Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 03/Suite 2 de l’histoire

Lorsque le grand-vizir Dandân eut fini le récit de la mort du roi Omar Al-Némân, il tira son mouchoir et s’en couvrit les yeux et se mit à pleurer. Et le roi Daoul’makân et la reine Nôzhatou, qui était derrière le rideau de soie, se mirent aussi à pleurer, ainsi que le grand-chambellan et tous ceux qui étaient là.

Mais le chambellan, le premier, sécha ses larmes et dit à Daoul’makân : « Ô roi, en vérité ces larmes ne peuvent plus servir à rien. Et il ne te reste plus qu’à prendre courage et à te raffermir le cœur pour veiller aux intérêts de ton royaume. Et d’ailleurs ton défunt père continue à vivre en toi, car les pères vivent dans les enfants dignes d’eux ! » Alors Daoul’makân cessa de pleurer et se prépara à tenir la première séance de son règne.

À cet effet, il s’assit sur son trône, sous la coupole, et le chambellan se tint debout à ses côtés et le vizir Dandân devant lui et les hommes d’armes derrière le trône ; et les émirs et les grands du royaume se placèrent chacun selon son rang.

Alors le roi Daoul’makân dit au vizir Dandân : « Dénombre-moi le contenu des armoires de mon père. » Et le vizir Dandân répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il énuméra tout ce que contenaient les armoires du trésor en argent, en richesses et en joyaux ; et il lui en remit la liste détaillée. Alors le roi Daoul’makân lui dit : « Ô vizir de mon père, tu continueras à être également le grand-vizir de mon règne. » Et le vizir Dandân baisa la terre entre les mains du roi et lui souhaita longue vie. Ensuite le roi dit au chambellan : « Quant à ce qui est des richesses que nous avons apportées avec nous de Damas, il faut les distribuer à l’armée. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Alors le chambellan ouvrit les caisses qui contenaient les richesses et les somptuosités apportées de Damas, et n’en garda absolument rien et les distribua toutes aux soldats en donnant les plus belles choses aux chefs de l’armée. Et tous les chefs baisèrent la terre entre ses mains et firent des vœux pour la vie du roi et se dirent entre eux : « Jamais nous n’avons vu pareille générosité ! »

Et c’est alors seulement que le roi Daoul’makân donna le signal du départ ; et on leva aussitôt les campements ; et le roi, à la tête de son armée, fit son entrée dans Baghdad.

El tout Baghdad était décoré ; et tous les habitants étaient massés sur les terrasses ; et les femmes, sur le passage du roi, lançaient des cris de joie aigus.

Et le roi monta dans son palais, et la première chose qu’il fit fut d’appeler le scribe principal et de lui dicter une lettre destinée à son frère Scharkân, à Damas. Cette lettre contenait la narration détaillée de tout ce qui était arrivé du commencement à la fin. Et elle concluait, en substance, par ceci :

« Et nous te prions, ô notre frère, au reçu de notre lettre, de faire les préparatifs nécessaires et de rassembler ton armée et de venir unir tes forces aux nôtres, pour aller ensemble faire la guerre sainte aux Infidèles qui nous menacent, et venger la mort de notre père et laver la tache qui doit être lavée ! »

Puis il plia la lettre et la cacheta lui-même de son cachet et appela le vizir Dandân et lui remit la lettre en disant : « Il n’y a que toi seul, ô grand vizir, qui sois capable de remplir une mission aussi délicate auprès de mon frère. Et tu sauras lui parler très gentiment et très doucement et tu lui diras bien ceci de ma part : « Je suis tout prêt à te céder le trône de Baghdad et à être à ta place gouverneur de Damas. »

Alors le vizir Dandân se prépara immédiatement au départ ; et le soir même partit pour Damas.

Or, pendant son absence, deux choses importantes extrêmement eurent lieu au palais du roi Daoul’makân. La première est que Daoul’makân fit venir son ami le vieux chauffeur du hammam, et le combla d’honneurs et de grades, et lui donna pour lui seul un palais qu’il fit tendre des plus beaux tapis de la Perse et du Khorassân. Mais il sera parlé longuement, dans le courant de cette histoire, de ce bon chauffeur du hammam.

Quant à la seconde chose, c’est celle-ci : un cadeau consistant en dix jeunes esclaves blanches arriva au roi Daoul’makân de la part de l’un de ses féaux. Or, l’une d’entre ces jeunes filles, dont la beauté défiait tout discours, plut beaucoup au roi Daoul’makân qui aussitôt la prit et coucha avec elle, et l’engrossa à l’instant même. Mais nous reviendrons sur cet événement, dans le courant de cette histoire.

Quant au vizir Dandân, il fut bientôt de retour et annonça au roi que son frère Scharkân avait très favorablement écouté sa demande et qu’il s’était mis en route, à la tête de son armée, pour répondre à cet appel. Et le vizir ajouta : « Aussi faut-il maintenant sortir à sa rencontre. » Et le roi répondit : « Mais certainement, ô mon vizir ! » Et il sortit de Baghdad, et à peine avait-il fait dresser le campement, à une journée de marche, que le prince Scharkân apparut avec son armée, précédé par ses éclaireurs.

Alors Daoul’makân prit les devants et alla à la rencontre de son frère ; et sitôt qu’il l’eût vu, il voulut descendre de cheval. Mais Scharkân, de loin, le conjura de n’en rien faire et, le premier, il sauta à terre et courut se précipiter dans les bras de Daoul’makân qui était, tout de même, descendu de cheval. Et ils s’embrassèrent longuement en pleurant ; et, après s’être dit des paroles de consolation l’un à l’autre pour la mort de leur père, ils retournèrent ensemble à Baghdad.

Et, sans perdre de temps, on convoqua les guerriers de toutes les parties de l’empire, qui ne manquèrent pas de se rendre à l’appel tant on leur promettait de butin et de faveurs. Et, durant un mois, les guerriers ne cessèrent d’affluer. Et pendant ce temps Scharkân avait raconté à Daoul’makân toute son histoire ; et Daoul’makân également raconta la sienne, mais en insistant beaucoup sur les services du chauffeur du hammam. Aussi Scharkân lui demanda : « Certainement tu as récompensé déjà cet homme vertueux pour tout son dévouement ? » Et Daoulmakân lui répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Et Daoul’makân lui répondit : « Pas entièrement. Car je me réserve de le faire, sitôt de retour de la guerre, si Allah veut ! » Et c’est alors que Scharkân put contrôler la véracité des paroles de Nôzhatou, qui avait été sa femme alors qu’il ignorait qu’elle fût sa sœur, et dont il avait eu la fillette Force-du-Destin. Et cela lui rappela qu’il devait demander de ses nouvelles. Aussi pria-t-il le grand-chambellan de lui transmettre le salut de sa part. Et le grand-chambellan s’acquitta de la chose et rapporta également à Scharkân le salut de Nôzhatou qui, en outre, demandait des nouvelles de sa fille Force-du-Destin. Et Scharkân lui fit dire de se tranquilliser, car Force-du-Destin était en parfaite santé à Damas. Alors Nôzhatou remercia Allah pour cela.

Puis lorsque toutes les troupes furent rassemblées et que les Arabes des tribus eurent apporté leur contingent, les deux frères se mirent à la tête de leurs forces réunies ; et, après que Daoul’makân eût fait ses adieux à la jeune esclave qu’il avait rendue enceinte, et qu’il lui eût créé un train de maison digne d’elle, on sortit de Baghdad demandant les contrées des Infidèles.

L’avant-garde de l’armée était formée par des guerriers turcs dont le chef s’appelait Bahramân ; et l’arrière-garde était formée par des guerriers du Deïlam[1] dont le chef s’appelait Rustem. Le centre était commandé par Daoul’makân, tandis que l’aile droite était sous les ordres du prince Scharkân et l’aile gauche sous les ordres du grand-chambellan. Et le grand-vizir Dandân fut chargé du sous-commandement général de l’armée.

Et ils ne cessèrent de voyager pendant un mois entier, en se reposant trois jours au bout de chaque semaine de marche, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au pays des Roum. Alors, à leur approche, s’enfuirent de tous côtés les habitants épouvantés et allèrent se réfugier à Constantinia en mettant le roi Aphridonios au courant de la marche agressive des musulmans.

À cette nouvelle, le roi Aphridonios se leva et fit appeler la vieille Mère-des-Calamités qui venait de lui ramener sa fille Safîa, en même temps qu’elle avait décidé le roi Hardobios de Kaïssaria, qu’elle avait élevé, à venir avec elle, lui et toute son armée, se joindre au roi Aphridonios. Et le roi de Kaïssaria, non content de la mort du roi Omar Al-Némân, et désireux de venger davantage sa fille Abriza, s’était hâté d’accompagner Mère-des-Calamités à Constantinia, à la tête de son armée.

Lorsque le roi Aphridonios eut donc fait appeler la vieille, elle se présenta aussitôt entre ses mains ; et il lui demanda les détails de la mort d’Omar Al-Némân, qu’elle se hâta de lui rapporter. Alors le roi lui demanda : « Et maintenant que l’ennemi approche, que faut-il faire, ô Mère-des-Calamités ? » Elle répondit : « Ô grand roi, ô représentant de Christ sur la terre, je vais t’indiquer la conduite à tenir ; et le Cheitân lui-même avec tous ses artifices ne pourra débrouiller les fils où je vais prendre nos ennemis ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« Et le Cheitân lui-même, malgré tous ses artifices, ne pourra débrouiller les fils où je vais prendre nos ennemis ! Or voici le plan à suivre pour les anéantir :

« Tu vas envoyer cinquante mille guerriers sur des navires qui mettront à la voile pour aller à la Montagne-Fumante, au pied de laquelle campent nos ennemis. Et d’un autre côté, par la voie de terre, tu enverras toute ton armée surprendre ces mécréants. Et de la sorte ils seront pris de tous les côtés, et nul d’entre eux ne pourra échapper à l’anéantissement. Et tel est mon plan. »

Et le roi Aphridonios dit à la vieille : « En vérité, ton idée est supérieure, ô reine de toutes les vieilles et inspiratrice des plus sages ! » Et il agréa le plan et le mit aussitôt à exécution.

Aussi les navires chargés de guerriers mirent à la voile et arrivèrent à la Montagne-Fumante, et débarquèrent les hommes qui se massèrent sans bruit derrière les hauts rochers. Et par la voie de terre l’armée ne tarda pas à arriver en face de l’ennemi. Or, en ce moment, telles étaient les forces des combattants : l’armée musulmane de Baghdad et du Khorassân comprenait cent vingt mille cavaliers commandés par Scharkân. Et l’armée des impies chrétiens s’élevait à mille mille et six cent mille combattants. Aussi quand tomba la nuit sur les montagnes et sur les plaines, la terre sembla un brasier de tous les feux qui l’éclairaient.

Or, en ce moment, le roi Aphridonios et le roi Hardobios réunirent leurs émirs et les chefs de l’armée pour tenir la grande séance du conseil. Et ils résolurent de livrer bataille, dès le lendemain, aux musulmans, de tous les côtés à la fois. Mais la vieille Mère-des-Calamités qui écoutait, les sourcils froncés, se leva et dit au roi Aphridonios et au roi Hardobios et à tous les assistants :

« Ô guerriers, les batailles des corps, quand les âmes ne sont pas sanctifiées, ne sauraient avoir que des résultats funestes ! Ô chrétiens, avant la lutte il faut vous approcher du Christ, et vous purifier avec l’encens suprême des fèces patriarcales ! » Et les deux rois et les guerriers répondirent : « Tes paroles sont les bienvenues, ô vénérable mère ! »

Or, voici en quoi consistait cet encens suprême des fèces patriarcales.

Lorsque le grand-patriarche des chrétiens de Constantinia faisait ses fèces, les prêtres les recueillaient soigneusement dans des étoffes de soie et les séchaient au soleil ; puis ils en faisaient une pâte qu’ils mêlaient de musc, d’ambre et de benjoin ; et ils pulvérisaient cette pâte, une fois tout à fait sèche, et la mettaient dans des petites boîtes d’or, et l’envoyaient à tous les rois chrétiens et à toutes les églises chrétiennes. Et c’est cette poudre des fèces patriarcales qui servait d’encens suprême pour sanctifier les chrétiens dans toutes les occasions solennelles, et notamment pour bénir les nouveaux mariés et fumiger les nouveau-nés et bénir les prêtres nouveaux. Mais comme les seules fèces du grand-patriarche pouvaient à peine suffire à dix provinces, et ne pouvaient servir à tant d’usages pour tous les pays chrétiens, les prêtres falsifiaient cette poudre en y mélangeant d’autres fèces moins saintes, par exemple les fèces des autres patriarches moindres et des vicaires. Et il était fort difficile de les différencier, d’ailleurs. Aussi cette poudre, à cause de ses vertus, était très estimée de ces porcs de Grecs qui, outre les fumigations, l’employaient également en collyres secs pour les maladies des yeux, et en stomachiques pour les maladies de l’estomac et des intestins. Mais c’était là le traitement employé surtout chez les plus grands d’entre les rois et les reines ; et c’est ce qui faisait que le prix en était très élevé et que le poids d’un drachme en était vendu mille dinars d’or. Et voilà pour l’encens des fèces patriarcales…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

Et voilà pour l’encens des fèces patriarcales. Mais pour ce qui est du roi Aphridonios et des chrétiens, voici.

Lorsque vint le matin, le roi Aphridonios, d’après le conseil de Mère-des-Calamités, fit assembler les chefs principaux de l’armée et tous ses lieutenants et leur fit baiser une grande croix de bois et les fumigea avec l’encens suprême déjà décrit, et qui était fait avec d’authentiques fèces du grand-patriarche, sans falsification aucune. Aussi son odeur était-elle terriblement forte et aurait tué un éléphant des armées musulmanes ; mais les porcs grecs y étaient accoutumés.

Alors la vieille Mère-des-Calamités se leva et dit : « Ô roi, avant de livrer bataille à ces mécréants, il faut, pour assurer notre victoire, nous débarrasser du prince Scharkân qui est le Cheitân en personne et qui commande toute l’armée. Car c’est lui qui anime tous ses soldats et leur donne le courage. Mais, lui mort, son armée est notre proie ! Envoyons-lui donc le guerrier le plus valeureux de nos guerriers pour le défier à un combat singulier et le tuer. »

Lorsque le roi Aphridonios eut entendu ces paroles, il fit venir aussitôt le fameux guerrier Lucas, fils de Camlutos, et, de sa propre main, il le fumigea avec l’encens fécal. Puis il prit un peu de cette fiente et l’humecta de salive et lui en oignit les gencives, les narines et les deux joues, et lui en fit priser un peu et, avec le restant, il lui frotta les sourcils et les moustaches.

