Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 10/Histoire du jeune homme mou

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la revue blanche (Tome 10p. 303-321).


HISTOIRE DU JEUNE HOMME MOU


Il est raconté — entre beaucoup d’autres choses — qu’un jour, comme le khalifat Haroun Al-Rachid était assis sur son trône, un jeune eunuque entra, qui tenait entre ses mains une couronne d’or rouge incrustée de perles, de rubis et de toutes les espèces les plus inestimables de gemmes et de pierreries. Et cet eunuque enfant embrassa la terre entre les mains du khalifat et dit : « Ô émir des Croyants, notre maîtresse Sett Zobéida m’envoie te transmettre ses salams et ses hommages et, en même temps, te dire que cette merveilleuse couronne que voici, et que tu connais bien, manque encore à son sommet d’une grosse gemme, et qu’on n’a jamais pu en trouver une assez belle pour cette place vide. Et elle a fait faire partout des recherches chez les marchands, et elle a fouillé dans ses propres trésors, mais jusqu’à présent elle n’a pu encore trouver la pierre digne de surmonter cette couronne ! C’est pourquoi elle souhaite que tu fasses faire toi-même des recherches à ce sujet, pour satisfaire son désir. »

Alors, le khalifat se tourna vers ses vizirs, ses émirs, ses chambellans et ses lieutenants et leur dit : « Cherchez tous cette gemme, aussi grande et aussi belle que le souhaite Zobéida ! »

Or, ils cherchèrent tous cette gemme-là, parmi les pierreries de leurs épouses ; mais ils ne trouvèrent rien selon le souhait de Sett Zobéida. Et ils rendirent compte au khalifat de l’inutilité de leurs recherches. Et le khalifat se rétrécit fort de la poitrine, à cette nouvelle, et leur dit : « Comment se fait-il que je sois le khalifat et le roi des rois de la terre, et qu’il me soit impossible d’avoir une chose aussi misérable qu’une pierre ? Malheur à vos têtes ! Allez faire des recherches chez les marchands ! » Et ils firent des recherches chez tous les marchands, qui répondirent unanimement : « Ne cherchez pas davantage ! Notre seigneur le khalifat ne pourra trouver cette gemme que chez un jeune homme de Bassra, qui s’appelle Abou-Môhammad-les-Os-Mous ! » Et ils allèrent rendre compte au khalifat de ce qu’ils avaient fait et appris, en lui disant : « Notre seigneur le khalifat ne pourra trouver cette gemme que chez un jeune homme de Bassra, qui s’appelle Abou-Môhammad-les-Os-Mous ! »

Alors le khalifat ordonna à Giafar, son vizir, d’envoyer aviser l’émir de Bassra qu’il eût immédiatement à chercher cet Abou-Môhammad-les-Os-Mous, pour le faire conduire en toute diligence à Baghdad, entre ses mains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… chercher cet Abou-Môhammad-les-Os-Mous pour le faire conduire en toute diligence à Baghdad, entre ses mains. Et Giafar écrivit aussitôt une missive à ce sujet, et chargea le porte-glaive Massrour d’aller en toute hâte la porter lui-même à Bassra, à l’émir El-Zobéidi, gouverneur de la ville. Et Massrour partit, sans tarder, remplir sa mission.

Lorsque le gouverneur de Bassra, l’émir El-Zobéidi, reçut la missive du khalifat, il répondit par l’ouïe et l’obéissance ; et, après avoir rendu à l’envoyé du khalifat tous les honneurs et les égards dus, il lui donna des gardes pour le conduire chez Abou-Môhammad-les-Os-Mous. Et Massrour arriva bientôt au palais habité par ce jeune homme ; et il fut reçu à la porte par une troupe d’esclaves richement vêtus, auxquels il dit : « Avisez votre maître que l’émir des Croyants le réclame à Baghdad ! » Et les esclaves entrèrent aviser de la chose leur maître.

