Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire splendide du prince Diamant

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 15p. 7-91).


HISTOIRE SPLENDIDE DU PRINCE DIAMANT


À la comtesse Jacques de Chabannes La Palice.


Et Schahrazade dit :

Il est raconté dans les livres des gens parfaits, les savants et les poètes qui ont ouvert le palais de leur intelligence à ceux qui tâtonnent dans la pauvreté, — louanges multiples et choisies à Celui qui, sur la terre, a doué d’excellence quelques-uns d’entre les hommes, de même qu’il a placé au firmament le soleil, lucarne de la maison de Sa gloire, et, sur le bord du ciel, l’aurore, flambeau de la salle nocturne de Sa beauté ; qui a vêtu les cieux d’un manteau de satin humide, et la terre d’un manteau de verdure brillante ; qui a orné les jardins de leurs arbres, et les arbres de leurs habits verts ; qui a donné aux altérés les sources aux belles eaux, aux gens ivres l’ombre des vignes, aux femmes la beauté, au printemps les roses, aux roses le sourire, et, pour célébrer les roses, la gorge chantante du rossignol ; qui a mis la femme sous les yeux de l’homme, et le désir dans le cœur de l’homme, joyau au milieu de la pierre ! — il est donc raconté qu’il y avait dans un royaume d’entre les grands royaumes, un roi magnifique, dont chaque pas était une félicité, dont les esclaves étaient la fortune et le bonheur, et qui dépassait Khosroès-Anouschirwân pour la justice et Hatim-Taï pour la générosité.

Et ce roi au front serein s’appelait Schams-Schah, et avait un fils de manières exquises et de charmes enchanteurs, semblable, pour la beauté, à l’étoile Canopée quand elle brille sur la mer.

Et ce jouvenceau princier, qui s’appelait Diamant, vint un jour trouver son père, et lui dit : « Ô mon père, mon âme aujourd’hui est triste de vivre dans la ville, et désire que j’aille à la chasse et à la promenade, pour nous recréer. Sinon, dans mon ennui, je déchirerai mes vêtements jusqu’au bord. »

Lorsque le roi Schams-Schah eut entendu ces paroles de son fils, il se hâta, à cause de son grand amour pour lui, de donner les ordres nécessaires pour la chasse et la promenade en question. Et les directeurs des chasses et les oiseleurs préparèrent les faucons, et les palefreniers sellèrent les chevaux de montagne. Et le prince Diamant se mit à la tête d’une brillante troupe de jeunes gens de forte complexion, et se dirigea avec eux vers les lieux où il désirait chasser, pour dissiper son ennui.

Et, chevauchant dans le tumulte héroïque, il finit par arriver au pied d’une montagne qui s’unissait au ciel par son sommet. Et, au pied de cette montagne, il y avait un grand arbre ; et au pied de cet arbre, coulait une source ; et à cette source buvait un daim, la tête penchée vers l’eau. Et Diamant, ravi à cette vue, commanda à ses gens d’arrêter leurs chevaux, et de le laisser aller seul à la poursuite et à la capture de cette proie. Et il s’élança, de tout le feu de son coursier, sur le bel animal sauvage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il s’élança de tout le feu de son coursier sur le bel animal sauvage, qui, comprenant que sa vie était attachée à l’instant, fit un grand bond et, par un détour rapide, se trouva hors d’atteinte sur ses quatre jambes, anéantissant sous ses pas la distance, dans la plaine. Et Diamant, livré au vent de la course, suivit le daim dans le désert, loin de sa troupe armée. Et il continua la poursuite, par sables et par pierres, jusqu’à ce que le cheval, tout en écume et sans haleine, laissât pendre une langue desséchée, dans ce désert où ne se trouvait ni la trace ni l’odeur d’un fils d’Adam, et où, pour toute présence, il n’y avait que celle de l’Invisible.

Or, à ce moment ; il était arrivé en face d’une colline sablonneuse qui barrait la vue, et derrière laquelle le daim avait disparu. Et le désespéré Diamant monta sur cette colline, et, arrivé sur l’autre versant, il vit soudain un spectacle différent se dérouler à ses regards. Car, au lieu de l’aridité sans merci du désert, une oasis rafraîchissante vivait là d’une vie de verdure, entrecoupée par les ruisseaux, et ornée par des espaces naturels de fleurs rouges et de fleurs blanches semblables au crépuscule du soir et au crépuscule du matin. Et Diamant sentit son âme s’épanouir et son cœur se dilater, tout comme s’il eût été dans le jardin dont Rizwân est le gardien ailé.

Lorsque le prince Diamant eut contemplé l’œuvre admirable de son Créateur, et fait boire son cheval et bu lui-même de la délicieuse eau de l’oasis, dans le creux de sa main, il se releva et fit circuler ses regards, pour juger des choses par leurs détails. Et voici qu’a l’abri d’un très vieil arbre, dont les racines devaient plonger jusqu’aux portes intérieures de la terre, il vit un trône solitaire. Et sur ce trône était assis un vieux roi, la tête couronnée de la couronne royale et les pieds nus, qui réfléchissait. Et Diamant, respectueux, l’aborda par le salam. Et le vieux roi lui rendit son salam, et lui dit : « Ô fils des rois, pour quel motif as-tu traversé le désert féroce où l’oiseau même ne peut agiter ses ailes, et où le sang des bêtes de proie se change en fiel ? » Et Diamant lui raconta son aventure, et ajouta : « Mais toi, ô vénérable roi, peux-tu me dire le motif de ton séjour dans ce site entouré par la désolation ? Car ton histoire doit être une étrange histoire ? » Et le vieux roi répondit : « Certes, mon histoire est étrange et prodigieuse ! Mais elle l’est tellement qu’il vaut mieux que tu renonces à en entendre le récit de ma bouche. Sinon, elle serait pour toi un motif de larmes et de calamités. « Mais le prince Diamant dit : « Tu peux parler, ô vénérable, car je suis nourri du lait de ma mère, et suis le fils de mon père. » Et il insista beaucoup pour le décider à lui faire le récit qu’il souhaitait entendre.

Alors le vieux roi, qui était assis sur le trône, au-dessous de l’arbre, dit : « Écoute donc les paroles qui vont sortir de la coquille de mon cœur. Recueille-les et mets-les dans le pan de ta robe. » Et il baissa la tête un instant, puis la releva, et parla ainsi :

« Sache donc, ô toi l’adolescent, qu’avant mon arrivée dans cet îlot au milieu du désert, je régnais sur les terres de Babyl, au milieu de mes richesses, de ma cour, de mes armées et de ma gloire. Et Allah Très-Haut — qu’il soit exalté ! — m’avait octroyé, pour postérité, sept enfants royaux qui bénissaient leur créateur, et étaient la joie de mon cœur. Et tout, dans mon empire, se passait dans la paix et la prospérité, lorsqu’un jour mon fils aîné apprit de la bouche d’un caravanier que, dans les contrées lointaines de Sînn et de Masînn, il y avait une princesse, fille du roi Qâmous fils de Tammouz, qui s’appelait Mohra, et n’avait pas sa pareille dans le monde ; que la perfection de sa beauté noircissait le visage de la nouvelle lune ; et que Joseph et Zuleikha avaient, devant elle, l’oreille percée par la boucle de l’esclavage. En un mot elle était modelée suivant ces vers du poète :

» C’est une beauté voleuse des cœurs, splendide de tous côtés.

Les boucles de ses cheveux sont le nard du jardin de l’excellence, et sa joue est la rose épanouie ;

Ses lèvres tiennent à la fois du rubis et du sucre candi ;

Ses dents sont d’une pureté étonnante, et dans la colère même elles sourient.

C’est une beauté voleuse des cœurs, splendide de tous côtés.