Or, ce maudit Lucas était le guerrier le plus effrayant de tous les pays des Roum ; et nul parmi les chrétiens ne savait comme lui lancer le javelot, ou frapper du glaive ou percer de la lance. Mais son aspect était aussi repoussant que sa valeur était grande. Il était extrêmement hideux de visage, car son visage était celui d’un âne de mauvaise qualité ; mais, considéré attentivement, il ressemblait à un singe ; et, observé avec beaucoup de soin, il était tel un effroyable crapaud ou un serpent d’entre les pires serpents ; et son approche était plus insupportable que la séparation de l’ami ; et il avait volé à la nuit ses ténèbres et aux latrines la fétidité de leur haleine. Et c’est pour toutes ces raisons qu’il était surnommé Glaive-de-Christ.

Donc lorsque ce maudit Lucas eut été fumigé et oint fécalement par le roi Aphridonios, il lui baisa les pieds et se tint debout devant lui. Alors le roi lui dit : « Je veux que tu ailles attaquer, en combat singulier, ce scélérat nommé Scharkân, et que tu nous débarrasses de ses calamités ! » Et Lucas répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et le roi lui ayant fait embrasser la croix, Lucas s’en alla et monta un magnifique cheval alezan recouvert d’une somptueuse housse rouge et sellé d’une selle de brocart enrichie de pierreries. Et il s’arma d’un long javelot à trois fers ; et, de la sorte, on l’eût pris pour le Cheitân en personne. Puis, précédé de hérauts d’armes et d’un crieur, il se dirigea vers le camp des Croyants.

Donc le crieur, devant le maudit Lucas, de toute sa voix se mit à crier en langue arabe : « Ô vous, les musulmans, voici le champion héroïque qui a mis en fuite bien des armées d’entre les armées turques, kurdes et deïlamites ! C’est Lucas l’illustre, fils de Camlutos ! Que d’entre vos rangs sorte votre champion Scharkân, maître de Damas au pays de Scham ! Et, s’il l’ose, qu’il vienne affronter notre géant ! »

Or, à peine ces paroles avaient-elles été criées qu’on entendit un tremblement dans l’air retentissant et un galop qui fit frémir le sol et jeta l’épouvante jusque dans le cœur du maudit mécréant, et fit se tourner toutes les têtes dans cette direction. Et apparut Scharkân en personne, fils du roi Omar Al-Némân, et il arrivait droit sur ces impies, semblable au lion en courroux, et monté sur un cheval tel la plus légère des gazelles. Et il tenait à la main sa lance, farouchement, et déclamait ces vers :

« À moi appartient un alezan aussi léger que le nuage qui passe dans l’air. Il me contente !

À moi appartient une lance indianisée, au fer coupant. Je la brandis ! Et ses éclairs ondulent comme les vagues ! »

Mais l’abruti Lucas, qui était un barbare sans culture, des pays obscurs, ne comprenait pas un mot d’arabe, et ne pouvait goûter la beauté de ces vers et l’ordonnance de ces rythmes. Aussi se contenta-t-il de toucher son front, qui était tatoué d’une croix, et de porter ensuite sa main à ses lèvres par respect pour ce signe étrange.

Et soudain, plus hideux qu’un porc, il poussa son cheval sur Scharkân. Puis il s’arrêta brusquement dans son galop et lança très haut dans l’air l’arme qu’il tenait à la main, et si haut qu’elle disparut aux regards. Mais bientôt elle retomba. Et, avant qu’elle n’eût touché terre, le maudit, tel un sorcier, la rattrapa au vol. Et alors, de toute sa force, il lança son javelot à trois fers sur Scharkân. Et le javelot partit rapide comme la foudre. Et c’en était fait de Scharkân !

Mais Scharkân, au moment même où le javelot passait en sifflant et l’allait transpercer, détendit son bras et l’attrapa au vol. Or, gloire à Scharkân ! Et il saisit ce javelot d’une main ferme, et le lança dans l’air, si haut qu’il se perdit aux regards. Et il le rattrapa de la main gauche, en un clin d’œil. Et il s’écria : « Par Celui qui créa les sept étages du ciel ! je vais donner à ce maudit une leçon éternelle ! » Et il lança le javelot.

Alors l’abruti géant Lucas voulut faire le tour de force accompli par Scharkân et tendit la main pour arrêter l’arme volante. Mais Scharkân, profitant de ce moment où le chrétien se découvrait, lui lança un second javelot qui l’atteignit au front, à l’endroit même où il était tatoué d’une croix. Et l’âme mécréante de ce chrétien s’exhala de son cul et alla s’enfoncer dans les feux de l’enfer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

Et l’âme mécréante de ce chrétien s’exhala de son cul et alla s’enfoncer dans les feux de l’enfer.

Lorsque les soldats de l’armée chrétienne eurent appris, par la bouche des compagnons de Lucas, la mort de leur champion, ils se lamentèrent et se frappèrent le visage de douleur, et puis se précipitèrent tous sur leurs armes en lançant des cris de mort et de vengeance.

Alors les crieurs appelèrent les hommes, qui se rangèrent en ordre de bataille et, au signal donné par les deux rois, se précipitèrent en masse sur l’armée des musulmans. Et la mêlée s’engagea. Et les guerriers s’enlacèrent aux guerriers. Et le sang inonda les moissons. Et les cris succédèrent aux cris. Et les corps furent écrasés sous les sabots des chevaux. Et les hommes s’enivrèrent de sang et non de vin, et titubèrent comme les ivrognes. Et les morts s’entassèrent sur les morts, et les blessures sur les blessures. Et la bataille dura ainsi jusqu’à la tombée de la nuit, qui sépara les combattants.

Alors Daoul’makân, après avoir félicité son frère Scharkân pour son exploit qui devait illustrer son nom durant les siècles, dit au vizir Dandân et au grand-chambellan : « Ô grand vizir et toi, ô vénérable chambellan, prenez vingt mille guerriers, et allez à la distance de sept parasanges vers la mer. Là vous vous embarquerez dans la vallée de la Montagne-Fumante, et, au signal que je vous donnerai en hissant le pavillon vert, vous vous lèverez soudain prêts à la bataille décisive. Or, nous, ici, nous ferons semblant de prendre la fuite. Alors les Infidèles nous poursuivront. À ce moment-là, vous-mêmes, vous les poursuivrez, et nous, nous retournant, nous les attaquerons ; et ils seront ainsi cernés de tous côtés ; et pas un de ces Infidèles n’échappera à notre glaive, lorsque nous crierons : Allah akbar !

Aussi le vizir Dandân et le grand-chambellan répondirent par l’ouïe et l’obéissance et mirent immédiatement à exécution le plan qui était ordonné. Et ils se mirent en marche durant la nuit et allèrent prendre position dans la vallée de la Montagne-Fumante, là même où s’étaient d’abord embusqués les guerriers chrétiens venus de la mer et qui s’étaient ensuite joints à l’armée de terre : chose qui devait causer leur perte, car le premier plan de Mère-des-Calamités était le meilleur.

Or, avec le matin, tous les guerriers étaient debout sous les armes. Et sur les tentes flottaient les pavillons et brillaient les croix, de tous côtés. Et les guerriers des deux camps firent d’abord leurs prières. Les Croyants écoutèrent la lecture du premier chapitre du Koran, le Chapitre de la Vache ; et les mécréants invoquèrent le Messie fils de Mariam et se purifièrent avec les fèces du patriarche, mais des fèces certainement falsifiées, à cause de la grande quantité de soldats fumigés. Or, cette fumigation ne les sauvera pas du glaive !

En effet, au signal donné, la lutte recommença plus terrible. Les têtes s’envolaient comme des balles ; les membres jonchèrent le sol ; et le sang coula par torrents, et tellement que les chevaux en eurent jusqu’au poitrail.

Mais soudain, comme par l’effet d’une panique considérable, les musulmans, qui jusque-là avaient combattu en héros, tournèrent le dos et s’enfuirent tous jusqu’au dernier.

À ce spectacle de l’armée musulmane qui s’enfuyait de la sorte, le roi Aphridonios de Constantinia dépêcha un courrier au roi Hardobios, dont les troupes jusque-là n’avaient pas pris part à la bataille, en lui disant : « Voilà que fuient les musulmans ! Car nous avons été rendus invincibles par l’encens suprême des fèces patriarcales, dont nous nous étions fumigés et dont nous avions enduit nos barbes et nos moustaches. Maintenant, à vous autres d’achever la victoire en vous mettant à la poursuite de ces musulmans et en les exterminant jusqu’au dernier ! Et de la sorte nous vengerons la mort de Lucas, notre champion…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« Et de la sorte nous vengerons la mort de Lucas, notre champion ! »

Alors le roi Hardobios, qui n’attendait que l’occasion de venger enfin le meurtre de sa fille, l’admirable Abriza, cria à ceux de son armée : « Ô guerriers ! sus à ces musulmans qui fuient comme des femmes ! » Or, il ne savait point que c’était là une tactique du brave d’entre les braves, le prince Scharkân, et de son frère Daoul’makân.

En effet, au moment où les chrétiens de Hardobios, les ayant poursuivis, étaient arrivés jusqu’à eux, les musulmans s’arrêtèrent dans leur fuite simulée, et, à la voix de Daoul’makân, se précipitèrent sur leurs poursuivants, en criant : « Allahou akbar ! » Et Daoul’makân, pour les exciter à la lutte, leur jeta cette harangue :

« Ô musulmans, voici le jour de la religion ! Voici le jour où vous gagnerez le paradis ! Car le paradis ne se gagne qu’à l’ombre des glaives ! » Alors ils s’élancèrent comme des lions. Et ce jour-là ne fut point pour les chrétiens le jour de la vieillesse, car ils furent fauchés sans avoir eu le temps de voir blanchir leurs cheveux.

Mais les exploits accomplis par Scharkân, dans cette bataille soudaine, sont au-dessus de toutes paroles. Et pendant qu’il mettait en pièces tout ce qui se présentait sur sa route, Daoul’makân fit hisser le drapeau vert, signal convenu avec ceux de la vallée. Et il voulut se précipiter lui aussi dans la mêlée. Mais Scharkân le vit soudain qui se préparait à s’élancer. Alors vivement il s’approcha de lui et lui dit : « Ô mon frère, tu ne dois pas exposer ta personne aux chances de la lutte, car tu es nécessaire au gouvernement de ton empire. Aussi, dès maintenant, je ne vais plus m’éloigner de toi, et je me battrai seulement à côté de toi, en te défendant moi-même contre toutes les attaques ! »

Or, pendant ce temps, les guerriers musulmans, commandés parle vizir Dandân et le grand-chambellan, à la vue du signal convenu, se développèrent sur un demi-cercle et coupèrent ainsi à l’armée chrétienne toute chance de salut du côté de ses navires, sur la mer. Aussi la lutte engagée dans ces conditions ne pouvait plus être douteuse. Et les chrétiens furent exterminés terriblement par les soldats musulmans, tant kurdes que persans et turcs et arabes. Et ceux qui purent échapper furent en bien petit nombre. Car il y eut jusqu’à cent vingt mille porcs d’entre eux qui trouvèrent la mort, tandis que les autres réussirent à s’échapper dans la direction de Constantinia. Voilà pour les Grecs du roi Hardobios ! Mais pour ceux du roi Aphridonios, qui s’étaient retirés sur les hauteurs avec leur roi, sûrs d’avance de l’extermination des musulmans, quelle dut être leur douleur de voir la fuite de leurs semblables !

Or, ce jour-là, outre la victoire, les Croyants gagnèrent une quantité énorme de butin. D’abord tous les navires, à l’exception de vingt qui avaient encore des hommes à bord et qui purent regagner Constantinia pour annoncer le désastre. Ensuite toutes les richesses et toutes les choses précieuses accumulées dans ces navires ; puis cinquante mille chevaux avec leur harnachement ; et les tentes et tout ce qu’elles contenaient en armes et en vivres ; et enfin une quantité incalculable de choses que nul chiffre ne saurait rendre. Aussi leur joie fut-elle très grande, et remercièrent-ils Allah pour la victoire et le butin. Et voilà pour les musulmans !

Mais pour ce qui est des fugitifs, ils finirent par arriver à Constantinia, l’âme hantée par les corbeaux des désastres. Et toute la ville fut plongée dans l’affliction, et les édifices et les églises furent tendus des draps du deuil, et toute la population se massa en groupes de révolte et lança des cris de sédition. Et la douleur de tous ne put qu’augmenter en ne voyant revenir de toute la flotte que vingt navires et de toute l’armée que vingt mille hommes. Alors la population accusa ses rois de trahison. Et le trouble du roi Aphridonios fut tel et sa terreur telle que son nez s’allongea jusqu’à ses pieds et que le sac de son estomac se retourna…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète selon son habitude, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

Son nez s’allongea jusqu’à ses pieds et le sac de son estomac se retourna, et son intestin se relâcha et son intérieur s’écoula. Alors il fit appeler la vieille Mère-des-Calamités pour lui demander conseil sur ce qui lui restait à faire. Et la vieille arriva aussitôt.

Or, cette vieille Mère-des-Calamités, cause réelle de tous ces malheurs, était vraiment une horreur de vieille femme : rouée, perfide, pétrie de malédictions ; sa bouche était putride ; ses paupières rougies et sans cils ; ses joues ternes et poussiéreuses ; son visage noir comme la nuit ; ses yeux chassieux ; son corps galeux ; ses cheveux sales ; son dos voûté ; sa peau ratatinée. Elle était une vraie plaie d’entre les pires plaies, et une vipère d’entre les plus venimeuses. Et cette horrible vieille passait la plus grande partie de son temps chez le roi Hardobios, à Kaïssaria ; et elle se plaisait dans son palais à cause de la quantité très grande de jeunes esclaves qui s’y trouvaient, tant hommes que femmes ; car elle obligeait les jeunes esclaves mâles à la monter, et elle aimait à son tour à monter les jeunes esclaves femmes ; et elle préférait à toute chose le chatouillement de ces vierges et le frottement de leur jeune corps contre le sien. Et elle était terriblement experte dans cet art du chatouillis ; et elle savait sucer comme une goule leurs parties délicates, et titiller agréablement leurs tétons ; et, pour les faire parvenir au spasme dernier, elle leur macérait la vulve avec le safran préparé : ce qui les jetait mortes de volupté dans ses bras. Aussi avait-elle enseigné son art à toutes les esclaves du palais, et, anciennement, aux suivantes d’Abriza ; mais elle n’avait pu réussir à gagner la svelte Grain-de-Corail, et tous ses artifices avaient échoué contre Abriza ; car Abriza l’avait en horreur à cause de la fétidité de son haleine et de l’odeur d’urine fermentée qui se dégageait de ses aisselles et de ses aines, et du dégagement putride de ses nombreux pets, plus odorants que l’ail pourri, et de la rugosité de sa peau, plus poilue que celle du hérisson et plus dure que les fibres du palmier. Car, en vérité, on pouvait bien appliquer à cette vieille ces paroles du poète :

Jamais l’essence de roses dont elle s’humecte la peau n’abolira la pestilence de ses pets silencieux !