Quelques instants après, le jeune Abou-Môhammad parut lui-même sur le seuil de sa demeure et vit l’envoyé du khalifat avec les gardes de l’émir de Bassra ; et il s’inclina jusqu’à terre devant lui et dit : « L’obéissance aux ordres de l’émir des Croyants ! » Puis il ajouta : « Mais je vous supplie, ô très honorables, d’entrer un instant honorer ma maison ! » Massrour répondit : « Nous ne pouvons pas trop nous attarder par ici, à cause des ordres pressés de l’émir des Croyants qui n’attend que ton arrivée à Baghdad ! » Il dit : « Il faut tout de même me donner le temps nécessaire pour faire mes préparatifs de voyage. Entrez donc vous reposer ! » Massrour et ses compagnons firent encore quelques difficultés, pour la forme, mais finirent par suivre le jeune homme.

Et ils virent, dès le vestibule, de magnifiques rideaux de velours bleu tissé d’or fin, et des marbres précieux, et des bois ouvragés, et toutes sortes de merveilles, et partout, aussi bien sur les tapisseries que sur les meubles, les murs ou les plafonds, des métaux précieux et des scintillements de pierreries. Et l’hôte les fit conduire à une salle de bain, éblouissante de propreté et parfumée comme un cœur de rosier, si splendide que le palais du khalifat ne possédait point la pareille. Et, après le bain, les esclaves les revêtirent tous de somptueuses robes de brocart vert, semées de motifs en perles, en or délié et en pierreries de toutes les couleurs. Et, en leur faisant leurs souhaits d’après le bain, les esclaves leur offrirent, sur des plateaux de porcelaine dorée, les coupes de sorbets et les rafraîchissements. Après quoi, entrèrent cinq jeunes garçons, beaux comme l’ange Harout, qui leur présentèrent à chacun, de la part du maître, après le souhait du bain, une bourse de cinq mille dinars, en cadeau. Et alors entrèrent les premiers esclaves qui les avaient menés au hammam ; et ils les prièrent de les suivre, et les conduisirent dans la salle de réunion où les attendait Abou-Môhammad, assis sur un divan de soie, et les bras appuyés sur des coussins ourlés de perles. Et il se leva en leur honneur et les fit asseoir à côté de lui, et mangea et but avec eux toutes sortes de mets admirables, et des boissons comme il n’y en a que dans les palais des Kaïssars.

Alors, le jeune homme se leva et dit : « Je suis l’esclave de l’émir des Croyants ! Les préparatifs sont faits, et nous pouvons partir pour Baghdad ! » Et il sortit avec eux et, pendant qu’ils remontaient sur leurs chevaux, les esclaves, empressés à ses ordres, l’aidèrent à mettre le pied dans l’étrier et à enfourcher une mule blanche comme le vierge argent, dont la selle et les harnachements scintillaient de tous les feux des ors et des pierreries qui les agrémentaient. Et Massrour et le jeune Abou-Môhammad se mirent à la tête de l’escorte et sortirent de Bassra pour prendre la route de Baghdad. Et, après un heureux voyage, ils arrivèrent dans la Cité de Paix, et entrèrent dans le palais de l’émir des Croyants.

Lorsqu’il fut introduit en présence du khalifat, il embrassa par trois fois la terre entre ses mains et prit une attitude pleine de modestie et de déférence. Et le khalifat l’invita à s’asseoir. Et il s’assit respectueusement sur le bord du siège, et, avec un langage fort distingué, il dit : « Ô émir des Croyants, ton esclave soumis a appris, sans qu’on le lui dît, le motif pour lequel il est appelé devant son souverain. C’est pourquoi, au lieu d’une seule gemme, il a cru de son devoir d’humble sujet d’apporter à l’émir des Croyants ce que le sort lui a fixé ! » Et, ayant dit ces paroles, il ajouta : « Si notre maître le khalifat me le permet, je vais faire ouvrir les coffres que j’ai apportés avec moi, en cadeau d’un féal à son souverain ! » Et le khalifat lui dit : « Je n’y vois point d’inconvénient. »

Alors Abou-Môhammad fit monter les coffres dans la salle de réception. Et il ouvrit le premier coffre, et en tira, entre autres merveilles qui ravissaient la raison, trois arbres d’or dont les tiges étaient en or, les branches et les feuilles en émeraudes et en aigues-marines, et les fruits, des rubis, des perles et des topazes au lieu d’oranges, de pommes et de grenades.

