais pas ! » Puis soudain il se rappela le tambour magique qu’il avait enlevé au magicien Bahram, et sur lequel était tendue la peau de coq. Et il s’écria : « Par Allah ! voilà l’affaire. Mais je ne sais point m’en servir ! » Alors Bouton-de-Rose, qui pleurait, sécha un moment ses larmes et, se levant, dit à Hassân : « Ô mon frère bien-aimé, moi je vais t’enseigner le moyen de te servir de ce tambour ! » Et elle prit le tambour, et, l’appuyant sur son flanc, elle fit le simulacre de battre des doigts sur la peau de coq. Puis elle dit à Hassân : « C’est comme ça qu’il faut faire ! » Et Hassân dit : « J’ai compris, ma sœur ! » Et il prit à son tour le tambour des mains de la jeune fille, et le battit de la même manière qu’il avait vu faire à Bouton-de-Rose, mais avec beaucoup de force. Et, aussitôt, de tous les points de l’horizon surgirent de grands chameaux, des dromadaires de course, des mulets et des chevaux. Et tout le troupeau accourut au galop se ranger tumultueusement, sur une longue file, d’abord les chameaux, puis les dromadaires de course, puis les mulets et les chevaux.

Alors, les sept princesses choisirent les meilleures bêtes et congédièrent le reste. Et elles chargèrent sur celles qu’elles avaient choisies les ballots précieux, les cadeaux, les effets et les provisions de bouche. Et elles mirent sur le dos d’un grand dromadaire de course un magnifique palanquin à deux places pour les deux époux. Et alors commencèrent les adieux. Oh ! qu’ils furent douloureux ! Pauvre Bouton-de-Rose ! Tu fus triste, et tu pleurais ! Comme ton cœur fraternel se fendait en embrassant Hassân qui partait avec la fille du roi ! Et tu gémissais comme une tourterelle violemment séparée d’avec son tourtereau ! Ah ! tu ne savais pas encore, ô tendre Bouton-de-Rose, combien d’amertume renferme la coupe de la séparation ! Et tu ne te doutais pas que ton bien-aimé Hassân, dont tu préparais le bonheur, ô pleine de pitié, devait être si tôt enlevé à ton affection ! Mais tu le reverras, sois en certaine ! Tranquillise donc ton âme chérie, et rafraîchis tes yeux ! À force de pleurer, tes joues sont devenues, de roses qu’elles étaient, semblables aux fleurs du grenadier ! cesse tes pleurs, Bouton-de-Rose tranquillise ton âme chérie et rafraîchis tes yeux ! Tu reverras Hassân, car ainsi le veut la destinée !

Or donc, la caravane se mit en marche, au milieu des cris déchirants des adieux, et disparut au loin, tandis que Bouton-de-Rose retombait évanouie. Et, avec la rapidité de l’oiseau, elle traversa les montagnes et les vallées, les plaines et les déserts, et, avec l’assentiment d’Allah qui lui écrivit la sécurité, elle arriva sans encombre à Bassra.

Lorsqu’ils furent à la porte de la maison, Hassân entendit sa mère gémir et déplorer douloureusement l’absence de son fils ; et ses yeux se remplirent de larmes, et il frappa à la porte. Et, du dedans, la voix cassée de la pauvre vieille demanda : « Qui est à la porte ? » Et Hassân dit : « Ouvre-nous ! » Et elle vint, en tremblant sur ses pauvres jambes, ouvrir la porte et, malgré sa vue affaiblie par les larmes, elle reconnut son fils Hassân. Alors elle poussa un grand soupir et tomba évanouie ! Et Hassân lui prodigua ses soins, aidé de son épouse, et la fit revenir à elle. Alors il se jeta à son cou, et ils s’embrassèrent tendrement, en pleurant de joie. Et, après les premiers transports, Hassân dit à son mère : « Ô mère, voici ta fille, mon épouse, que je t’amène pour te servir ! » Et la vieille regarda Splendeur, et, en la voyant si belle, elle fut éblouie et faillit voir s’envoler sa raison. Et elle lui dit : « Qui que tu sois, ma fille, sois la bienvenue dans la maison que tu illumines ! » Et elle demanda à Hassân : « Mon fils, comment s’appelle ton épouse ? » Il répondit : « Splendeur, ô ma mère ! » Elle dit : « Ô convenance du nom ! Qu’il fut bien inspiré celui qui t’a trouvé ce nom, ô fille de bénédiction ! » Et elle la prit par la main et s’assit à côté d’elle sur le vieux tapis de la maison. Et Hassân alors se mit à raconter à sa mère toute son histoire, depuis sa disparition soudaine jusqu’à son retour à Bassra, sans oublier un seul détail. Et sa mère fut émerveillée de ce qu’elle entendait, à la limite de l’émerveillement, et ne sut plus comment faire pour honorer, selon son rang, la fille du roi-des-rois du Gennistân.

Or, pour commencer, elle se hâta d’aller au souk acheter toutes sortes de provisions de première qualité ; et elle alla ensuite au souk des soieries, et acheta dix robes splendides, ce qu’il y avait de plus cher chez les grands marchands ; et elle les apporta à l’épouse de Hassân, et l’en vêtit, en les lui mettant toutes les dix à la fois, l’une au-dessus de l’autre, pour lui marquer de la sorte que rien n’était de trop pour son rang et son mérite. Et elle l’embrassa comme si c’eût été sa propre fille. Et elle se mit ensuite à lui cuisiner des mets extraordinaires et des pâtisseries à nulles autres pareilles. Et elle n’épargna rien pour la contenter, la comblant de soins et de délicates attentions. Après quoi, elle se tourna vers son fils et lui dit : « Je ne sais pas, Hassân, mais je crois bien que la ville de Bassra n’est pas digne du rang de ton épouse ; et il vaut mieux pour nous, sous tous les rapports, que nous allions vivre à Baghdad, la Cité de Paix, sous l’aile protectrice du khalifat Haroun Al-Rachid. Et puis, mon fils, nous voici devenus soudainement très riches, et je crains fort qu’en restant à Bassra, où nous sommes connus pour être pauvres, nous n’attirions l’attention d’une façon soupçonneuse, et soyons accusés, à cause de nos richesses, de pratiquer l’alchimie ! Le mieux, à mon avis, est de nous en aller au plus tôt à Baghdad, où, dès le commencement, nous serons connus pour être des princes ou des émirs du loin ! » Et Hassân répondit à sa mère : « L’idée est excellente ! » Et il se leva à l’heure et à l’instant, et vendit les meubles et la maison. Après quoi, il prit le tambour magique et fit résonner la peau de coq…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi, il prit le tambour magique et fit résonner la peau de coq. Et, aussitôt, surgirent du fond des airs les grands dromadaires, qui vinrent se ranger en file le long de la maison. Et Hassân et la mère de Hassân et l’épouse de Hassân prirent ce qu’ils avaient gardé de mieux en fait de choses précieuses et légères de poids, et, montant en palanquin, mirent les dromadaires au pas de course. Et, en moins de temps qu’il n’en faut pour reconnaître la main droite de la main gauche, ils arrivèrent sur les bords du Tigre, aux portes de Baghdad. Et Hassân prit les devants, et alla quérir un courtier qui lui fit faire l’acquisition, au prix de cent mille dinars, d’un magnifique palais, propriété d’un vizir d’entre les vizirs. Et il se hâta d’y conduire sa mère et son épouse. Et il meubla le palais avec un luxe fastueux, et acheta des esclaves des deux sexes, et des jeunes garçons et des eunuques. Et il n’épargna rien pour que son train de maison fût le plus remarquable de toute la ville de Baghdad.

Ainsi installé, Hassân mena dès lors, dans la Cité de Paix, une vie délicieuse avec son épouse Splendeur, entourés tous deux des soins minutieux de la vénérable vieille mère qui s’ingéniait tous les jours à confectionner un mets nouveau et à exécuter les recettes de cuisine qu’elle apprenait de ses voisines, et qui différaient beaucoup des recettes de Bassra ; car, à Baghdad, il y avait beaucoup de plats qu’on ne pouvait réussir nulle part ailleurs sur la face de la terre. Aussi, au bout de neuf mois de cette vie charmante et de cette nourriture soignée, l’épouse de Hassân accoucha heureusement de deux enfants mâles et jumeaux, comme des lunes. Et on appela l’un Nasser, et l’autre Manssour.

Or, au bout d’un an, le souvenir des sept princesses s’offrit à la mémoire de Hassân avec le rappel du serment qu’il leur avait fait. Et il éprouva le plus vif désir de revoir surtout sa sœur Bouton-de-Rose. Il fit donc les préparatifs nécessaires pour ce voyage, acheta les plus belles étoffes et les plus belles choses, dignes d’être offertes en cadeaux, qu’il put trouver à Baghdad et dans tout l’Irak, et fit part à sa mère du projet qu’il avait formé, en ajoutant : « Je veux seulement te recommander une chose, pendant mon absence, à la limite de la recommandation : c’est de garder bien soigneusement le manteau de plumes de mon épouse Splendeur, que j’ai caché dans le lieu le plus secret de la maison. Car, ô ma mère, sache bien que si mon épouse chérie avait l’occasion, pour notre plus grand malheur, de revoir ce manteau, elle se rappellerait à l’instant son instinct originel, qui est le vol des oiseaux, et ne pourrait s’empêcher de s’envoler d’ici, même à son cœur défendant ! Prends donc bien garde, ma mère, de lui montrer ce manteau-là ! Car, si ce malheur arrivait, moi, certainement, ou je mourrais de chagrin ou je me tuerais ! Je te recommande, en outre, de bien la soigner, vu qu’elle est délicate et habituée au dorlotement, et de ne point craindre de la servir toi-même de préférence aux servantes qui ne savent pas, comme toi, ce qui sied et ce qui ne sied pas, ce qui convient et ce qui ne convient pas, ce qui est raffiné et ce qui est grossier. Et surtout, ma mère, ne la laisse pas mettre un pied hors de la maison, ni faire sortir sa tête d’une fenêtre ni même monter sur la terrasse du palais ; car je crains beaucoup le grand air pour elle, et que l’espace ne la tente de quelque manière ou par quelque endroit. Ainsi donc, voilà mes recommandations ! Et si tu veux ma mort, tu n’as qu’à les négliger ! » Et la mère de Hassân répondit : « Qu’Allah me garde de te désobéir, ô mon enfant ! Prions sur le Prophète ! Est-ce que je serais devenue folle pour avoir besoin de tant de recommandations, ou pour enfreindre le moindre de tes ordres ! Pars donc tranquille, ô Hassân, et calme ton esprit ! Et, à ton retour, avec la grâce d’Allah, tu n’auras qu’à demander à Splendeur si tout a marché comme tu le voulais ! Mais, moi, à mon tour, je veux te demander une chose, ô mon enfant, et c’est de ne pas prolonger loin de nous ton absence plus que le temps nécessaire pour aller et revenir, après un court séjour auprès des sept princesses ! »

Ainsi se parlèrent l’un à l’autre Hassân et la mère de Hassân. Et ils ne savaient pas ce que leur réservait l’inconnu dans le livre de la destinée, alors que la belle Splendeur entendait toutes les paroles qu’ils se disaient et les fixait dans sa mémoire.

Or donc, Hassân promit à sa mère qu’il ne s’absenterait que juste le temps nécessaire, et lui fit ses adieux, et alla embrasser son épouse Splendeur, et ses deux fils Nasser et Manssour qui tétaient le sein de leur mère. Après quoi, il battit la peau de coq du tambour…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi, il battit la peau de coq du tambour, et enfourcha le dromadaire de course qui se présenta ; et, après avoir réitéré une seconde fois à sa mère toutes ses recommandations, il lui baisa la main. Puis il parla au dromadaire accroupi, qui se releva aussitôt sur ses quatre jambes et fila dans les airs, plutôt que sur terre, livrant ses membres au vent, et anéantissant, sous ses pas, la distance. Et il ne fut plus qu’un point au loin dans l’espace.

Or, il est, en vérité, sans utilité de dire l’intensité de joie qui accueillit Hassân à son arrivée chez les sept princesses, et surtout le bonheur de Bouton-de-Rose, et comment elles ornèrent le palais de guirlandes de fleurs et l’illuminèrent. Laissons-le plutôt raconter à ses sœurs tout ce qu’il a à leur raconter, surtout la naissance de ses deux fils jumeaux Nasser et Manssour ; laissons-le, en outre, se livrer avec elles à la chasse et aux amusements ; et faites-moi la grâce ô mes honorables et généreux auditeurs qui m’entourez, de revenir avec moi au palais de Hassân, à Baghdad, où nous avons laissé la vieille mère de Hassân et son épouse Splendeur. Accordez-moi cette faveur, ô mes seigneurs à la main ouverte, et vous verrez et vous entendrez ce que vos oreilles honorables et vos yeux admirables n’ont de leur vie jamais ouï, entendu ou soupçonné ! Et que sur vous descendent les bénédictions du Distributeur et les mieux choisies de ses faveurs. Écoutez-moi bien seigneurs !

Donc, ô très illustres, lorsque Hassân fut parti, son épouse Splendeur ne bougea pas et ne quitta pas un instant la mère de Hassân, et cela pendant deux jours. Mais, au matin du troisième jour, elle baisa la main de la vieille dame en lui souhaitant le bonjour, et lui dit : « Ô ma mère, je voudrais bien aller au hammam, depuis le temps que je ne prends plus de bains, à cause de l’allaitement de Nasser et de Manssour ! » Et la vieille dame dit : « Ya Allah ! ô les paroles inconsidérées, ma fille ! Aller au hammam, ô notre calamité ! Ne sais-tu que moi et toi nous sommes des étrangères qui ne connaissons pas du tout les hammams de cette ville-ci ! Et comment pourrais-tu y aller sans y être conduite par ton époux, qui t’y précéderait d’abord pour te retenir d’avance une salle, et s’assurer que tout est propre là-dedans et que les cancrelats, les blattes et les cafards ne tombent pas de la voûte ! Or, ton époux est absent, et moi je ne connais personne qui puisse le remplacer dans une si grave occasion ; et je ne puis moi-même t’accompagner, à cause de mon grand âge et de ma faiblesse ! Mais, si tu veux, ma fille, je vais te faire chauffer de l’eau ici-même, et je te laverai la tête et te donnerai un bain délicieux dans le hammam de notre maison ! J’ai précisément tout ce qu’il faut pour cela, et j’ai même reçu avant-hier une boite de terre parfumée d’Alep, et de l’ambre, et de la pâte épilatoire, et du henné ! Ainsi donc, ma fille, tu peux être tranquille à ce sujet. Ce sera excellent ! » Mais Splendeur répondit : « Ô ma maîtresse, depuis quand refuse-t-on aux femmes la permission du hammam ? Par Allah ! si tu avais dit ces choses-là même à une esclave, elle ne les aurait pas supportées, et plutôt que de continuer à rester dans votre maison, elle t’aurait demandé à être vendue au souk, à la criée ! Mais, ô ma maîtresse, que les hommes sont insensés qui s’imaginent que toutes les femmes se ressemblent, et qu’il faut prendre contre elles mille précautions plus tyranniques les unes que les autres, pour les empêcher de faire les choses illicites ! Mais, toi, tu dois bien savoir pourtant que lorsqu’une femme a fermement résolu de faire une chose, elle trouve toujours moyen, en dépit de tous les empêchements, d’en venir à bout, et que rien ne peut l’arrêter dans ses desseins, fussent-ils irréalisables ou pleins de désastres ! Ah ! hélas sur ma jeunesse ! on me soupçonne, et on n’a plus aucune foi en ma chasteté ! Et il ne me reste plus qu’à mourir ! » Et, ayant dit ces paroles, elle se mit à verser des larmes, à sangloter et à appeler sur sa tête les plus noires calamités !

Alors, la mère de Hassân finit par se laisser toucher par ses pleurs et ses gémissements, en comprenant, d’ailleurs, qu’il n’y avait plus moyen désormais de la détourner de son dessein. Elle se leva donc, malgré son grand âge et la défense expresse de son fils, et prépara tout ce qu’il fallait pour le bain, en fait de linge propre et de parfums. Puis elle dit à Splendeur : « Allons ! ma fille, viens et ne t’attriste plus ! Mais qu’Allah nous sauvegarde de la colère de ton époux ! » Et elle sortit avec elle du palais, et l’accompagna au hammam le plus renommé de la ville.

Ah ! comme elle aurait mieux fait, la mère de Hassân, de ne point se laisser toucher par les plaintes de Splendeur, et de ne pas franchir le seuil de ce hammam ! Mais qui peut lire dans le livre des destinées, en dehors du Seul Voyant ? Et qui peut dire d’avance ce qu’il compte faire entre deux pas de chemin ? Mais nous, qui sommes des musulmans, nous croyons et nous nous fions à la Volonté Suprême ! Et nous disons : « Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Môhammad est l’Envoyé d’Allah ! » Priez sur le Prophète, ô Croyants, mes illustres auditeurs !