Mais il faut dire que Mère-des-Calamités était pleine de générosité pour toutes les esclaves qui se laissaient faire par elle, comme elle était pleine de rancune pour celles qui lui résistaient. Et c’est pour son refus qu’Abriza était tellement haïe par cette vieille.

Donc lorsque la vieille Mère-des-Calamités fut entrée chez le roi Aphridonios, il se leva en son honneur ; et le roi Hardobios fit de même. Et la vieille dit :

« Ô roi, il nous faut maintenant laisser de côté tout cet encens fécal et toutes ces bénédictions du patriarche qui n’ont fait qu’attirer les malheurs sur nos têtes. Et songeons plutôt à agir à la lumière de la vraie sagesse. Voici. Comme les musulmans s’acheminent, à marches forcées, pour venir assiéger notre ville, il faut envoyer des crieurs par tout l’empire inviter les populations à se rendre à Constantinia, pour repousser avec nous l’assaut des assiégeants. Et que tous les soldats des garnisons se hâtent d’accourir s’enfermer dans nos murs, car le danger est pressant !

« Quant à moi, ô roi, laisse-moi faire, et bientôt la renommée fera parvenir jusqu’à toi le résultat de mes ruses et le bruit de mes méfaits contre les musulmans. Car, dès cette minute, je quitte Constantinia. Et que le Christ, fils de Mariam, te garde sauf ! »

Alors le roi Aphridonios se hâta de suivre les conseils de Mère-des-Calamités qui était, comme elle l’avait dit, sortie de Constantinia.

Or, voici le stratagème imaginé par la vieille rouée.

Lorsqu’elle fut sortie de la ville, après avoir pris avec elle cinquante guerriers d’élite versés dans la connaissance de la langue arabe, son premier soin fut de les déguiser en marchands musulmans de Damas. Car elle avait également pris avec elle cent mulets chargés d’étoffes de toutes sortes, de soieries d’Antioche et de Damas, de satins à reflets métalliques et de brocarts précieux, et beaucoup d’autres choses royales. Et elle avait eu soin de prendre, du roi Aphridonios, une lettre, comme sauf-conduit, qui contenait ceci, en substance :

« Les marchands tels et tels sont des marchands musulmans de Damas, étrangers à notre pays et à notre religion chrétienne ; mais comme ils ont fait le commerce dans notre pays, et que le commerce constitue la prospérité d’un pays et sa richesse, et comme ce ne sont point des hommes de guerre, mais des hommes pacifiques, nous leur donnons ce sauf-conduit afin que nul ne les lèse dans leur personne ou leurs intérêts, et que nul ne leur réclame une dîme quelconque ou un droit d’entrée ou de sortie sur leurs marchandises. »

Ensuite, une fois les cinquante guerriers habillés en marchands musulmans, la perfide vieille se déguisa en ascète musulman, en s’habillant d’une grande robe de laine blanche ; puis elle se frotta le front avec un onguent de sa composition qui lui donna un éclat et un rayonnement de sainteté hors de pair ; enfin elle se fit lier les pieds de façon à ce que les cordes s’enfonçassent jusqu’au sang et laissassent des marques indélébiles. Alors seulement elle dit à ses compagnons :

« Il faut maintenant me frapper avec des fouets et me mettre les chairs en sang, de façon à me laisser des cicatrices ineffaçables. Et, pour cela, n’ayez aucun scrupule, car la nécessité a ses lois. Ensuite mettez-moi dans une caisse semblable à ces caisses de marchandises, et placez la caisse sur un de ces mulets. Et mettez-vous alors en marche jusqu’à ce que vous soyez arrivés au campement des musulmans dont le chef est Scharkân. Et à ceux qui voudront vous barrer la route, vous montrerez la lettre du roi Aphridonios, qui vous dépeint comme des marchands de Damas, et vous demanderez à voir le prince Scharkân ; et lorsque vous serez introduits en sa présence et qu’il vous aura interrogés sur votre état et sur vos bénéfices réalisés dans le pays des Roum infidèles, vous lui direz :

« Ô roi fortuné, le bénéfice le plus net et le plus méritoire de tout notre voyage commercial au pays de ces chrétiens mécréants, a été la délivrance d’un saint ascète que nous avons pu tirer d’entre les mains de ses persécuteurs, qui le torturaient dans un souterrain, depuis quinze années, pour lui faire abjurer la sainte religion de notre Prophète Mohammad (sur lui la paix et la prière !) Et voici comment la chose s’est passée :

« Il y avait déjà quelque temps que nous étions à Constantinia à vendre et à acheter, quand, une nuit que nous étions assis dans notre logement à calculer le gain de la journée, nous vîmes soudain, tout contre le mur de la salle, une grande image apparaître, d’un homme triste, dont les larmes remplissaient les yeux et coulaient le long de la vénérable barbe blanche. Et les lèvres du vieil homme triste remuèrent lentement et nous dirent ces paroles : « Ô musulmans ! Si parmi vous il y a des hommes qui craignent Allah et suivent à la lettre les préceptes de notre Prophète (sur lui la paix et la prière !) qu’ils se lèvent et sortent de ce pays des mécréants et aillent vers l’armée du prince Scharkân dont la destinée a été écrite de devoir un jour prendre des mains des Roum la ville de Constantinia. Et, sur votre route, vous trouverez un monastère, au bout de trois jours de marche. Et dans ce monastère, à tel endroit dans tel lieu, vous trouverez un souterrain où est enfermé depuis quinze ans un saint ascète de la Mecque nommé Abdallah, dont les vertus sont agréables à Allah Très-Haut. Et il est tombé entre les mains des moines chrétiens qui l’ont enfermé dans ce souterrain et le torturent horriblement en haine de sa religion. Aussi la délivrance de ce saint serait pour vous autres l’action la plus méritoire devant le Très-Haut ; et par elle-même déjà elle est une très belle action ! Je ne vous en dirai donc pas davantage. Et que la paix soit sur vous ! »

« Et, cela dit, la figure du vieillard triste s’effaça à nos yeux…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« Et, cela dit, la figure du vieillard triste s’effaça à nos yeux.

« Alors immédiatement, sans hésiter, nous emballâmes tout ce qui nous restait de marchandises et tout ce que nous avions acheté dans le pays des Roum, et nous sortîmes de Constantinia. Et, en effet, au bout de trois journées de marche, nous trouvâmes le monastère en question, au milieu d’un village. Alors, pour ne pas éveiller l’attention sur nos projets, nous déballâmes une partie de nos marchandises sur la place publique du village, selon la coutume des marchands, et nous nous mîmes ainsi à vendre jusqu’à la tombée de la nuit. Alors, à la faveur des ténèbres, nous nous glissâmes dans le monastère et nous bâillonnâmes le moine portier ; et nous pénétrâmes dans le souterrain. Et, comme nous l’avait dit l’apparition, nous trouvâmes le saint ascète Abdallah, qui est maintenant là dans une de nos caisses, ô roi, et que nous allons amener entre tes mains. »

Et, ayant enseigné ces paroles à ses compagnons, la vieille Mère-des-Calamités, déguisée en ascète, ajouta : « Et alors, moi, je me chargerai de l’extermination de tous ces musulmans ! »

Lorsque la vieille eut fini de parler, ses compagnons répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se mirent aussitôt à la fouetter jusqu’au sang, et puis l’enfermèrent dans une caisse vide, qu’ils placèrent sur le dos de l’un des mulets, et se mirent en route pour mettre à exécution le plan de cette perfide.

Mais pour ce qui est de l’armée victorieuse des Croyants, après la déroute des chrétiens elle se partagea le butin et glorifia Allah pour ses bienfaits. Ensuite Daoul’makân et Scharkân se tendirent la main pour se féliciter et s’embrassèrent, et Scharkân, dans sa joie, dit à Daoul’makân : « Ô mon frère je souhaite qu’Allah t’accorde de ton épouse enceinte un enfant mâle, afin que je puisse le marier à ma fillette Force-du-Destin ! » Et ils ne cessèrent de se réjouir ensemble jusqu’à ce que le vizir Dandân leur eût dit : « Ô rois, il est sage et tout indiqué que, sans perdre de temps, nous nous mettions à la poursuite des vaincus, et que, sans leur donner le temps de se reprendre, nous allions les assiéger dans Constantinia, et les exterminer totalement de la surface de la terre. Car, comme dit le poète :

» Le pur délice des délices est de tuer de sa main les ennemis, et de se sentir emporté sur un coursier fougueux.

Le pur délice est l’arrivée d’un messager de la bien-aimée vous annonçant l’arrivée de la bien-aimée.

Mais le plus pur délice des délices n’est-ce point l’arrivée de la bien-aimée avant même l’arrivée du messager ?

Et puis, ô délice de tuer de sa main les ennemis, et de se sentir emporté sur un coursier fougueux ! »

Lorsque le vizir Dandân eût récité ces vers, les deux rois agréèrent son avis et donnèrent le signal du départ pour Constantinia. Et toute l’armée se mit en marche, avec ses chefs en tête.

Et l’on marcha sans répit, et l’on traversa de grandes plaines brûlées où ne poussait d’autre végétation qu’une herbe jaune disséminée dans ces solitudes habitées seulement par la présence d’Allah. Et au bout de six jours de cette marche harassante, dans ces déserts sans eau, ils finirent par arriver dans un pays qui bénissait le Créateur. Devant eux s’étendaient des prairies pleines de fraîcheur où se promenaient les eaux bruissantes, où fleurissaient les arbres fruitiers. Et cette contrée, où s’ébattaient les gazelles et où chantaient les oiseaux, apparaissait tel un paradis avec ses grands arbres ivres de la rosée qui embellissait leurs branches, et ses fleurs qui souriaient à la brise vagabonde, comme dit le poète :

Regarde, enfant ! La mousse du jardin s’étend heureuse sous la caresse des fleurs endormies. Elle est un grand tapis couleur d’émeraude avec des reflets adorables.

Ferme tes yeux, enfant ! Écoute l’eau chanter sous les pieds des roseaux. Ah ! ferme tes yeux !

Jardins ! parterres ! ruisseaux ! je vous adore ! ruisseau au soleil, tu brilles comme une joue, duveté de l’ombre des saules inclinés !

Eau du ruisseau qui t’attaches aux tiges des fleurs, ô grelots d’argent aux chevilles blanches ! Et vous, fleurs, couronnez mon bien-aimé !…

Lorsqu’ils eurent rassasié leurs sens de ces délices, les deux frères songèrent à se reposer quelque temps en ce lieu. En effet, Daoul’makân dit à Scharkân : « Ô mon frère, je ne crois pas que tu aies vu à Damas des jardins aussi beaux. Restons donc ici pour nous reposer deux ou trois jours et donner à nos soldats le temps de respirer un peu le bon air et de boire de cette eau si douce afin qu’ils puissent mieux lutter contre les mécréants. » Et Scharkân trouva que l’idée était excellente.

Or, comme il y avait déjà deux jours qu’ils étaient là et qu’ils allaient se préparer à faire plier les tentes, ils entendirent des voix dans le lointain ; et, s’étant informés, il leur fut répondu que c’était une caravane de marchands de Damas qui retournaient dans leur pays, après avoir vendu et acheté dans le pays des Infidèles, et que les soldats leur barraient maintenant la route pour les punir d’avoir fait le commerce avec les Infidèles.

Mais, juste à ce moment, les marchands arrivèrent en protestant et en se démenant, entourés par les soldats. Et ils se jetèrent aux pieds de Daoul’makân et lui dirent : « Nous avons été dans le pays des Infidèles, qui nous ont respectés et ne nous ont lésés ni dans nos personnes ni dans nos biens ; et voici que maintenant les Croyants, nos frères, nous pillent et nous maltraitent en pays musulman ! » Puis ils sortirent la lettre, sauf-conduit du roi de Constantinia, et la tendirent à Daoul’makân qui la lut, ainsi que Scharkân. Et Scharkân leur dit : « Ce qui vous a été enlevé vous sera rendu sur l’heure. Mais aussi pourquoi, vous, des musulmans, être ailés ainsi faire le commerce avec les mécréants ? » Alors les marchands répondirent : « Ô notre maître, Allah nous a conduits chez ces chrétiens pour être la cause d’une victoire plus importante que toutes les victoires des armées et toutes celles que tu as remportées toi-même ! » Et Scharkân dit : « Et quelle est donc cette victoire, ô marchands ? » Ils répondirent : « Nous ne pouvons en parler que dans un endroit isolé, à l’abri des indiscrets ; car, si la chose venait à s’ébruiter, aucun musulman ne pourrait jamais plus, même en temps de paix, mettre les pieds dans le pays des chrétiens. »

À ces paroles, Daoul’makân et Scharkân emmenèrent les marchands, et les conduisirent sous une tente retirée, complètement à l’abri des oreilles indiscrètes. Alors les marchands…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que les marchands racontèrent alors aux deux frères l’histoire fabriquée et enseignée par la vieille Mère-des-Calamités. Et les deux frères furent émus extrêmement en entendant le récit des souffrances du saint ascète et sa délivrance du souterrain du monastère. Et ils demandèrent aux marchands : « Mais où est-il maintenant, le saint ascète ? L’avez-vous laissé ensuite au monastère ? » Ils répondirent : « Lorsque nous eûmes tué le moine gardien du monastère, nous nous hâtâmes d’enfermer le saint dans une caisse, que nous chargeâmes sur un de nos mulets, et nous nous enfuîmes au plus vite. Et nous allons maintenant l’amener entre vos mains. Mais, avant de nous enfuir du monastère, nous pûmes constater qu’il renfermait des quintaux et des quintaux d’or, d’argent et de pierreries et joyaux de toutes sortes, dont va d’ailleurs vous mieux parler le saint ascète, dans quelques instants. »

Et ces marchands se hâtèrent d’aller décharger le mulet, et ouvrirent la caisse et amenèrent le saint ascète devant les deux frères. Et il apparut aussi noir qu’une gousse de cassier, tant il avait maigri et s’était ratatiné ; et il portait sur sa peau les cicatrices laissées par les coups de fouet et que l’on aurait cru des traces de chaînes enfoncées dans les chairs.