« Et le caravanier apprit également à mon fils aîné que ce roi Qâmous n’avait point d’autre enfant que cette bienheureuse. Et ce rejeton charmant du jardin de la beauté étant arrivé au printemps de sa poussée, et les abeilles commençant à se grouper auprès de son corps fleuri, il devint urgent, selon la coutume, de réunir de toutes les contrées, pour qu’un époux fût choisi, les jeunes princes en âge de demander et d’être agréés. Mais il fut établi, pour toute condition, que les prétendants devaient répondre à une question que leur poserait la princesse, et qui consistait simplement en ces mots : « Quels sont les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ? » Et c’était là tout ce qu’on réclamait du prétendant en guise de douaire pour la princesse, mais avec cette clause que quiconque ne pourrait répondre pertinemment à la question devait avoir la tête coupée et accrochée au pinacle du palais.

« Or, lorsque mon fils aîné eut appris ces détails de la bouche du caravanier, son cœur brûla comme de la viande grillée ; et il vient à moi, versant des pleurs comme un nuage de tempête. Et, gémissant, il me demanda la permission du départ, pour s’en aller essayer d’obtenir la princesse des pays de Sînn et de Masînn. Et moi, effrayé à l’extrême de cette entreprise de folie, j’eus beau tenter de remédier à un tel état, la médecine de l’avis fut sans action sur la véhémence du mal d’amour. Et je dis alors à mon fils : « Ô lumière de mes yeux, si tu ne peux, sans mourir de tristesse, t’empêcher d’aller vers les contrées de Sînn et de Masînn, où règne le roi Qâmous fils de Tammouz, père de la princesse Mohra, je t’y accompagnerai à la tête de mes armées. Et si le roi Qâmous consent de bonne grâce à m’accorder sa fille à ton intention, tout est bien ; sinon, par Allah ! je ferai crouler sur sa tête les décombres de son palais, et je jetterai au vent son royaume. Et la jeune fille deviendra de la sorte ta captive et ta propriété. » Mais mon fils aîné ne sembla point trouver ce projet à son gré, et me répondit : « Il n’est pas de notre dignité, ô notre père, de prendre par la force ce qui ne nous est pas accordé par la persuasion. Il faut donc que j’aille moi-même donner la réponse exigée, et conquérir ainsi la fille du roi. »

« Alors moi je compris mieux que jamais que nulle créature ne peut effacer l’écrit du destin, ni même un caractère des mots qu’a tracés, dans le livre des destinées, le scribe ailé. Et voyant que la chose était ainsi décrétée dans le sort de mon enfant, je lui accordai, non sans beaucoup de soupirs, la permission du départ. Et, en conséquence, il prit congé de moi et s’en alla à la recherche de sa destinée.

« Et il arriva dans les contrées profondes où régnait le roi Qâmous, et se présenta au palais où résidait la princesse Mohra, et ne put répondre à la question dont je t’ai parlé, ô étranger. Et la princesse lui fit trancher la tête sans pitié, et la fit accrocher au pinacle de son palais. Et moi, à cette nouvelle, je pleurai toutes les larmes du désespoir. Et, vêtu d’habits de deuil, je restai enfermé avec ma douleur pendant quarante jours. Et mes intimes couvrirent leur tête de poussière. Et nous déchirâmes le vêtement de la patience. Et tout le palais retentit des cris de deuil et d’un bruit pareil à celui de la résurrection.

« Alors mon second fils, de sa propre main, appliqua sur mon cœur la seconde blessure du chagrin, en avalant, comme son frère, la boisson de la mort. Car, comme son aîné, il avait voulu tenter l’entreprise. Puis ce fut au tour des cinq autres enfants, qui, de la même manière, se mirent en route vers le chemin du trépas, et périrent martyrs du sentiment de l’amour.

« Et moi, mordu inguérissablement par le destin noir, et abattu par une douleur sans espoir, j’abandonnai la royauté et mon pays, et je sortis errant sur la voie de la fatalité. Et je traversai, comme le somnambule, les plaines et les déserts. Et j’arrivai, comme tu me vois, la couronne sur la tête et les pieds nus, à l’angle où je suis, attendant la mort sur ce trône. »

— Lorsque le prince Diamant eut entendu ce récit du vieux roi, il fut blessé par la flèche du sentiment meurtrier, et il poussa des soupirs d’amour qui jetèrent des étincelles. Car, comme dit le poète :

L’amour s’est insinué en moi sans que j’en aie vu l’objet, par l’oreille seulement ;

Et j’ignore ce qui s’est passé entre l’amie inconnue et mon cœur.

Et voilà pour l’ancien roi de Babyl, assis sur le trône, dans l’oasis, et pour ce qui est de sa douloureuse histoire !

Quant aux compagnons de chasse de Diamant, ils furent très inquiets de la disparition du prince, et, au bout d’un certain temps, malgré l’ordre qu’il leur avait donné de ne pas le suivre, ils se mirent à sa recherche, et finirent par le trouver qui sortait de l’oasis. Et il avait la tête tristement penchée sur sa poitrine, et le visage atteint de pâleur. Et ils l’entourèrent, comme les papillons la rose, et lui présentèrent un cheval de rechange, rapide de course, un zéphyr pour la légèreté, qui allait plus vite que l’imagination. Et Diamant confia son premier cheval aux gens de sa suite, et monta celui qu’on lui présentait, qui avait une selle dorée et une bride enrichie de perles. Et ils arrivèrent tous, sans encombre, au palais du roi Schams-Schah, père de Diamant.

Et le roi, au lieu de retrouver son fils avec un visage épanoui et un cœur dilaté à la suite de cette promenade et de cette chasse, le vit bien altéré quant à son teint, et plongé dans quelque océan de chagrin noir. Car l’amour avait pénétré jusqu’à ses os, l’avait rendu faible et sans force, et consumait présentement son cœur et son foie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Car l’amour avait pénétré jusqu’à ses os, l’avait rendu faible et sans énergie, et consumait présentement son cœur et son foie.

Et le roi, à force de supplications et de prières, finit par décider son fils à lui révéler la cause de son état douloureux. Et, le voile ayant été écarté de ce chemin caché, le roi embrassa son fils et le serra contre sa poitrine et lui dit : « Qu’à cela ne tienne ! rafraîchis tes yeux et calme ton âme chérie, car je vais envoyer mes ambassadeurs au roi Qâmous fils de Tammouz, qui règne sur les contrées de Sînn et de Masînn, avec une lettre de mon écriture, pour lui demander en mariage, à ton intention, sa fille Mohra. Et je lui ferai parvenir, sur les chameaux, des ballots de robes de prix, des joyaux de valeur, et des présents de toutes les couleurs, dignes des rois. Et si, pour le malheur de sa vie, le père de la princesse Mohra n’agrée pas notre demande et devient ainsi pour nous un capital d’humiliation et de chagrin, j’enverrai contre lui des armées de dévastation qui feront crouler son trône dans le sang et jetteront au vent sa couronne. Et de la sorte nous emmènerons honorablement la belle Mohra aux manières charmantes ! »

Ainsi parla, sur son trône doré, le roi Schams-Schah à son fils Diamant, devant les vizirs, les émirs et les ulémas, qui approuvèrent de la tête ces paroles royales.

Mais le prince Diamant répondit : « Ô asile du monde, cela ne peut se faire ! mais plutôt j’irai moi-même, et je donnerai la réponse exigée. Et, par mon seul mérite, j’emmènerai la princesse miraculeuse. »

Et le roi Schams-Schah, ayant entendu cette réponse de son fils, se mit à pousser des gémissements douloureux, et dit : « Ô âme de ton père, j’ai conservé jusqu’ici, à cause de toi, la clarté de mes yeux et la vie de mon corps, car tu es l’unique consolation de mon vieux cœur de roi, et le seul soutien de mon front. Comment donc peux-tu m’abandonner pour courir au-devant de la mort sans recours ? » Et il continua à lui parler de la sorte, pour attendrir son cœur. Mais ce fut en vain. Et, pour ne pas le voir mourir sous ses yeux de chagrin rentré, il fut bien obligé de le laisser libre de partir.

Et le prince Diamant monta sur un cheval beau comme un animal féerique, et prit le chemin qui conduisait au royaume de Qâmous. Et son père et sa mère et tous les siens se frottèrent les mains de désespoir, et furent plongés dans le puits sans fond de la désolation.