Lorsque la belle Splendeur, précédée par la mère de Hassân qui portait le paquet de linge propre, eut pénétré dans le hammam, les femmes qui étaient étendues dans la grande salle centrale d’entrée poussèrent toutes ensemble un cri d’admiration, tant elles furent ravies par sa beauté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque la belle Splendeur, précédée par la mère de Hassân qui portait le paquet de linge propre, eut pénétré dans le hammam, les femmes qui étaient étendues dans la grande salle centrale d’entrée poussèrent toutes ensemble un cri d’admiration, tant elles furent ravies par sa beauté. Et elles ne la quittèrent plus des yeux ! Or, tel fut leur éblouissement quand l’adolescente était encore enveloppée de ses voiles ! Mais quel ne fut point leur délire quand, s’étant dévêtue, elle eut achevé d’être nue ! Ô harpe de Daoud le Roi, qui enchantais le lion Saül ; et toi, fille du désert, amante d’Antara le guerrier crépu, ô vierge Abla aux belles hanches, qui soulevas de large en long, les faisant s’entre-choquer, toutes les tribus de l’Arabie ; et toi, Sett Boudour, fille du roi Ghaïour, maître d’El-Bouhour et d’El-Koussour, toi dont les yeux d’incendie troublèrent à l’extrême les genn et les éfrits ; et toi, musique des sources, et toi, chant printanier des oiseaux, que devîntes-vous devant la nudité de cette gazelle ? Louanges à Allah qui te créas, ô Splendeur, et mélangea en ton corps de gloire les rubis et le musc, l’ambre pur et les perles, ô toute d’or !

Ainsi donc, les femmes du hammam, pour la mieux considérer, quittèrent leur bain et leur nonchaloir, et la suivirent pas à pas. Et le bruit de ses charmes se répandit bientôt du hammam dans tout le voisinage, et, en un instant, les salles furent envahies, à ne pouvoir y circuler, de femmes attirées par la curiosité de voir cette merveille de beauté. Et, parmi ces femmes inconnues, se trouvait précisément une des esclaves de Sett Zobéida, épouse du khalifat Haroun Al-Rachid. Et cette jeune esclave, qui s’appelait Tohfa, fut encore plus stupéfaite que les autres de la beauté parfaite de cette lune magique ; et, les yeux grands ouverts, elle s’immobilisa au premier rang à la regarder se baigner dans le bassin. Et, lorsque Splendeur eut terminé son bain et se fut habillée, la petite esclave ne put faire autrement que de la suivre hors du hammam, attirée par elle comme par une pierre d’aimant, et se mit à marcher derrière elle dans la rue jusqu’à ce que Splendeur et la mère de Hassân fussent arrivées à leur demeure. Alors la jeune esclave Tohfa, ne pouvant entrer dans le palais, se contenta de porter ses doigts à ses lèvres et de lancer à Splendeur, en même temps qu’une rose, un baiser retentissant. Mais, malheureusement pour elle, l’eunuque de la porte vit la rose et le baiser, et, formalisé à l’extrême, se mit à lui dire d’épouvantables injures, en faisant des yeux blancs : ce qui la décida, mais en soupirant, à revenir sur ses pas. Et elle rentra au palais du khalifat, où elle se hâta de se rendre auprès de sa maîtresse, Sett Zobéida.

Or, Sett Zobéida vit que son esclave préférée était toute pâle et bien émue ; et elle lui demanda : « Où donc as-tu été, ô gentille, pour me revenir dans cet état de pâleur et d’émotion ? » Elle dit : « Au hammam, ô ma maîtresse ! » Elle demanda : « Et qu’as-tu donc vu au hammam, ma Tohfa, pour me revenir sens dessus dessous, et avec des yeux si languissants ? » Elle répondit : « Et comment, ô ma maîtresse, mes yeux et mon âme ne languiraient-ils pas, et la mélancolie n’envahirait-elle pas mon cœur au sujet de celle qui m’a ravi la raison ? » Sett Zobéida se mit à rire et dit : « Que me racontes-tu là, ô Tohfa, et de qui me parles-tu ? » Elle dit : « Quel adolescent délicat ou quelle jouvencelle, quel faon ou quelle gazelle, ô ma maîtresse, égaleront jamais ses charmes et sa beauté ? » Sett Zobéida dit : « Ô folle Tohfa, veux-tu enfin te décider à me dire son nom ? » Elle dit : « Je ne le sais pas, ô ma maîtresse ! Mais, ô ma maîtresse, je te le jure par les mérites de tes bienfaits sur ma tête ! nulle créature sur la face de la terre, dans le passé, dans le présent ou dans le futur, ne lui est comparable ! Tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle habite ce palais situé sur les bords du Tigre, et qui a une grande porte du côté de la ville et une autre porte du côté du fleuve. Et, de plus, on m’a dit au hammam qu’elle était l’épouse d’un riche marchand appelé Hassân Al-Bassri ! Ah ! ma maîtresse, si tu me vois toute tremblante entre tes mains, ce n’est point seulement de l’émoi suscité par sa beauté, mais de la crainte extrême qui m’envahit en songeant aux conséquences funestes qui résulteraient si, par malheur, notre maître le khalifat venait à en entendre parler. Sûrement, il ferait tuer le mari et, au mépris de toutes les lois de l’équité, il épouserait cette miraculeuse adolescente ! Et il vendrait de la sorte les biens inestimables de son âme immortelle pour la possession temporaire d’une créature belle mais périssable ! »

À ces paroles de sa petite esclave Tohfa, Sett Zobéida, qui savait combien elle était d’ordinaire sage et mesurée en ses discours, fut stupéfaite grandement, et lui dit : « Mais, ô Tohfa, es-tu au moins bien sûre que tu n’as pas vu en songe seulement une telle merveille de beauté ? » Elle répondit : « Je le jure sur ma tête et sur le poids de l’obligation que je dois à tes bontés pour moi, ô ma maîtresse, je viens, l’ayant vue, de jeter une rose et un baiser à cette adolescente dont nulle terre et nul climat, pas plus chez les Arabes que chez les Turcs ou les Persans, n’a vu naître la pareille ! » Et Sett Zobéida alors s’écria : « Par la vie de mes ancêtres les Purs ! il faut que moi aussi je contemple cette unique pierrerie, et que je la voie avec mes deux yeux ! »

Aussitôt, elle fit appeler le porte-glaive Massrour et lui dit, après qu’il eut embrassé la terre entre ses mains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Aussitôt elle fit appeler le porte-glaive Massrour et lui dit, après qu’il eut embrassé la terre entre ses mains : « Ô Massrour, rends-toi en toute hâte au palais qui a deux portes, l’une donnant sur le fleuve et l’autre regardant du côté de la ville ! Et là tu demanderas l’adolescente qui l’habite, et tu me l’amèneras, au risque de ta tête ! » Et Massrour répondit : « Ouïr, c’est obéir ! » Et il sortit, la tête avant les pieds, et courut au palais en question, qui était, en effet, celui de Hassân. Et il franchit la grande porte devant l’eunuque, qui le reconnut et s’inclina devant lui jusqu’à terre. Et il arriva à la porte d’entrée à laquelle il frappa.

Aussitôt la vieille, mère de Hassân, vint elle-même ouvrir. Et Massrour entra dans le vestibule et souhaita la paix à la vieille dame. Et la mère de Hassân lui rendit son salam et lui demanda : « Que désires-tu ? » Il dit : « Je suis Massrour, le porte-glaive ! Je suis envoyé ici par El-Saïéda Zobéida, fille d’El-Kassem, épouse d’Al-Émir Al-Moumenîn Haroun Al-Rachid, le sixième des descendants d’Al-Abbas, oncle du Prophète (sur Lui la paix d’Allah et ses bénédictions !) Et je viens pour emmener avec moi au palais, auprès de ma maîtresse, la belle adolescente qui habite dans cette demeure ! » À ces paroles, la terrifiée et tremblante mère de Hassân s’écria : « Ô Massrour, nous sommes étrangères ici, et mon fils, l’époux de l’adolescente en question, est absent, en voyage ! Et, avant de partir, il m’a expressément défendu de la laisser sortir de la maison, pas plus avec moi qu’avec toute autre personne, et sous aucun prétexte ! Et j’ai bien peur qu’en la laissant sortir quelque accident ne survienne, à cause de sa beauté, qui obligera mon fils, à son retour, de se donner la mort ! Nous te supplions donc, ô bienfaisant Massrour, d’avoir pitié de notre détresse, et de ne point nous demander quelque chose qu’il est au-dessus de notre volonté et de nos moyens de t’accorder ! » Massrour répondit : « Ne crains donc rien, ma bonne dame ! Sois sûre qu’aucun accident regrettable n’arrivera à la jouvencelle ! Il s’agit simplement que ma maîtresse Sett Zobéida voie cette jeune beauté, pour s’assurer par ses propres yeux si la renommée n’exagère point la portée de ses charmes et de sa splendeur. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je suis chargé d’un pareil message ; et je puis t’assurer que vous n’aurez, ni l’une ni l’autre, sujet de regretter votre soumission à un tel désir, bien au contraire ! Et, en outre, de même que je vais vous conduire en toute sécurité entre les mains de Sett Zobéida, de même je m’engage à vous reconduire saines et sauves à votre maison ! »

Lorsque la mère de Hassân vit de la sorte que toute résistance devenait inutile et même nuisible, elle laissa Massrour dans le vestibule, et entra habiller Splendeur et la parer, et habiller également les deux petits, Nasser et Manssour. Et elle prit les deux petits chacun sur un bras, et dit à Splendeur : « Puisqu’il nous faut céder devant le désir de Sett Zobéida, allons-nous-en ensemble ! » Et elle la précéda dans le vestibule et dit à Massrour : « Nous sommes prêtes ! » Et Massrour sortit et ouvrit la marche, suivi par la mère de Hassân qui portait les deux petits, suivie elle-même par Splendeur, complètement enveloppée de ses voiles. Et Massrour les conduisit de la sorte dans le palais du khalifat, jusque devant le large trône bas où était majestueusement assise, au repos, El-Saïéda Zobéida, entourée de la foule nombreuse de ses esclaves femmes et de ses favorites, au premier rang desquelles se tenait la petite Tohfa.

Alors, la mère de Hassân, remettant les deux petits enfants à Splendeur, qui était toujours entièrement enveloppée de ses voiles, embrassa la terre entre les mains de Sett Zobéida et, après le salam, lui fit son compliment. Et Sett Zobéida lui rendit son salam, lui tendit la main, qu’elle porta à ses lèvres, et la pria de se relever. Puis elle se tourna vers l’épouse de Hassân et lui dit : « Pourquoi, ô bienvenue, ne te débarrasses-tu pas de tes voiles ? Il n’y a point d’hommes ici ! » Et elle fit signe à Tohfa, qui s’approcha aussitôt, en rougissant, de Splendeur, et commença par toucher le pan de son voile, pour porter ensuite à ses lèvres et à son front ses doigts qui avaient frôlé l’étoffe. Puis elle l’aida à rejeter son grand voile, et lui releva elle-même son petit voile de visage.

Ô Splendeur ! Ni la lune qui sort dans son plein de dessous un nuage, ni le soleil dans tout son éclat, ni le tendre balancement du rameau dans la tiédeur du printemps, ni les brises du crépuscule, ni l’eau riante, ni rien de ce qui charme les humains par la vue, par l’ouïe et par l’entendement, n’aurait pu ravir, comme tu le fis, la raison de celles qui te regardaient ! Du rayonnement de ta beauté, tout le palais s’illumina et resplendit ! Dans la joie de ta présence, les cœurs bondissaient comme les agneaux et dansaient dans les poitrines ! Et la folie soufflait sur toutes les têtes ! Et les esclaves te contemplaient avec admiration, en chuchotant : « Ô Splendeur ! » Mais nous, ô mes auditeurs, nous disons : « Louanges à Celui qui forma le corps de la femme comme le lis de la vallée, et le donna à ses Croyants comme un signe du Paradis…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais nous, ô mes auditeurs, nous disons : « Louanges à Celui qui forma le corps de la femme comme le lis de la vallée, et le donna à ses Croyants comme un signe du Paradis ! »

Lorsque Sett Zobéida fut revenue de l’éblouissement où elle se trouvait, elle se leva de son trône et s’approcha de Splendeur qu’elle entoura de ses bras et serra contre son sein en lui baisant les yeux. Puis elle la fit asseoir à ses côtés sur le large trône, et enleva, pour le lui passer au cou, un collier de dix rangs de grosses perles qu’elle portait elle-même depuis son mariage avec Al-Rachid. Puis elle lui dit : « Ô souveraine des enchantements, en vérité, elle s’est trompée, mon esclave Tohfa, qui m’a parlé de ta beauté ! Car ta beauté est au-dessus de toutes paroles ! Mais, dis-moi, ô accomplie, sais-tu le chant, la danse, ou la musique ? Car, lorsqu’on est comme toi, on excelle en toutes choses ! » Splendeur répondit : « En vérité, ô ma maîtresse, je ne sais point chanter, ni danser, ni jouer du luth et des guitares ; et je n’excelle dans aucun des arts que d’ordinaire connaissent les jeunes femmes ! Toutefois, je dois te le dire, je possède un seul talent, qui va peut-être te paraître merveilleux : c’est de voler dans les airs comme les oiseaux ! »

À ces paroles de Splendeur, toutes les femmes s’écrièrent : « Ô enchantement ! Ô prodige ! » Et Sett Zobéida dit : « Comment, bien qu’étonnée à l’extrême, ô charmante, hésiter à te croire douée d’un tel talent ? N’es-tu point déjà plus harmonieuse que le cygne et plus légère à notre vue que les oiseaux ? Mais si tu voulais entraîner notre âme derrière toi, tu consentirais à faire, devant nos yeux, l’essai d’un envolement sans ailes ! » Elle dit : « Justement, ô ma maîtresse, je possède des ailes ; mais elles ne sont point sur moi ! Je puis pourtant les avoir, si telle est ta volonté ! Tu n’aurais pour cela qu’à demander à la mère de mon époux de m’apporter mon manteau de plumes ! »

Aussitôt, Sett Zobéida se tourna vers la mère de Hassân et lui dit : « Ô vénérable dame, notre mère, veux-tu aller nous chercher ce manteau de plumes, pour que j’en voie l’usage qu’en fait ta charmante fille ? » Et la pauvre femme pensa : « Nous voici tous perdus sans recours ! La vue de son manteau va lui remettre en mémoire son instinct originel, et Allah seul sait ce qui va arriver ! » Et elle répondit d’une voix tremblante : « Ô ma maîtresse, ma fille Splendeur est troublée par ta majesté, et ne sait plus ce qu’elle dit ! A-t-on jamais porté des habits de plumes, alors que cette sorte de vêtement ne convient qu’aux oiseaux ! » Mais Splendeur intervint et dit à Sett Zobéida : « Par ta vie, ô ma maîtresse, je te jure que mon manteau de plumes est enfermé dans un coffre caché dans notre maison ! » Alors Sett Zobéida enleva de son bras un bracelet précieux, qui valait tous les trésors de Khosroès et de Kaïssar, et le tendit à la mère de Hassân en lui disant : « Ô notre mère, par ma vie chez toi ! je te conjure d’aller à la maison nous chercher ce manteau de plumes, simplement pour le voir une fois ! Et tu le reprendras ensuite comme il est. » Mais la mère de Hassân jura qu’elle n’avait jamais vu ce manteau de plumes ni rien de semblable. Alors Sett Zobéida cria : « Ya Massrour ! » Et aussitôt le porte-glaive du khalifat se présenta entre les mains de sa souveraine, qui lui dit : « Massrour, cours vite à la maison de ces dames, et cherche partout un manteau de plumes qui est enfermé dans un coffre caché ! » Et Massrour obligea la mère de Hassân à lui remettre les clefs de la maison, et courut faire partout des recherches jusqu’à ce qu’il eût fini par trouver le manteau de plumes dans un coffre caché sous terre. Et il le rapporta à Sett Zobéida, qui, après l’avoir longuement admiré et s’être émerveillée de l’art avec lequel il était façonné, le remit à la belle Splendeur.

Alors, Splendeur commença par l’examiner plume par plume, et constata qu’il était aussi intact que le jour où Hassân le lui avait enlevé. Et elle le déploya et entra dedans, en ramenant sur elle les deux pans, et en les ajustant. Et elle devint semblable à un grand oiseau blanc ! Et, ô émerveillement des assistants ! elle ébaucha d’abord un long glissement, revint sur ses pas, sans toucher le sol, et s’éleva en se balançant jusqu’au plafond ! Puis, elle redescendit légère et aérienne, et prit ses deux enfants, à califourchon, chacun sur une épaule, en disant à Sett Zobéida et aux dames : « Je vois que mes voltiges vous font plaisir. Je vais donc vous mieux satisfaire. Et elle prit son élan, et s’élança jusqu’à la fenêtre du haut, sur le rebord de laquelle elle se posa. Et, de là, elle s’écria : « Écoutez-moi ! car je vous quitte ! » Et Sett Zobéida, émue à l’extrême, lui dit : « Comment, ô Splendeur, tu nous quittes déjà, en nous frustrant pour toujours de ta beauté, ô souveraine des souveraines ! » Splendeur répondit : « Hélas ! oui, ô ma maîtresse. Qui part ne revient pas ! » Puis elle se tourna vers la pauvre mère de Hassân, l’éplorée, la sanglotante, l’affaissée sur les tapis, et lui dit : « Ô mère de Hassân, certes ! de partir ainsi je m’afflige beaucoup, et je m’attriste à cause de toi et de ton fils Hassân, mon époux, car les jours de la séparation déchireront son cœur, et noirciront votre vie ; mais, hélas ! je n’y puis rien ! Je sens l’ivresse de l’air envahir mon âme, et il faut que je m’envole dans l’espace. Mais si ton fils veut jamais me retrouver, il n’aura qu’à venir me chercher dans les îles Wak-Wak. Adieu donc, ô mère de mon époux ! » Et, ayant dit ces paroles, Splendeur s’éleva dans les airs et alla se poser un instant sur le dôme du palais pour lisser ses plumes. Puis elle reprit son vol, et disparut dans les nuages avec ses deux enfants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, ayant dit ces paroles, Splendeur s’éleva dans les airs et alla se poser un instant sur le dôme du palais, pour lisser ses plumes. Puis elle reprit son vol, et disparut dans les nuages avec ses deux enfants.