Puis, pendant que le khalifat s’émerveillait de la beauté de ces arbres, il ouvrit le second coffre et, entre autres splendeurs, en tira…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… Puis, pendant que le khalifat s’émerveillait de la beauté de ces arbres, il ouvrit le second coffre, et, entre autres splendeurs, en tira un pavillon de soie et d’or, incrusté de perles, d’hyacinthes, d’émeraudes, de rubis, de saphirs et de bien d’autres gemmes aux noms inconnus ; et le poteau central de ce pavillon était en bois d’aloès indien ; et tous les pans de ce pavillon étaient piqués de gemmes de toutes les couleurs, et l’intérieur en était ornementé de dessins d’un art merveilleux qui représentaient des ébats gracieux d’animaux et des vols d’oiseaux ; et tous ces animaux et ces oiseaux étaient en or, en chrysolithes, en grenats, en émeraudes et en bien d’autres variétés de gemmes et de métaux précieux.

Et lorsque le jeune Abou-Môhammad eut tiré du coffre ces différents objets, qu’il disposait au fur et à mesure sur les tapis, pêle-mêle, il se tint debout et, sans bouger la tête, il éleva et abaissa ses sourcils. Et aussitôt le pavillon tout entier se dressa de lui-même au milieu de la salle avec autant de promptitude, d’ordre et de symétrie que s’il avait été manié par vingt personnes exercées ; et les trois arbres merveilleux vinrent d’eux-mêmes se planter à l’entrée du pavillon et le protéger de leur ombrage.

Alors, Abou-Môhammad regarda une seconde fois le pavillon et fit entendre un très léger sifflement. Et aussitôt tous les oiseaux gemmés de l’intérieur se mirent à chanter, et les animaux d’or se mirent à leur répondre avec douceur et harmonie. Et Abou-Môhammad, au bout d’un instant, fit entendre un second sifflement, et le chœur tout entier se tut sur la note commencée.

Lorsque le khalifat et les assistants eurent vu et entendu ces choses extraordinaires, ils ne surent s’ils rêvaient ou s’ils veillaient. Et Abou-Môhammad embrassa encore une fois la terre entre les mains d’Al-Rachid, et dit : « Ô émir des Croyants, ne crois point que je t’apporte d’une âme intéressée ces petits cadeaux qui ont la chance de ne point te déplaire ; mais je te les apporte simplement en hommage d’un féal à son maître souverain. Et ils ne sont rien en comparaison de ceux que je pense encore t’offrir, si toutefois lu me le permets. »

Lorsque le khalifat fut un peu revenu de l’étonnement où l’avait plongé la vue de ces choses dont il n’avait jamais vu les pareilles, il dit au jeune homme : « Peux-tu me dire, ô jeune homme, d’où te viennent toutes ces choses-là, alors que tu es un simple sujet d’entre mes sujets ? Tu es connu sous le nom de Abou-Môhammad-les-Os-Mous, et je sais que ton père n’était qu’un simple ventouseur de hammam, mort sans te rien laisser en héritage ! Comment se fait-il donc que tu sois arrivé, en si peu de temps et bien jeune encore, à ce degré de richesse, de distinction et de puissance ? » Et Abou-Môhammad répondit : « Je te dirai donc mon histoire, ô émir des Croyants, qui est une histoire si merveilleuse et si pleine de faits extraordinairement prodigieux que si elle était écrite avec les aiguilles à tatouage sur le coin intérieur de l’œil, elle serait une leçon riche en profits à ceux qui voudraient en profiter ! » Et Al-Rachid, extrêmement intrigué, dit : « Hâte-toi alors de nous faire entendre ce que tu as à nous dire, ya Abou-Môhammad ! » Et le jeune homme dit :

« Sache donc, ô émir des Croyants (qu’Allah te hausse en puissance et en gloire !) que je suis, en effet, connu dans le commun sous le nom d’Abou-Môhammad-les-Os-Mous, et que je suis le fils d’un ancien pauvre ventouseur de hammam qui est mort sans nous laisser, à moi et ma mère, de quoi suffire à notre subsistance. Ainsi, ceux-là qui t’ont appris ces détails, te disaient la vérité ; mais ils ne t’ont point dit pourquoi ni comment m’était venu ce surnom ! Or, voici ! Dès mon enfance, ô émir des Croyants, j’étais le garçon le plus mou et le plus paresseux qui pût se rencontrer sur la face de la terre. Et, en vérité, si grandes étaient ma mollesse et ma paresse, que si j’étais couché par terre et que le soleil tombât de tous ses feux sur mon crâne nu, en plein midi, je n’avais pas le courage de changer de place pour me mettre à l’ombre, et je me laissais cuire, comme un colocase, plutôt que de remuer une jambe ou un bras. Aussi mon crâne devint bientôt à l’épreuve de tous les coups ; et tu peux maintenant, ô émir des Croyants, commander à Massrour, ton porte-glaive, de me fendre la tête, et tu verras son glaive s’ébrécher et voler en éclats sur les os de mon crâne.