Et le prince Diamant marcha d’étape en étape, et, grâce à la sécurité qui lui fut écrite, il finit par arriver à la capitale profonde du royaume de Qâmous, Et il se trouva en face d’un palais plus haut qu’une montagne. Et aux pinacles de ce palais étaient accrochées, par milliers, des têtes de princes et de rois, les unes avec leur couronne, et d’autres toutes nues et chevelues. Et, sur la place du meidân, étaient dressées les tentes en tissus d’or et de satin chinois, avec des portières en mousseline dorée.

Et, lorsqu’il eut contemplé tout cela, le prince Diamant remarqua que, sur la porte principale du palais, était suspendu un tambour enrichi de pierreries, ainsi que sa baguette. Et il était écrit en lettres d’or sur ce tambour : « Quiconque, de sang royal, désire voir la princesse Mohra, doit faire résonner ce tambour au moyen de cette baguette. » Et Diamant, sans hésiter, descendit de son cheval, et alla résolument vers la porte en question. Et il prit la baguette enrichie de pierreries et frappa le tambour avec une telle force que le son qu’il en tira fit trembler toute la ville.

Et aussitôt les gens du palais se présentèrent et conduisirent le prince auprès du roi Qâmous. Et le roi, à la vue de sa beauté, fut séduit en son âme et voulut le sauver de la mort. Et donc il lui dit : « Hélas sur ta jeunesse, ô mon fils ! Pourquoi veux-tu perdre la vie, comme tous ceux-là qui n’ont pu répondre à la demande de ma fille ? Renonce à cette entreprise, aie compassion de toi-même, et deviens mon chambellan. Car personne, si ce n’est Allah l’Omniscient, ne connaît les mystères, et ne peut expliquer les idées fantasques d’une jeune fille. » Et, comme le prince Diamant persistait dans son dessein, le roi Qâmous lui dit encore : « Écoute, ô mon fils ! C’est une grande douleur pour moi de voir s’exposer à cette mort sans gloire un adolescent si beau des contrées orientales. C’est pourquoi je te prie, avant d’affronter l’épreuve fatale, de réfléchir pendant trois jours et de revenir ensuite demander l’audience qui doit séparer ta gracieuse tête du royaume de ton corps. » Et il lui fit signe de se retirer.

Et le prince Diamant fut bien obligé de sortir ce jour-là du palais. Et, pour passer le temps, il se mit à errer à travers les souks et les boutiques, et trouva que les gens de ce pays de Sînn et de Masînn étaient pleins de tact et d’intelligence. Mais invinciblement il se sentit attiré vers la demeure où vivait celle dont l’influence l’avait attiré du fond de son pays comme l’aimant attire l’aiguille. Et il arriva devant le jardin du palais, et pensa que s’il parvenait à s’introduire dans ce jardin, il pourrait apercevoir la princesse et satisfaire son âme par la vue. Mais il ne savait comment s’y prendre pour entrer là-dedans sans être arrêté par les gardes des portes, quand il aperçut un canal dont l’eau se déchargeait dans le jardin, par-dessous la muraille. Et il se dit qu’il pourrait bien entrer dans le jardin avec l’eau. C’est pourquoi, plongeant soudain dans le canal, il entra de la sorte, sans difficulté, dans le jardin. Et il s’assit un instant, dans un endroit écarté, pour laisser sécher ses vêtements au soleil.

Alors il se leva et se mit à se promener à pas lents à travers les massifs. Et il admirait ce jardin verdoyant, que baignait l’eau des ruisseaux, où la terre était parée comme un riche dans un jour de fête ; où la rose blanche souriait à sa sœur la rose rouge ; où le langage des rossignols amoureux de leurs amantes, les roses, était touchant comme une belle musique sur des vers tendres ; où sur les lits de fleurs des parterres se manifestaient de multiples beautés ; où les gouttes de rosée, sur la pourpre des roses, étaient comme les larmes d’une jeune fille honnête qui a reçu un léger affront ; où, dans le verger, les oiseaux, ivres de joie, chantaient tous les chants de leur gosier, alors que, parmi les branches des cyprès droits sur le bord des eaux, les tourterelles, qui ont le cou orné du collier de l’obéissance, roucoulaient ; où, enfin, tout était si parfaitement beau que les jardins d’Irem ne pouvaient être en comparaison qu’un buisson d’épines.

Et, se promenant ainsi avec lenteur et précaution, le prince Diamant se trouva soudain, à un tournant d’avenue, en face d’un bassin de marbre blanc, sur le bord duquel était étendu un tapis de soie. Et, sur ce tapis, était assise nonchalamment, comme une panthère au repos, une adolescente si belle que de son éclat tout le jardin brillait. Et l’odeur des boucles de ses cheveux était si pénétrante qu’elle allait jusqu’au ciel parfumer d’ambre le cerveau des houris.

Et le prince Diamant, à la vue de cette bienheureuse qu’il ne pouvait pas plus se lasser de regarder qu’un hydropique ne se lasse de boire l’eau de l’Euphrate, comprit qu’une telle beauté ne pouvait avoir été départie qu’a la seule Mohra, celle pour qui des milliers d’âmes se sacrifiaient comme les papillons à la flamme.

Et voici que, pendant qu’il était dans l’extase et la contemplation, une jeune fille d’entre les suivantes de Mohra s’approcha de l’endroit où il était caché, et se disposa à remplir à l’eau du ruisseau une coupe d’or qu’elle tenait à la main. Et soudain la jeune fille poussa un cri d’effroi et laissa tomber dans l’eau sa coupe d’or. Et elle s’en retourna en courant, tremblante et la main sur le cœur, auprès de ses compagnes. Et celles-ci la conduisirent aussitôt auprès de leur maîtresse Mohra, pour qu’elle s’expliquât sur le motif de son étourderie et de la chute de la coupe dans l’eau.

Et la jeune fille, qui de son nom s’appelait Branche de Corail, ayant pu réprimer un peu les battements de son cœur, dit à la princesse : « Ô couronne sur ma tête, ô ma maîtresse, pendant que j’étais penchée sur le ruisseau, je vis soudain s’y refléter une jeune figure d’adolescent si belle que je ne sus si elle appartenait à un fils des genn ou des hommes. Et, dans mon émotion, je laissai tomber de ma main la coupe d’or dans l’eau…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … s’y refléter une jeune figure d’adolescent si belle que je ne sus si elle appartenait à un fils des genn ou des hommes. Et, dans mon émotion, je laissai tomber de ma main la coupe d’or dans l’eau. »

En entendant ces paroles de Branche de Corail, la princesse Mohra ordonna que, pour vérifier la chose, une autre de ses suivantes allât promptement regarder dans l’eau. Et aussitôt une seconde jeune fille courut vers le ruisseau et, ayant vu s’y refléter la figure charmante, elle revint en courant, le cœur brûlé, et gémissante d’amour, dire à sa maîtresse : « Ô notre maîtresse Mohra, je ne sais pas, mais je crois que cette image dans l’eau est celle d’un ange ou d’un fils des genn ! Ou peut-être même que la lune est descendue dans le ruisseau ! »

À ces paroles de sa suivante, la princesse Mohra sentit le tison de la curiosité étinceler dans son âme ; et le désir de voir par elle-même surgit dans son cœur. Et elle se leva sur ses pieds charmants, et, orgueilleuse à la manière des paons, elle se dirigea vers le ruisseau. Et elle vit l’image de Diamant. Et toute pâle elle devint, et de l’amour elle fut la proie.

Et chancelante déjà et soutenue par ses suivantes, elle fit appeler en toute hâte sa nourrice et lui dit : « Va, ô nourrice, et amène-moi celui dont le visage se réfléchit dans l’eau. Ou bien je suis morte ! » Et la nourrice répondit par l’ouïe et l’obéissance, et s’en alla, regardant de tous côtés.