Quant à la pauvre mère de Hassân, elle fut sur le point d’expirer de douleur, et resta affaissée sur le sol sans mouvement. Et Sett Zobéida se pencha sur elle, et lui prodigua elle-même les soins nécessaires ; et, l’ayant un peu ranimée, lui dit : « Ah ! ma mère, que ne m’as-tu plutôt prévenue, au lieu de tout nier, que Splendeur pouvait faire un semblable usage de cette robe enchantée, de ce manteau fatal ! Je me serais alors bien gardée de le mettre en son pouvoir ! Mais comment pouvais-je deviner que l’épouse de ton fils était de la race des genn aériens ? Je te prie donc, ma bonne mère, de me pardonner mon ignorance et de ne point trop blâmer un acte que je ne calculai point ! » Et la pauvre vieille dit : « Ô ma maîtresse, je suis la seule coupable ! Et l’esclave n’a point à pardonner à sa souveraine ! Chacun porte sa destinée attachée à son cou ! La mienne et celle de mon fils, c’est de mourir de douleur ! » Et, sur ces paroles, elle sortit du palais au milieu des pleurs de toutes les femmes, et se traîna jusqu’à sa maison. Et là elle chercha les petits enfants, et ne les trouva pas ; et elle chercha l’épouse de son fils, et elle ne la trouva pas ! Alors elle fondit en larmes et en sanglots, plus près de la mort que de la vie. Et elle fit élever dans la maison trois tombeaux, un grand et deux petits, auprès desquels elle passait les jours et les nuits à gémir et à pleurer. Et elle récitait ces vers et bien d’autres encore :

« Ô mes pauvres petits enfants ! comme la pluie sur les vieux rameaux des arbres, mes pleurs coulent sur mes joues ridées.

L’adieu de votre départ, c’est l’adieu à notre vie ! Votre perte est la perte de notre âme, ô mes petits enfants, et c’est moi, hélas ! qui reste.

Vous étiez mon âme ! Comment, mon âme m’ayant quittée, puis-je vivre encore, ô mes pauvres petits ! Et c’est moi qui reste ! »

Et voilà pour elle ! Mais pour ce qui est de Hassân, lorsqu’il eut passé trois mois avec les sept princesses, il songea à partir, pour ne point jeter dans l’inquiétude sa mère et son épouse. Et il battit la peau de coq du tambour ; et les dromadaires se présentèrent. Et ses sœurs en choisirent dix et renvoyèrent les autres. Et elles chargèrent cinq dromadaires de lingots d’or et d’argent, et cinq de pierreries. Et elles lui firent promettre de revenir les voir au bout d’un an. Puis elles l’embrassèrent toutes, l’une après l’autre, en se mettant sur un rang ; et chacune à son tour lui adressa une ou deux strophes fort tendres, où elles lui exprimaient combien les affligeait son départ. Et elles se balançaient rythmiquement sur leurs hanches, en marquant la mesure des vers. Et Hassân leur répondit par ce poème improvisé :

« Mes larmes sont des perles dont je vous offre un collier, mes sœurs ! Voici qu’au jour du départ, affermi dans les étriers, je ne puis détourner les rênes !

Ô mes sœurs, comment m’arracher de vos bras aimants ? mon corps s’éloigne, mais mon âme vous reste. Hélas ! hélas ! comment détourner les rênes, le pied déjà dans l’étrier ? »

Puis Hassân s’éloigna sur son dromadaire, à la tête du convoi, et arriva heureusement à Baghdad, la Cité de Paix.

Or, en entrant dans sa maison, Hassân eut peine à reconnaître sa mère, tant les larmes, le jeûne et les veilles l’avaient changée, l’infortunée. Et, comme il ne voyait point accourir son épouse avec les enfants, il demanda à sa mère : « Où est la femme ? Et où sont les enfants ? » Et sa mère ne put répondre que par ses sanglots. Et Hassân se mit à courir comme un fou à travers les pièces, et il vit, dans la salle de réunion, ouvert et vide, le coffre où il avait enfermé le manteau enchanté. Et il se retourna et vit, au milieu de la pièce, les trois tombeaux ! Alors il s’écroula tout de son long, le front sur la pierre, sans connaissance. Et, malgré les soins de sa mère qui avait volé à son secours, il resta dans cet état depuis le matin jusqu’à la nuit. Mais il finit par revenir à lui, et déchira ses vêtements et couvrit sa tête de cendres et de poussière. Puis soudain il se précipita sur son épée, et voulut s’en transpercer. Mais sa mère se jeta entre lui et son épée, en étendant les bras. Et elle lui prit la tête contre sa poitrine, et le fit s’asseoir, bien que, de désespoir, il se roulât par terre comme un serpent. Et elle se mit à lui raconter, peu à peu, tout ce qui s’était passé pendant son absence, et conclut en lui disant : « Tu vois, mon fils, que, malgré l’immensité de notre malheur, le désespoir ne doit pas encore entrer dans ton cœur, puisque tu peux retrouver ton épouse dans les îles Wak-Wak…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA CINQ CENT QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Tu vois, mon fils, que, malgré l’immensité de notre malheur, le désespoir ne doit pas encore entrer dans ton cœur, puisque tu peux retrouver ton épouse dans les îles Wak-Wak. »

À ces paroles de sa mère, Hassân sentit un espoir soudain rafraîchir les éventails de son âme, et, se levant à l’instant, il dit à sa mère : « Je pars pour les îles Wak-Wak ! » Puis il pensa : « Où peuvent-elles bien être situées, ces îles dont le nom ressemble à un cri d’oiseau de proie ? Sont-elles dans les mers de l’Inde, ou du Sindh, ou de la Perse ou de la Chine ? » Et, pour éclairer son esprit à ce sujet, il sortit de la maison, bien que tout parût noir et sans aboutissant à ses yeux, et alla trouver les savants et les lettrés de la cour du khalifat, et leur demanda, à tour de rôle, s’ils connaissaient les mers ou étaient situées les îles Wak-Wak. Et tous répondirent : « Nous ne le savons pas ! Et de notre vie nous n’avons entendu parler de l’existence de ces îles-là ! » Alors Hassân recommença à se désespérer, et retourna à la maison, la poitrine oppressée par le vent de la mort. Et il dit à sa mère, en se laissant tomber à terre : « Ô mère, ce n’est point aux îles Wak-Wak qu’il me faut aller, mais plutôt aux lieux où la Mère-des-Vautours [la Mort] a déposé son bagage ! » Et il fondit en larmes, la tête dans les tapis. Mais soudain il se releva, et dit à sa mère : « Allah m’envoie la pensée de retourner auprès des sept princesses qui m’appellent leur frère, pour leur demander le chemin des îles Wak-Wak ! » Et, sans plus tarder, il fit ses adieux à la pauvre mère, en mêlant ses larmes aux siennes, et remonta sur le dromadaire qu’il n’avait pas encore congédié depuis son retour. Et il arriva heureusement au palais des sept sœurs, dans la Montagne-des-Nuages.

Lorsque ses sœurs le virent arriver, elles le reçurent avec les transports de la félicité la plus vive. Et elles l’embrassèrent en poussant des cris de joie et lui souhaitant la bienvenue. Et lorsque vint le tour de Bouton-de-Rose d’embrasser son frère, elle vit, avec les yeux de son cœur aimant, le changement opéré dans les traits de Hassân et le trouble de son âme. Et, sans lui faire la moindre question, elle fondit en larmes sur son épaule. Et Hassân pleura avec elle, et lui dit : « Ah ! Bouton-de-Rose, ma sœur, je souffre cruellement, et je viens près de toi chercher le seul remède qui puisse alléger mes maux ! Ô parfums de Splendeur ! le vent ne vous apportera plus pour rafraîchir mon âme ! » Et Hassân, en prononçant ces mots, poussa un grand cri et tomba privé de sentiment.

À cette vue, les princesses effrayées s’empressèrent autour de lui en pleurant, et Bouton-de-Rose lui aspergea le visage d’eau de roses et l’arrosa de ses larmes. Et Hassân sept fois essaya de se relever, et sept fois il retomba par terre. Enfin, il put rouvrir les yeux après un évanouissement encore plus long que les autres, et il raconta à ses sœurs toute la triste histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis il ajouta : « Et maintenant, ô secourables sœurs, je viens vous demander le chemin qui conduit aux îles Wak-Wak ! Car mon épouse Splendeur, en partant, a dit à ma pauvre mère : « Si ton fils veut jamais me retrouver, il n’aura qu’à venir me chercher dans les îles Wak-Wak ! »

Lorsque les sœurs de Hassân eurent entendu ces dernières paroles, elles baissèrent la tête, en proie à une stupeur sans bornes, et se regardèrent longtemps sans parler. Enfin elles rompirent le silence et s’écrièrent toutes à la fois : « Lève ta main vers la voûte du ciel, ô Hassân, et tâche de l’atteindre ou de la toucher. Cela te serait encore plus aisé que de parvenir à ces îles Wak-Wak, où se trouve ta femme avec tes enfants ! » À ces mots, les larmes de Hassân coulèrent comme un torrent, et inondèrent ses vêtements. Et les sept princesses, de plus en plus émues de sa douleur, s’efforcèrent de le consoler. Et Bouton-de-Rose lui entoura tendrement le cou de ses bras, et lui dit, en l’embrassant : « Ô frère mien, calme ton âme et rafraîchis tes yeux, puis prends patience avec la destinée contraire, car le Maître des Proverbes a dit : « La patience est la clef de la consolation, et la consolation fait parvenir au but ! » Et tu sais, ô mon frère, que toute destinée doit s’accomplir, mais jamais celui qui doit vivre dix ans ne meurt dans sa neuvième année ! Prends donc courage, et essuie tes larmes : et moi je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour tâcher de te faciliter les moyens de parvenir auprès de ta femme et de tes enfants, si telle est la volonté d’Allah (qu’il soit exalté !) Ah ! ce maudit manteau de plumes ! Que de fois n’ai-je pas eu l’idée de te dire de le brûler et chaque fois je m’arrêtais de peur de te contrarier. Enfin ! Ce qui est écrit, est écrit ! Nous allons tâcher de remédier, entre tous tes maux, à celui qui est le plus remédiable ! » Et elle se tourna vers ses sœurs, et se jeta à leurs pieds, et les conjura de se joindre à elle pour découvrir par quel moyen son frère pourrait trouver le chemin des îles Wak-Wak. Et ses sœurs le lui promirent de tout cœur amical.

Or, les sept princesses avaient un oncle, frère de leur père, qui chérissait d’une manière toute particulière l’aînée des sœurs ; et il venait la voir régulièrement une fois tous les ans. Et cet oncle s’appelait Abd Al-Kaddous…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, les sept princesses avaient un oncle, frère de leur père, qui chérissait d’une manière toute particulière l’aînée des sœurs ; et il venait la voir régulièrement une fois tous les ans. Et cet oncle s’appelait Abd Al-Kaddous. Et lors de sa dernière visite il avait donné à sa préférée, l’aînée des princesses, un petit sac rempli d’aromates, en lui disant qu’elle n’avait qu’à brûler un peu de ces aromates, s’il se présentait jamais quelque circonstance où elle crût avoir besoin de son secours. Aussi, lorsque Bouton-de-Rose l’eut tellement suppliée d’intervenir, l’aînée des princesses pensa que son oncle pourrait peut-être tirer le pauvre Hassân de son embarras. Et elle dit à Bouton-de-Rose : « Va vite me chercher le sac de parfums et la cassolette d’or ! » Et Bouton-de-Rose courut chercher les deux choses, et les remit à sa sœur, qui ouvrit le sac, y prit une pincée de parfum et la jeta dans la cassolette, au milieu de la braise, en pensant mentalement à son oncle Abd Al-Kaddous, et en l’appelant.

Or, dès que les fumées se dégagèrent de la cassolette, voici que s’éleva un tourbillon de poussière qui se rapprocha, et d’en dessous apparut, monté sur un éléphant blanc, le cheikh Abd Al-Kaddous. Et il descendit de son éléphant, et dit à l’aînée des sœurs et aux princesses, filles de son frère : « Me voici ! Pourquoi ai-je senti l’odeur du parfum ? Et en quoi puis-je t’être utile, à toi, ma fille ? » Et la jeune fille se jeta à son cou et lui baisa la main, et répondit : « Ô notre oncle chéri, voilà déjà plus d’un an que tu n’étais venu nous voir, et ton absence nous inquiétait et nous tourmentait. C’est pourquoi j’ai brûlé du parfum, pour te voir et être tranquillisée ! » Il dit : « Tu es la plus charmante des filles de mon frère, ô ma préférée. Mais ne crois point, parce que j’ai retardé cette année mon arrivée, que je t’aie oubliée. Justement je voulais venir te voir demain ! Mais ne me cache rien, car tu dois certainement avoir quelque chose à me demander ! » Elle répondit : « Qu’Allah te garde et prolonge tes jours, ô mon oncle ! Du moment que tu me le permets, je voudrais, en effet, te demander quelque chose ! » Il dit : « Parle ! Je te l’accorde d’avance ! » Alors l’adolescente lui raconta toute l’histoire de Hassân, et ajouta : « Et maintenant je te demande, pour toute faveur, de dire à notre frère Hassân comment il faut qu’il fasse pour arriver à ces îles Wak-Wak ! »

À ces paroles, le cheikh Abd Al-Kaddous baissa la tête, et mit un doigt dans sa bouche en réfléchissant profondément pendant une heure de temps. Puis il tira son doigt de sa bouche, releva la tête et, sans dire un mot, se mit à tracer plusieurs figures sur le sable. Enfin il rompit le silence et dit aux princesses, en hochant la tête : « Mes filles, dites à votre frère qu’il se tourmente inutilement ! Il est impossible qu’il puisse aller aux îles Wak-Wak ! » Alors les jeunes filles, avec des larmes dans les yeux, se tournèrent vers Hassân, et dirent : « Hélas ! ô notre frère ! » Mais Bouton-de-Rose le prit par la main, le fit approcher, et dit au cheikh Abd Al-Kaddous : « Mon bon oncle, fais-lui la preuve de ce que tu viens de nous dire, et donne-lui de sages conseils qu’il écoutera d’un cœur soumis ! » Et le vieillard donna sa main à baiser à Hassân et lui dit : « Sache, mon fils, que tu te tourmentes inutilement ! Il est impossible que tu puisses aller aux îles Wak-Wak, quand même toute la cavalerie volante des genn, les comètes vagabondes et les planètes tournoyantes viendraient à ton secours ! En effet, ces îles Wak-Wak, mon fils, sont des îles habitées par des amazones vierges, et où règne précisément le roi-des-rois du Gennistân, père de ton épouse Splendeur. Et tu es, ici, séparé de ces îles-là, où personne n’est jamais allé et d’où personne n’est revenu, par sept vastes mers, sept vallées sans fond et sept montagnes sans sommet. Et elles sont situées aux confins extrêmes de la terre, au delà desquels il n’y a plus rien de connu ! Aussi je ne crois pas que tu puisses arriver, par n’importe quel moyen, à franchir les obstacles divers qui t’en séparent. Et je pense que pour toi le plus sage parti à prendre est encore de t’en retourner chez toi, ou de rester ici avec tes sœurs, qui sont charmantes ! Mais quant aux îles Wak-Wak, n’y pense plus ! »

À ces paroles du cheikh Abd Al-Kaddous, Hassân devint jaune comme le safran, poussa un grand cri et tomba évanoui. Et les princesses ne purent retenir leurs sanglots ; et la plus jeune déchira ses vêtements et se meurtrit le visage ; et toutes ensemble se mirent à gémir et à se lamenter autour de Hassân. Et, une fois qu’il eut repris connaissance, il ne sut que pleurer, la tête dans les genoux de Bouton-de-Rose. Et le vieillard finit par être ému de ce spectacle, et, compatissant à toute cette douleur, il se tourna vers les princesses qui ululaient lamentablement, et leur dit d’un ton bourru : « Taisez-vous ! » Et les princesses arrêtèrent soudain dans leur gosier les cris qui en sortaient, et attendirent avec anxiété ce qu’allait dire leur oncle. Et le cheikh Abd Al-Kaddous appuya sa main sur l’épaule de Hassân et lui dit : « Cesse tes gémissements, mon fils, et reprends courage ! Car, avec l’aide d’Allah, je donnerai un meilleur tour à ton affaire. Lève-toi donc et suis-moi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le cheikh Abd Al-Kaddous appuya sa main sur l’épaule de Hassân et lui dit : « Cesse tes gémissements, mon fils, et reprends courage ! Car, avec l’aide d’Allah, je donnerai un meilleur tour à ton affaire. Lève-toi donc et suis-moi ! » Et Hassân, à qui ces paroles avaient soudain rendu la vie, se leva sur ses pieds, fit rapidement ses adieux à ses sœurs, embrassa plusieurs fois Bouton-de-Rose, et dit au vieillard : « Je suis ton esclave ! »

Alors, le cheikh Abd Al-Kaddous fit monter Hassân derrière lui, sur l’éléphant blanc, et parla à la bête immense qui se mouvementa. Et, rapide comme la grêle qui tombe, la foudre qui frappe et l’éclair qui brille, le grand éléphant livra ses membres au vent et s’envola et s’enfonça dans les plaines de l’espace, anéantissant sous ses pas la distance !