Or, à la mort de mon défunt père (qu’Allah l’ait en sa miséricorde !) j’étais un garçon de quinze ans ; mais c’était comme si je n’avais que deux ans d’âge, car je continuais à ne vouloir ni travailler ni bouger de ma place ; et ma pauvre mère était obligée de servir les gens du quartier pour me nourrir, tandis que je passais mes journées étendu sur le flanc, et que je n’avais même pas la force de lever la main pour chasser les mouches qui avaient établi domicile

dans tous les creux de ma figure…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… les mouches qui avaient établi domicile dans tous les creux de ma figure.

Or, un jour, par une coïncidence bien rare entre les coïncidences, ma mère, qui avait peiné tout un mois au service de ceux qui la faisaient travailler, entra auprès de moi en tenant dans sa main cinq pièces d’argent, fruit de tout son labeur. Et elle me dit : « Ô mon enfant, je viens d’apprendre que notre voisin le cheikh Mouzaffar va partir pour la Chine ! Or, tu sais, mon fils, que ce vénérable cheikh est un homme excellent, un homme de bien qui ne méprise pas les pauvres comme nous et ne les repousse pas. Prends donc les cinq drachmes d’argent et lève-toi pour m’accompagner chez le cheikh ; et tu lui remettras ces cinq drachmes et tu le prieras de t’en acheter, en Chine, des marchandises que tu revendras ensuite ici et dont (qu’Allah le veuille dans sa compassion sur nous !) tu feras, sans aucun doute, un bénéfice considérable. Voilà donc pour nous, ô mon fils, l’occasion de nous enrichir ! Et celui qui refuse le pain d’Allah est un mécréant ! »

Or, moi, à ce discours de ma mère, j’augmentai encore en mollesse, et je fis le mort tout à fait. Et ma mère me supplia et me conjura de toutes les manières, par le nom d’Allah et par le tombeau de mon père, et par tout ! Mais ce fut en vain ! Car je fis semblant de ronfler. Alors elle me dit : « Par les vertus du défunt ! je jure, ô Abou-Môhammad-les-Os-Mous, que si tu ne veux pas m’écouter et m’accompagner chez le cheikh, je ne te donnerai plus à manger ni à boire, et que je te laisserai mourir d’inanition ! » Et elle dit ces paroles d’un ton si résolu, ô émir des Croyants, que je compris qu’elle mettrait cette fois ses paroles à exécution ; et je fis entendre un sourd grognement qui signifiait : « Aide-moi à m’asseoir ! » Et elle me prit le bras et m’aida à me lever et à m’asseoir. Alors moi, épuisé de fatigue, je me mis à pleurer, et, entre mes gémissements, je soupirai : « Donne-moi mes savates ! » Et elle me les apporta, et je lui dis : « Passe-les-moi aux pieds ! » Et elle me les passa aux pieds. Et je lui dis : « Aide-moi à me mettre debout ! » Et elle me souleva et me fit tenir debout. Et moi, gémissant à rendre l’âme, je lui dis : « Soutiens-moi pour que je marche ! » Et elle vint derrière moi et me soutint, en me poussant doucement pour me faire avancer. Et moi, je me mis à marcher d’un pas lent, en m’arrêtant à chaque pas pour souffler, et en penchant la tête sur mes épaules comme pour rendre l’âme. Et je finis par arriver sur le bord de la mer, en cette posture, auprès du cheikh Mouzaffar, entouré de ses proches et amis, qui se disposait à s’embarquer pour le départ. Et mon arrivée fut accueillie avec stupéfaction par tous les assistants qui s’écriaient, en me regardant : « Ô prodige ! C’est la première fois que nous voyons marcher Abou-Môhammad-les-Os-Mous ! Et c’est la première fois qu’il sort de sa maison ! »