À sa vue (c’était, en réalité, la vieille Mère-des-Calamités !) les deux frères furent convaincus qu’ils avaient devant eux le plus saint des ascètes, surtout lorsqu’ils virent que le front de l’ascète était brillant comme le soleil, grâce à l’onguent mystérieux dont la perfide vieille s’était oint la peau. Et ils s’avancèrent vers elle et lui baisèrent les mains et les pieds avec ferveur en lui demandant sa bénédiction, les larmes aux yeux, et se mirent même à sangloter tant ils étaient touchés des souffrances subies par celle qu’ils croyaient être un saint ascète. Alors elle leur fit signe de se relever et leur dit : « Cessez maintenant de pleurer et écoutez mes paroles ! » Alors les deux frères obéirent tout de suite, et elle leur dit :

« Sachez que, pour moi, je me soumets passivement à la volonté de mon Souverain Maître, car je sais que les fléaux qu’il m’envoie sont seulement pour éprouver ma patience et mon humilité. Qu’il soit béni et glorifié ! Car celui qui ne sait pas supporter les épreuves du Très-Bon ne parviendra jamais à goûter les délices du paradis. Et si maintenant je suis heureux de ma délivrance, ce n’est point à cause de la fin de mes souffrances, mais à cause de ma venue au milieu de nos frères musulmans et de mon espoir de mourir sous le pas des chevaux des guerriers luttant pour la cause de l’Islam ! Car les Croyants qui sont tués dans la guerre sainte ne meurent pas, leur âme est immortelle ! »

Alors les deux frères lui prirent encore les mains et les baisèrent et voulurent donner l’ordre de lui apporter à manger, mais elle refusa en disant : « Je suis dans le jeûne depuis bientôt quinze ans, et je ne puis, maintenant qu’Allah m’a accordé tant de faveurs, être assez impie pour couper ce jeûne et mon abstinence, mais, peut-être, au coucher du soleil, mangerai-je un morceau. » Alors ils n’insistèrent pas ; mais, le soir venu, ils firent apprêter les mets et les lui présentèrent eux-mêmes ; mais la perfide refusa encore en disant : « Ce n’est point le temps de manger, mais de prier le Très-Haut ! » Et aussitôt elle se mit dans l’attitude de la prière au milieu du mihrab. Et elle resta ainsi à prier toute la nuit, sans prendre de repos, et aussi les deux nuits suivantes. Alors les deux frères furent pris pour elle d’une grande vénération, la croyant toujours un homme, un saint ascète ; et ils lui donnèrent une grande tente pour elle seule et des serviteurs spéciaux et des cuisiniers ; et à la fin du troisième jour, comme elle persistait à ne prendre aucune nourriture, les deux frères vinrent eux-mêmes la servir et lui firent porter dans sa tente tout ce que l’œil et l’âme peuvent souhaiter de choses agréables. Mais elle ne voulut toucher à rien et ne mangea qu’un morceau de pain et un peu de sel. Aussi le respect des deux frères ne fit qu’augmenter, et Scharkân dit à Daoul’makân : « En vérité, cet homme a absolument renoncé à toutes les jouissances de ce monde ! Et n’était cette guerre qui m’oblige à combattre les mécréants, je me consacrerais entièrement à sa dévotion, et je le suivrais toute ma vie pour avoir sur moi ses bénédictions ! Mais allons le prier de nous entretenir un peu, car demain nous devons marcher sur Constantinia, et nous n’aurons pas meilleure occasion de profiter de ses paroles. » Alors le grand-vizir Dandân dit : « Moi aussi, je voudrais bien voir ce saint ascète et le prier de faire des vœux pour moi, afin que je puisse trouver la mort dans la guerre sainte et aller me présenter devant le Souverain Maître : car j’en ai assez, de cette vie. »

Alors tous les trois prirent le chemin de la tente qu’habitait cette perfide vieille Mère-des-Calamités ; et ils la trouvèrent enfoncée dans l’extase de la prière. Alors ils se mirent à attendre qu’elle eût fini de prier ; mais comme, au bout de trois heures d’attente, malgré les pleurs d’admiration qu’ils versaient et leurs sanglots, elle ne se départait pas de cette attitude à genoux, et ne leur prêtait pas la moindre attention, ils s’avancèrent vers elle et baisèrent la terre. Alors elle se releva, et leur souhaita la paix et la bienvenue et leur dit : « Que venez-vous donc faire à cette heure ? » Ils répondirent : « Ô saint ascète, il y a déjà plusieurs heures que nous sommes ici. N’as-tu pas entendu nos pleurs ? » Elle répondit : « Celui qui se trouve en présence d’Allah ne peut entendre ni voir ce qui se passe dans ce bas monde ! » Ils lui dirent : « Nous venons te voir, ô saint ascète, pour te demander ta bénédiction avant le grand combat et pour entendre, de ta bouche, le récit de ta captivité chez les mécréants que nous allons demain, avec l’aide d’Allah, exterminer jusqu’au dernier ! » Alors la vieille maudite leur dit : « Par Allah ! si vous n’aviez été les chefs des Croyants jamais je ne vous eusse raconté ce que je vais vous raconter ! Car les conséquences vont en être pour vous d’un avantage considérable. Écoutez donc !


HISTOIRE DU MONASTÈRE


« Sachez, ô vous, que j’ai longtemps séjourné dans les Lieux Saints, en compagnie d’hommes pieux et éminents ; et je vivais avec eux en toute modestie, ne me préférant jamais à eux, car Allah Très-Haut m’a accordé le don de l’humilité et du renoncement. Et je pensais même passer le restant de mes jours de la sorte dans la tranquillité, l’accomplissement des devoirs pieux et le calme d’une vie sans incidents. Mais je calculais sans le destin.

« Une nuit que j’étais allé vers la mer, que je n’avais jamais vue, je fus poussé par une force irrésistible à marcher sur l’eau. Et je m’y dirigeai résolument et, à mon grand étonnement, je me mis à marcher sur l’eau sans m’y enfoncer et sans même mouiller mes pieds nus. Et je me mis ainsi à me promener sur la mer, à pied, pendant un certain temps ; après quoi je revins vers le rivage. Alors, l’esprit encore tout émerveillé de ce don surnaturel que je possédais sans savoir, je m’enorgueillis dans mon intérieur et je pensai : « Qui donc comme moi peut marcher sur la mer ? » À peine avais-je formulé mentalement cette pensée, qu’Allah me punit pour mon orgueil en mettant aussitôt dans mon cœur l’amour du voyage. Et je quittai les Lieux Saints. Et, depuis lors, je me mis à vagabonder de ci de là, sur toute la surface de la terre.

« Or, un jour que je voyageais à travers les pays des Roum, tout en accomplissant rigoureusement les devoirs de notre sainte religion, j’arrivai à une haute montagne sombre au sommet de laquelle était un monastère chrétien qui était sous la garde d’un moine. J’avais connu ce moine autrefois, dans les Lieux Saints, et il s’appelait Matrouna. Aussi à peine m’eut-il vu qu’il accourut respectueusement à ma rencontre et m’invita à entrer me reposer dans le monastère. Or, le perfide mécréant complotait ma perte, car à peine étais-je entré dans le monastère qu’il me fit suivre une longue galerie au bout de laquelle s’ouvrait une porte dans l’obscurité. Et il me poussa soudain dans le fond de cette obscurité et fit tourner la porte et m’enferma. Et là il me laissa quarante jours sans me donner à boire ni à manger, pensant ainsi me faire mourir de faim, en haine de ma religion.

« Sur ces entrefaites, arriva au monastère, en tournée extraordinaire, le chef général des moines ; et il était accompagné, selon l’habitude des chefs de moines, d’une suite choisie de dix jeunes moines fort jolis et d’une jeune fille aussi belle que les dix jeunes moines ; et cette jeune fille était vêtue d’un habit de moine qui lui serrait la taille et faisait saillir ses hanches et ses seins. Et Allah seul sait les horreurs que perpétrait ce chef de moines avec cette jeune fille qui s’appelait Tamacil et avec ses jeunes compagnons moines.

» Aussi, à l’arrivée de son chef, le moine Matrouna lui raconta mon emprisonnement et ma torture par la faim depuis quarante jours. Et le chef des moines, dont le nom est Dechianos, lui ordonna d’ouvrir la porte du souterrain et d’en retirer mes os pour les jeter, en disant : « Ce musulman doit, à l’heure qu’il est, être une carcasse si dénudée que les oiseaux de proie ne la voudront même pas approcher ! » Alors Matrouna et les jeunes moines ouvrirent la porte des ténèbres et me trouvèrent à genoux dans l’attitude de la prière. À cette vue, le moine Matrouna s’écria : « Ah ! le maudit sorcier ! Cassons-lui les os ! » Et ils me tombèrent tous dessus à grands coups de bâton et de fouet, et tellement que je crus trépasser. Et je compris alors qu’Allah me faisait subir ces épreuves pour me punir de ma vanité passée : je m’étais enflé d’orgueil en voyant que je marchais sur la mer, alors que je n’étais qu’un instrument entre les mains du Très-Haut.

« Donc, lorsque le moine Matrouna et les autres jeunes fils de chiens m’eurent mis dans cet état pitoyable, ils m’enchaînèrent et me rejetèrent dans le souterrain des ténèbres. Et j’y serais certainement mort d’inanition si Allah n’avait voulu toucher le cœur de la jeune Tamacil qui, chaque jour, me visita en secret pour me donner un pain d’orge et une cruche d’eau, tout le temps que resta le chef des moines au monastère. Or, le chef des moines resta longtemps dans ce monastère, où il se plaisait fort, et il finit même par le choisir pour sa résidence habituelle ; et lorsqu’il était obligé de le quitter, il y laissait la jeune Tamacil sous la garde du moine Matrouna.

« Je demeurai de la sorte enfermé dans le souterrain durant cinq ans : et, de son côté, la jeune fille grandissait et devenait d’une beauté qui défiait celle des plus belles filles de son temps. Car je puis vous certifier, ô rois, que ni dans notre pays ni dans le pays des Roum on ne peut trouver son égale. Mais cette jeune fille n’est pas le seul joyau que renferme ce monastère, car on y a entassé des trésors innombrables en or, en argent, en bijoux et en richesses de toutes sortes qui dépassent tout calcul. Aussi il faut vous hâter d’aller prendre d’assaut ce monastère et vous emparer de la jeune fille et des trésors ; et je vous servirai moi-même de guide pour vous ouvrir les portes des cachettes et des armoires que je connais, et notamment de la grande armoire du chef des moines Dechianos, celle qui contient les plus beaux vases en or ciselé ; et je vous livrerai cette merveille digne des rois qu’est la jeune Tamacil ; car, outre sa beauté, elle possède le don du chant et connaît toutes les chansons arabes des villes et des Bédouins. Et elle vous fera passer des journées lumineuses et des nuits de sucre et de bénédiction.

« Quant à ma délivrance du souterrain, vous l’avez apprise déjà de la bouche de ces bons marchands qui exposèrent leur vie pour me tirer d’entre les mains de ces chrétiens — qu’Allah maudisse, eux et leur postérité, jusqu’au jour du Jugement ! »

Lorsque les deux frères eurent entendu cette histoire, ils furent joyeux extrêmement en songeant à toutes les acquisitions qu’ils allaient faire et surtout à la jeune Tamacil, que la vieille disait fort experte, malgré sa jeunesse, dans l’art des plaisirs. Mais le vizir Dandân n’avait écouté cette histoire qu’avec un grand sentiment de méfiance et s’il ne s’était pas levé et en allé, c’était seulement par respect pour les deux rois ; car les paroles de cet ascète étrange ne lui entraient guère dans la tête et étaient loin de le convaincre ou de le satisfaire. Pourtant il cacha son impression et ne voulut rien dire, de peur de se tromper.

Quant à Daoul’makân, il voulait d’abord marcher sur le monastère à la tête de toute son armée ; mais la vieille Mère-des-Calamités l’en dissuada en lui disant : « J’ai peur que le chef des moines, Dechianos, à la vue de tous ces guerriers, ne prenne peur et ne s’échappe du monastère en emmenant la jeune fille. » Alors Daoul’makân fit appeler le grand-chambellan et l’émir Rustem et l’émir Bahramân et leur dit : « Demain, à la pointe du jour, vous marcherez sur Constantinia, où nous ne tarderons pas nous-mêmes à vous rejoindre. Toi, ô grand-chambellan, tu prendras le commandement général de l’armée à ma place ; et toi, Rustem, tu remplaceras mon frère Scharkân ; et toi, Bahramân, tu remplaceras le grand-vizir Dandân. Et surtout prenez bien garde de faire connaître à l’armée que nous sommes absents. D’ailleurs notre absence ne sera que de trois jours. » Puis Daoul’makân, Scharkân et le vizir Dandân choisirent cent guerriers d’entre les plus valeureux et cent mulets chargés de caisses vides destinées à contenir les trésors du monastère ; et ils emmenèrent aussi la vieille Mère-des-Calamités, cette perfide, qu’ils croyaient toujours un ascète aimé d’Allah ; et, suivant son indication, ils prirent le chemin du monastère.

Quant au grand-chambellan et aux troupes musulmanes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et s’arrêta discrètement dans son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

Quant au grand-chambellan et aux troupes musulmanes, suivant l’ordre du roi Daoul’makân, le lendemain, à l’aube, ils plièrent les tentes et firent route sur Constantinia.

De son côté, la vieille Mère-des-Calamités ne perdit point de temps. À peine furent-ils tous hors des tentes, qu’elle tira de l’une des caisses qu’elle avait sur son mulet deux pigeons apprivoisés par elle ; et elle attacha au cou de chacun de ces pigeons une lettre adressée au roi Aphridonios de Constantinia, dans laquelle elle le mettait au courant de tout ce qu’elle venait de faire et elle terminait en disant :

« Aussi, ô roi, il faut tout de suite envoyer au monastère dix mille guerriers des plus éprouvés parmi les plus vaillants d’entre les Roum. Et, lorsqu’ils seront arrivés au bas de la montagne, qu’ils ne bougent pas avant mon arrivée ! Et alors je leur livrerai les deux rois et le vizir et les cent guerriers musulmans.