Or, en trois jours et trois nuits de cette rapidité, ils parcoururent un chemin de sept années. Et ils arrivèrent auprès d’une montagne bleue, dont tous les alentours étaient bleus, et au milieu de laquelle se trouvait une caverne dont l’entrée était fermée par une porte d’acier bleu. Et le cheikh Abd Al-Kaddous frappa à cette porte, et il en sortit un nègre bleu, qui tenait d’une main un sabre bleu, et de l’autre un bouclier de métal bleu. Et le cheikh, avec une promptitude incroyable, arracha ces armes des mains du nègre, qui aussitôt s’effaça pour le laissa passer ; et il entra, suivi de Hassân, dans la caverne dont le nègre bleu referma la porte derrière eux.

Alors ils marchèrent, environ l’espace d’un mille, dans une large galerie voûtée où la lumière était bleue et les roches transparentes et bleues, et au bout de laquelle ils se trouvèrent en face de deux énormes portes d’or. Et le cheikh Abd Al-Kaddous ouvrit l’une de ces portes, et dit à Hassân de l’attendre jusqu’à ce qu’il fût de retour. Et il disparut à l’intérieur. Mais, au bout d’une heure, il revint en tenant par la bride un cheval bleu, tout scellé et harnaché en couleurs bleues, sur lequel il fit monter Hassân. Et il ouvrit alors la seconde porte d’or, et devant eux se déploya soudain le grand espace bleu, et, à leurs pieds, une immense prairie sans horizon. Et le cheikh dit à Hassân : « Mon fils, es-tu toujours déterminé à partir et à affronter les dangers sans nombre qui t’attendent ? Ou bien n’aimerais-tu pas mieux, comme je te le conseille, revenir sur tes pas et retourner auprès des sept princesses, mes nièces, qui sauraient bien te consoler de la perte de ton épouse Splendeur ? » Hassân répondit : « Je préfère mille fois braver les dangers de la mort, que de souffrir plus longtemps les tourments de l’absence ! » Le cheikh reprit : « Mon fils Hassân, n’as-tu point une mère pour laquelle ton absence sera une source inépuisable de larmes ? Et n’aimerais-tu pas mieux retourner auprès d’elle pour la consoler ? » Il répondit : « Je ne retournerai point auprès de ma mère sans mon épouse et mes enfants ! » Alors le cheikh Abd Al-Kaddous lui dit : « Eh bien donc, Hassân, pars sous la protection d’Allah ! » Et il lui remit une lettre où était écrite à l’encre bleue l’adresse suivante : « Au très illustre et très glorieux cheikh-des-cheikhs, notre maître, le vénérable Père-des-Plumes ! » Puis il lui dit : « Prends cette lettre, mon fils, et va où te conduira ton cheval. Il arrivera à une montagne noire, dont tous les alentours sont noirs, devant une caverne noire. Alors mets pied à terre et, après avoir attaché la bride à la selle, laisse entrer le cheval tout seul dans la caverne. Et tu attendras à la porte, et tu verras sortir un vieillard noir, habillé de noir, et noir partout, à l’exception d’une longue barbe blanche qui lui descend jusqu’aux genoux. Alors tu lui baiseras la main, tu placeras sur ta tête le pan de sa robe, et lui remettras cette lettre que je te donne pour te servir d’introduction auprès de lui. Car c’est lui le cheikh Père-des-Plumes ! Et il est mon maître et la couronne sur ma tête ! Et lui seul, sur la terre, peut t’aider dans ta téméraire entreprise ! Tu tâcheras donc de te le rendre favorable, et tu feras tout ce qu’il te dira de faire. Ouassalam ! »

Alors Hassân prit congé du cheikh Abd Al-Kaddous, et serra les flancs de son cheval bleu qui hennit et partit comme la flèche ! Et le cheikh Abd Al-Kaddous rentra dans la grotte bleue.

Or, pendant dix jours Hassân laissa aller le cheval à son gré, à une allure telle qu’il ne pouvait être devancé ni par le vol de l’oiseau ni par les tourbillons des tempêtes. Et il franchit de la sorte un espace de dix années en ligne droite ! Et il arriva enfin au pied d’une chaîne de montagnes noires, au sommet invisible, qui s’étendaient de l’orient à l’occident. Et, en approchant de ces montagnes, son cheval se mit à hennir, en ralentissant son allure…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, en approchant de ces montagnes, son cheval se mit à hennir, en ralentissant son allure. Et aussitôt, de tous les points à la fois, accoururent, plus innombrables que les gouttes de pluie, des chevaux noirs qui vinrent flairer le cheval bleu de Hassân et se frotter à lui. Et Hassân fut effrayé de leur nombre, et eut peur qu’ils ne voulussent lui défendre le chemin ; mais il poursuivit sa route et arriva à l’entrée de la caverne noire, au milieu des roches plus noires que l’aile de la nuit. Et c’était précisément la caverne dont lui avait parlé le cheikh Abd Al-Kaddous. Il descendit donc, et, après avoir attaché la bride au pommeau de la selle, il laissa son cheval entrer seul dans la caverne ; et il s’assit à l’entrée, ainsi que le lui avait ordonné le cheikh.

Or, Hassân n’était pas là depuis une heure lorsqu’il vit sortir de la grotte un vénérable vieillard, vêtu de noir, et noir lui-même depuis les pieds jusqu’à la tête, à l’exception de la longue barbe blanche qui lui arrivait jusqu’à la ceinture. C’était le cheikh-des-cheikhs, le très glorieux Ali Père-des-Plumes, fils de la reine Balkis, épouse de Soleïmân (sur eux tous la paix d’Allah et ses bénédictions !) Et Hassân, à sa vue, se jeta à ses genoux, et lui baisa les mains et les pieds, et se plaça sur la tête le pan de sa robe, se mettant ainsi sous sa protection. Puis il lui présenta la lettre d’Abd Al-Kaddous. Et le cheikh Père-des-Plumes prit la lettre et, sans dire un seul mot, rentra dans la grotte. Et Hassân, ne le revoyant plus, commençait déjà à se désespérer, quand il parut, mais cette fois entièrement vêtu de blanc. Et il fit signe à Hassân de le suivre, et marcha devant lui dans la grotte. Et Hassân le suivit, et arriva derrière lui dans une immense salle carrée, pavée de pierreries, dont les quatre angles étaient occupés chacun par un vieillard vêtu de noir et assis sur un tapis, au milieu d’un nombre infini de manuscrits, avec une cassolette d’or où brûlaient des parfums devant lui ; et chacun de ces quatre sages était entouré par sept autres savants, ses disciples, qui transcrivaient les manuscrits et lisaient ou réfléchissaient. Mais lorsque le cheikh Ali Père-des-Plumes fut entré, tous ces vénérables personnages se levèrent en son honneur ; et les quatre savants principaux quittèrent leurs angles et vinrent s’asseoir auprès de lui, au milieu de la salle. Et lorsque tout le monde eut pris sa place, Cheikh Ali se tourna vers Hassân et lui dit de raconter son histoire devant cette assemblée de sages.

Alors Hassân, bien ému, commença d’abord par verser des larmes en torrents ; puis, ayant pu les sécher, il se mit à raconter, d’une voix entrecoupée de sanglots, toute son histoire depuis son enlèvement par Bahram le Guèbre, jusqu’à sa rencontre avec le cheikh Abd Al-Kaddous, disciple du cheikh Père-des-Plumes et oncle des sept princesses. Et, pendant tout ce récit, les sages ne l’interrompirent point ; mais lorsqu’il eut fini, ils s’écrièrent tous à la fois, en se tournant vers leur maître : « Ô vénérable maître, ô fils de la reine Balkis, le sort de ce jeune homme est digne de pitié, car il souffre et comme époux et comme père. Et peut-être pouvons-nous contribuer à lui rendre cette jouvencelle si belle et ces deux enfants si beaux ! » Et le cheikh Ali répondit : « Mes vénérables frères, c’est là une grande affaire. Et vous savez comme moi combien il est difficile d’arriver aux îles Wak-Wak, et combien il est plus difficile encore d’en revenir. Et vous savez toute la difficulté qu’il y a, une fois que l’on est dans ces îles après tous les obstacles franchis, à approcher des amazones vierges, gardiennes du roi-des-rois des genn et de ses filles. Dans ces conditions, comment voulez-vous que Hassân parvienne jusqu’à la princesse Splendeur, fille de leur puissant roi ? » Les cheikhs répondirent : « Vénérable père, tu as raison, qui peut le nier ? Mais ce jeune homme t’a été particulièrement recommandé par notre frère, l’honorable et illustre cheikh Abd Al-Kaddous, et tu ne peux ne point accueillir favorablement ses intentions ! »

Et Hassân, de son côté, en entendant ces paroles, se jeta aux pieds du cheikh, se couvrit la tête du pan de son manteau et, lui entourant les genoux de ses bras, le conjura de lui rendre son épouse et ses enfants. Et il baisa également les mains de tous les cheikhs, qui joignirent leurs prières aux siennes en suppliant leur maître à tous, le cheikh Père-des-Plumes, d’avoir pitié de l’infortuné jeune homme ! Et le cheikh Ali répondit : « Par Allah ! moi, de ma vie, je n’ai vu quelqu’un mépriser l’existence aussi résolument que ce jeune Hassân ! Il ne sait ce qu’il désire ni ce qui l’attend, ce téméraire ! Mais enfin, je veux bien faire pour lui tout ce qui dépendra de moi ! »

Ayant ainsi parlé, le cheikh Ali Père-des-Plumes réfléchit une heure de temps, au milieu de ses vieux disciples respectueux ; puis il releva la tête et dit à Hassân : « Avant tout, je vais te donner quelque chose qui te sauvegardera en cas de danger ! » Et il s’arracha de la barbe une touffe de poils, à l’endroit où ils étaient le plus longs, et les remit à Hassân en lui disant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il s’arracha de la barbe une touffe de poils, à l’endroit où ils étaient le plus longs, et les remit à Hassân en lui disant : « Voilà ce que je fais pour toi ! Si tu te trouves jamais au milieu d’un grand danger, tu n’as qu’à brûler un des poils de cette touffe, et je viendrai à l’instant à ton secours ! » Puis il leva la tête vers la voûte de la salle, et frappa ses mains l’une contre l’autre, comme pour appeler quelqu’un. Et aussitôt se présenta entre ses mains, descendu de la voûte, un éfrit d’entre les éfrits ailés. Et le cheikh lui demanda : « Comment t’appelles-tu, ô éfrit ? » Il dit : « Ton esclave Dahnasch ben-Forktasch, ô cheikh Ali Père-des-Plumes ! » Et le cheikh lui dit : « Approche-toi ! » Et l’éfrit Dahnasch s’approcha du cheikh Ali qui appliqua sa bouche contre son oreille et lui dit quelque chose à voix basse. Et l’éfrit répondit par un signe de tête, qui signifiait : « Oui ! » Et le cheikh se tourna vers Hassân et lui dit : « Monte, mon fils, monte sur le dos de cet éfrit. Il te transportera dans la région des nuages, et de là te descendra sur une terre qui est de camphre blanc. Et c’est là, ô Hassân, que l’éfrit te laissera, car il ne peut aller plus loin. Et tu devras alors te diriger tout seul à travers cette terre de camphre blanc. Et une fois que tu en seras sorti, tu arriveras en face des îles Wak-Wak. Et, là, Allah pourvoira ! »

Alors Hassân baisa de nouveau les mains du cheikh Père-des-Plumes, fit ses adieux aux autres sages en les remerciant de leurs bontés, et monta à califourchon sur les épaules de Dahnasch qui s’éleva avec lui dans les airs. Et l’éfrit le porta dans la région des nuages, et de là descendit avec lui sur la terre de camphre blanc, où il le laissa, puis il disparut.

Ainsi, ô Hassân, ô natif de Bassra, toi que jadis on admirait dans les souks de ta ville natale, et qui faisais s’envoler tous les cœurs et se pâmer de ta beauté ceux qui te regardaient, toi qui vécus si longtemps heureux au milieu des princesses, et qui suscitas dans leurs âmes tant de tendresse et tant de douleur, voici que, poussé par ton amour pour Splendeur, tu abordes, sur les ailes de l’éfrit, à cette terre de camphre blanc, ou tu vas éprouver ce que nul avant toi et nul après toi n’aura jamais éprouvé !

En effet, lorsque l’éfrit l’eut déposé sur cette terre, Hassân se mit à marcher droit devant lui, sur un sol brillant et parfumé. Et il marcha ainsi longtemps, et finit par distinguer au loin, au milieu d’une prairie, quelque chose qui ressemblait à une tente. Et il se dirigea de ce côté-là, et finit par arriver tout près de cette tente. Mais comme à ce moment il marchait dans un gazon très épais, il heurta du pied quelque chose qui y était caché ; et il regarda et vit que c’était un corps blanc comme une masse d’argent et grand comme une des colonnes de la cité d’Iram. Or c’était un géant, et la tente que Hassân voyait n’était autre chose que son oreille, laquelle lui servait de tente-abri contre le soleil. Et le géant, réveillé ainsi de son sommeil, se leva en mugissant, et se mit dans une telle colère qu’il se gonfla le ventre de son haleine, avec des efforts de cul si considérables que son fondement en gémit à travers : ce qui produisit, sous forme de tonnerre, une suite de pets extraordinaires, dont Hassân fut projeté la face contre terre, puis lancé en l’air avec, de terreur, les yeux à l’envers ! Et, avant qu’il fût retombé sur le sol, le géant l’attrapa au vol par le col, à l’endroit où la peau est le plus molle, et le tint, par la force de son bras, suspendu en l’air comme le moineau dans la serre du faucon. Et il se disposa, le faisant tournoyer à tour de bras, à l’aplatir contre terre en lui broyant les os et faisant ainsi entrer sa longueur dans sa largeur.

Lorsque Hassân vit ce qui allait lui arriver, il se débattit de toutes ses forces et s’écria : « Ah ! qui me sauvera ? Ah ! qui me délivrera ? Ô géant, aie pitié de moi ! » En entendant ces cris de Hassân, le géant se dit : « Par Allah ! Il ne chante pas mal, ce petit oiseau-là ! Et son gazouillement me plaît. Aussi vais-je de ce pas le porter à notre roi ! » Et il le tint délicatement par un pied, de peur de l’abîmer, et pénétra dans une épaisse forêt où, au milieu d’une clairière, assis sur un rocher qui lui tenait lieu de trône, se tenait le roi des géants de la terre de camphre blanc. Et il était environné de ses gardes, qui étaient cinquante géants hauts chacun de cinquante coudées. Et celui qui tenait Hassân s’approcha du roi, et lui dit : « Ô notre roi, voici un petit oiseau que j’ai attrapé par le pied, et que je t’apporte à cause de sa belle voix ! Car il gazouille agréablement ! » Et il donna de petits coups sur le nez de Hassân, en lui disant : « Chante un peu devant le roi ! » Et Hassân, qui ne comprenait pas le langage du géant, crut que sa dernière heure était arrivée, et se mit à se débattre, en s’écriant : « Ah ! qui me sauvera ? Ah ! qui me délivrera ? » Et le roi, en entendant cette voix, se convulsa et se trémoussa de joie, et dit au géant : « Par Allah ! il est charmant ! Et il faudra le porter sur-le-champ à ma fille qu’il enchantera ! » Et il ajouta, en se tournant vers le géant : « Oui ! hâte-toi de le mettre dans une cage, et d’aller le suspendre dans la chambre de ma fille, près de son lit, afin qu’il puisse la distraire par ses chants et son gazouillement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Oui ! hâte-toi de le mettre dans une cage, et d’aller le suspendre dans la chambre de ma fille, près de son lit, afin qu’il puisse la distraire par ses chants et son gazouillement ! »

Alors, le géant se hâta de mettre Hassân dans une cage, avec deux grandes tasses, une pour la nourriture, et une pour l’eau. Et il lui mit également deux perchoirs, afin qu’il pût sauter et chanter à son aise ; et il le porta dans la chambre de la fille du roi, et le suspendit à son chevet.