Or, moi, lorsque je fus arrivé auprès du cheikh, je lui dis : « Ô mon oncle, est-ce toi le cheikh Mouzaffar ? » Il me dit : « À tes ordres, ô Abou-Môhammad, ô fils de mon ami le défunt ventouseur (qu’Allah l’ait en Sa grâce et en Sa pitié !) » Je lui dis, en lui tendant les cinq pièces d’argent : « Prends ces cinq drachmes, ô cheikh, et achète-m’en des marchandises de la Chine ! Et peut-être qu’ainsi, par ton entremise, cela nous sera l’occasion de nous enrichir ! » Et le cheikh Mouzaffar ne refusa point de prendre les cinq drachmes ; et il les serra dans sa ceinture, en disant : « Au nom d’Allah ! » et me dit : « Sur la bénédiction d’Allah ! » Et il prit congé de moi et de ma mère ; et, accompagné de plusieurs marchands qui s’étaient joints à lui pour le voyage, il s’embarqua pour la Chine.

Or, Allah écrivit la sécurité au cheikh Mouzaffar qui arriva sans encombre au pays de la Chine. Et il acheta, lui, ainsi que tous les marchands qui étaient avec lui, ce qu’il avait à acheter, et vendit ce qu’il avait à vendre, et trafiqua et fit ce qu’il avait à faire. Après quoi, il se rembarqua, pour le retour au pays, avec ses compagnons, sur le même navire qu’ils avaient affrété à Bassra. Et ils mirent à la voile et quittèrent la Chine.

Au bout de dix jours de navigation, le cheikh Mouzaffar, un matin, se leva soudain, et frappa de désespoir ses mains l’une contre l’autre, et s’écria « Qu’on ramène les voiles ! » Et les marchands, fort surpris, lui demandèrent : « Quelle est l’affaire, ô cheikh Mouzaffar ? » Il dit : « Il faut que nous retournions en Chine ! » Et, à la limite de la stupéfaction, ils lui demandèrent : « Pourquoi cela, ô cheikh Mouzaffar ? » Il dit : « Sachez donc que j’ai oublié d’acheter la commande de marchandises pour laquelle Abou-Môhammad-les-Os-Mous m’avait donné les cinq drachmes d’argent ! » Et les marchands lui dirent : « Par Allah sur toi, ô notre cheikh, ne nous oblige pas, après toutes les fatigues essuyées et les dangers courus et la déjà si longue absence de notre pays, à retourner en Chine pour si peu de chose ! » Il dit : « Il faut absolument que nous retournions en Chine ! Car ma foi est engagée par ma promesse à Abou-Môhammad et à sa pauvre mère, la femme de mon ami, le défunt ventouseur ! » Ils dirent : « Que cela ne t’arrête point, ô cheikh ! Car nous sommes disposés à te payer, chacun, cinq dinars d’or comme intérêts des cinq pièces d’argent que t’a remises Abou-Môhammad-les-Os-Mous ! Et tu lui donneras tout cet or à notre arrivée ! » Il dit : « J’accepte pour lui votre offre ! » Alors les marchands payèrent chacun cinq dinars d’or, en mon nom, au cheikh Mouzaffar, et continuèrent leur voyage.

Or, en cours de route, le navire s’arrêta, pour faire des provisions, à une île d’entre les îles. Et les marchands et le cheikh Mouzaffar descendirent se promener à terre. Et le cheikh, après s’être promené et avoir respiré l’air de cette île, retournait s’embarquer quand il vit, sur le bord de la mer, un marchand de singes qui avait une vingtaine de ces animaux à vendre. Mais, parmi tous ces singes, il y en avait un qui était bien misérable d’aspect, pelé, grelottant et les larmes aux yeux. Et les autres singes, chaque fois que leur maître détournait la tête pour s’occuper des clients, ne manquaient pas de sauter sur leur misérable compagnon, et de le mordre et de le griffer et de lui pisser sur la tête. Et le cheikh Mouzaffar, qui avait le cœur compatissant, fut ému de l’état de ce pauvre singe et demanda au marchand : « À combien ce singe-là ? » Il dit : « Celui-là, ô mon maître, ne vaut pas cher. Je te le laisse, pour m’en débarrasser, à cinq drachmes seulement ! » Et le cheikh se dit : « C’est juste la somme que m’a donnée l’orphelin ! Et je vais lui acheter cet animal, afin qu’il puisse s’en servir pour le montrer dans les souks et gagner son pain et celui de sa mère ! » Et il paya les cinq drachmes au marchand, et fit prendre le singe par l’un des matelots du navire. Après quoi, il s’embarqua, avec ses compagnons les marchands, pour le départ.