« Pourtant je dois te dire, ô roi, que ma ruse ne peut s’accomplir sans la mort du gardien du monastère, le moine Matrouna ; je le sacrifierai donc pour le bien commun des armées chrétiennes, car la vie d’un moine n’est rien devant le salut de la chrétienté.

« Et loué soit le Christ, notre Seigneur, au commencement et à la fin ! »

Et les pigeons, porteurs de la lettre, arrivèrent à la haute tour, à Constantinia ; et l’apprivoiseur prit la lettre suspendue au cou des pigeons et alla tout de suite la remettre au roi Aphridonios. Et à peine le roi eut-il lu la lettre, qu’il fit rassembler les dix mille guerriers nécessaires et leur fit donner à chacun un cheval et, en outre, un chameau de course et un mulet pour porter le butin qu’ils devaient faire sur l’ennemi. Et il les fit se diriger en toute hâte dans la direction du monastère.

Quant au roi Daoul’makân et à Scharkân et au vizir Dandân et aux cent guerriers, une fois arrivés au bas de la montagne, ils durent faire seuls l’ascension du monastère, car la vieille Mère-des-Calamités, s’étant trouvée extrêmement fatiguée par le voyage, était restée au bas de la montagne, en disant : « Montez d’abord, vous autres, et moi, ensuite, une fois le monastère en votre pouvoir, je monterai vous en révéler les trésors cachés. »

Or, ils arrivèrent au monastère, un à un, en se dissimulant ; et, arrivés sous les murs, ils les escaladèrent prestement et sautèrent tous à la fois dans le jardin. Alors, au bruit, accourut le gardien, le moine Matrouna ; mais c’en fut fait de lui, car Scharkân cria à ses guerriers : « Sus à ce chien maudit ! » Et aussitôt cent coups le pénétrèrent ; et son âme mécréante s’exhala de son cul et alla s’enfoncer dans les feux de l’enfer. Et le pillage du monastère commença avec ordre. D’abord ils entrèrent dans l’endroit sacré où les chrétiens déposent leurs offrandes ; et là ils trouvèrent, pendus aux murs, de haut en bas, une quantité énorme de joyaux et de choses très riches, bien plus que ne leur avait dit le vieil ascète. Et ils remplirent leurs caisses et leurs sacs et les chargèrent sur les mulets et les chameaux.

Mais pour ce qui est de la jeune fille nommée Tamacil, que leur avait dépeinte l’ascète, aucune trace, pas plus d’elle que des dix jeunes garçons aussi beaux qu’elle, ni du déplorable chef des moines Dechianos. Aussi pensèrent-ils que la jeune fille, ou était sortie se promener ou s’était cachée dans une chambre ; et ils fouillèrent tout le monastère ; et ils restèrent à l’attendre pendant deux jours ; mais la jeune Tamacil n’apparaissait pas davantage. Et Scharkân, impatienté, finit par dire : « Par Allah ! ô mon frère, mon cœur et ma pensée travaillent beaucoup au sujet des guerriers de l’Islam que nous avons laissés aller seuls à Constantinia, et dont nous n’avons aucune nouvelle ! » Et Daoul’makân dit : « Je crois bien aussi que, pour ce qui est de la nommée Tamacil et de ses jeunes compagnons, il faut faire notre acte de renoncement, car je ne vois rien venir. Aussi, maintenant que nous avons assez attendu en vain et que d’ailleurs nous avons chargé nos mulets et nos chameaux d’une grande partie des richesses du monastère, contentons-nous de ce qu’Allah nous a déjà accordé, et allons nous-en rejoindre nos troupes pour, avec l’aide d’Allah, écraser les Infidèles et prendre leur capitale, Constantinia ! »

Alors ils descendirent du monastère pour aller prendre le vieil ascète au bas de la montagne et faire route vers leur armée. Mais à peine s’étaient-ils engagés dans la vallée, que de toutes parts apparurent sur les hauteurs les guerriers des Roum, qui poussaient leur cri de guerre, et de tous les côtés à la fois ils se mirent à descendre vers eux pour les envelopper. À cette vue, Daoul’makân s’écria : « Qui donc a pu aviser les chrétiens de notre présence au monastère ? » Mais Scharkân, sans lui laisser le temps de continuer, lui dit : « Ô mon frère, nous n’avons pas de temps à perdre en conjectures ; dégainons courageusement et attendons de pied ferme tous ces chiens maudits, et faisons-en une telle tuerie que nul d’entre eux ne puisse s’échapper pour aller raviver le feu de son foyer ! » Et Daoul’makân dit : « Si du moins nous avions été prévenus, nous aurions pris avec nous un plus grand nombre de nos guerriers pour lutter un peu plus efficacement ! » Mais le vizir Dandân dit : « Si même nous avions avec nous dix mille hommes, cela ne nous serait d’aucune utilité dans cette gorge étroite. Mais Allah nous fera surmonter toutes les difficultés et nous tirera de ce mauvais pas. Car, du temps que je guerroyais ici, avec le défunt roi Omar Al-Némân, j’ai appris à connaître toutes les issues de cette vallée et toutes les sources d’eau glacée qu’elle contient. Suivez-moi donc avant que toutes les issues ne soient occupées par ces mécréants ! »

Mais au moment où ils allaient se mettre à l’abri, devant eux apparut le saint ascète qui leur cria : « Où courez-vous ainsi, ô Croyants ? Fuyez-vous donc en face de l’ennemi ? Ne savez-vous que votre vie est dans les mains d’Allah seul et qu’il est le maître de vous la conserver ou de vous l’enlever, quoi qu’il puisse vous arriver ? Oubliez-vous que, moi-même, enfermé sans nourriture dans le souterrain, j’ai survécu parce qu’il l’a ainsi voulu ? En avant donc, ô musulmans ! Et si la mort est là, le paradis vous attend ! »

À ces paroles du saint ascète, ils se sentirent l’âme remplie de courage et attendirent de pied ferme l’ennemi qui fondait sur eux avec impétuosité. Or, ils n’étaient en tout que cent trois, mais un Croyant ne vaut-il point mille Infidèles ? En effet, à peine les chrétiens furent-ils à portée de la lance et du glaive, que le vol de leurs têtes devint un jeu pour les bras des Croyants. Et Daoul’makân et Scharkân de chaque tournoiement de leur sabre jetaient en l’air cinq tètes coupées ! Alors les Infidèles s’élancèrent dix par dix sur les deux frères ; mais un instant après dix têtes coupées sautaient en l’air. Et, de leur côté, les cent guerriers firent de ces chiens qui les attaquaient un carnage mémorable, et cela jusqu’à la tombée de la nuit qui sépara les combattants.

Alors les Croyants et leurs trois chefs se retirèrent dans une caverne au flanc de la montagne pour s’y abriter cette nuit-là. Et ils songèrent à s’informer du sort du saint ascète ; et ils le cherchèrent en vain, après s’être comptés eux-mêmes un à un et avoir constaté qu’ils n’étaient plus que quarante-cinq survivants. Et Daoul’makân dit : « Qui sait si maintenant ce saint homme n’est pas mort martyr de sa foi, dans la mêlée ! » Mais le vizir Dandân s’écria : « Ô roi, durant la bataille je l’ai vu, cet ascète ! Et il m’a semblé le voir exciter les Infidèles au combat ; et il me paraissait tel un éfrit noir de la plus épouvantable espèce ! » Mais, au moment même où le vizir Dandân émettait ce jugement, l’ascète parut à l’entrée de la grotte ; et il tenait par les cheveux une tête coupée aux yeux convulsés. Et c’était la tête même du général en chef de l’armée chrétienne, lequel était un bien terrible guerrier.

À cette vue, les deux frères se levèrent debout sur leurs deux pieds et s’écrièrent : « Louange à Allah qui t’a sauvé, ô saint ascète, et t’a rendu à notre vénération ! » Alors cette perfide maudite répondit : « Mes chers fils, pour moi j’ai voulu mourir dans la mêlée et bien des fois je me suis jeté au milieu des combattants ; mais ces Infidèles eux-mêmes me respectaient et détournaient leur glaive de ma poitrine. Alors, moi, je profitai de cette confiance que je leur inspirais pour m’approcher de leur chef, et, d’un seul coup de sabre, avec l’aide d’Allah, je lui ai coupé la tête ! Et cette tête je vous l’apporte, pour vous encourager à continuer la lutte contre cette armée sans chef ! Quant à moi… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la vieille Mère-des-Calamités continua ainsi : « Quant à moi, je vais courir au plus vite vers votre armée, sous les murs de Constantinia, et vous chercher du renfort pour vous tirer des mains des mécréants. Fortifiez donc votre âme et, en attendant l’arrivée de vos frères musulmans, réchauffez vos glaives dans le sang des Infidèles, pour être agréables au Maître Suprême des armées ! » Alors les deux frères embrassèrent les mains du vénérable ascète et le remercièrent pour son dévouement et lui dirent : « Mais comment allez-vous faire, ô saint ascète, pour sortir de cette gorge dont toutes les issues sont occupées par les chrétiens, et alors que toutes les hauteurs sont peuplées des guerriers ennemis qui vous lapideront certainement sous une pluie continue de roches déracinées ! » Mais la perfide vieille répondit : « Allah me cachera à leurs regards, et je passerai inaperçu. Et si même ils parvenaient à me voir, ils ne pourraient me faire aucun mal, car je serai entre les mains d’Allah qui sait protéger ses vrais adorateurs et exterminer les impies qui le méconnaissent ! » Alors Scharkân lui dit : « Tes paroles sont pleines de vérité, ô saint ascète ! Car je t’ai vu au milieu du combat donner de ta personne avec héroïsme, et nul de ces chiens n’osait t’approcher ni même te regarder. Maintenant il ne te reste plus qu’à nous sauver d’entre leurs mains ; et plus vite tu partirais pour nous chercher du secours, mieux cela vaudrait. Voici la nuit. Pars à la faveur de ses ténèbres, sous l’égide d’Allah le Très-Haut ! »

Alors la maudite vieille essaya d’entraîner avec elle Daoul’makân pour le livrer aux ennemis. Mais le vizir Dandân, qui, en son âme, se méfiait des manières étranges de cet ascète, dit à Daoul’makân ce qu’il fallait pour l’empêcher d’en rien faire. Et la maudite fut obligée de s’en aller seule en jetant sur le vizir Dandân un regard de travers.

D’ailleurs, pour ce qui est de la tête coupée du général en chef de l’armée chrétienne, la vieille avait menti en disant que c’était elle qui avait tué ce redoutable guerrier. Elle n’avait fait que seulement lui couper la tête, une fois mort ; car il avait été tué, dans le feu du combat, par l’un des guerriers d’élite d’entre les cent gardes musulmans. Et ce guerrier musulman avait payé son exploit de sa vie ; car à peine le chef chrétien avait-il remis son âme aux démons de l’enfer, que les soldats chrétiens, voyant tomber leur chef sous la lance du musulman, se précipitèrent en masse sur ce dernier et le lardèrent de coups d’épée et le mirent en morceaux. Et l’àme de ce Croyant alla aussitôt au paradis entre les mains du Rémunérateur.

Quant aux deux rois et au vizir Dandân et aux quarante-cinq guerriers qui avaient passé la nuit dans la caverne, ils se réveillèrent à l’aube, et se mirent aussitôt dans l’attitude de la prière pour accomplir leurs devoirs religieux du matin, après avoir fait les ablutions prescrites. Puis ils se levèrent regaillardis et prêts à la lutte ; et à la voix de Daoul’makân ils se précipitèrent comme des lions sur un troupeau de cochons. Et ils firent ce jour-là un carnage satisfaisant de leurs nombreux ennemis ; et les glaives s’entrechoquèrent aux glaives, et les lances aux lances, et les javelots firent éclater les armures ; et les guerriers s’élançaient au combat comme des loups altérés de sang. Et Scharkân et Daoul’makân firent couler tant de flots de sang que la rivière de la vallée en déborda, et la vallée elle-même disparut sous les monceaux de cadavres. Aussi à la tombée de la nuit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

Aussi à la tombée de la nuit les combattants furent obligés de se séparer, et chaque parti regagna son camp ; or, le camp des musulmans était toujours cette cachette dans la caverne ; et ils purent, une fois rentrés dans la caverne, se compter et constater que trente-cinq d’entre eux étaient restés ce jour-là sur le champ de bataille : ce qui réduisait leur nombre à dix guerriers avec, en plus, les deux rois et le vizir, et les obligeait à compter désormais, et plus que jamais, seulement sur l’excellence de leurs épées et l’aide du Très-Haut.

Pourtant Scharkân, à cette constatation, sentit sa poitrine se rétrécir considérablement et ne put s’empêcher de pousser un grand, soupir et de dire : « Comment allons-nous faire maintenant ? » Mais tous ces guerriers croyants lui répondirent à la fois : « Rien ne s’accomplira sans la volonté d’Allah ! » Et Scharkân passa toute cette nuit sans dormir.

Mais le matin, au jour, il se leva et réveilla ses compagnons et leur dit : « Compagnons, nous ne sommes plus que treize, y compris le roi Daoul’makân, mon frère, et notre vizir Dandân. Je pense donc qu’il serait funeste de faire une sortie contre l’ennemi, car, malgré les prodiges de valeur que nous accomplirions, nous ne pourrions longtemps résister à la meute innombrable de nos ennemis ; et nul de nous ne reviendrait avec son âme. Nous allons donc, l’épée à la main, nous tenir un instant à l’entrée de cette grotte et provoquer nos ennemis à venir eux-mêmes nous chercher ici. Et tous ceux qui auront l’audace de pénétrer nous attaquer seront facilement mis en pièces dans cette caverne où nous sommes les plus forts. Et cela nous permettra d’attendre, en décimant nos ennemis, l’arrivée du renfort promis par le vénérable ascète. »

Alors tous répondirent : « L’idée est tout à fait bonne, et nous allons tout de suite la mettre en pratique. » Alors cinq d’entre les guerriers sortirent de la caverne et se tournèrent du côté du campement des ennemis et se mirent à les provoquer à grands cris. Puis, voyant qu’un détachement s’avançait de leur côté, ils rentrèrent dans la caverne et en occupèrent l’entrée, en se mettant sur deux rangs.