Lorsque la fille du roi vit Hassân, elle fut charmée de sa figure et de ses formes jolies, et se mit à lui faire mille caresses et à le gâter de toutes les façons. Et elle lui parlait d’une voix très douce, pour l’apprivoiser, bien que Hassân ne comprît rien à son langage. Mais comme il voyait qu’elle ne lui voulait pas de mal, il essaya de l’attendrir sur sa destinée, en pleurant et en gémissant. Et la princesse prenait chaque fois ses gémissements et ses soupirs pour des chants harmonieux ; et elle en éprouvait un plaisir extrême. Et elle finit par éprouver pour lui une inclination extraordinaire ; et elle ne pouvait plus le quitter à aucune heure du jour ou de la nuit. Et elle sentait, en l’approchant, que tout son être travaillait à son sujet. Et elle ne comprenait pas ce que l’on pouvait bien faire avec un si petit oiseau, en fait de manifestations. Et souvent elle lui faisait des signes, et lui parlait par gestes ; mais, lui non plus, ne la comprenait pas, et il était loin de deviner tout le parti que l’on pouvait tirer d’une adolescente, géante, à la vérité, mais si avenante.

Or, un jour, la fille du roi tira Hassân de la cage pour le nettoyer et le changer d’habits. Et lorsqu’elle l’eut déshabillé, elle vit, ô prodigieuse découverte ! qu’il n’était pas du tout dépourvu de ce qu’avaient les géants de son père, bien que tout cela fût, en proportion, extrêmement menu. Et elle pensa : « Par Allah ! c’est la première fois que je vois un oiseau avec des choses comme ça ! » Et elle se mit à manipuler Hassân et à le tourner et retourner dans tous les sens, en s’émerveillant de ce qu’elle découvrait en lui à chaque instant. Et Hassân était dans ses mains exactement comme un moineau entre les mains du chasseur. Et la jeune géante, voyant que sous ses doigts le concombre se changeait en courge, se mit à rire tellement qu’elle se renversa sur le côté. Et elle s’écria : « Quel oiseau étonnant ! Il chante comme les oiseaux, et se comporte avec les femmes aussi poliment que les hommes géants ! » Et comme elle voulait lui rendre égard pour égard, elle le prit tout contre elle, et se mit à le caresser partout comme s’il était un homme, lui faisant mille propositions, non en paroles, car un oiseau n’aurait pu les entendre, mais en gestes et en actions, si bien qu’il se comporta avec elle tout à fait comme un moineau avec sa moinelle. Et de ce moment Hassân devint l’oiseau de la fille du roi !

Or, Hassân, bien que cajolé et gâté et dorloté comme un oiseau, et en dépit de ce qu’il éprouvait au milieu des somptuosités de la géante, fille du roi, et de ce qu’il lui faisait d’ailleurs sentir, à son tour, et malgré tout le bien-être où il vivait dans sa cage, où la princesse l’enfermait chaque fois qu’elle avait fini sa chose avec lui, était loin d’oublier son épouse Splendeur, fille du roi-des-rois du Gennistân, et les îles Wak-Wak, but de son voyage, dont il savait n’être plus très éloigné ! Et, pour se tirer d’embarras, il aurait volontiers fait usage du tambour magique et de la touffe de poils ; mais, en le changeant d’habits, la fille du roi des géants, lui avait enlevé les objets précieux ; et il avait beau les réclamer par signes et par tous les gestes qu’on fait en arabe, elle ne comprenait point ce qu’il lui demandait, et croyait chaque fois qu’il demandait la copulation. Ce qui faisait que chaque fois qu’il demandait le tambour, c’était une copulation qui lui répondait, et chaque fois qu’il réclamait la touffe de poils, c’était une copulation qu’il lui fallait exécuter, tant et tant, en vérité, qu’il fut, au bout de quelques jours, dans un état à nul autre pareil, et qu’il n’osait plus faire un geste ni le moindre signe, de peur de voir la réponse en action de la terrible géante.

Tout cela ! Et la situation de Hassân ne changeait pas ; et il dépérissait et jaunissait dans sa cage, ne sachant plus à quel parti se résoudre, quand un jour la géante, après des caresses multipliées plus qu’à l’ordinaire, s’assoupit pendant qu’elle le tenait contre elle, et le laissa s’échapper. Et Hassân se précipita aussitôt vers le coffre où se trouvaient ses vieux effets, et il prit la touffe de barbe dont il brûla un des poils, en appelant, dans sa pensée, le cheikh Ali Père-des-Plumes. Et voici que…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et Hassân se précipita aussitôt vers le coffre où se trouvaient ses vieux effets, et il prit la touffe de barbe dont il brûla un des poils, en appelant dans sa pensée, le cheikh Ali Père-des-Plumes. Et voici que le palais trembla, et le cheikh vêtu de noir sortit de terre devant Hassân, qui se jeta à ses genoux. Et le cheikh lui demanda : « Que veux-tu, Hassân ? » Et le jeune homme lui dit : « De grâce ! ne fais pas de bruit, ou celle-ci va se réveiller ! Et alors je serai sans recours entre ses mains pour faire l’oiseau ! » Et il lui montra du doigt la géante endormie. Alors le cheikh le prit par la main et, par la vertu de sa puissance cachée, le conduisit hors du palais. Puis il lui dit : « Raconte-moi ce qui t’est arrivé. » Et Hassân lui raconta tout ce qu’il avait fait depuis son arrivée dans la terre de camphre blanc, et il ajouta : « Et maintenant, par Allah ! si j’étais resté un jour de plus auprès de cette géante, mon âme serait sortie de mon nez ! » Et le cheikh dit : « Je t’avais pourtant prévenu de ce que tu allais éprouver ! Mais tout cela n’est que le commencement ! Et, de plus, je dois te dire, ô mon enfant, pour te décider une dernière fois à revenir sur tes pas, que dans les îles Wak-Wak la vertu de mes poils n’aura plus d’effet, et que tu seras abandonné à tes propres moyens ! » Et Hassân dit : « Il faut que j’aille tout de même retrouver mon épouse ! Et il me reste encore ce tambour magique qui pourra me servir en cas de danger pour me tirer d’embarras ! » Et le cheikh Ali regarda le tambour et dit : « Oh ! je le reconnais ! C’est celui qui appartenait à Bahram le Guèbre, un de mes anciens disciples, le seul qui ait cessé de marcher dans la voie d’Allah ! Mais, ô Hassân, sache que ce tambour-là, non plus, ne pourra guère te servir dans les îles Wak-Wak, où se défont tous les enchantements, et où les genn, habitants de l’île, n’obéissent qu’à leur seul roi ! » Et Hassân dit : « Celui qui doit vivre dix ans ne mourra pas dans sa neuvième année ! Si donc ma destinée est de mourir dans ces îles-là, il n’y a pas d’inconvénient ! Je te supplie donc, ô vénérable cheikh des cheikhs, de me dire le chemin que je dois suivre pour y aller ! » Et le cheikh Ali alors, pour toute réponse, le prit par la main, et lui dit : « Ferme les yeux et ouvre-les ! » Et Hassân ferma les yeux ; puis, l’instant d’après, il les ouvrit. Et tout avait disparu, aussi bien le cheikh Père-des-Plumes, que le palais de la fille du roi et que la terre de camphre blanc. Et il se vit sur le rivage d’une île dont les galets étaient des pierreries de couleurs différentes. Et il ne savait point s’il était enfin arrivé aux îles tant désirées.

Or, Hassân avait à peine eu le temps de tourner un œil à droite et un œil à gauche, qu’aussitôt fondirent sur lui, sortis des galets marins et de l’écume des vagues, des bandes de grands oiseaux blancs, qui couvrirent le ciel d’un nuage dense et bas. Et le vol ennemi s’avança contre lui en tourbillon, avec un vacarme de becs menaçants et d’ailes agitées ; et tous les gosiers aériens poussèrent en même temps un cri rauque, mille fois répété, dans lequel Hassân reconnut enfin les syllabes Wak-Wak du nom des îles ! Alors il comprit qu’il était arrivé sur ces terres interdites, et que ces oiseaux le considéraient comme un intrus et cherchaient à le repousser vers la mer. Et Hassân courut se réfugier dans une cabane qui s’élevait non loin de là, et se mit à réfléchir sur l’affaire.

Soudain, il entendit gronder la terre et la sentit trembler sous ses pieds ; et il prêta l’oreille, en retenant sa respiration, et vit au loin grossir un autre nuage, d’où peu à peu surgirent au soleil des pointes de lances et de casques, et brillèrent des armures. Les amazones ! Où fuir ? Et le galop furieux, rapide comme la grêle qui tombe, comme l’éclair qui brille, se rapprocha en un clin d’œil. Et devant lui apparurent, massées en un carré mouvant et formidable, des guerrières montées sur des cavales fauves comme l’or pur, à la queue longue, au jarret vigoureux, portant les rênes hautes et libres, plus promptes que le vent du nord lorsqu’il souffle avec violence de la mer tempétueuse. Et ces guerrières, armées pour le combat, portaient chacune un sabre pesant au côté, une longue lance dans une main et dans l’autre une masse d’armes qui épouvantait la pensée ; et elles tenaient, serrées sous leurs cuisses, quatre javelines qui montraient leurs têtes épouvantables.

Or, dès que ces guerrières eurent aperçu l’insolite Hassân debout sur le seuil de la cabane, elles arrêtèrent net leurs cavales bondissantes. Et toute la masse des sabots fit, en s’abattant, voler dans le ciel les galets du rivage, et s’enfonça dans le sable, profondément. Et les naseaux large ouverts des bêtes palpitantes frémissaient en même temps que les narines des guerrières adolescentes ; et les figures nues sous les casques aux visières hautes étaient belles comme des lunes ; et les croupes arrondies et pesantes se continuaient et se confondaient avec les croupes fauves des cavales. Et les longues chevelures, brunes, blondes, fauves et noires, se mêlaient, en ondoyant, aux grands crins des queues et des crinières. Et les têtes de métal et les cuirasses d’émeraude éclataient au soleil comme d’immenses joyaux, et flambaient sans se consumer.

Mais alors, du milieu de ce carré de lumière, s’avança une amazone plus haute que toutes les autres…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais alors, du milieu de ce carré de lumière, s’avança une amazone plus haute que toutes les autres, dont le visage était non point nu sous le casque, mais complètement recouvert de la visière baissée, et dont la poitrine, aux seins rebondissants, reluisait sous la protection d’une cotte de mailles d’or plus serrées que les ailes des sauterelles. Et elle arrêta sa cavale brusquement à quelques pas de Hassân. Et Hassân, ne sachant si elle lui était hostile ou hospitalière, commença par se jeter devant elle, le front dans la poussière, puis releva la tête et lui dit : « Ô ma souveraine, je suis un étranger que la destinée a conduit dans cette terre, et je me mets sous la protection d’Allah et sous ta sauvegarde ! Ne me repousse pas ! Ô ma souveraine, aie pitié du malheureux qui est à la recherche de son épouse et de ses enfants ! »

À ces paroles de Hassân, la cavalière sauta à bas de son cheval et, se tournant vers ses guerrières, d’un geste les congédia. Et elle s’approcha de Hassân, qui aussitôt lui baisa les pieds et les mains et porta à son front le bord de son manteau. Et elle l’examina avec attention ; puis, relevant sa visière, elle se montra à lui à découvert. Et Hassân, en la voyant, poussa un grand cri et recula épouvanté ; car au lieu d’une jeune femme pour le moins aussi belle que les guerrières adolescentes qu’il avait vues, il avait devant lui une vieille à l’aspect bien laid, qui possédait un nez gros comme une aubergine, des sourcils de travers, des joues ridées et tombantes, des yeux qui s’injuriaient l’un l’autre, et, dans chacun des neuf angles de sa figure, une calamité ! Ce qui faisait qu’elle ressemblait tout à fait à un cochon !

Aussi Hassân, pour n’être point obligé de regarder plus longtemps ce visage, se couvrit les yeux avec le pan de son vêtement. Et la vieille prit ce geste pour un grand signe de respect, se persuadant que Hassân ne le faisait que pour ne point paraître insolent en la regardant face à face ; et elle fut touchée à l’extrême de cette marque de respect et lui dit : « Ô étranger, calme ton inquiétude. Dès ce moment tu es sous ma protection ! Et je te promets mon assistance dans tout ce dont tu auras besoin ! » Puis elle ajouta : « Mais, avant toute chose, il faut que personne ne te voie dans cette île ! Et, dans ce but, et bien que je sois impatiente de connaître ton histoire, je vais courir t’apporter les objets nécessaires pour te déguiser en amazone, afin que tu ne puisses plus désormais être différencié d’avec les jeunes vierges guerrières, gardiennes du roi et des filles du roi ! » Et elle s’en alla, pour revenir au bout de quelques instants avec une cuirasse, un sabre, une lance, un casque et d’autres armes en tous points semblables à celles que portaient les amazones. Et elle les donna à Hassân qui s’en couvrit. Alors elle le prit par la main et le conduisit sur un rocher qui s’élevait au bord de la mer, et, s’y étant assise avec lui, lui dit : « Maintenant, ô étranger, hâte-toi de me raconter la cause qui t’a poussé jusque vers ces îles où nul adamite avant toi n’a osé aborder ! » Et Hassân répondit, après l’avoir remercié pour ses bontés : « Ô ma maîtresse, mon histoire est celle d’un malheureux qui a perdu le seul bien qu’il possédât, et qui parcourt la terre dans l’espoir de le retrouver ! » Et il lui raconta ses aventures sans omettre un détail. Et la vieille amazone lui demanda : « Et comment s’appelle l’adolescente, ton épouse, et comment s’appellent tes enfants ? » Il dit : « Dans mon pays mes enfants s’appelaient Nasser et Manssour, et mon épouse s’appelait Splendeur ! Mais j’ignore quel nom ils portent dans le pays des genn ! » Et Hassân, ayant fini de parler, se mit à pleurer d’abondantes larmes.

Lorsque la vieille eut entendu cette histoire de Hassân et vu sa douleur, elle fut tout à fait gagnée par la compassion, et lui dit : « Je te fais le serment, ô Hassân, qu’une mère ne s’intéresse pas à son enfant plus que je ne veux m’intéresser à ton sort. Et puisque tu dis que ton épouse se trouve peut-être au milieu de mes amazones, je vais, dès demain, te les faire voir toutes nues dans la mer. Et je les ferai ensuite défiler devant toi une à une, pour que tu me dises si tu reconnais ton épouse parmi elles ! »

Ainsi parla la vieille Mère-des-Lances à Hassân Al-Bassri. Et elle le tranquillisa, en lui affirmant qu’ils ne manqueraient pas, par ce stratagème, de découvrir l’adolescente Splendeur ! Et elle passa cette journée-là avec lui, et le promena à travers l’île, en lui en faisant admirer toutes les merveilles. Et elle finit par l’aimer d’un grand amour, et elle lui disait : « Calme-toi, mon enfant ! Je t’ai mis dans mes yeux ! Et si même tu me demandais, pour ton plaisir, toutes mes guerrières, qui sont des jeunes filles vierges, je te les donnerais de tout cœur amical ! » Et Hassân lui répondait : « Ô ma maîtresse, moi, par Allah ! je ne te quitterai que lorsque mon âme me quittera ! »

Or, le lendemain, selon sa promesse, la vieille Mère-des-Lances, vint à la tête de ses guerrières, au son des tambours. Et Hassân, déguisé en amazone, était assis sur le rocher qui dominait la mer. Et, de la sorte, il ressemblait à quelque fille d’entre les filles des rois…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le lendemain, selon sa promesse, la vieille Mère-des-Lances vint à la tête de ses guerrières, au son des tambours. Et Hassân, déguisé en amazone, était assis sur le rocher qui dominait la mer. Et, de la sorte, il ressemblait à quelque fille d’entre les filles des rois !

Cependant les guerrières adolescentes, descendues de leurs cavales à un signe de la vieille Mère-des-Lances qui les commandait en chef, se débarrassèrent de leurs armes et de leurs cuirasses. Et, fuselées et brillantes elles en sortirent, ô délire des lis et des roses ! comme les lis de leurs feuilles et les roses de leurs épines. Et, blanches et légères, elles descendirent dans la mer. Et l’écume se mêla à leurs chevelures libres et roulées, ou coiffées et hautes comme des tours. Et le gonflement des vagues continua le gonflement de leurs croupes vierges. Et elles étaient comme des corolles effeuillées sur les eaux.

Mais parmi tant de visages de lune et de tailles flexibles, d’yeux noirs et de dents blanches, de cheveux de couleurs différentes et de croupes de bénédiction, Hassân eut beau regarder, il ne reconnut point l’incomparable beauté de sa bien-aimée Splendeur. Et il dit à la vieille : « Ô ma bonne mère, Splendeur n’est point parmi elles ! » Et la vieille cavalière répondit : « Qui sait, mon fils ? peut-être que l’éloignement ne te permet pas de bien juger ! » Et elle frappa dans ses mains, et toutes les adolescentes sortirent de l’eau et vinrent se ranger sur le sable, humides encore de pierreries. Et, l’une après l’autre, flexibles et balancées, elles passèrent devant la roche ou se tenait Hassân avec la Mère-des-Lances, n’ayant sur elles, pour toutes armures, que leurs cheveux épars dans le dos, et lourdes seulement des joyaux de leur chair nue.