Or, avant de mettre à la voile, ils virent des pêcheurs qui plongeaient jusqu’au fond de la mer, et sortaient, chaque fois, de l’eau en tenant dans leurs mains des coquillages remplis de perles. Et le singe vit cela également…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade, vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le singe vit cela également. Et aussitôt il fit un bond et sauta dans la mer. Et il plongea jusqu’au fond de l’eau pour en sortir au bout d’un certain temps, en tenant entre ses mains et dans sa bouche des coquillages remplis de perles d’une grosseur et d’une beauté merveilleuses. Et il grimpa sur le navire et vint remettre sa pêche au cheikh. Puis il lui fit, avec la main, plusieurs signes qui signifiaient : « Attache-moi quelque chose au cou ! » Et le cheikh lui attacha un sac au cou, et le singe sauta de nouveau dans la mer, et ressortit avec le sac rempli de coquillages pleins de perles plus grosses et plus belles que les premières. Puis il sauta encore dans la mer plusieurs fois de suite, et chaque fois il revenait remettre au cheikh le sac plein de sa pêche merveilleuse.

Tout cela ! Et le cheikh et tous les marchands étaient à la limite de la stupéfaction. Et ils se disaient : « Il n’y a de puissance et de force qu’en Allah l’Omnipotent ! Ce singe possède des secrets que nous ne connaissons pas ! Mais tout cela est pour la chance d’Abou-Môhammad-les-Os-Mous, le fils du ventouseur ! » Après quoi ils mirent à la voile et quittèrent l’île des perles. Et, après une navigation excellente, ils arrivèrent à Bassra.

Or, dès qu’il eut mis pied à terre, le cheikh Mouzaffar vint frapper à notre porte. Et ma mère demanda de l’intérieur : « Qui est là ? » Et il répondit : « C’est moi ! Ouvre, ô mère d’Abou-Môhammad ! Je reviens de la Chine ! » Et ma mère me cria : « Lève-toi, les-Os-Mous ! Voilà le cheikh Mouzaffar qui revient de la Chine ! Va lui ouvrir la porte, et le saluer et lui souhaiter la bienvenue ! Puis tu lui demanderas ce qu’il t’a apporté, dans l’espoir qu’Allah t’aura envoyé, par son entremise, de quoi suffire à nos besoins ! » Et je lui dis : « Aide-moi à me lever et à marcher ! » Et elle le fit. Et je me traînai, en me prenant les pieds dans les pans de ma robe, jusqu’à la porte, que j’ouvris.

Et le cheikh Mouzaffar, suivi de ses esclaves, entra dans le vestibule et me dit : « Le salam et la bénédiction sur celui dont les cinq drachmes ont porté bonheur à notre voyage ! Voici, ô mon fils, ce qu’ils t’ont rapporté ! » Et il fit ranger dans le vestibule les sacs de perles, me remit l’or que lui avaient donné les marchands, et me mit dans la main la corde à laquelle était attaché le singe. Puis il me dit : « C’est là tout ce que t’ont rapporté les cinq drachmes ! Quant à ce singe, ô mon fils, ne le maltraite pas, car c’est un singe de bénédiction ! » Et il prit congé de nous et s’en alla avec ses esclaves.

Alors moi, ô émir des Croyants, je me tournai vers ma mère et lui dis : « Tu vois, ô mère, qui de nous deux a raison ! Tu m’as torturé la vie en me disant tous les jours : « Lève-toi, les-Os-Mous, et travaille ! »

Et moi, je te disais : « Celui qui m’a créé, me fera vivre ! » Et ma mère me répondit : « Tu as raison, mon fils ! Chacun porte sa destinée attachée à son cou, et, quoi qu’il fasse, il ne lui échappera pas ! » Puis elle m’aida à compter les perles et à les diviser suivant leur grosseur et leur beauté. Et moi, j’abandonnai la mollesse et la fainéantise, et je me mis à aller tous les jours au souk vendre les perles aux marchands. Et je fis un bénéfice immense qui me permit d’acheter des terres, des maisons, des boutiques, des jardins, des palais et des esclaves hommes, et des esclaves femmes et des jeunes garçons.