Or, les choses se passèrent d’après les prévisions de Scharkân. Car chaque fois que des chrétiens essayaient de franchir l’entrée de la caverne, ils étaient saisis et coupés en deux, et nul ne réapparaissait au dehors pour mettre les autres en garde contre cet assaut dangereux. Aussi, ce jour-là, le carnage de chrétiens fut encore plus considérable que les autres jours, et il ne s’arrêta qu’aux ténèbres de la nuit. Et c’est ainsi qu’Allah aveuglait les impies pour mettre la vaillance dans le cœur de ses serviteurs.

Mais, le lendemain, les chrétiens tinrent conseil et dirent : « Cette lutte avec ces musulmans ne saurait avoir de fin qu’on ne les ait exterminés jusqu’au dernier. Au lieu donc d’essayer de prendre cette caverne d’assaut, enveloppons-la de toutes parts par nos soldats, et entourons-la de bois sec en quantité prodigieuse, et mettons le feu à ce bois qui les brûlera tous vifs. Alors, s’ils consentent, au lieu de se laisser brûler, à se rendre à discrétion, nous les emmènerons captifs et nous les traînerons devant notre roi Aphridonios, à Constantinia. Sinon, nous les laisserons se changer en charbon ardent pour alimenter les feux de l’enfer. Et puisse le Christ les enfumer et les maudire, eux et leurs ascendants et leur postérité, et en faire le tapis foulé aux pieds de la chrétienté ! »

Et, cela dit, ils se hâtèrent d’entasser les bûches de bois tout autour de la grotte…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, remit son récit au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE-VINGT-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Ils se hâtèrent d’entasser les bûches de bois tout autour de la grotte, à une hauteur énorme, et y mirent le feu.

Alors les musulmans, dans la caverne, sentirent la chaleur qui les cuisait et qui, augmentant de plus en plus, finit par les chasser. Ils se massèrent donc en un seul bloc et se précipitèrent tous au dehors et, à travers les flammes, firent une trouée rapide. Mais, hélas ! de l’autre côté, encore aveuglés par la flamme et la fumée, le destin les jeta vivants entre les mains des ennemis qui aussitôt voulurent les mettre à mort. Mais le chef des chrétiens les en empêcha et leur dit : « Par Allah ! attendons pour les faire mourir qu’ils soient en présence du roi Aphridonios, à Constantinia, qui éprouvera une grande joie de les voir captifs. Mettons-leur les chaînes au cou et traînons-les derrière les chevaux à Constantinia ! »

Alors on les lia avec des cordes et on les mit sous la garde de quelques guerriers. Puis, pour fêter cette capture, toute l’armée chrétienne se mit à manger et à boire ; et ils burent tant que, vers le milieu de la nuit, ils tombèrent tous sur le dos comme morts.

À ce moment, Scharkân regarda tout autour de lui et vit tous ces corps étendus, et il dit à son frère Daoul’makân : « Y a-t-il encore pour nous un moyen de nous tirer de ce mauvais pas ? » Mais Daoul’makân répondit : « Ô mon frère, en vérité, je ne sais pas ; car nous voici comme les oiseaux dans la cage. » Et Scharkân fut dans une telle rage et poussa un si grand soupir, que l’effort considérable qu’il donna fit craquer les cordes qui le liaient et les fit sauter. Alors il bondit sur ses pieds et courut à son frère et au vizir Dandân et se hâta de les délivrer de leurs liens ; puis il s’approcha du gardien en chef et lui enleva les clefs des chaînes dont étaient enchaînés les dix guerriers musulmans et il les délivra également. Alors, sans perdre de temps, ils s’armèrent des armes des chrétiens ivres et s’emparèrent de leurs chevaux et, sans bruit, s’éloignèrent, en remerciant Allah pour leur délivrance.

Ils se mirent alors à une allure fort rapide et finirent par arriver au haut de la montagne. Alors Scharkân les fit s’arrêter un instant et leur dit : « Maintenant qu’avec l’aide d’Allah nous sommes en sûreté, j’ai une idée à vous communiquer. » Ils répondirent tous : « Et quelle est cette idée ? » Il dit : « Nous allons nous disperser un peu de tous les côtés sur le sommet de cette montagne, et nous allons grossir nos voix et crier de toutes nos forces : « Allahou akbar ! » Alors toutes les montagnes et les vallées et les rochers résonneront, et les impies, encore ivres, croiront que toute l’armée des musulmans s’abat sur eux. Alors, étourdis, ils s’entretueront dans les ténèbres et feront d’eux-mêmes un carnage très grand jusqu’au matin. »

À ces paroles, ils répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et firent tous ce que leur avait conseillé Scharkân. Aussi, à ces voix qui tombaient des montagnes, répercutées mille fois dans les ténèbres, les mécréants se levèrent avec effroi et revêtirent en hâte leurs armures en s’écriant : « Par le Christ ! l’armée musulmane est tout entière sur nous ! » Et, affolés, ils se jetèrent les uns sur les autres et firent d’eux-mêmes un grand carnage, et ne s’arrêtèrent qu’avec le matin, alors que la petite troupe des Croyants s’éloignait rapidement dans la direction de Constantinia.

Or, pendant que Daoul’makân et Scharkân, avec le vizir Dandân et les guerriers, marchaient vers le matin, ils virent devant eux s’élever une poussière très dense. …

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENTIÈME NUIT

Elle dit :

Ils virent devant eux s’élever une poussière très dense, et entendirent des voix qui criaient : « Allahou akbar ! » Et, quelques instants après, ils aperçurent, avec ses étendards déployés, une armée musulmane qui s’avançait vers eux rapidement. Et sous les grands étendards sur lesquels étaient écrits les mots de la foi : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! Et Mohammad est l’Envoyé d’Allah ! » apparurent, à cheval, à la tête de leurs guerriers, les émirs Rustem et Bahramân. Et derrière eux, comme les vagues innombrables, s’avançaient les guerriers musulmans.

Aussitôt que les émirs Rustem et Bahramân virent le roi Daoul’makân et ses compagnons, ils mirent pied à terre et vinrent lui présenter leurs hommages. Et Daoul’makân leur demanda : « Et comment vont nos frères musulmans, sous les murs de Constantinia ? » Ils répondirent : « En toute santé et en tous bienfaits ! Et c’est le grand-chambellan qui nous a dépêchés vers vous autres, avec vingt mille guerriers, pour vous porter secours. » Alors Daoul’makân leur demanda : « Et comment avez-vous su le danger que nous courions ? » Ils répondirent : « C’est le vénérable ascète qui, après une marche de jour et de nuit, est accouru nous annoncer la chose et nous presser de courir ici. Et il se trouve maintenant en sécurité auprès du grand-chambellan ; et il encourage les Croyants à la lutte contre les Infidèles enfermés dans les murs de Constantinia. »

Alors les deux frères furent très réjouis d’apprendre cette nouvelle et ils remercièrent Allah pour l’arrivée du saint ascète en toute sécurité. Et ils mirent les deux émirs au courant de tout ce qui s’était passé depuis leur arrivée au monastère, et leur dirent : « Maintenant les Infidèles, qui se sont décimés durant toute la nuit, doivent être dans le tumulte et l’épouvante de voir leur erreur. Aussi, sans leur laisser le temps de se reprendre, nous allons leur tomber dessus du haut de la montagne et les exterminer et prendre tout leur butin ainsi que les richesses que nous avions enlevées du monastère. »

Et immédiatement l’armée entière des Croyants, commandée maintenant par Daoul’makân et Scharkân, se précipita comme le tonnerre du sommet de la montagne et tomba sur le camp des Infidèles et fit jouer dans leurs corps le glaive et la lance. Et à la fin de cette journée il ne restait plus, parmi les Infidèles, un seul homme capable d’aller raconter le désastre aux maudits enfermés dans les murs de Constantinia.

Une fois les guerriers chrétiens exterminés, les musulmans prirent toutes les richesses et tout le butin, et passèrent cette nuit-là dans le repos, en se congratulant mutuellement de leur succès et en remerciant Allah de ses bienfaits.

Et le matin venu, Daoul’makân décida le départ et dit aux chefs de l’armée : « Il nous faut maintenant gagner au plus vite Constantinia pour nous joindre au grand-chambellan qui assiège la ville et qui n’a plus avec lui que très peu de troupes. Car si les assiégés savaient votre présence ici, ils comprendraient que les musulmans qui sont sous les murs sont en très petit nombre, et ils feraient une sortie funeste pour les Croyants. »

Alors on leva le campement et on marcha sur Constantinia, tandis que Daoul’makân, pour soutenir le courage de ses guerriers, improvisait, durant la marche, cette sublime élévation :

« Seigneur ! je t’offre ma louange, Toi qui es la gloire et la louange, ô Dieu qui n’as cessé de me diriger dans la voie difficile, par la main.

Tu m’as donné la richesse et les biens, un trône et tes grâces ; et tu as armé mon bras du glaive de la vaillance et des victoires.

Et tu m’as rendu le maître d’un empire à l’ombre considérable, et tu m’as comblé de [excès de ta générosité.

Et tu m’as nourri, étranger dans les pays étrangers, et tu t’es fait mon garant quand j’étais si obscur parmi les inconnus !

Gloire à toi ! Tu as orné mon front de ton triomphe. Avec ton aide, notis avons écrasé les Roum qui méconnaissent ta puissance ; et nous les avons pourchassés sous nos coups comme un bétail en déroute.

Gloire à toi ! Sur les rangs des impies tu as prononcé la parole de ta colère, et les voici ivres à jamais, non point du ferment généreux des vins, mais de la coupe de la mort.

Et si d’entre tes Croyants quelques-uns sont restés dans la bataille, l’immortalité les possède, assis sous les touffes heureuses, aux bords du fleuve édénique de miel parfumé ! »

Lorsque Daoul’makân eut fini de réciter ces vers, pendant la marche des troupes, on vit s’élever une poussière noire qui, s’étant dissipée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

On vit s’élever une poussière noire qui, s’étant dissipée, laissa apparaître la maudite vieille Mère-des-Calamités, toujours sous l’aspect d’un vénérable ascète. Alors tous s’empressèrent de lui baiser les mains, tandis que, les larmes aux yeux et la voix altérée, elle leur dit :

« Apprenez le malheur, ô peuple des Croyants ! Et surtout hâtez vos pas ! Vos frères musulmans, qui étaient campés sous les murs de Constantinia, ont été attaqués à l’improviste, dans leurs tentes, par les forces considérables des assiégés ; et ils sont maintenant en complète déroute. Courez donc à leur secours, sinon du chambellan et de ses guerriers vous ne retrouverez même plus la trace ! »

Lorsque Daoul’makân et Scharkân eurent entendu ces paroles, ils sentirent s’envoler leur cœur à force de battements, et, au comble de la consternation, ils s’agenouillèrent devant le saint ascète et lui baisèrent les pieds ; et tous les guerriers se mirent à pousser des cris de douleur et des sanglots.

Mais il n’en fut pas de même du grand-vizir Dandân. Car il fut le seul à ne pas descendre de cheval et à ne pas baiser les mains et les pieds de l’ascète de malheur. Et, à haute voix, devant tous les chefs réunis, il s’écria : « Par Allah ! ô musulmans, mon cœur éprouve une singulière aversion pour cet ascète étrange ; et je sens qu’il est un des réprouvés, de ceux-là qui sont bannis loin de la porte de la miséricorde divine ! Croyez-moi, ô musulmans, repoussez loin de vous ce sorcier maudit ! Croyez-en le vieux compagnon du défunt roi Omar Al-Némân ! Et, sans plus tenir compte des paroles de ce réprouvé, hâtons-nous vers Constantinia ! »

À ces paroles, Scharkân dit au vizir Dandân : « Chasse de ton esprit ces soupçons désobligeants qui prouvent bien que tu n’as pas vu, comme moi, ce saint ascète relever dans la mêlée le courage des musulmans et affronter sans crainte les glaives et les lances. Tâche donc de ne plus médire de ce saint, car la médisance est blâmée, et l’attaque dirigée contre l’homme de bien est condamnée. Et sache bien que si Allah ne l’aimait pas, il ne lui aurait pas donné cette force et cette endurance, et ne l’aurait pas sauvé autrefois des tortures du souterrain. »

Puis, ayant dit ces paroles, Scharkân fit donner comme monture au saint ascète une belle mule vigoureuse harnachée somptueusement et lui dit : « Monte cette mule et cesse d’aller à pied, ô notre père, ô le plus saint d’entre les ascètes ! » Mais la perfide vieille s’écria : « Comment pourrais-je prendre du repos alors que les corps des Croyants gisent sans sépulture sous les murs de Constantinia ! » Et elle ne voulut point monter la mule, et se mêla aux guerriers, et se mit à marcher et à circuler parmi les piétons et les cavaliers comme le renard en quête d’une proie. Et, tout en circulant, elle ne cessait de réciter à voix haute les versets du Koran et de prier le Clément, jusqu’à ce qu’enfin on vît accourir en désordre les débris de l’armée commandée par le grand-chambellan.

Alors Daoul’makân fit approcher le grand-chambellan et lui demanda de raconter les détails du désastre éprouvé. Et le grand-chambellan, le visage défait et l’âme torturée, lui raconta tout ce qui était arrivé.

Or, tout cela avait été combiné par la maudite Mère-des-Calamités. En effet, lorsque les émirs Rustem et Bahramân, chefs des Turcs et des Kurdes, furent partis au secours de Daoul’makân et de Scharkân, l’armée qui campait sous les murs de Constantinia se trouva du coup fort diminuée en nombre ; aussi, par crainte que la chose ne fût connue des chrétiens, le grand-chambellan ne voulut point en parler à ses soldats de peur qu’il se trouvât un traître parmi eux.

Mais la vieille, qui n’attendait que ce moment et qui recherchait depuis longtemps cette occasion qu’elle avait combinée avec beaucoup de peines et de soins, courut aussitôt vers les assiégés et héla à haute voix l’un des chefs qui étaient sur les murailles et lui dit de lui tendre une corde. Alors on lui tendit une corde ; et elle y attacha une lettre écrite de sa main et dans laquelle elle disait au roi Aphridonios :

« Cette lettre est de la part de la subtile et rouée et terrible Mère-des-Calamités, le plus effroyable fléau de l’Orient et de l’Occident, au roi Aphridonios que le Christ ait en ses bonnes grâces !

« Et ensuite !