C’est alors, ô Hassân, que tu vis ce que tu vis ! Ô lapins de toutes les couleurs et de toutes les variétés entre les cuisses des adolescentes filles de rois ! Vous étiez gras, vous étiez ronds, vous étiez dodus, vous étiez blancs, vous étiez comme des dômes, vous étiez gros, vous étiez voûtés, vous étiez hauts, vous étiez unis, vous étiez bombés, vous étiez fermés, vous étiez intacts, vous étiez comme des trônes, vous étiez comme des mulets, vous étiez lourds, vous étiez lippus, vous étiez muets, vous étiez comme des nids, vous étiez sans oreilles, vous étiez chauds, vous étiez comme des tentes, vous étiez sans poils, vous aviez des museaux, vous étiez sourds, vous étiez blottis, vous étiez petits, vous étiez fendus, vous étiez sensibles, vous étiez des gouffres, vous étiez secs, vous étiez excellents, mais, certes ! vous n’étiez point comparables à l’histoire de Splendeur.

Aussi Hassân laissa-t-il passer toutes les adolescentes, et dit à la vieille Mère-des-Lances : « Ô ma maîtresse, par ta vie sur moi ! il n’y a pas une seule parmi toutes ces jeunes filles qui, de près ou de loin, ressemble à Splendeur ! » Et la vieille guerrière, étonnée, lui dit : « Alors, ô Hassân, il ne reste plus, après toutes celles que tu as vues, que les sept filles de notre roi ! Veuille donc m’apprendre à quelles marques je puis, à l’occasion, reconnaître ton épouse, et me la dépeins dans ce qu’elle a de particulier ! Et moi je garderai tout cela dans ma mémoire ! Et je te promets que, renseignée de la sorte, je ne manquerai pas de retrouver celle que tu désires ! » Et Hassân répondit : « Te la dépeindre, ô ma maîtresse, c’est mourir d’impuissance ; car nulle langue ne saurait en exprimer toutes les perfections. Mais je veux bien t’en donner la ressemblance approximativement. Elle a, ô ma maîtresse, un visage aussi blanc qu’un jour de bénédiction ; une taille si fine que le soleil n’en saurait allonger l’ombre sur le sol ; une chevelure noire et longue sur le dos comme la nuit sur le jour ; des seins qui trouent les étoffes les plus dures ; une langue comme celle des abeilles ; une salive comme l’eau de la fontaine Salsabil ; des yeux comme la source de Kausar ; une souplesse de rameau de jasmin ; des dents comme des grêlons ; un grain de beauté sur la joue droite et une envie sous le nombril ; une bouche comme une cornaline, qui dispense de la coupe et de l’aiguière ; des joues comme les anémones de Némân ; un ventre élastique et éblouissant, aussi vaste et aussi blanc qu’une cuve de marbre ; une croupe plus solide et mieux bâtie que la coupole du temple d’Iram ; des cuisses fondues dans le moule de la perfection, aussi douces que les jours de la réunion après l’absence amère, entre lesquelles est assis le trône du khalifat, sanctuaire du repos et de l’ivresse, et dont le logogriphe a été ainsi décrit par le poète :

» Mon nom, objet de tant d’émois, est composé de deux lettres fameuses ! Multipliez quatre par cinq et six par dix, et vous l’obtenez ! »[2]

Et, ayant dit ces paroles, Hassân ne put retenir ses larmes plus longtemps, et se mit à pleurer. Puis il s’écria : « Mon tourment, ô Splendeur, est aussi amer que le tourment du derviche qui a perdu son écuelle, ou la souffrance du pèlerin qui a une blessure au talon, ou la douleur de l’amputé qui a perdu ses jambes et ses bras ! »

Lorsque la vieille amazone eut entendu tout cela, elle baissa la tête un moment, plongée dans une profonde réflexion, puis elle dit à Hassân : « Quelle calamité, ô Hassân ! Tu te perds sans recours et tu me perds avec toi ! Car l’adolescente que tu viens de me dépeindre est certainement l’une des sept filles de notre puissant roi ! Quel leurre est le tien, et que ton audace est insensée ! Entre toi et elle, il y a la distance qu’il y a entre la terre et le ciel ! et si tu persistes dans ton vouloir, c’est à ta perte que tu te précipites ! Écoute-moi donc, Hassân ! Renonce à ce projet téméraire, et n’expose pas ton âme à la perdition…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Écoute-moi donc, Hassân ! Renonce à ce projet téméraire, et n’expose pas ton âme à la perdition ! » À ces mots de la vieille, Hassân fut tellement bouleversé qu’il tomba évanoui ; et, lorsqu’il revint à lui, il pleura si amèrement, que ses vêtements furent inondés de ses larmes, et, à la limite du désespoir, il s’écria : « Ainsi donc, ô ma secourable tante, il faut que je m’en retourne désespéré, après être venu si loin, et au moment où je suis prêt à atteindre le but ! Comment, après l’assurance que tu m’en avais donnée, aurais-je pu douter du succès de mon entreprise et de la portée de ta puissance ? N’est-ce point toi-même qui commandes en chef aux troupes des Sept Îles, et à qui aucune entreprise de ce genre n’est impossible ? » Elle répondit : « Certes, mon fils, je puis beaucoup sur mes troupes et sur chacune en particulier des amazones qui les composent ! Aussi je veux, pour te détourner de ton projet insensé, que tu choisisses, parmi toutes ces adolescentes guerrières, celle qui te plaît le mieux ; et moi je te la donnerai à la place de ton épouse ! Et ensuite tu retourneras avec elle dans ton pays, et tu seras à l’abri de la vengeance de notre roi ! Sinon ma perte et la tienne sont inévitables ! » Mais Hassân ne répondit à ce conseil de la vieille que par de nouvelles larmes et de nouveaux sanglots. Et la vieille, émue de l’excès de sa douleur, lui dit : « Par Allah sur toi, ô Hassân, que veux-tu donc que je fasse pour toi ? Si déjà l’on vient à découvrir que je t’ai laissé aborder dans nos îles, ma tête n’appartiendra plus à mes épaules. Et si jamais on vient à savoir que je t’ai fait voir dans le bain, toutes nues, mes guerrières adolescentes, des jeunes filles vierges que nul regard de mâle n’a effleurées et que nul doigt d’homme n’a touchées, mon âme ne m’appartiendra plus ! » Et Hassân s’écria : « Par Allah ! ô ma maîtresse, je t’assure que je n’ai point regardé d’une façon inconvenante ces jeunes filles, et je n’ai point prêté grande attention à leur nudité ! » Et la vieille dit : « Tu as eu tort justement, ô Hassân, car de ta vie entière tu n’auras encore pareil spectacle ! En tout cas, si aucune de ces vierges ne te tente, pour te décider à retourner dans ton pays et à sauvegarder ainsi ton âme, je te chargerai des richesses et des produits précieux de nos îles, et te comblerai de biens qui te rendront riche et heureux pour le restant de tes jours ! » Mais Hassân se précipita aux pieds de la vieille, lui embrassa les genoux et lui dit en pleurant : « Ô ma bienfaitrice, ô prunelle de mes yeux, ô ma souveraine, comment puis-je retourner dans mon pays après avoir souffert tant de fatigues et bravé tant de dangers ? Comment pourrais-je quitter cette île sans avoir vu la bien-aimée dont l’amour m’y a conduit ? Ah ! songe, ô ma maîtresse, que peut-être la volonté de la destinée est que je retrouve mon épouse après toutes les souffrances que j’ai endurées ! » Et, ayant dit ces paroles, Hassân ne put retenir l’élan de son âme, et il improvisa ces strophes :

« Ô reine de la beauté, aie pitié du prisonnier de deux paupières qui ont subjugué les royaumes des Khosroès.

Ni les roses, ni les nards, ni les essences aromatiques ne peuvent se passer, pour leurs vertus, de ton haleine.

La brise des plaines du paradis s’arrête dans tes cheveux pour embaumer les heureux qui la respirent.

Les pléiades qui brillent le soir prennent de tes yeux leur clarté, et les astres des nuits sont seuls dignes de servir de collier à ta gorge, ô blanche jeune femme ! »

Lorsque la vieille amazone eut entendu ces vers de Hassân, elle vit qu’il serait vraiment cruel de lui enlever pour toujours l’espoir de revoir son épouse, et elle compatit à sa douleur et lui dit : « Mon fils, éloigne de ta pensée l’affliction et le désespoir. Car maintenant je suis bien décidée à tout tenter pour te rendre ton épouse ! » Puis elle ajouta : « Je vais à l’instant commencer à m’occuper avec mon âme de ton affaire, ô pauvre ! Car je vois bien que l’amoureux n’a ni ouïe ni entendement ! Je te quitte donc pour aller au palais de la reine de cette île où nous sommes, qui est l’une des sept îles Wak-Wak. Car il faut que tu saches que chacune de ces sept îles est habitée et gouvernée par l’une des sept filles de notre roi, qui sont des sœurs du même père et non de la même mère. Et celle qui nous gouverne ici est l’aînée des sœurs, et s’appelle la princesse Nour Al-Houda. Et moi je vais aller la trouver pour lui parler en ta faveur. Calme donc ton âme, rafraîchis tes yeux, et attends mon retour d’un cœur tranquille ! » Et elle prit congé de lui et se dirigea vers le palais de la princesse Nour Al-Houda.

Une fois arrivée en présence de la princesse, la vieille amazone, qui était respectée et aimée par les filles du roi et par le roi lui-même, à cause de sa sagesse et de l’éducation et des soins qu’elle avait donnés aux jeunes princesses, s’inclina et embrassa la terre entre les mains de Nour Al-Houda. Et la princesse se leva aussitôt en son honneur, et l’embrassa et la fit asseoir à côté d’elle, et lui dit : « Inschallah ! Puissent les nouvelles, que tu m’apportes être de bon présage ! Et si tu as une demande à me faire, ou une faveur à me réclamer, parle ! Me voici attentive à t’écouter…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT NEUVlÈME NUIT

Elle dit :

« … parle ! Me voici attentive à t’écouter ! » La vieille Mère-des-Lances répondit : « Ô reine du siècle et du temps, ô ma fille, je viens chez toi pour t’annoncer un événement extraordinaire qui, je l’espère, te sera une distraction et un amusement. Sache, en effet, que j’ai trouvé, échoué sur le rivage de notre île, un jeune homme d’une beauté merveilleuse qui pleurait avec amertume. Et comme je l’interrogeais sur son état, il me répondit que sa destinée l’avait jeté sur nos côtes, alors qu’il était à la recherche de son épouse ! Et comme je le priais de me dire qui était son épouse, il me fit d’elle une description qui m’a jetée dans un grand émoi à ton sujet et au sujet des autres princesses, tes sœurs ! Et je dois également te révéler, ô ma reine, pour dire toute la vérité, que jamais mes yeux n’ont vu, chez les genn et les éfrits, un adolescent aussi beau que celui-là ! »

Lorsque la princesse Nour Al-Houda eut entendu ces paroles de la vieille, elle entra dans une colère terrible et cria à la vieille amazone : « Ô vieille de malédiction, ô fille des mille cornards de l’infamie, comment as-tu fait pour introduire un mâle au milieu de nos vierges, dans nos domaines ? Ah ! race d’impudicité, qui me servira à boire une gorgée de ton sang, ou à manger une bouchée de ta chair ? » Et la vieille guerrière se mit à trembler comme un roseau au milieu de la tempête, et tomba aux genoux de la princesse, qui lui cria : « Ne crains-tu donc pas la punition que t’attirent ma vengeance et mon courroux ? Par la tête de mon père, le grand roi des genn ! je ne sais ce qui me retient en ce moment de te faire couper en morceaux, afin que tu serves d’exemple dans l’avenir aux guides d’infamie qui voudront introduire les voyageurs dans nos îles ! » Puis elle ajouta : « Mais, avant tout, hâte-toi d’aller me chercher cet adamite téméraire qui a osé violer nos frontières ! » Et la vieille se releva, ne sachant plus, dans sa terreur, distinguer sa main droite de sa main gauche, et sortit pour aller trouver Hassân. Et elle pensait : « Cette affreuse calamité, qu’Allah m’envoie par l’entremise de la reine, m’est tout entière suscitée par ce jeune Hassân ! Que ne l’ai-je plutôt obligé à quitter cette île, et à nous faire voir la largeur de son dos ! » Et elle arriva de la sorte à l’endroit où se trouvait Hassân et lui dit, dès qu’elle l’eut aperçu : « Lève-toi, ô celui dont le terme final est proche ! Et viens chez la reine qui a à te parler ! » Et Hassân suivit la vieille, en disant : « Ya salam ! Dans quel abîme vais-je être précipité ! » Et il arriva de la sorte dans le palais, entre les mains de la princesse. Et elle le reçut, assise sur son trône et le visage entièrement couvert de son voile. Et Hassân ne trouva rien de mieux à faire, dans cette pénible circonstance, que de commencer par embrasser la terre devant le trône et, après le salam, d’adresser un compliment en vers à la princesse. Alors elle se tourna vers la vieille et lui fit un signe qui signifiait : « Interroge-le ! » Et la vieille dit à Hassân : « Notre puissante reine te rend le salam et te demande, afin que tu lui répondes : « Quel est ton nom, quel est ton pays d’origine, quel est le nom de ton épouse et quel est le nom de tes enfants ? » Et Hassân, aidé par la destinée, répondit, en se tournant vers la princesse : « Reine de l’univers, souveraine du siècle et du temps, ô l’unique de l’époque et des âges, pour ce qui est de mon misérable nom, je m’appelle Hassân le rempli de tribulations, le natif de la ville de Bassra, dans l’Irak. Mais pour ce qui est de mon épouse, je ne connais pas son nom ! Quant à mes enfants, l’un s’appelle Nasser et l’autre Manssour ! » La reine lui demanda, par l’entremise de la vieille : « Et pourquoi ton épouse t’a-t-elle quitté ? » Il dit : « Par Allah, je ne le sais pas ! Mais ce doit être malgré elle ! » Elle lui demanda : « D’où est-elle partie ? Et par quel moyen ? » Il dit : « Elle est partie de Baghdad, du palais même du khalifat Haroun Al-Rachid, émir des Croyants ! Et elle n’a eu, pour cela, qu’à se vêtir de son manteau de plumes et à s’élever dans les airs ! » Elle demanda : « Et n’a-t-elle rien dit, en partant ? » Il répondit : « Elle a dit à ma mère : « Si ton fils, torturé par la douleur de mon absence, veut jamais me retrouver, il n’aura qu’à venir me chercher dans les îles Wak-Wak ! Et maintenant adieu, ô mère de Hassân ! Certes ! de partir ainsi je m’afflige beaucoup, et je m’attriste en mon âme, car les jours de la séparation déchireront son cœur, et noirciront votre vie ; mais, hélas ! je n’y puis rien ! Je sens l’ivresse de l’air envahir mon âme, et il faut que je m’envole dans l’espace ! » Ainsi parla mon épouse ! Et elle s’envola ! Et depuis lors le monde est noir devant mes yeux, et ma poitrine est habitée par la désolation ! » La princesse Nour Al-Houda répondit, en hochant la tête : « Par Allah ! il est certain que si ton épouse ne voulait plus te revoir, elle n’aurait pas révélé à ta mère l’endroit où elle allait ! Mais, d’un autre côté, si elle t’aimait véritablement, elle ne t’aurait pas ainsi abandonné ! » Hassân jura alors, par les plus grands serments, que son épouse l’aimait véritablement, qu’elle lui avait donné mille preuves de son affection et de son dévouement, mais qu’elle n’avait pu résister à l’appel de l’air et à celui de son instinct originel, qui est le vol des oiseaux ! Et il ajouta : « Ô reine, je t’ai raconté ma triste histoire ! Et me voici devant toi, suppliant ta clémence de me pardonner ma démarche audacieuse, et de m’aider à retrouver mon épouse et mes enfants ! Par Allah sur toi, ô ma souveraine, ne me repousse pas ! »

Lorsque la princesse Nour Al-Houda eut entendu ces paroles de Hassân, elle réfléchit pendant une heure de temps ; puis elle releva la tête et dit à Hassân : « J’ai beau réfléchir sur le genre de supplice que tu as mérité, je n’en trouve pas un qui soit suffisant pour punir ta témérité ! » Alors la vieille, bien que terrifiée, se jeta aux pieds de sa maîtresse, et prit le pan de sa robe dont elle se couvrit la tête, et lui dit : « Ô grande reine…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors la vieille, bien que terrifiée, se jeta aux pieds de sa maîtresse, et prit le pan de sa robe dont elle se couvrit la tête, et lui dit : « Ô grande reine, par mes titres de nourrice qui t’a élevée, ne te hâte point de le châtier, d’autant que tu sais maintenant que c’est un pauvre étranger, qui a affronté bien des périls et éprouvé bien des tribulations ! Et ce n’est que grâce à la longue vie que lui a octroyée le destin, qu’il a pu résister aux tourmentes traversées. Et il est plus grand et plus digne de ta noblesse, ô reine, de lui pardonner, et de ne point violer à ses dépens les droits de l’hospitalité ! De plus, considère que c’est l’amour seul qui l’a jeté dans cette entreprise fatale, et que l’on doit beaucoup pardonner aux amoureux. Enfin, ô ma reine et la couronne sur notre tête, sache que si j’ai osé venir te parler de cet adolescent si beau, c’est que nul comme lui, parmi les fils des hommes, ne sait construire les vers et improviser des odes. Et, pour contrôler mon dire, tu n’auras qu’à lui montrer ton visage à découvert, et tu verras comme il saura célébrer ta beauté ! » À ces paroles de la vieille, la reine sourit et dit : « En vérité, il ne manquait plus que cela pour que la mesure soit comble ! » Mais, en secret, la princesse Nour, malgré la sévérité de son attitude, avait été remuée dans ses entrailles par la beauté de Hassân, et elle ne demandait pas mieux que d’expérimenter son savoir, aussi bien en vers qu’en ce qui s’en suit toujours. Donc elle feignit de se laisser convaincre par les paroles de sa nourrice et, levant son voile, elle montra son visage à découvert.