Et, au bout d’un certain temps, son regard finit par tomber sur l’angle où était caché le prince au corps charmant, le jeune homme à face de soleil, celui dont les astres étaient jaloux. Et, de son côté, le beau Diamant, se voyant découvert, eut soudain l’idée, pour sauver sa vie, de simuler la folie. Aussi, lorsque la nourrice, qui venait de prendre l’adolescent par la main avec toutes les précautions que l’on prend pour toucher les ailes du papillon, l’eut conduit devant sa maîtresse sans pareille, cet adolescent à face de soleil, ce prince au corps charmant se mit à rire à la manière des insensés et à dire : « Je suis affamé et n’ai point faim ! » et à dire aussi : « La mouche s’est changée en buffle ! » et à dire aussi : « Une montagne en coton est devenue de l’argile par l’effet de l’eau ! » Et il dit également, en faisant des yeux blancs : « La cire s’est fondue par l’action de la neige ; le chameau a mangé le charbon ; le rat a dévoré le chat ! » Et il ajouta : « Moi, et non pas un autre, je vais manger tout le monde ! » Et il continua, sans perdre haleine, à débiter de la sorte des quantités de paroles sens dessus dessous et sens devant derrière, jusqu’à ce que la princesse fût convaincue de sa folie.

Alors, comme elle avait déjà eu le temps d’admirer sa beauté, elle fut émue dans son cœur et troublée dans son esprit, et, pleine de chagrin, elle dit, en se tournant vers ses suivantes : « Hélas ! ô quel dommage ! » Et, ayant prononcé ces paroles, elle s’agita et se trémoussa comme le poulet à demi tué. Car l’amour, pour la première fois, était entré dans son sein et il produisait ses effets habituels.

Or, au bout d’un certain temps, elle put s’arracher à la contemplation du jeune homme, et elle dit tristement à ses femmes : « Vous voyez que ce jeune homme est fou du fait de son esprit habité par les genn. Et vous savez que les fous d’Allah sont de très grands saints, et qu’il est aussi grave de manquer d’égards aux saints que de douter de l’existence même d’Allah ou de l’origine divine du Korân. Il faut donc le laisser ici en toute liberté, afin qu’il vive à sa guise et qu’il fasse ce qu’il veut. Et que personne ne s’avise de le contrarier ou de lui refuser ce qu’il peut souhaiter et demander. » Puis elle se tourna vers l’adolescent, qu’elle prenait pour un santon, et lui dit, en lui baisant la main avec un respect religieux : « Ô santon vénéré, fais-nous la grâce d’élire pour ta demeure ce jardin et le pavillon que tu vois dans ce jardin, où tu auras tout ce qui t’est nécessaire. » Et le jeune santon, qui était Diamant lui-même avec son propre œil, répondit, en écarquillant ses yeux : « Nécessaire ! nécessaire ! nécessaire ! » Et il ajouta : « Rien du tout ! rien du tout ! rien du tout ! »

Alors la princesse Mohra le quitta, après s’être une dernière fois inclinée devant lui, et s’en alla édifiée et désolée, suivie de ses compagnes et de la vieille nourrice.

Et, de fait, le jeune santon fut dès lors entouré de toutes sortes d’égards et de petits soins. Et le pavillon qu’on lui céda pour demeure fut desservi par les plus dévouées d’entre les esclaves de Mohra, et, du matin au soir, encombré de plateaux chargés de mets de toutes sortes et de confitures de toutes les couleurs. Et la sainteté du jeune homme fit l’édification générale du palais. Et ce fut à qui viendrait avec le plus d’empressement balayer le sol qu’il avait foulé et recueillir les restes de ses repas ou les rognures de ses ongles où quelque autre chose semblable, pour s’en faire des amulettes.

Or, un jour, d’entre les jours, la jeune fille qui s’appelait Branche de Corail, et qui était la favorite de la princesse Mohra, entra chez le jeune santon, qui était seul, et s’approcha de lui toute pâle d’émoi et tremblante, et plaça sa tête à ses pieds humblement, et, poussant soupirs et gémissements, elle lui dit : « Ô couronne sur ma tête, ô maître des perfections, Allah Très-Haut, auteur de la beauté qui te distingue, fera pour toi davantage par mon entremise, si tu y consens. Mon cœur, qui tremble pour toi, est attristé et se dissout d’amour comme la cire, car les flèches de tes regards l’ont percé, et le dard de l’amour l’a pénétré. Dis-moi donc, de grâce ! qui tu es et comment tu es arrivé dans ce jardin, afin que, te connaissant mieux, je puisse te servir plus efficacement. » Mais Diamant, qui craignait quelque ruse de la princesse Mohra, ne se laissa pas fléchir par les paroles suppliantes et les regards passionnés de la jeune fille, et continua à s’exprimer comme le font ceux dont l’esprit est réellement sous la puissance des genn. Et Branche de Corail, gémissante et soupirante, continua à supplier le jeune homme et à circuler autour de lui, comme le papillon nocturne autour de la flamme. Et, comme il s’abstenait toujours, répondant de côté, elle finit par lui dire : « Par Allah sur toi et par le Prophète ! ouvre-moi les éventails de ton cœur, et évente ton secret de mon côté. Car il n’est pas douteux que tu as un secret caché. Et moi j’ai un cœur qui est un coffret dont la clef se perd après la fermeture. Hâte-toi donc, à cause de l’amour qui est déjà à ton intention dans ce coffret, de me dire en toute confiance ce que tu as certainement à me dire ! »

Lorsque le prince Diamant eut entendu ces paroles de la charmante Branche de Corail, il fut convaincu que l’odeur de l’amour se faisait sentir par ces paroles, et qu’ainsi il n’y avait aucun inconvénient à expliquer la situation à cette charmante. Il regarda donc un moment la jeune fille, sans parler, puis sourit de son côté, et, ouvrant les éventails de son cœur, il lui dit : « Ô charmante, si je suis arrivé jusqu’ici après avoir enduré mille peines et m’être exposé à de grands périls, c’est uniquement dans l’espoir de répondre à la question de la princesse Mohra, à savoir : « Quels sont les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ? » Si donc, ô compatissante, tu sais la véritable réponse à faire à cette question obscure, dis-la moi, et la sensibilité de mon cœur travaillera à ton intention…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … et la sensibilité de mon cœur travaillera à ton intention ! » Et il ajouta : « N’en doute pas ! » Et Branche de Corail répondit : « Ô jeune homme insigne, certes ! je ne doute point de la sensibilité du daim de ton cœur, mais si tu veux que je te réponde au sujet de la question obscure, promets-moi sur la vérité de notre foi que tu me prendras pour épouse, et que tu me mettras à la tête de toutes les dames du palais de ton père, dans ton royaume. » Et le prince Diamant prit la main de la jeune fille et la baisa et la mit sur son cœur, lui promettant les épousailles et le rang qu’elle demandait.

Lorsque la jeune Branche de Corail eut cette promesse et cette assurance du prince Diamant, elle se trémoussa d’aise et de contentement, et lui dit : « Ô capital de ma vie, sache qu’il y a sous le lit d’ivoire de la princesse Mohra un nègre noir. Et ce nègre est venu établir là sa demeure, ignoré de tous excepté de la princesse, après avoir fui son pays qui est la ville de Wâkâk. Or, c’est précisément ce nègre calamiteux qui a incité notre princesse à poser la question obscure aux fils des rois. Il faut donc, si tu veux connaître la vraie solution du problème, que tu ailles à la ville du nègre, à savoir la ville de Wâkâk. Et c’est de cette seule manière que ce secret peut t’être dévoilé. Et c’est là tout ce que je sais au sujet des rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ! Mais Allah est plus savant. »

Lorsque le prince Diamant eut entendu ces paroles de la bouche de Branche de Corail, il se dit en lui-même : « Ô mon cœur, il faut patienter un peu pour voir quelle clarté va nous apparaître derrière le rideau du mystère. Car, à présent, ô mon cœur, tu auras sans doute à éprouver, dans cette ville du nègre, à savoir la ville de Wâkâk, bien des choses fâcheuses qui t’endoloriront. » Puis il se tourna vers la jeune fille, et lui dit : « Ô secourable, certes ! tant que je ne serai pas allé à la ville de Wâkâk, qui est la ville du nègre, et que je n’aurai pas pénétré le mystère dont il s’agit, je considère le repos comme m’étant interdit. Mais si Allah m’octroie la sécurité et me fait obtenir le résultat souhaité, j’accomplirai alors ton désir. Sinon je consens à ne plus lever la tête jusqu’au jour de la résurrection. »

Et, lorsqu’il eut ainsi parlé, le prince Diamant prit congé de Branche de Corail, la soupirante, la gémissante, la sanglotante, et, le cœur fendu, il sortit du jardin, sans être aperçu, et se dirigea vers le khân où il avait déposé ses effets de voyage, et monta sur un cheval beau comme un animal féerique, et sortit sur le chemin d’Allah.