« Sache, ô roi, que désormais la tranquillité va régner dans ton cœur, car j’ai combiné un stratagème qui est la perte dernière des musulmans. Après avoir réduit en captivité et jeté dans les chaînes leur roi Daoul’makân et son frère Scharkân et le vizir Dandân et détruit la troupe avec laquelle ils avaient pillé le monastère du moine Matrouna, j’ai réussi à affaiblir les assiégeants en les décidant à envoyer les deux tiers de leur armée dans la vallée, où ils seront détruits par l’armée victorieuse des soldats du Christ.

« Il ne te reste donc plus qu’à faire une sortie en masse contre les assiégeants et à les attaquer dans leur camp et à brûler leurs tentes et à les mettre en pièces jusqu’au dernier : ce qui te sera facile avec le secours de Notre Seigneur Christ et de sa mère Vierge. Et puissent-ils un jour me rémunérer pour tout le bien que je fais à toute la chrétienté ! »

À la lecture de cette lettre, le roi Aphridonios éprouva une très grande joie et fit immédiatement appeler le roi Hardobios, qui était venu s’enfermer à Constantinia avec le contingent de ses troupes de Kaïssaria ; et il lui lut la lettre de Mère-des-Calamités…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Et il lui lut la lettre de Mère-des-Calamités. Alors le roi Hardobios fut à l’extrême limite de la dilatation et s’écria : « Admire, ô roi, les ruses merveilleuses de ma nourrice Mère-des-Calamités ! En vérité, elle nous a été plus utile que toutes les armes de nos guerriers ; et rien que son regard lancé sur nos ennemis produit plus de terreur que la vue de tous les démons de l’enfer au terrible jour du Jugement ! » Et le roi Aphridonios répondit : « Puisse le Christ ne jamais nous priver de la vue de cette femme inestimable ! Et puisse-t-il la faire fructifier en ruses et en stratagèmes ! »

Et aussitôt il donna l’ordre aux chefs de son armée de faire crier aux soldats l’heure de l’attaque et de la sortie. Alors de tous les côtés affluèrent les soldats, et ils aiguisèrent leurs épées et invoquèrent la croix et la ceinture et sacrèrent et blasphémèrent et se démenèrent et hurlèrent. Et tous ensemble sortirent par la grande porte de Constantinia.

À la vue des chrétiens qui s’avançaient en ordre de bataille et le glaive nu à la main, le grand-chambellan comprit le danger ; il fit aussitôt appeler les hommes aux armes et leur jeta ces quelques mots : « Ô guerriers musulmans, mettez votre confiance dans votre foi ! Ô soldats, si vous reculez vous êtes perdus ; mais si vous tenez ferme, vous triompherez. Et, d’ailleurs, le courage n’est que la patience durant un moment ; et il n’y a pas de chose étroite qu’Allah ne puisse élargir ! Je demande donc au Très-Haut de vous bénir et de vous regarder d’un œil clément ! »

Lorsque les musulmans eurent entendu ces paroles, leur courage ne connut plus de limites et ils crièrent tous : « Il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! » Et, de leur côté, les chrétiens, à la voix de leurs prêtres et de leurs moines, invoquèrent le Christ, la croix et la ceinture. Et, à ces cris mêlés, les deux armées en vinrent aux mains terriblement ; et le sang coula à flots ; et les têtes s’envolèrent des corps. Alors les bons anges furent du côté des Croyants ; et les mauvais anges embrassèrent la cause des mécréants ; et l’on vit où étaient les poltrons et où étaient les intrépides ; et les héros bondissaient dans la mêlée, et les uns tuaient et les autres étaient renversés de leurs selles ; et la bataille se fit sanglante et les corps jonchèrent le sol et s’entassèrent à hauteur de cheval. Mais que pouvait l’héroïsme des Croyants contre la quantité prodigieuse des Roum maudits ! Aussi, à la tombée de la nuit, les musulmans étaient repoussés, et leurs tentes saccagées, et leur campement était tombé au pouvoir des gens de Constantinia.

Et c’est alors qu’en pleine déroute ils rencontrèrent l’armée victorieuse du roi Daoul’makân qui s’en revenait de la vallée où avaient trouvé la défaite les chrétiens du monastère.

Alors Scharkân appela le grand-chambellan et à haute voix, devant les chefs réunis, le félicita et le glorifia pour sa fermeté dans la résistance et sa prudence dans la retraite et sa patience dans la défaite. Puis tous les guerriers musulmans, maintenant réunis en une armée massive, ne respirèrent plus que l’espoir de la vengeance et, les étendards déployés, s’avancèrent sur Constantinia.

Lorsque les chrétiens virent s’approcher cette armée formidable sur laquelle s’éployaient les bannières où étaient inscrites les Paroles de la Foi, ils devinrent d’une pâleur de safran et se lamentèrent et invoquèrent le Christ et Mariam et Hanna et la croix, et prièrent leurs patriarches et leurs prêtres infâmes d’intercéder pour eux auprès de leurs saints.

Quant à l’armée musulmane, elle arriva sous les murs de Constantinia et songea à se disposer pour le combat. Alors Scharkân s’avança vers son frère Daoul’makân et lui dit : « Ô roi du temps, il est certain que les chrétiens ne refuseront pas la lutte, et c’est ce que nous souhaitons avec ardeur. Aussi je désirerais émettre un avis, car la méthode est la qualité essentielle de l’ordre et de tout arrangement. » Et le roi lui dit : « Et quel est l’avis que tu désires émettre, ô le maître des idées admirables ? » Et Scharkân dit : « Voici. La meilleure disposition pour la bataille est de me placer au centre, juste en face du front de l’ennemi ; le grand-vizir Dandân commandera le centre droit, l’émir Torkash le centre gauche, l’émir Rustem l’aile droite et l’émir Bahramân l’aile gauche. Quant à toi, ô roi, tu resteras sous la protection du grand étendard pour avoir l’œil sur tout le mouvement, car tu es notre colonne et notre seul espoir après Allah ! Et nous tous, nous serons là pour te servir de rempart ! » Alors Daoul’makân remercia son frère pour son avis et son dévouement et donna l’ordre de mettre ce plan à exécution.

Sur ces entrefaites, voici que d’entre les rangs des guerriers des Roum un cavalier rapide s’avança du côté des musulmans. Et lorsqu’il fut plus près, on vit qu’il était sur une mule aux pas très serrés et très rapides, dont la selle était de soie blanche recouverte d’un tapis du Cachemire ; et ce cavalier était un beau vieillard à la barbe blanche, à l’aspect vénérable, enveloppé d’un manteau de laine blanche. Il s’approcha de l’endroit où se trouvait Daoul’makân et dit : « Je suis envoyé vers vous autres pour vous porter un message ; comme je ne suis que l’intermédiaire, et que l’intermédiaire doit bénéficier de la neutralité, accordez-moi le droit de parler sans être inquiété, et je vous communiquerai le sujet de ma mission. »

Alors Scharkân lui dit : « Tu as la sécurité ! » Et le messager descendit de cheval, et enleva la croix qui lui pendait au cou et la remit au roi et lui dit : « Je viens vers vous de la part du roi Aphridonios qui a bien voulu suivre les conseils que je lui donnais de cesser enfin cette guerre désastreuse qui abolit tant de créatures faites à l’image de Dieu. Je viens donc vous proposer en son nom de mettre fin à cette guerre par un combat singulier entre lui, roi Aphridonios, et le chef des guerriers musulmans, le prince Scharkân. »

À ces paroles, Scharkân dit : « Ô vieillard, retourne près du roi des Roum et dis-lui que le champion des musulmans, Scharkân, accepte la lutte. Et demain matin, une fois que nous serons reposés de cette longue marche, nos armes se heurteront. Et si je suis vaincu, nos guerriers n’auront plus qu’à trouver leur salut dans la fuite. »

Alors le vieillard retourna auprès du roi de Constantinia et lui transmit la réponse. Et le roi faillit s’envoler de joie en l’apprenant, car il était sûr de tuer Scharkân, et avait pris toutes ses dispositions à cet égard. Et il passa cette nuit-là à manger et à boire et à prier et à dire des oraisons. Et, lorsque vint le matin, il s’avança au milieu du meïdân, et il était monté sur un haut coursier de bataille, et était vêtu d’une cotte de mailles d’or au milieu de laquelle brillait un miroir enrichi de pierreries ; il tenait à la main un grand sabre recourbé, et avait passé sur l’une de ses épaules un arc fabriqué à la manière compliquée des gens d’Occident. Et lorsqu’il fut tout près des rangs des musulmans, il releva sa visière et s’écria : « Me voici ! celui qui sait qui je suis doit savoir à quoi s’en tenir ; et celui qui ignore qui je suis bientôt me connaîtra ! Ô vous tous, je suis le roi Aphridonios à la tête couverte de bénédictions ! »

Mais il n’avait pas encore fini de parler, qu’en face de lui était déjà le prince Scharkân, monté sur un cheval alezan qui valait plus de mille pièces d’or rouge et était sellé d’une selle de brocart toute brodée de perles et de pierreries ; et il tenait à la main un glaive indien niellé d’or, à la lame capable de trancher l’acier et de niveler toutes choses difficiles. Et il poussa son cheval tout contre celui d’Aphridonios et cria à ce dernier : « Garde à toi, ô maudit ! me prendrais-tu donc pour un de ces jeunes hommes à la peau de jeune fille, et dont la place serait le lit des putains plutôt que le champ de bataille ! Voici mon nom, ô maudit ! » Et, sur ces paroles, Scharkân, de son glaive tournoyant, asséna un coup terrible à son adversaire qui, d’une volte de son cheval, réussit à se garer. Puis tous deux, s’élançant l’un sur l’autre, parurent telles deux montagnes se rencontrant ou deux mers s’entre-choquant. Puis ils s’éloignèrent et se rapprochèrent pour se séparer encore et revenir ; et ils ne cessèrent de se donner des coups et de les parer, sous les yeux des deux armées qui tantôt criaient que la victoire était à Scharkân et tantôt qu’elle était au roi des Roum, jusqu’au coucher du soleil, sans que de part ou d’autre il y eût un résultat.

Mais, au moment même où l’astre allait disparaître, soudain Aphridonios cria à Scharkân : « Par le Christ ! regarde derrière toi, champion de la défaite, héros de la fuite ! Voici qu’on t’amène un nouveau cheval pour lutter avantageusement contre moi qui garde toujours le mien ! C’est là une coutume d’esclaves et non de guerriers valeureux ! Par le Christ ! ô Scharkân, tu es au-dessous des esclaves ! »

À ces paroles, Scharkân, au comble de la rage, se retourna pour voir ce qu’était ce cheval dont lui parlait le chrétien ; mais il ne vit rien venir. Or, c’était là une ruse du maudit chrétien qui, profitant de ce mouvement qui mettait Scharkân à sa merci, brandit son javelot et le lui lança dans le dos. Alors Scharkân poussa un cri terrible, un seul cri, et tomba sur le pommeau de sa selle. Et le maudit Aphridonios, le laissant pour mort, lança son cri de victoire et de traîtrise, et galopa vers les rangs des chrétiens.

Mais aussitôt que les musulmans virent Scharkân tomber, le visage sur le pommeau de la selle, ils accoururent à son secours ; et les premiers qui arrivèrent à lui furent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, s’arrêta dans son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Les premiers qui arrivèrent à lui furent le vizir Dandân et les émirs Rustem et Bahramân. Et ils le soulevèrent dans leurs bras et se hâtèrent de le porter sous la tente de son frère, le roi Daoul’makân, qui était à la limite extrême de la rage, de la douleur et du désir de vengeance. Et aussitôt on fit appeler les médecins et on leur confia Scharkân ; puis tous les assistants éclatèrent en sanglots, et passèrent toute la nuit autour du lit où était étendu le héros évanoui.

Mais vers le matin arriva le saint ascète qui entra près du blessé et lut sur sa tête quelques versets du Koran et lui fit l’imposition des mains. Alors Scharkân poussa un long soupir et ouvrit les yeux et ses premières paroles furent un remercîment pour le Clément qui lui permettait de vivre. Puis il se tourna vers son frère Daoul’makân et lui dit : « Il m’a blessé en traître, le maudit. Mais, grâce à Allah, le coup n’est pas mortel. Où est le saint ascète ? » Daoul’makân dit : « Le voici à ton chevet. » Alors Scharkân prit les mains de l’ascète et les baisa ; et l’ascète fit des vœux pour son rétablissement et lui dit : « Mon fils, souffre ton mal avec patience, et tu en seras récompensé par le Rémunérateur ! »

Sur ces entrefaites, Daoul’makân, qui était sorti un moment, rentra sous la tente et embrassa son frère Scharkân et les mains de l’ascète, et dit : « Ô mon frère, qu’Allah te protège ! Voici que je cours te venger en immolant ce traître maudit, ce chien fils de chien, Aphridonios le roi des Roum ! » Alors Scharkân essaya de le retenir, mais en vain ; et le vizir Dandân et les deux émirs et le chambellan s’offrirent à aller eux-mêmes tuer le maudit ; mais Daoul’makân avait déjà sauté à cheval en criant : « Par le puits de Zamzam ! c’est moi seul qui punirai ce chien ! » Et il poussa son cheval au milieu du meïdân ; et, à le voir, on l’eût pris pour Antar lui-même au milieu de la mêlée, sur son cheval noir, plus rapide que le vent et les éclairs.

Or, de son côté, le maudit Aphridonios avait lancé son cheval dans le meïdân. Et les deux champions se rencontrèrent et ce fut à qui porterait à son adversaire le coup final, car la lutte, cette fois, ne pouvait se terminer que par la mort. Et la mort, en effet, frappa le traître maudit ; car Daoul’makân, les forces multipliées par le désir de la vengeance, après plusieurs passes infructueuses, réussit à atteindre son ennemi au cou et, en une seule fois, il lui traversa la visière, la peau du cou et l’échine, et fit voler sa tête au delà de son corps.

À ce signal, les musulmans se précipitèrent comme le tonnerre sur les rangs des chrétiens et en firent un massacre sans égal ; et ils en tuèrent de la sorte cinquante mille, jusqu’à la tombée de la nuit ; alors, à la faveur des ténèbres, les mécréants purent rentrer dans Constantinia, et ils refermèrent les portes sur eux pour empêcher les musulmans victorieux de pénétrer dans la ville. Et c’est ainsi qu’Allah accorda la victoire aux guerriers de la Foi.