À cette vue, Hassân jeta un si grand cri, que le palais en fut ébranlé ; et il tomba sans connaissance. Et la vieille lui prodigua les soins nécessaires et le rappela à lui ; puis elle lui demanda : « Qu’as-tu donc, mon fils ? Et qu’as-tu vu pour être si troublé ! » Et Hassân répondit : « Ah ! qu’ai-je vu, ya Allah ! La reine elle-même est mon épouse, ou, du moins, elle ressemble à mon épouse comme la moitié d’une fève divisée ressemble à sa sœur ! » Et la reine, en entendant ces paroles, se mit à rire tellement qu’elle se renversa sur le côté, et dit : « Ce jeune homme est fou ! Il dit que je suis son épouse ! Par Allah, et depuis quand les vierges sont-elles fécondées sans le secours du mâle, et ont-elles des enfants de l’air du temps ? » Puis elle se tourna vers Hassân et lui dit en riant : « Ô mon chéri, veux-tu au moins me dire, afin que je l’apprenne, en quoi je ressemble à ton épouse, et en quoi je ne lui ressemble pas ? Car je vois que tout de même tu es dans une grande perplexité à mon sujet ! » Il répondit : « Ô souveraine des rois, asile des grands et des petits, c’est ta beauté qui m’a rendu fou ! Car tu ressembles à mon épouse par les yeux plus lumineux que des étoiles, par la fraîcheur de ton teint, par l’incarnat de tes joues, par la forme droite de tes beaux seins, par la douceur de ta voix, par la légèreté et l’élégance de ta taille et par bien d’autres appas que je ne dirai pas, par respect pour ce qui est voilé ! Mais, à bien regarder tes charmes, je trouve entre toi et elle une différence, visible pour mes seuls yeux d’amoureux, et que je ne puis t’exprimer par la parole ! »

Lorsque la princesse Nour Al-Houda entendit ces paroles de Hassân, elle comprit que son cœur ne s’attacherait jamais à elle ; et elle en conçut un violent dépit, et jura de découvrir quelle était celle des princesses, ses sœurs, dont Hassân était devenu l’époux sans l’assentiment du roi, leur père ! Et elle se dit : « Je me vengerai de la sorte et sur Hassân et sur son épouse, en assouvissant sur eux deux mon juste ressentiment ! » Mais elle cacha ces pensées au fond de son âme et, se tournant vers la vieille, dit : « Ô nourrice, va vite trouver mes six sœurs, chacune en particulier dans l’île qu’elle habite, et dis-leur que leur absence me pèse à l’extrême depuis déjà plus de deux ans qu’elles ne m’ont visitée. Et invite-les de ma part à venir me voir, et amène-les-moi avec toi ! Mais surtout prends bien garde de leur dire un mot de ce qui est arrivé, ou de leur annoncer la venue parmi nous d’un jeune étranger qui est à la recherche de son épouse ! Va, et ne tarde pas ! »

Aussitôt la vieille, qui ne pouvait soupçonner les intentions de la princesse, sortit du palais et vola, rapide comme l’éclair, vers les îles où se trouvaient les six princesses, sœurs de Nour Al-Houda. Et elle réussit, sans difficulté, à décider les cinq premières à la suivre. Mais lorsqu’elle fut arrivée à la septième île, où la plus jeune princesse habitait avec son père, le roi-des-rois des genn, elle éprouva bien de la peine à faire accepter le désir de Nour Al-Houda. En effet, lorsque la plus jeune princesse, sur l’avis de la vieille, fut allée demander au roi son père la permission d’aller avec la Mère-des-Lances visiter sa sœur aînée, le roi, ému de cette demande à la limite de l’émotion, s’écria : « Ah ! ma fille bien-aimée, la préférée de mon cœur, j’ai dans mon âme quelque chose qui me dit que je ne te reverrai plus, si tu viens à t’éloigner désormais de ce palais. Et d’ailleurs j’ai fait cette nuit un songe terrifiant que je vais te conter. Sache donc, ma fille, ô prunelle de mes yeux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache donc, ma fille, ô prunelle de mes yeux, que cette nuit un songe pesa sur mon sommeil et oppressa ma poitrine. Je me promenais, en effet, dans mon rêve, au milieu d’un trésor caché à tous les regards, mais dont les richesses étaient étalées à mes seuls yeux. Et j’admirais tout ce que je voyais, mais mes regards ne s’arrêtaient que sur sept pierres précieuses qui brillaient au milieu de tout le reste, d’un éclat splendide. Mais c’était la plus petite qui était la plus belle et la plus attirante. Aussi, pour la mieux admirer et la mettre à l’abri des regards, je la pris dans ma main, la serrai contre mon cœur, et, l’ayant emportée, je sortis du trésor. Et comme je la tenais devant mes yeux, sous les rayons du soleil, soudain un oiseau d’une espèce extraordinaire, et comme on n’en voit jamais dans nos îles, fondit sur moi, m’arracha la pierre précieuse et s’envola. Et moi je restai plongé dans la stupeur et dans la plus vive douleur. Et, à mon réveil, après toute une nuit de tourments, je fis venir les interprètes des songes et leur demandai l’explication de ce que j’avais vu dans mon sommeil. Et ils me répondirent : « Ô notre roi, les sept pierres précieuses sont tes sept filles, et la pierre la plus petite, enlevée par l’oiseau d’entre tes mains, c’est ta fille la plus petite qui doit être ravie par la force à ton affection ! » Or moi, ma fille, j’ai bien peur maintenant de te laisser t’éloigner avec tes sœurs et la Mère-des-Lances pour aller chez ta grande sœur Nour Al-Houda ; car je ne sais point ce qui peut t’arriver de fâcheux en voyage, soit à l’aller soit au retour ! » Et Splendeur (car c’était elle-même, l’épouse de Hassân) répondit : « Ô mon souverain et père, ô grand roi, tu n’ignores pas que ma sœur la grande, Nour Al-Houda, a préparé pour moi une fête, et m’attend avec la plus vive impatience. Et voilà déjà plus de deux ans que je pense toujours à aller la voir, sans que la chose me soit permise ; et maintenant elle doit avoir toutes sortes de motifs d’être peu satisfaite de ma conduite. Mais ne crains rien, ô père mien ! Et n’oublie pas qu’il y a quelque temps, lorsque j’avais fait un voyage au loin avec mes compagnes, tu m’avais cru perdue pour toujours, et tu avais pris mon deuil. Et pourtant je te suis revenue sans encombre et en bonne santé ! De même cette fois, je m’absenterai tout au plus un mois, au bout duquel je te reviendrai, si Allah veut ! D’ailleurs, si c’était pour m’éloigner de notre royaume, je comprendrais ton émoi ; mais ici, dans nos îles, quel ennemi pourrais-je redouter ? Qui pourrait arriver jusqu’aux îles Wak-Wak, après avoir traversé la Montagne-des-Nuages, les Montagnes Bleues, les Montagnes Noires, les Sept Vallées, les Sept Mers et la Terre de Camphre blanc, sans perdre mille fois son âme en route ? Chasse donc toute inquiétude de ton esprit, ô mon père, rafraîchis tes yeux et rassure ton cœur ! »

Lorsque le roi des genn entendit ces paroles de sa fille, il voulut bien consentir à la laisser partir, mais bien à regret, et en lui faisant promettre de ne rester que quelques jours auprès de sa sœur. Et il lui donna une escorte de mille amazones, et l’embrassa avec tendresse. Et Splendeur prit congé de lui, et, après être allée embrasser, dans l’endroit où ils étaient en sûreté, ses deux enfants dont personne ne soupçonnait l’existence, vu que, dès son arrivée, elle les avait confiés à deux de ses esclaves dévouées, elle suivit la vieille et ses sœurs dans l’île où régnait Nour Al-Houda.

Or, pour recevoir ses sœurs, Nour Al-Houda s’était habillée d’une robe de soie rouge ornementée d’oiseaux d’or dont les yeux, le bec, et les ongles étaient des rubis et des émeraudes ; et, lourde de parures et de pierreries, elle était assise sur le trône, dans la salle des audiences. Et devant elle se tenait Hassân debout ; et à sa droite étaient rangées des jeunes filles avec les épées nues ; et à sa gauche d’autres jeunes filles tenaient les longues lances pointues.

Ce fut à ce moment qu’arriva la Mère-des-Lances avec les six princesses. Et elle demanda l’audience, et, sur l’ordre de la reine, elle introduisit d’abord la plus âgée qui s’appelait Noblesse-de-la-Race. Elle était vêtue d’une robe de soie bleue, et elle était encore plus belle que Nour Al-Houda. Et elle s’avança jusqu’au trône, et baisa la main de sa sœur qui se leva en son honneur et l’embrassa et la fit asseoir à côté d’elle. Puis elle se tourna vers Hassân et lui dit : « Dis-moi, ô adamite, est-ce celle-ci ton épouse ? » Et Hassân répondit : « Par Allah, ô ma maîtresse, celle-ci est merveilleuse et belle comme la lune à son lever ; elle a une chevelure de charbon, des joues délicates, une bouche souriante, des seins debout, des jointures fines et des extrémités exquises ; et, pour la célébrer en vers, je dirai :

« Elle s’avance vêtue de bleu, et telle qu’on la croirait un morceau détaché de l’azur des cieux.

Sur ses lèvres elle porte une ruche de miel, sur ses joues un parterre de roses, et sur son corps des corolles de jasmin.

À voir sa taille droite et fine et sa croupe monumentale, on la prendrait pour un roseau enfoncé dans un monticule de sable mouvant !

« Ainsi je la vois, ô ma maîtresse ! Mais il y a entre elle et mon épouse une différence que ma langue se refuse à exprimer ! »

Alors Nour Al-Houda fit signe à la vieille nourrice d’introduire sa seconde sœur. Et l’adolescente entra, vêtue d’une robe de soie couleur d’abricot. Et elle était encore plus belle que la première ; et elle s’appelait Fortune-de-la-Maison. Et sa sœur, après l’avoir embrassée, la fit asseoir à côté de la précédente, et demanda à Hassân s’il reconnaissait en elle son épouse. Et Hassân répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… et demanda à Hassân s’il reconnaissait en elle son épouse. Et Hassân répondit : « Ô ma souveraine, celle-ci ravit la raison de ceux qui la regardent, et enchaîne les cœurs de ceux qui l’approchent ; et voici les vers qu’elle m’inspire :

« La lune d’été au milieu d’une nuit d’hiver n’est point plus belle que ta venue, ô jeune fille !

Les nattes noires de tes cheveux, allongées jusqu’à tes chevilles, et les bandeaux ténébreux qui te ceignent le front, me font te dire :

« Tu assombris l’aurore avec l’aile de la nuit ! » Mais tu me réponds : « Non pas ! non pas ! simplement un nuage qui cache la lune ! »

« Ainsi je la vois, ô ma souveraine ! Mais il y a entre elle et mon épouse une différence que ma langue est impuissante à te dépeindre ! » Alors Nour Al-Houda fit signe à la Mère-des-Lances, qui se hâta d’introduire la troisième sœur. Et l’adolescente entra vêtue d’une robe de soie grenat ; et elle était encore plus belle que les deux premières, et s’appelait Lueur-Nocturne. Et sa sœur, après l’avoir embrassée, la fit asseoir à côté de la précédente, et demanda à Hassân s’il reconnaissait en elle son épouse. Et Hassân répondit : « Ô ma reine et la couronne sur ma tête, certes ! celle-ci fait s’envoler la raison des plus sages, et mon émerveillement à son sujet me fait improviser ces vers :

« Tu te balances, ô pleine de grâce, légère comme la gazelle, et tes paupières, à chaque mouvement, lancent les flèches mortelles.

Ô soleil de beauté ! ton apparition remplit de gloire les cieux et les terres, et ta disparition étend les ténèbres sur la face de l’univers.

« Ainsi je la vois, ô reine du temps ! Mais tout de même mon âme se refuse à reconnaître en elle mon épouse, malgré la ressemblance extrême des traits et de la démarche ! » Alors la vieille amazone, sur un signe de Nour Al-Houda, introduisit la quatrième sœur, qui s’appelait Pureté-du-Ciel. Et l’adolescente était vêtue d’une robe de soie jaune, avec des dessins en large et en long. Et elle embrassa sa sœur, qui la fit asseoir à côté des autres. Et Hassân, en la voyant, improvisa ces vers :

« Elle apparaît comme la pleine lune dans une nuit heureuse, et ses regards magiques éclairent notre chemin.

Si je m’approche d’elle pour me réchauffer sous le feu de ses yeux, je suis aussitôt repoussé par les sentinelles qui la défendent, ses deux seins tendus et durs comme la pierre de granit.

« Et je ne la dépeins pas tout entière, ce qui demanderait une ode de longue haleine. Pourtant, ô ma maîtresse, je dois te dire qu’elle n’est pas mon épouse, bien que la ressemblance soit frappante en bien des choses ! » Alors Nour Al-Houda fit entrer sa cinquième sœur, qui s’appelait Blanche-Aurore, et qui s’avança en mouvant ses hanches ; et elle était aussi souple qu’un rameau de bân et aussi légère qu’un jeune faon. Et, après avoir embrassé sa grande sœur, elle s’assit à la place qui lui fut assignée, à côté des autres, et arrangea les plis de sa robe de soie verte ouvragée d’or. Et Hassân, en la voyant, improvisa ces vers :

« La fleur rouge de la grenade n’est pas mieux voilée de ses feuilles vertes, ô jeune fille, que tu n’es vêtue de cette chemise charmante.

Et si je te demande : « Quel est ce vêtement qui va si bien à tes joues solaires ? » Tu me réponds : « Il n’a point de nom, car c’est ma chemise ! »

Et moi je m’écrie : « Ô sa merveilleuse chemise, cause de tant de blessures mortelles, je t’appellerai : la chemise crève-cœur !

N’es-tu pas toi-même plus merveilleuse encore, ô jouvencelle ? Si tu te lèves dans ta beauté pour éblouir les yeux humains, tes hanches te disent : « Reste ! reste ! Ce qui nous suit est trop lourd pour nos forces ! »

Et si je m’avance alors, en t’implorant ardemment, ta beauté me dit ; « Fais-le ! fais-le ! » Mais, comme je m’apprête, ta pudeur me dit : « Non pas ! non pas ! »

Lorsque Hassân eut récité ces vers, toute l’assistance fut émerveillée de son talent ; et la reine elle-même, malgré son ressentiment, ne put s’empêcher de lui marquer son admiration. Aussi la vieille amazone, protectrice de Hassân, profita-t-elle de la bonne tournure que prenait l’affaire pour essayer de remettre Hassân dans les bonnes grâces de la vindicative princesse, et lui dit : « Ô ma souveraine, t’avais-je trompée en te parlant de l’art admirable de ce jeune homme dans la construction des vers ? Et n’est-il point délicat et discret dans ses improvisations ? Je te prie donc de tout à fait oublier l’audace de son entreprise, et de l’attacher désormais à ta personne comme poète, en utilisant son talent pour les fêtes et les occasions solennelles ! » Mais la reine répondit : « Oui ! mais je voudrais d’abord en finir

avec l’épreuve ! Fais vite entrer ma plus jeune sœur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT TREIZIÉME NUIT

Elle dit :

« … Oui ! mais je voudrais d’abord en finir avec l’épreuve ! Fais vite entrer ma plus jeune sœur ! » Et la vieille sortit, et, un instant après, rentra, tenant par la main l’adolescente la plus jeune, celle que l’on nommait Ornement-du-Monde, et qui n’était autre que Splendeur !

Ainsi tu entras, ô Splendeur, et tu étais vêtue de ta seule beauté, dédaigneuse des parures et des voiles menteurs ! Mais quelle destinée pleine de calamités accompagnait tes pas ! Tu l’ignorais, ne sachant encore tout ce qui avait été écrit à ton sujet dans le livre du sort !