Mais comme il ignorait de quel côté était située la ville de Wâkâk, et le chemin qu’il fallait prendre pour y parvenir, et par où il devait passer pour y arriver, il se mit à tourner sa tête à la recherche de quelque indice qui pût l’éclairer, quand il aperçut un derviche revêtu d’une robe verte et les pieds chaussés de babouches en cuir jaune citron qui, un bâton à la main, et pareil à Khizr le Gardien, tant il avait le visage rayonnant et l’esprit éclairé sur les choses, se dirigeait de son côté. Et Diamant alla auprès de ce derviche vénérable, et l’aborda par le salam, en descendant de cheval. Et, le derviche lui ayant rendu le salam, il lui demanda : « De quel côté, ô vénérable, est située la ville de Wâkâk, et à quelle distance se trouve-t-elle ? » Et le derviche, après avoir regardé attentivement le prince pendant une heure de temps, lui dit : « Ô fils des rois, abstiens-toi de t’engager dans un chemin sans issue et dans une route effrayante. Renonce à un projet de folie, et occupe-toi de tout autre soin, parce que, si tu restais toute ta vie à tourner la tête à la recherche de ce chemin, tu n’en trouverais pas la trace. De plus, en voulant te rendre à la ville de Wâkâk, tu livres au vent de la mort ton existence et ta vie chérie ! » Mais le prince Diamant lui dit : « Ô respectable et vénéré cheikh, mon affaire est une grande affaire, et mon but est un but si important que je préfère sacrifier mille vies comme la mienne plutôt que d’y renoncer. Si donc tu connais quelque chose de ce chemin, sois mon guide comme Khizr le Gardien. »

Lorsque le derviche vit que Diamant ne se désistait en aucune façon de son idée, malgré toutes sortes d’utiles conseils qu’il continuait à lui donner, il lui dit : « Ô jeune homme béni, sache que la ville de Wâkâk est située au centre de la montagne Kâf, là où les genn, les mareds et les éfrits habitent, tant au dedans qu’au dehors. Et pour y arriver, il y a trois chemins : celui de droite, celui de gauche et celui du milieu ; mais il faut aller par le chemin de droite, et non par celui de gauche, pas plus qu’il ne faut essayer de prendre celui du milieu. Au surplus, lorsque tu auras voyagé un jour et une nuit, et que la vraie aurore se montrera, tu verras un minaret sur lequel se trouve une dalle de marbre, avec une inscription en caractères koufiques. Or, c’est précisément cette inscription qu’il faut lire. Et c’est d’après cette lecture qu’il te faudra régler ta conduite ! »

Et le prince Diamant remercia le vieillard et lui baisa la main. Puis il remonta sur son cheval et prit le chemin de droite, qui devait le conduire à la ville de Wâkâk.

Et il marcha un jour et une nuit sur le chemin, et arriva au pied du minaret du derviche. Et vit que le minaret était aussi grand que le firmament azuré. Et on y avait enchâssé une dalle de marbre gravée de caractères koufiques. Et ces caractères se lisaient ainsi : « Les trois chemins que voici devant toi, ô passant, conduisent tous au pays de Wâkâk. Si tu prends celui de gauche, tu éprouveras bon nombre de vexations. Si tu prends celui de droite, tu t’en repentiras. Et si tu prends celui du milieu, ce sera épouvantable. »

Lorsqu’il eut déchiffré cette inscription et qu’il en eut compris toute la portée, le prince Diamant prit une poignée de terre et, l’ayant jetée dans l’ouverture de son vêtement, il dit : « Que je sois réduit en poussière, mais que j’arrive au but ! » Et il se remit en selle et prit, sans hésiter, la plus dangereuse des trois routes, celle du milieu. Et il y marcha un jour et une nuit, résolument. Et, au matin, un grand espace s’offrit à sa vue, qui était couvert d’arbres dont les branches allaient jusqu’au ciel. Et les arbres étaient disposés en haie qui servait de limite et d’abri contre le vent sauvage à un jardin verdoyant. Et la porte de ce jardin était fermée d’un bloc de granit. Et il y avait là, pour garder cette porte et ce jardin, un nègre dont le noir visage donnait une teinte sombre à tout le jardin, et à qui la nuit sans lune empruntait ses ténèbres. Et ce produit du goudron était gigantesque. Sa lèvre supérieure s’élevait bien au delà de ses narines, en forme d’aubergine, et sa lèvre du dessous retombait jusqu’à son cou. Il avait sur sa poitrine une meule de moulin qui lui servait de bouclier ; et une épée de fer chinois était attachée à sa ceinture, qui était une chaîne de fer tellement grosse que par chacun de ses anneaux un éléphant de guerre aurait pu, en toute aisance, passer. Et ce nègre était en ce moment couché tout de son long sur des peaux d’animaux, et, de sa bouche large ouverte, sortaient des ronflements fils du tonnerre.

Et le prince Diamant mit pied à terre, sans s’émouvoir, attacha la bridé de son cheval près de la tête du nègre, et, enjambant la porte de granit, il entra dans le jardin.

Et l’air de ce jardin était si excellent que les branches des arbres se balançaient comme des gens ivres. Et au-dessous des arbres paissaient de grands daims, qui portaient, attachés à leurs cornes, des ornements d’or garnis de pierreries, tandis qu’un vêtement brodé couvrait leur dos, et que des mouchoirs de brocart étaient attachés à leur cou. Et tous ces daims, avec leurs pattes de devant et leurs pattes de derrière, avec leurs yeux et avec leurs sourcils, se mirent notoirement à faire signe à Diamant de ne pas entrer. Mais Diamant, sans tenir compte de leurs avertissements, et pensant plutôt que ces daims n’agitaient ainsi leurs yeux, leurs sourcils et leurs membres que pour lui mieux témoigner le plaisir qu’ils avaient à le recevoir, se mit à circuler tranquillement à travers les allées de ce jardin.

Et il finit par arriver, se promenant de la sorte, à un palais que n’aurait pas égalé celui de Kessra ou de Kaïssar. Et la porte de ce palais était entr’ouverte comme l’œil de l’amant. Et, dans l’entre-bâillement de cette porte, une tête charmante de jouvencelle se montrait, qui était féerique, et qui eût fait se tordre de jalousie la nouvelle lune. Et cette petite tête, dont les yeux eussent rendu honteux ceux du narcisse, regardait de côté et d’autre, en souriant.

Or, dès qu’elle eut aperçu Diamant, elle fut stupéfaite à la fois et conquise par sa beauté. Et elle resta quelques instants en cet état, puis elle lui rendit le salam, et lui dit : « Qui es-tu, ô jeune homme plein d’audace qui te permets de pénétrer dans ce jardin où les oiseaux n’osent agiter leurs ailes ? »

Ainsi parla à Diamant l’adolescente, dont le nom était Latifa, si belle qu’elle était la sédition du temps…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Ainsi parla à Diamant l’adolescente, dont le nom était Latifa, si belle qu’elle était la sédition du temps. Et Diamant s’inclina jusqu’à terre entre ses mains et, s’étant redressé, il répondit : « Ô rejeton du jardin de la perfection, ô ma maîtresse, je suis un tel, fils d’un tel, et je suis ici pour telle et telle chose ! » Et il lui raconta son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans en omettre un détail. Mais il n’y a point d’utilité à la répéter.