Alors les musulmans rentrèrent sous leurs tentes, chargés des dépouilles des Roum ; et les chefs s’avancèrent et félicitèrent le roi Daoul’makân qui remercia le Très-Haut pour la victoire. Puis le roi entra chez son frère Scharkân et lui annonça la bonne nouvelle ; et Scharkân aussitôt se sentit le cœur dilaté et le corps en voie de guérison et il dit à son frère : « Sache, ô mon frère, que la victoire n’est due qu’aux prières de ce saint ascète qui n’a cessé, durant la bataille, d’invoquer le Ciel et d’appeler ses bénédictions sur les guerriers croyants ! »

Or, la maudite vieille, en entendant la nouvelle de la mort du roi Aphridonios et de la défaite de son armée, changea de couleur ; et son teint jaune devint vert et les pleurs l’étouffèrent ; mais elle parvint à se dominer et fit entendre que ses pleurs étaient dus à la joie qu’elle éprouvait de la victoire des musulmans. Mais en elle-même elle complota la pire des machinations pour brûler de douleur le cœur de Daoul’makân. Et, ce jour-là comme d’habitude, elle appliqua les pommades et les onguents sur les blessures de Scharkân, et le pansa avec le plus grand soin, et ordonna à tout le monde de sortir pour le laisser dormir tranquillement. Alors tous sortirent de la tente et laissèrent Scharkân seul avec l’ascète de malheur.

Lorsque Scharkân fut complètement plongé dans le sommeil…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque Scharkân fut complètement plongé dans le sommeil, l’horrible vieille, qui le guettait comme une louve féroce ou comme une vipère des pires, se leva sur ses pieds et se glissa affreusement jusque près du chevet et tira de son vêtement un poignard empoisonné avec un poison si terrible que, posé simplement sur le granit, il l’eût fait fondre. Elle tint ce poignard de sa main calamiteuse et, l’abaissant brusquement sur le cou de Scharkân, sépara la tête du tronc. Et c’est ainsi que mourut, par la force de la fatalité et les machinations d’Eblis dans l’esprit de la vieille maudite, celui qui fut le champion des musulmans, l’inégalable héros Scharkân, fils d’Omar Al-Némân.

Et, sa vengeance satisfaite, la vieille déposa près de la tête coupée une lettre écrite de sa main et où elle disait :

« Cette lettre est de la part de la noble Schaouahi, celle qui, à cause de ses exploits, est connue sous le nom de Mère-des-Calamités, aux musulmans présents au pays des chrétiens.

« Sachez, ô vous tous, que c’est moi seule qui ai éprouvé la joie de supprimer autrefois votre roi Omar Al-Némân, au milieu de son palais ; c’est moi qui ai ensuite été la cause de votre déroute et extermination dans la vallée du monastère ; c’est moi enfin qui, de ma propre main et grâce à mes ruses bien combinées, ai coupé la tête aujourd’hui à votre chef Scharkân. Et j’espère qu’avec l’aide du Ciel, je couperai également la tête à votre roi Daoul’makân et à son vizir Dandân !

« À vous autres maintenant de réfléchir pour savoir s’il vous est avantageux de rester dans notre pays ou de retourner dans le vôtre. En tout cas, sachez bien que jamais vous ne parviendrez à vos fins ; et vous périrez tous jusqu’au dernier, sous les murs de Constantinia, par mon bras et mes stratagèmes, et grâce à Christ, notre Seigneur ! »

Et, ayant déposé cette lettre, la vieille se glissa hors de la tente et rentra à Constantinia mettre les chrétiens au courant de ses méfaits ; puis elle entra à l’église prier et pleurer sur la mort du roi Aphridonios et remercier le démon pour la mort du prince Scharkân.

Mais pour ce qui est du meurtre de Scharkân, voici ! À l’heure même où cela s’accomplissait, le grand-vizir Dandân se sentait pris d’insomnie et d’inquiétude, et il était oppressé comme si le monde entier lui eût pesé sur la poitrine. Il se décida enfin à se lever de son lit ; et il sortit de sa tente pour respirer l’air ; et, comme il se promenait, il vit l’ascète qui, déjà loin, s’éloignait rapidement hors du camp. Alors il se dit : « Le prince Scharkân doit être seul maintenant. Je vais aller veiller près de lui, ou causer avec lui s’il est réveillé. »

Lorsque le vizir Dandân arriva dans la tente de Scharkân, la première chose qu’il vit fut une mare de sang par terre ; puis, sur le lit, il aperçut le corps et la tête de Scharkân assassiné.

À cette vue, le vizir Dandân jeta un cri si haut et si terrible qu’il réveilla tous les hommes endormis et mit sur pied tout le camp et toute l’armée, et aussi le roi Daoul’makân, qui aussitôt accourut sous la tente. Et il vit le vizir Dandân qui pleurait à côté du corps sans vie de son frère le prince Scharkân. À ce spectacle, Daoul’makân s’écria : « Ya Allah ! ô terreur ! » et tomba évanoui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, cessa de parler.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

À ce spectacle, Daoul’makân s’écria : « Ya Allah ! ô … terreur ! » et tomba évanoui. Alors le vizir et les émirs s’empressèrent autour de lui et lui firent de l’air avec leurs robes ; et Daoul’makân finit par revenir à lui et s’écria : « Ô mon frère Scharkân, ô le plus grand d’entre les héros, quel démon t’a mis dans cet irrémédiable état ? » Et il se mit à fondre en larmes et à sangloter, et le vizir Dandân aussi et les émirs Rustem et Bahramân et surtout le grand-chambellan.

Et soudain le vizir Dandân vit la lettre et la prit et la lut au roi Daoul’makân devant tous les assistants, et dit : « Ô roi, tu vois maintenant pourquoi la vue de cet ascète maudit m’inspirait tant de répulsion ! » Et le roi Daoul’makân, tout en pleurant, s’écria : « Par Allah ! je prendrai bientôt cette vieille et, de ma propre main, je lui ferai couler dans le vagin du plomb fondu et je lui enfoncerai dans le derrière un poteau effilé ; et puis je la pendrai par les cheveux et je la clouerai vivante sur la porte principale de Constantinia ! »

Après quoi Daoul’makân fit faire des funérailles considérables à son frère Scharkân, et suivit le convoi en pleurant toutes les larmes de ses yeux, et le fit enterrer au pied d’une colline, sous un grand dôme d’albâtre et d’or.

Puis, durant de longs jours, il continua à pleurer tellement qu’il devint comme l’ombre de lui-même. Alors le vizir Dandân, réprimant sa propre douleur, vint le trouver et lui dit : « Ô roi, mets enfin un baume à ta douleur et essuie tes yeux. Ne sais-tu que ton frère est en ce moment entre les mains du Juste Rémunérateur ? Et, d’ailleurs, à quoi te sert tout ce deuil pour de l’irréparable, alors que toute chose est écrite pour arriver à son temps ! Lève-toi donc, ô roi, et reprends tes armes ; et songeons à pousser avec vigueur le siège de cette capitale des mécréants : ce serait le meilleur moyen de nous venger complètement ! »

Or, pendant que le vizir Dandân encourageait de la sorte le roi Daoul’makân, un courrier arriva de Baghdad porteur d’une lettre de Nôzhatou à son frère Daoul’makân. Et cette lettre contenait ceci en substance :

« Je t’annonce, ô mon frère, la bonne nouvelle !

« Ton épouse, la jeune esclave que tu as rendue enceinte, vient d’accoucher, en santé, d’un enfant mâle aussi lumineux qu’une lune au mois de Ramadan. Et j’ai cru bon d’appeler cet enfant Kanmakân[2].

« Or, les savants et les astronomes prédisent que cet enfant accomplira des choses mémorables, tant sa naissance a été accompagnée de prodiges et de merveilles.

« Je n’ai pas manqué, à cette occasion, de faire faire des prières et des vœux dans toutes les mosquées pour toi, pour l’enfant et pour ton triomphe sur les ennemis.

« Je t’annonce également que nous sommes tous ici en parfaite santé, et notamment ton ami, le chauffeur du hammam, qui est à la limite de l’épanouissement et de la paix, et qui souhaite ardemment, ainsi que nous, avoir de tes nouvelles.

« Ici, cette année, les pluies ont été abondantes, et les récoltes s’annoncent excellentes.

« Et que la paix et la sécurité soient sur toi et autour de toi ! »

Lorsque Daoul’makân eut parcouru cette lettre, il respira longuement et s’écria : « Maintenant, ô vizir, qu’Allah m’a gratifié de mon fils Kanmakân, mon deuil est atténué, et mon cœur recommence à vivre ! Aussi nous faut-il songer à célébrer dignement la fin de ce deuil de mon défunt frère, selon nos coutumes. » Et le vizir répondit : « L’idée est juste. » Et aussitôt il fit dresser de grandes tentes autour du tombeau de Scharkân, où prirent place les lecteurs du Koran et les imams ; et on immola une grande quantité de moutons et de chameaux, dont on distribua la chair aux soldats ; et on passa toute cette nuit dans la prière et la récitation du Koran.

Mais, le matin, Daoul’makân s’avança vers la tombe où reposait Scharkân, et qui était toute tendue d’étoffes précieuses de la Perse et du Cachemire, et devant l’armée entière…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Daoul’makân s’avança près de la tombe où reposait Scharkân et qui était toute tendue d’étoffes précieuses de la Perse et du Cachemire et, devant l’armée entière, il versa des pleurs abondants et improvisa ces strophes à la mémoire du défunt :

« Scharkân, ô mon frère, voici que sur mes joues mes larmes ont écrit des lignes régulières, significatives plus que les rythmes réguliers des vers, désolées, suggestives, à tous les regards qui les liront, de ma douleur, ô mon frère !

Derrière ton cercueil, ô Scharkân, avec moi tous les guerriers sortirent en pleurant. Et ils lançaient des cris douloureux plus haut que le cri de Moussa sur le Jabal-Tor.

Et nous arrivâmes tous à ton tombeau dont la fosse est creusée plus profondément dans le cœur de tes guerriers que dans la terre ou tu reposes, ô mon frère !

Hélas, ô Scharkân ! comment eussé-je pu supposer voir mon bonheur ensemble avec toi sous le linceul du brancard, sur les épaules des porteurs !

Où es-tu, astre de Scharkân dont la clarté faisait confuses dans la poussière toutes les étoiles des cieux ?

L’abîme infini de la tombe qui te recèle, ô joyau, est lui-même illuminé de la clarté que tu lui apportes, au sein de notre mère finale, mon frère !

Et le linceul lui-même qui te recouvre, les plis du linceul, à ton contact prirent vie et s’étendirent et, comme des ailes, te protégèrent ! »

Lorsque Daoul’makân eut fini de réciter ces vers, il fondit en larmes et, avec lui, toute l’armée poussa de grands soupirs. Alors s’avança le vizir Dandân et se jeta sur le tombeau de Scharkân et l’embrassa et, la voix étranglée par les larmes, il récita ces vers du poète :

« Ô sage ! tu viens d’échanger les choses périssables pour celles immortelles. En cela tu suivis l’exemple de tous tes prédécesseurs dans la mort.

Et tu as pris ton essor, sans hésiter, vers les hauteurs, là où les blancheurs étales des roses font des tapis parfumés sous les pieds des houris. Puisses-tu t’y délecter de toutes choses nouvelles !

Et veuille le Maître du Trône illuminé te réserver la place la meilleure de son paradis, et mettre à portée de tes lèvres les joies réservées aux justes de la terre ! »

Et c’est ainsi qu’on fit la clôture du deuil de Scharkân.

Mais, malgré tout, Daoul’makân continuait à être triste d’être séparé de son frère, d’autant plus que le siège de Constantinia menaçait de traîner en longueur. Et il s’en ouvrit un jour à son vizir Dandân et lui dit : « Que faire, ô mon vizir, pour oublier ces chagrins qui me tourmentent et chasser l’ennui qui pèse sur mon âme ? »

Le vizir Dandân répondit : « Ô roi, je ne connais qu’un seul remède à tes maux, et c’est de te raconter une histoire des temps passés et des rois fameux dont parlent les annales. Et la chose m’est aisée, car, sous le règne de ton défunt père le roi Omar Al-Némân, ma plus grande occupation était de le distraire, toutes les nuits, en lui narrant un conte délicieux et en lui récitant des vers des poètes arabes ou de mes improvisations. Cette nuit donc, quand tout le camp sera endormi, je te raconterai, si Allah veut, une histoire qui t’émerveillera et te dilatera la poitrine et te fera trouver le temps du siège excessivement court. Je puis dès maintenant t’en dire le titre qui est : histoire des deux amants aziz et aziza ».

À ces paroles de son vizir Dandân, le roi Daoul’makân sentit son cœur battre d’impatience, et n’eut plus d’autre souci que de voir enfin arriver la nuit pour entendre le conte promis, dont le seul titre le faisait déjà se trémousser de plaisir.

Aussi à peine la nuit avait-elle commencé à tomber, que Daoul’makân fit allumer tous les flambeaux de sa tente et toutes les lanternes du corridor de toile et fit apporter de grands plateaux chargés de choses pour manger et boire et des cassolettes chargées d’encens, d’ambre et de beaucoup d’aromates agréables ; puis il fit venir les émirs Bahramân, Rustem et Turkash et le grand-chambellan, époux de Nôzhatou. Et lorsque tous furent là, il fit dire au vizir Dandân de venir ; et lorsque Dandân arriva entre ses mains, il lui dit : « Ô mon vizir, voici la nuit qui étend sur nos têtes sa vaste robe et ses cheveux ; et nous n’attendons plus, pour nous délecter, que l’histoire que tu nous as promise d’entre les histoires. »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, remit son récit au lendemain.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Le roi Daoul’makàn dit donc au vizir Dandân : « Ô mon vizir, voici la nuit qui étend sur nos têtes sa vaste robe et ses cheveux ; et nous n’attendons plus, pour nous délecter, que l’histoire que tu nous as promise d’entre les histoires. » Et le vizir Dandân répondit : « De tout cœur généreux et comme hommages dus ! car sache, ô roi fortuné, que l’histoire que je vais te raconter sur Aziz et Aziza, et sur toutes les choses qui leur sont arrivées, est une histoire qui est faite pour dissiper tous les chagrins des cœurs et pour consoler d’un deuil fût-il plus grand que celui de Yâcoub ! La voici.

  1. Le Deïlam : province de la Perse, bornée au nord par la Caspienne. Les Deïlamites appartiendraient au groupe Turc-Tartare plutôt qu’à la Perse proprement dite.
  2. Kanmakân signifie : Il fut ce qui fut.