Lorsque Hassân, qui était debout au milieu de la salle, vit arriver Splendeur, il poussa un grand cri et tomba par terre, privé de sentiment. Et Splendeur, en entendant ce cri, se retourna et reconnut Hassân. Et, saisie de voir son époux qu’elle croyait si loin, elle s’affaissa tout de son long, en répondant par un autre cri, et perdit connaissance.

À cette vue, la reine Nour Al-Houda ne douta pas un instant que ce ne fût cette sœur-là qui était devenue l’épouse de Hassân, et ne put dissimuler plus longtemps sa jalousie et sa fureur. Et elle cria à ses amazones : « Ramassez cet adamite, et allez le jeter hors de la ville ! » Et les gardes exécutèrent l’ordre, et emportèrent Hassân et allèrent le jeter sur le rivage, hors de la ville. Puis la reine se tourna vers sa sœur, qu’on avait fait revenir de son évanouissement, et lui cria : « Ô débauchée ! comment as-tu fait pour connaître cet adamite ? Et quelle conduite criminelle tu as eue, de toutes les manières ! Tu t’es non seulement mariée sans le consentement de ton père et de ta famille, mais tu as encore abandonné ton époux et quitté ta maison ! Et tu as de la sorte avili ta race et la noblesse de ta race ! Or, cette ignominie ne peut se laver que dans ton sang ! » Et elle cria à ses femmes : « Apportez une échelle, et attachez-y cette criminelle par ses longs cheveux, et frappez-la de verges jusqu’au sang ! » Puis elle sortit avec ses sœurs de la salle des audiences, et alla dans sa chambre écrire au roi son père une lettre, dans laquelle elle lui apprenait, dans tous ses détails connus, l’histoire de Hassân avec sa sœur, et lui apprenait, en même temps que la honte qui rejaillissait sur toute la race des genn, le châtiment qu’elle avait cru devoir infliger à la coupable. Et elle termina sa lettre en demandant à son père de lui répondre au plus tôt pour lui dire son avis sur la punition définitive à infliger à la fille criminelle. Et elle confia la lettre à une rapide messagère, qui se hâta d’aller la porter au roi.

Lorsque le roi lut la lettre de Nour Al-Houda, il vit le monde noircir devant ses yeux et, indigné à la limite de l’indignation de la conduite de sa plus jeune fille, il répondit à sa fille aînée que toute punition serait légère en comparaison du forfait, et qu’il fallait mettre à mort la coupable, mais qu’il abandonnait tout de même le soin d’exécuter cet ordre à sa sagesse et à sa justice.

Or, pendant que Splendeur, livrée de la sorte entre les mains de sa sœur, gémissait attachée par les cheveux sur l’échelle, et attendait le supplice, Hassân, qui avait été jeté sur la plage, finit par revenir de son évanouissement, mais ce fut pour penser à la gravité de son malheur, dont il ne soupçonnait point d’ailleurs toute l’étendue. Que pouvait-il encore espérer ? Maintenant que nulle puissance ne pouvait le secourir, que pouvait-il tenter, et comment essaierait-il de sortir de cette île maudite ? Et il se leva, en proie au désespoir, et se mit à errer le long de la mer, espérant encore trouver quelque remède à ses maux. Et c’est alors que lui vinrent à la mémoire ces vers du poète :

Quand tu n’étais qu’une germe dans le sein de ta mère, j’ai formé ta destinée dans le sens de Ma Justice et l’ai dirigée dans le sens de Ma Vision.

Laisse donc, ô créature, les événements suivre leur cours : tu ne peux t’y opposer.

Et si l’adversité fond sur la tête, laisse à ton destin le soin de l’en détourner.

Ce précepte de sagesse ranima quelque peu le courage de Hassân, qui continua à errer à l’aventure sur la plage, essayant de deviner ce qui avait pu arriver pendant son évanouissement, et pourquoi il avait été ainsi abandonné sur la grève. Et pendant qu’il réfléchissait de la sorte, il rencontra deux petites amazones d’une dizaine d’années, qui se battaient sur le sable à grands coups de poing. Et il vit, non loin d’elles, jeté par terre, un bonnet de cuir sur lequel étaient tracées des figures et des écritures. Et il s’approcha de ces petites filles, essaya de les séparer, et leur demanda la cause de leur querelle. Et elles lui dirent qu’elles se disputaient la possession de ce bonnet-là ! Alors Hassân leur demanda si elles voulaient le choisir pour arbitre et s’en rapporter à lui pour les mettre d’accord sur la possession de ce bonnet. Et, les petites filles ayant accepté, Hassân ramassa le bonnet et leur dit : « Eh bien ! je vais jeter une pierre en l’air, et celle d’entre vous deux qui me la rapportera aura le bonnet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Eh bien ! je vais jeter une pierre en l’air, et celle d’entre vous deux qui me la rapportera aura le bonnet ! » Et les petites amazones dirent : « L’idée est excellente ! » Alors Hassân ramassa un galet de la grève et le lança au loin de toutes ses forces. Et, pendant que les fillettes couraient pour attraper le caillou, Hassân mit le bonnet sur sa tête, pour l’essayer, et l’y laissa. Or, au bout de quelques instants les petites filles revinrent, et, celle qui avait attrapé le caillou, criait : « Où es-tu, ô homme ? C’est moi qui ai gagné ! » Et elle arriva jusqu’à l’endroit où se tenait Hassân, et se mit à regarder de tous les côtés, sans voir Hassân. Et sa sœur également regardait autour d’elle dans toutes les directions, mais ne voyait pas Hassân. Et Hassân se demandait : « Elles ne sont pourtant pas aveugles, ces petites amazones ! Comment se fait-il alors qu’elles ne me voient pas ? » Et il leur cria : « Je suis là ! Arrivez donc ! » Et les petites filles regardèrent dans la direction d’où partait la voix, mais elles ne virent pas Hassân ; et elles eurent peur, et se mirent à pleurer. Et Hassân s’approcha d’elles et les toucha à l’épaule et leur dit : « Me voici ! Pourquoi pleurez-vous, mes petites ? » Et les fillettes levèrent la tête, mais ne virent pas Hassân. Et elles furent alors si terrifiées, qu’elles se mirent à courir de toutes leurs forces, en jetant de grands cris, comme si elles étaient poursuivies par quelque genni de la mauvaise espèce. Et Hassân alors se dit : « Il n’y a plus de doute ! Ce bonnet est enchanté ! Et son enchantement consiste à rendre invisible celui qui le porte sur la tête ! » Et il se mit à danser de joie, en se disant : « C’est Allah qui me l’envoie ! Car je vais pouvoir, ce bonnet sur la tête, courir revoir mon épouse, sans être vu par personne ! » Et il retourna aussitôt à la ville, et, pour mieux expérimenter les vertus de ce bonnet, il voulut en essayer l’effet devant la vieille amazone. Et il la chercha partout, et finit par la trouver dans une des chambres du palais, enchaînée, par ordre de la princesse, à un anneau enfoncé dans le mur. Alors, pour s’assurer si réellement il était invisible, il s’approcha d’une étagère sur laquelle étaient rangés des vases de porcelaine, et il fit tomber par terre le plus gros vase qui alla se briser aux pieds de la vieille. Et elle poussa alors un cri d’épouvante, croyant à quelque tour que lui jouait un des mauvais éfrits dévoués aux ordres de Nour Al-Houda. Et elle se mit en devoir de prononcer les formules conjuratoires, et dit : « Ô éfrit, je t’ordonne, par le nom gravé sur le sceau de Soleïmân, de me dire ton nom ! » Et Hassân répondit : « Je ne suis point un éfrit, mais ton protégé Hassân Al-Bassri ! Et je viens te délivrer ! » Et en disant ces mots, il ôta son bonnet magique et se fit voir et reconnaître ! Et la vieille s’écria : « Ah ! malheur à toi, infortuné Hassân ! ne sais-tu donc que la reine a déjà regretté de ne t’avoir pas fait donner la mort sous ses yeux, et qu’elle a envoyé ses esclaves de toutes parts à ta poursuite, en promettant un quintal d’or comme récompense à celui qui te rapporterait à elle, mort ou vivant ! Ne perds donc pas un instant, et sauve ta tête par la fuite ! » Puis elle mit Hassân au courant des supplices terribles que la reine préparait pour faire mourir sa sœur, avec l’assentiment du roi des genn. Mais Hassân répondit : « Allah la sauvera et nous sauvera tous d’entre les mains de cette cruelle princesse ! Regarde ce bonnet ! Il est enchanté ! Et c’est grâce à lui que je puis partout marcher invisible ! » Et la vieille s’écria : « Louanges à Allah, ô Hassân, qui ranime les ossements des morts, et qui t’a envoyé ce bonnet pour notre salut ! Hâte-toi de me délivrer, afin que je te montre le cachot où est enfermée ton épouse ! » Et Hassân coupa les liens de la vieille, et la prit par la main, et se couvrit la tête du bonnet enchanté. El aussitôt ils devinrent tous deux invisibles. Et la vieille le conduisit dans le cachot où gisait son épouse Splendeur attachée par les cheveux à une échelle, et attendant à chaque instant la mort dans les supplices. Et il l’entendit qui récitait à mi-voix ces vers :

« La nuit est obscure, et triste est ma solitude. Ô mes yeux, laissez couler la source de mes larmes. Mon bien-aimé est loin de moi ! D’où pourrait me venir l’espérance, alors que mon cœur et l’espérance sont partis avec lui.

Coulez, ô mes larmes, coulez de mes yeux ; mais, hélas ! réussirez-vous jamais à éteindre le feu qui dévore mes entrailles ?… Ô fugitif amant, ton image est ensevelie dans mon cœur, et les vers de la tombe eux-mêmes ne pourront l’effacer ! »

Et Hassân, bien qu’il eût souhaité ne point brusquer la reconnaissance afin d’éviter une émotion trop grande à son épouse, ne put, en entendant et en voyant sa bien-aimée Splendeur, résister plus longtemps aux tourments qui l’agitaient, et il enleva son bonnet et se précipita vers elle en l’entourant de ses bras. Et elle le reconnut, et s’évanouit contre sa poitrine. Et Hassân, aidé de la vieille, coupa ses liens, et la fit tout doucement revenir à elle, et la prit sur ses genoux en lui faisant de l’air avec la main. Et elle ouvrit les yeux, et, des larmes sur les joues, elle lui demanda : « Es-tu descendu du ciel, ou sorti du sein de la terre ? Ô mon époux, hélas ! hélas ! que pouvons-nous contre le destin ? Ce qui est écrit doit courir ! Hâte-toi donc, avant d’être découvert, de laisser ma destinée suivre sa voie, et retourne-t’en par où tu es venu, pour ne point me causer la douleur de te voir, toi aussi, victime de la cruauté de ma sœur ! « Mais Hassân répondit : « Ô bien-aimée, ô lumière de mes yeux, je suis venu pour te délivrer et t’emmener avec moi à Baghdad, loin de ce pays cruel ! » Mais elle s’écria : « Ah ! Hassân, quelle imprudence encore vas-tu commettre ? De grâce ! retire-toi, et n’ajoute pas encore à mes souffrances par les tiennes ! » Mais Hassân répondit : « Ô Splendeur, mon âme, sache que je ne sortirai de ce palais qu’avec toi et avec notre protectrice, la bonne tante que voici. Et si tu me demandes quel moyen je compte employer, je te montrerai ce bonnet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

« … El si tu me demandes quel moyen je compte employer, je te montrerai ce bonnet ! » Et Hassân lui fit voir le bonnet enchanté, l’essaya devant elle, en disparaissant soudain dès qu’il l’eut mis sur la tête, puis lui raconta comment Allah l’avait jeté sur son chemin pour être la cause de leur délivrance ! Et Splendeur, les joues couvertes de larmes de joie et de repentir, dit à Hassân : « Ah ! tous les maux dont nous avons souffert viennent de ma faute à moi qui ai quitté notre demeure de Baghdad sans ta permission. Ô mon maître bien-aimé, épargne-moi, de grâce ! les reproches que je mérite, car je vois bien maintenant qu’une femme doit apprendre le prix de son époux ! Et pardonne-moi ma faute, dont j’implore la rémission devant Allah et devant toi ! Et excuse-moi un peu, vu que mon âme n’a pas su résister à l’émoi qui l’a remplie en revoyant le manteau de plumes ! » Et Hassân répondit : « Par Allah, ô Splendeur, c’est moi seul le coupable, moi qui t’avais laissée seule à Baghdad. J’aurais dû t’emmener avec moi chaque fois ! Mais à l’avenir il en sera ainsi, tu peux être tranquille ! » Et, ayant dit ces mois, il la prit sur son dos, prit également la main de la vieille, et se couvrit la tête du bonnet. Et ils devinrent invisibles tous les trois. Et ils sortirent du palais, et se dirigèrent en toute hâte vers la septième île, où étaient cachés leurs deux petits enfants, Nasser et Manssour.

Alors Hassân, bien qu’il fût à la limite de l’émotion de revoir ses deux enfants sains et saufs, ne voulut point perdre le temps en effusions de tendresse ; et il confia les deux petits à la vieille, qui les mit à califourchon chacun sur une épaule. Puis, sans être vue de personne, Splendeur réussit à prendre trois manteaux de plumes, tout neufs ; et ils s’en vêtirent. Puis ils se tinrent tous trois par la main et, quittant sans regret les îles Wak-Wak, ils s’envolèrent vers Baghdad.

Or, Allah leur écrivit la sécurité et, après un voyage par petites étapes, ils arrivèrent un matin dans la Ville de Paix. Et ils atterrirent sur la terrasse de leur demeure, et descendirent l’escalier et pénétrèrent dans la salle où se tenait la pauvre mère de Hassân, que les chagrins et les inquiétudes avaient depuis longtemps rendue infirme et presque aveugle. Et Hassân écouta un instant à la porte, et entendit à l’intérieur la pauvre femme qui gémissait et se désespérait. Alors il frappa, et la voix de la vieille demanda : « Qui est à la porte ? » Hassân répondit : « Ô ma mère, c’est le destin qui veut réparer ses rigueurs ! »

À ces mots, la mère de Hassân, ne sachant encore si c’était une illusion ou la réalité, courut sur ses pauvres jambes ouvrir la porte. Et elle vit son fils Hassân avec son épouse et ses enfants, et la vieille amazone qui restait derrière eux, discrètement. Et, l’émotion étant trop forte pour elle, elle tomba évanouie dans leurs bras. Et Hassân la fit revenir en la baignant de ses larmes, et la pressa tendrement sur son sein. Et Splendeur s’avança aussi vers elle et la combla de mille caresses, en lui demandant pardon de s’être laissé vaincre par son instinct originel. Puis ils firent avancer la Mère-des-Lances et la lui présentèrent comme leur protectrice et la cause de leur délivrance. Et alors Hassân raconta à sa mère toutes les aventures merveilleuses qui lui étaient arrivées, et qu’il est inutile de répéter. Et ils glorifièrent ensemble le Très-Haut qui avait permis leur réunion.

Et depuis lors ils vécurent tous ensemble dans la vie la plus délicieuse et la plus pleine de bonheur. Et chaque année ils ne manquèrent pas d’aller tous, en caravane, grâce au tambour magique, visiter les sept princesses, sœurs de Hassân, dans le palais au dôme vert, sur la Montagne-des-Nuages.

Et c’est ainsi, qu’après de très nombreuses années, vint les visiter la Destructrice inexorable des joies et des plaisirs ! Mais louanges et gloire à Celui qui domine l’empire du visible et de l’invisible, le Vivant, l’Éternel, qui ne connaît pas la mort !


Lorsque Schahrazade eut raconté de la sorte cette histoire extraordinaire, la petite Doniazade sauta à son cou, et l’embrassa sur la bouche, et lui dit : « Ô ma sœur, que cette histoire est merveilleuse et pleine de goût, et qu’elle est charmante et délectable ! Ah ! combien j’aime Bouton-de-Rose, et comme je regrette que Hassân ne l’ait point prise comme épouse en même temps que Splendeur ! » Et le roi Schahriar dit : « Schahrazade, cette histoire est étonnante ! Et elle a failli me faire oublier bien des choses que je veux, dès demain, mettre à exécution ! » Et Schahrazade dit : « Oui, ô Roi, mais elle n’est rien, comparée à celle que je veux le raconter encore sur le Pet historique ! Et le roi Schahriar s’écria : « Que dis-tu, Schahrazade ? El quel est ce pet historique que je ne connais pas ? » Schahrazade dit : « C’est celui que je vais soumettre demain au Roi, si je suis encore en vie ! » Et le roi Schahriar se dit : « Certes ! je ne la tuerai que lorsqu’elle m’aura instruit au sujet de ce qu’elle dit ! » Et Schahrazade, à ce moment, vit apparaître le matin et se tut discrètement.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit : « Cette anecdote nous est transmise, ô Roi Fortuné, par le diwan des gens hilares et incongrus. Et je ne veux point différer davantage de te la raconter ! » Et Schahrazade dit :

  1. Hassân : Beau.
  2. Le mot arabe Koss (le « Kussos » des Grecs) est composé de deux lettres dont la première, le Kaf, est représentée par 20, et la seconde, le Sin, par 60.