Et Latifa, ayant entendu son histoire, le prit par la main et le fit asseoir à côté d’elle sur le tapis étendu sous la vigne grimpante de l’entrée. Puis employant de douces paroles, elle lui dit : « Ô cyprès ambulant du jardin de la beauté, quel dommage sur ta jeunesse ! » Puis elle dit : « Ô fâcheuse idée ! ô projet difficile à exécuter ! ô dangers ! » Et elle dit encore : « Il faut renoncer à cela, si tu tiens à ton âme chérie. Et reste plutôt ici, avec moi, afin que ta main bénie s’attache au cou de mon désir. Car l’union avec une belle à figure de fée, comme moi, est plus souhaitable que la recherche de l’inconnu. » Mais Diamant répondit : « Tant que je ne serai pas allé à la ville de Wâkâk, et que je n’aurai pas résolu le problème en question, à savoir : « Quels sont les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ? » les plaisirs et le bonheur me sont interdits. Mais, ô très charmante, lorsque j’aurai exécuté mon projet, je mettrai, en t’épousant, le collier de l’union au cou de ton désir. » Et Latifa soupira, disant : « Ô cœur abandonné ! » Puis elle fit signe à des échansons à joues de rose de s’avancer. Et elle fit venir des jeunes filles dont la vue étonnait le soleil et la lune, et dont les cheveux ondoyants faisaient éprouver une torsion involontaire aux cœurs des amants. Et on fit circuler les coupes de la bienvenue, pour fêter l’hôte charmant, au milieu de la musique et des chants. Et les délices des femmes unies à celles de l’harmonie séduisaient et enlevaient les cœurs, qu’ils fussent ouverts ou fermés.

Or, lorsque les coupes furent vidées, le prince Diamant se leva sur ses deux pieds pour prendre congé de la jouvencelle. Et il lui dit, après lui avoir exprimé ses vœux et ses remercîments : « Ô princesse du monde, je désire actuellement obtenir congé de toi ; car, tu le sais, le chemin est long que j’ai à parcourir, et si je restais un moment de plus, le feu de ton amour jetterait des flammes dans la moisson de mon âme. Mais, si Allah veut, après la réussite de mon dessein, je reviendrai cueillir ici les roses du désir, et éteindre la soif de mon cœur altéré.

Lorsque la jouvencelle vit que le prince Diamant, pour qui elle brûlait, persistait dans sa résolution de la quitter, elle se leva également sur ses deux pieds, et saisit un bâton en forme de serpent, sur lequel elle marmonna quelques paroles en un langage incompréhensible. Et soudain elle le brandit et en frappa le prince sur l’épaule, si violemment qu’il pirouetta trois fois sur lui-même et tomba par terre, pour aussitôt perdre sa forme humaine. Et il se changea en un daim d’entre les daims.

Et aussitôt Latifa lui fit mettre aux cornes des ornements semblables à ceux que portaient les autres daims, et lui attacha au cou un mouchoir de soie brodé, et le lâcha dans le jardin, en lui criant : « Va-t’en au milieu de tes semblables, puisque tu n’as pas voulu d’une belle à figure de fée ! » Et Diamant le daim s’en alla sur ses quatre pieds, animal quant à la forme mais restant semblable aux fils d’Adam quant aux qualités intérieures et aux sensations.

Et, marchant ainsi sur ses quatre pieds, à travers les allées, où, comme lui, erraient les autres animaux métamorphosés, Diamant le daim se mit à réfléchir profondément sur la situation nouvelle qui lui était faite et sur la manière dont il pourrait recouvrer sa liberté et se sauver des mains de cette ensorceleuse. Et il arriva, en rôdant de la sorte, à un angle du jardin où le mur était sensiblement plus bas que partout ailleurs. Et, après avoir élevé son âme vers le maître des destinées, il prit son élan et, d’un bond, franchit le mur. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il se trouvait toujours dans le même jardin, tout comme s’il n’avait pas franchi le mur ; et il se convainquit alors que c’était la continuation des effets de l’enchantement. D’ailleurs, sept fois de suite il sauta le mur de la même manière, mais sans plus de résultat, car il se retrouvait toujours au même endroit. Alors sa perplexité fut à ses limites extrêmes, et la sueur de l’impatience transpira de ses sabots. Et il se mit à aller et à venir tout le long du mur, comme ferait un lion enfermé, jusqu’à ce qu’il se trouvât en face d’une ouverture en forme de fenêtre, creusée dans le mur, et qui avait été invisible à ses regards. Et il se glissa dans cette ouverture et, avec mille peines, il se trouva cette fois hors de l’enceinte du jardin.

Et il se trouva dans un second jardin dont la bonne odeur parfumait le cerveau. Et un palais lui apparut au bout des allées de ce jardin. Et à une fenêtre de ce palais il vit une jeune et charmante figure à couleurs tendres de tulipe, dont les prunelles eussent excité l’envie de la gazelle de Chine. Ses cheveux, couleur d’ambre, avaient retenu tous les rayons du soleil, et son teint était de jasmin persan. Et elle avait la tête dressée, et souriait dans la direction de Diamant.

Or, lorsque Diamant le daim fut tout proche de sa fenêtre, elle se leva en toute hâte et descendit dans le jardin. Et elle arracha quelques touffes d’herbe ; et, comme pour l’apprivoiser et l’empêcher de s’enfuir à son approche, elle lui tendit de loin la touffe bien gentiment, en faisant claquer sa langue. Et Diamant le daim, qui ne demandait pas mieux que de voir quelle pouvait bien être cette seconde affaire, s’approcha de la jeune fille, en accourant à la manière des animaux affamés. Et aussitôt la jeune fille, qui s’appelait Gamila, et qui était la sœur de Latifa par le même père mais non par la même mère, saisit le cordon de soie qui était au cou du prince daim, et s’en servit comme d’une laisse pour le conduire à l’intérieur de son palais. Et là elle se hâta de lui offrir des fruits et des rafraîchissements exquis. Et il en mangea et but jusqu’à ce qu’il fût rassasié.

Et, cela fait, il pencha sa tête et la posa sur l’épaule de la jeune fille, et se mit à pleurer. Et Gamila, fort émue de voir les larmes couler de la sorte des yeux de ce daim, le caressa délicatement de sa douce main. Et, en sentant sur lui cet apitoiement, il plaça sa tête aux pieds de la jeune fille, et se mit à pleurer encore plus. Et elle lui dit : « Ô mon daim chéri, pourquoi pleures-tu ? Je t’aime mieux que moi-même ! » Mais il redoubla de pleurs et de larmoiement, et se frotta la tête contre les pieds de la douce et pitoyable Gamila, qui comprit cette fois, à n’en pas douter, qu’il la suppliait de lui rendre sa forme humaine.

Alors, bien qu’elle eût une grande peur de sa sœur aînée, la magicienne Latifa, elle se leva et alla prendre, dans un enfoncement du mur, une petite boîte enrichie de pierreries. Et, séance tenante, elle fit des ablutions rituelles, se vêtit de sept robes de lin nouvellement blanchies, et prit, dans la petite boîte, un peu de l’électuaire qui s’y trouvait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, séance tenante, elle fit des ablutions rituelles, se vêtit de sept robes de lin nouvellement blanchies, et prit dans la petite boîte un peu de l’électuaire qui s’y trouvait. Et elle donna à manger au daim cet électuaire, et, au même moment, elle le tira avec vigueur par le cordon magique qui entourait son cou. Et le daim se secoua aussitôt et, sortant de sa forme d’animal, il reprit son apparence de fils d’Adam.