Or, le singe me suivait partout, et mangeait de ce que je mangeais et buvait de ce que je buvais, et ne me quittait jamais des yeux. Mais un jour, comme j’étais assis dans le palais que je m’étais fait bâtir, le singe me fit signe qu’il voulait un encrier, un papier et un calam. Et je lui apportai les trois choses. Et il prit le papier, qu’il posa sur sa main gauche, comme font les scribes, et prit le calam qu’il plongea dans l’encrier, et écrivit : « Ô Abou-Môhammad, va me chercher un coq blanc ! Et viens me rejoindre dans le jardin ! » Et moi, ayant lu ces lignes, j’allai chercher un coq blanc, et courus au jardin le donner au singe, que je trouvai tenant un serpent entre ses mains. Et il prit le coq et le lâcha sur le serpent. Et aussitôt les deux animaux luttèrent entre eux, et le coq finit par vaincre le serpent et par le tuer. Puis, contrairement à ce que font les coqs, il le dévora jusqu’au bout.

Alors le singe prit le coq, lui arracha toutes les plumes, et les planta l’une après l’autre dans le jardin. Puis il tua le coq et arrosa de son sang toutes les plumes. Et il prit le gésier du coq, le nettoya, et le posa au milieu du jardin. Après quoi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-ONZlÈME NUIT

— La petite Doniazade dit à sa sœur : « Ô ma sœur, de grâce ! hâte-toi de nous dire ce que fit le singe d’Abou-Môhammad, après qu’il eut planté les plumes du coq dans le jardin et les eut arrosées avec le sang du coq ! » El Schahrazade dit : « De tout cœur amical ! » Et elle continua ainsi :

… Le singe prit le gésier du coq, le nettoya, et le posa au milieu du jardin. Après quoi il alla devant chaque plume, fit claquer ses mâchoires en poussant quelques cris que je ne pus comprendre et revint près de moi, pour faire un saut prodigieux qui le souleva de terre et le fit disparaître à mes yeux, dans les airs. Et au même moment toutes les plumes du coq se changèrent, dans mon jardin, en arbres d’or avec des branches et des feuilles d’émeraudes et d’aigues-marines qui portaient, comme fruits, des rubis, des perles et toutes sortes de pierreries. Et le gésier du coq fut changé en ce pavillon merveilleux que je me suis permis de t’offrir, ô émir des Croyants, avec trois des arbres de mon jardin !

Alors moi, riche désormais de ces biens inestimables dont chaque pierrerie valait un trésor, je demandai en mariage la fille du chérif de Bassra, le descendant de notre Prophète. Et le chérif, après avoir visité mon palais et mon jardin, m’accorda sa fille. Et je vis maintenant avec elle dans les délices et le bonheur ! Et tout cela, pour avoir, dans ma jeunesse, mis ma confiance dans la générosité sans bornes du Rétributeur, qui ne laisse jamais Ses Croyants dans le besoin ! »

Lorsque le khalifat Haroun Al-Rachid eut entendu cette histoire, il s’émerveilla à la limite de l’émerveillement et s’écria : « Les faveurs d’Allah sont illimitées ! » Et il retint Abou-Môhammad auprès de lui, pour qu’il pût dicter cette histoire aux scribes du palais. Et il ne le laissa partir de Baghdad qu’après l’avoir comblé d’honneurs et de cadeaux d’une magnificence égale à celle dont son hôte avait fait preuve à son égard. Mais Allah est plus généreux et plus puissant !


Lorsque le roi Schahriar eut entendu cette histoire, il dit à Schahrazade : « Ô Schahrazade, cette histoire me satisfait par sa morale ! » Et Schahrazade dit : « Oui, ô Roi, mais elle n’est rien, comparée à celle que je veux encore te raconter ce soir ! » Et elle dit…


FIN DU DIXIÈME VOLUME