Puis il vint embrasser la terre entre les mains de la jeune Gamila, et, lui rendant des actions de grâces, il lui dit : « Voici, ô princesse, que tu m’as sauvé de la griffe du malheur, et tu m’as rendu ma vie d’être humain. Comment donc pourrais-je, avec ma langue, te remercier selon tes mérites, alors que tous les poils de mon corps célèbrent les louanges de ta bienveillance et de ta grâce, ô bienheureuse ! » Mais Gamila se hâta de l’aider à se relever et, l’ayant vêtu de vêtements royaux, elle lui dit : « Ô jeune prince dont la blancheur se manifeste à travers tes vêtements, et dont la beauté éclaire notre demeure et ce jardin, qui es-tu et quel est ton nom ? Quel est le motif qui nous vaut l’honneur de ta venue, et comment as-tu été pris dans les filets de ma sœur Latifa ? »

Alors le prince Diamant raconta toute son histoire à sa libératrice. Et lorsqu’il eut fini de parler, elle lui dit dit : « Ô Diamant, mon œil, renonce, de grâce ! à l’idée dangereuse et sans fruit qui t’occupe, et ne va pas exposer ta jeunesse charmante et ta vie, qui est chérie, aux puissances inconnues. Car il est en dehors de la sagesse de s’exposer à périr sans motif. Reste plutôt ici, et remplis la coupe de ta vie du vin de la volupté. Car me voici prête à te servir selon ton désir, et à faire passer ton bien-être avant le mien, en t’obéissant comme un enfant à la voix de sa mère ! » Et Diamant répondit : « Ô princesse, les obligations que je t’ai sont d’un tel poids sur les ailes de mon âme que je devrais, sans retard, faire des sandales avec ma peau et en chausser tes petits pieds. Car tu m’as revêtu du vêtement de la forme humaine, m’ayant extrait de ma peau de daim et délivré des artifices de ta sœur, la sorcière. Mais, pour aujourd’hui, si ta générosité veut s’épandre de mon côté, je te supplie de m’accorder sans retard un congé de quelques jours, afin que je parvienne à réaliser mon désir. Et lorsque, grâce à la sécurité que j’attends d’Allah Très-Haut, je serai de retour de la ville de Wâkâk, j’agirai uniquement dans le sens de ton plaisir, en revoyant tes pieds magiciens. Et je ne ferai ainsi qu’accomplir les devoirs d’un cœur que tient la reconnaissance. »

Lorsque la jeune fille, malgré qu’elle eût continué à insister pour le faire fléchir, eut vu que Diamant ne pouvait agréer ce qu’elle lui proposait, et qu’il restait attaché à son idée désespérante, elle ne put faire autrement que de lui permettre de partir. C’est pourquoi, poussant plaintes, soupirs et gémissements, elle lui dit : « Ô mon œil, puisque nul ne peut fuir la destinée attachée à son cou, et qu’il est dans ta destinée de me quitter sitôt notre rencontre faite, je veux te donner, pour t’aider dans ton entreprise, assurer ton retour, et sauvegarder ton âme chérie, trois choses qui me sont échues en héritage ! » Et elle alla prendre une grande boîte dans un second enfoncement du mur, l’ouvrit et en retira un arc d’or avec ses flèches, une épée d’acier chinois et un poignard à poignée de jade, et les remit à Diamant en lui disant : « Cet arc et ces flèches ont appartenu au prophète Saleh — sur lui la prière et la paix ! Cette épée, qui est connue sous le nom de Scorpion de Soleïmân, est si excellente que si on en frappait une montagne elle la fendrait comme du savon. Et ce poignard enfin, fabriqué autrefois par le sage Tammouz, est inappréciable pour celui qui le possède, car il préserve de toute attaque par la vertu cachée dans sa lame. » Puis elle ajouta : « Toutefois, ô Diamant, tu ne pourras parvenir à la ville de Wâkâk, qui est séparée de nous par sept océans, qu’avec l’aide de mon oncle Al-Simourg. C’est pourquoi applique ton oreille contre mes lèvres, et écoute bien les instructions qui en sortiront à ton intention. » Et elle se tut un moment, et dit : « Sache, en effet, ô mon ami Diamant, qu’à une journée de marche d’ici il y a une fontaine ; et tout près de cette fontaine se trouve le palais d’un roi nègre du nom de Tâk-Tâk. Et ce palais de Tâk-Tâk est gardé par quarante Éthiopiens sanguinaires, dont chacun commande à une armée de cinq mille nègres féroces. Or, ce roi Tâk-Tâk sera bienveillant envers toi à cause des objets que je te remets ; et il te fera même beaucoup d’amitiés, alors que d’ordinaire il a pour habitude de faire griller les passants de la route, et de les manger sans sel ni condiments. Et, toi, tu resteras deux jours en sa compagnie. Après quoi il te fera accompagner au palais de mon oncle Al-Simourg, grâce à qui tu pourras peut-être parvenir à la ville de Wâkâk, et résoudre le problème des rapports entre Pomme de Pin et Cyprès. » Et, comme conclusion, elle dit : « Surtout, ô Diamant, prends bien garde de t’écarter de ce que je dis, même de la différence d’un cheveu ! » Puis elle l’embrassa, en pleurant, et lui dit : « Et maintenant qu’à cause de ton absence ma vie devient un malheur pour mon cœur, jusqu’à ton retour je ne sourirai plus, je ne parlerai plus, et j’ouvrirai sans cesse à mon esprit la porte de la tristesse. Des soupirs s’élèveront constamment de mon cœur, et je n’aurai plus de nouvelles de mon corps. Car, sans force et sans soutien intérieur, mon corps ne sera désormais que le mirage de mon âme. » Puis elle se mit à réciter ces strophes :

« Ne rejette pas mon cœur loin de ces yeux dont le narcisse est amoureux.

Ô abstinent, il ne faut pas rejeter les plaintes des gens ivres, mais les reconduire à la taverne.

Mon cœur ne pourra se sauver de l’armée de tes moustaches naissantes ; et, comme la rose blessée, l’ouverture de ma robe ne sera pas recousue.

Ô tyrannique beauté, ô beau, brun et charmant, mon cœur gît à tes pieds de jasmin,

Mon cœur de jeune fille simple, à l’âge le plus tendre de l’adolescence, gît aux pieds du voleur des cœurs. »

Puis la jeune fille fit ses adieux à Diamant, en appelant sur lui les bénédictions et en lui souhaitant la sécurité. Et elle se hâta de rentrer dans le palais, pour cacher les larmes qui couvraient son visage.

Quant à Diamant, il s’en alla sur son cheval, beau comme un fils des genn, et continua sa route d’étape en étape, demandant la ville de Wâkâk. Et, chevauchant ainsi, il finit par arriver sans encombre à la fontaine. Or, c’était précisément la fontaine de la jeune fille. Et c’était là que s’élevait le château fort du roi des nègres, le terrible Tâk-Tâk. Et Diamant vit, en effet, que les approches de ce château étaient gardées par des Éthiopiens hauts de dix coudées, à faces épouvantables…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… le château fort du roi des nègres, le terrible Tâk-Tâk. Et Diamant vit, en effet, que les approches de ce château étaient gardées par des Éthiopiens hauts de dix coudées, à faces épouvantables. Et, sans laisser la crainte envahir sa poitrine, il attacha son cheval sous l’arbre de la fontaine, et s’assit à l’ombre pour se reposer. Et il entendit les nègres qui disaient entre eux : « Enfin voici qu’après bien du temps, un être humain vient nous ravitailler de chair fraîche. Vite emparons-nous de cette aubaine, afin que notre roi Tâk-Tâk s’en dulcifie la langue et le palais. » Et, en conséquence, dix à douze Éthiopiens des plus féroces s’avancèrent du côté de Diamant, pour s’emparer de lui et le présenter embroché à leur roi.

Lorsque Diamant vit que le tour de sa vie était venu réellement, il tira de sa ceinture l’épée salomonique, et ; se ruant sur ses agresseurs, il en fît partir un grand nombre pour la plaine de la mort. Et lorsque ces fils de l’enfer furent parvenus à destination, la nouvelle en arriva par courrier au roi Tâk-Tâk, qui, entrant dans une colère rouge, envoya aussitôt, pour s’emparer de l’audacieux, le chef de ses nègres, le goudronné Mâk-Mâk. Et ce Mâk-Mâk, qui était une calamité reconnue, arriva à la tête de l’armée des goudronnés, comme l’irruption d’un essaim de frelons. Et la mort noire sortait de ses yeux, cherchant ses victimes.

Or, à sa vue, le prince Diamant se leva sur ses deux pieds, et l’attendit, les jarrets tendus. Et le calamiteux Mâk-Mâk, sifflant comme une vipère à cornes, et mugissant avec ses larges narines, arriva tout contre Diamant, brandit sa massue abatteuse de têtes et la fit tournoyer de telle façon que l’air en trembla. Mais, au même moment, Diamant le bien-aimé détendit son bras armé du poignard de Tammouz, et, comme l’éclair brille, il enfonça la lame dans les côtes de l’Éthiopien géant, et fit boire la mort d’une gorgée à ce fils des mille cornards. Et aussitôt l’ange de la mort s’approcha de ce maudit avec la dernière heure.

Quant aux nègres de la suite de Mâk-Mâk, lorsqu’ils virent leur chef tomber sur le sol, sa longueur rentrée dans sa largeur, ils livrèrent leurs jambes au vent et s’envolèrent comme les moineaux devant le Père du gros bec. Et Diamant les poursuivit, et tua ceux qu’il tua. Et s’enfuirent ceux qui s’enfuirent.

Lorsque le roi Tâk-Tâk eut appris la déconfiture de Mâk-Mâk, la colère envahit ses narines si violemment qu’il ne distingua plus sa main droite de sa main gauche. Et sa stupidité l’incita à aller lui-même attaquer le cavalier des gorges et des ravins, la couronne des cavaliers, Diamant. Mais à la vue du héros grondant, le fils noir de l’impudique au gros nez sentit ses muscles se relâcher, le sac de son estomac se retourner, et le vent de la mort passer sur sa tête. Et Diamant le prit pour cible, et décochant vers lui une des flèches du prophète Saleh — sur lui la prière et la paix ! — il lui fit avaler la poussière de ses talons et envoya, du coup, son âme habiter les lieux funèbres où la Nourricière des vautours a déposé son bagage.

Après quoi Diamant fît une pâtée des nègres qui entouraient leur roi mort, et traça un chemin droit à son cheval à travers leurs corps sans âme. Et il arriva de la sorte, en vainqueur, à la porte du palais où avait régné Tâk-Tâk. Et il frappa à la porte, comme un maître frappe à sa propre demeure. Et celle qui vint lui ouvrir était une qui avait été frustrée de son trône et de son héritage par ce Tâk-Tâk de malheur. Et c’était une adolescente semblable à la gazelle effarée, et dont la figure, tant elle était piquante, répandait du sel sur la blessure du cœur des amants. Et si elle n’était pas allée plus loin à la rencontre de Diamant, c’est que, en vérité, la lourdeur de ses hanches suspendues à sa taille frêle l’en avait empêchée, et que son derrière, orné de creux divers, était si remarquable et béni qu’elle ne pouvait pas le mouvoir à sa guise, vu qu’il tremblait de sa propre nature, comme le lait caillé dans l’écuelle du bédouin, et comme un monceau de gelée de coing au milieu du plateau parfumé au benjoin.

Et elle reçut Diamant avec les effusions de la captive pour son libérateur. Et elle voulut le faire asseoir sur le trône du roi défunt, mais Diamant se récusa et, lui prenant la main, il l’invita à monter elle-même sur ce trône dont son père avait été frustré par Tâk-Tâk. Et il ne lui demanda rien en retour de tant de bienfaits. Alors, subjuguée par sa générosité, elle lui dit : « Ô beau, à quelle religion appartiens-tu pour faire ainsi le bien sans espoir de récompense ? » Et Diamant répondit : « Ô princesse, la foi de l’Islam est ma foi, et sa croyance est ma croyance ! » Et elle lui demanda : « Et en quoi consistent, ô mon maître, cette foi et cette croyance ? » Il répondit : « Elles consistent simplement à attester l’unité, par la profession de foi qui nous a été révélée par notre Prophète — sur Lui la prière et la paix ! « Elle demanda : « Et peux-tu me faire la grâce de me révéler, à ton tour, une profession de foi qui rend les hommes si parfaits ? » Il dit : « Elle consiste en ces seuls mots : « Il n’y a d’autre dieu qu’Allah, et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et quiconque la prononce avec conviction est, à l’heure et à l’instant, ennobli de l’Islam. Et, fût-il le dernier des mécréants, il devient aussitôt l’égal du plus noble des musulmans ! » Et, ayant entendu ces paroles, la princesse Aziza sentit son cœur ému de la vraie foi ; et elle leva spontanément la main et, portant son index à la hauteur de ses yeux, elle prononça la schehada, et s’ennoblit aussitôt de l’Islam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut :

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… elle leva spontanément la main et, portant son index à la hauteur de ses yeux, elle prononça la schehada, et s’ennoblit aussitôt de l’Islam.

Après quoi, elle dit à Diamant : « Ô mon maître, maintenant que tu m’as faite reine et que je suis éclairée sur la voie de la rectitude, me voici entre tes mains prête à te servir avec mes yeux, et à être une esclave d’entre les esclaves de ton harem. Veux-tu donc, comme une faveur de ta part, accepter pour épouse la reine de ce pays, et vivre avec elle partout où il te plaira, l’emmenant à ta suite dans l’auréole de ta beauté ? » Et Diamant répondit : « Ô ma maîtresse, tu m’es aussi chère que ma propre vie, mais en ce moment une affaire très importante m’appelle, pour laquelle j’ai quitté mon père, ma mère, ma demeure, mon royaume et mon pays. Et peut-être même que mon père, le roi Schams-Schah, me pleure à l’heure qu’il est comme mort ou pire encore. Et pourtant il faut que j’aille où m’attend ma destinée, dans la ville de Wâkâk. Et, à mon retour, inschallah ! je t’épouserai et t’emmènerai dans mon pays, et me réjouirai de ta beauté. Mais, pour l’instant, je désire apprendre de toi, si tu le sais, où se trouve Al-Simourg, oncle de la princesse Latifa. Car c’est cet Al-Simourg là qui, seul, pourra me guider vers la ville de Wâkâk. Mais j’ignore sa demeure, et je ne sais même qui il est, et si c’est un genni ou un être humain. Si donc tu as quelques données sur l’oncle de Gamila, ce précieux Al-Simourg, hâte-toi de me les faire connaître, afin que j’aille à sa recherche. Et c’est là tout ce que je te demande pour l’instant, puisque tu désires m’être agréable. »

Lorsque la reine Aziza eut appris le projet de Diamant, elle se peina dans son cœur et s’affligea à l’extrême. Mais voyant bien que ni ses larmes ni ses soupirs ne pourraient détourner l’adolescent princier de sa résolution, elle se leva de son trône et, le prenant par la main, elle le conduisit en silence à travers les galeries du palais, et sortit avec lui dans le jardin.

Et c’était un jardin pareil à celui dont Rizwân est le gardien ailé. Une étendue de roses en formait les avenues, et le zéphir, qui passait sur ces roses et semblait cribler le musc, parfumait l’odorat et embaumait le cerveau. Là s’entr’ouvrait la tulipe ivre de son propre sang, et le cyprès s’agitait de tout son murmure pour louer à sa manière le chant mesuré du rossignol. Là les ruisseaux couraient comme des enfants rieurs, au pied des roses qui s’accordaient avec leurs boutons.

Et donc la princesse Aziza, traînant derrière elle ses lourdes splendeurs, en dépit de sa taille frêle qui succombait sous un fardeau si considérable, arriva de la sorte avec Diamant au pied d’un grand arbre dont le généreux ombrage protégeait en ce moment le sommeil d’un géant. Et elle approcha ses lèvres de l’oreille de Diamant, et lui dit à voix basse : « Celui que tu vois ici couché est précisément celui que tu cherches, l’oncle de Gamila, Al-Simourg le Volant. Si, quand il sera sorti de son sommeil, ta chance veut qu’il ouvre son œil droit avant son œil gauche, il sera satisfait de te voir et, reconnaissant à tes armes que tu es envoyé vers lui par la fille de son frère, il fera pour toi ce que tu lui demanderas. Mais si, pour ta malechance et ton irrémédiable destinée, c’est son œil gauche qui s’ouvre le premier à la lumière, tu es perdu sans recours ; car il se saisira de toi, malgré ta vaillance, et te soulevant du sol, par la force de ses bras, il te tiendra suspendu comme le moineau dans les serres du faucon, et t’aplatira contre le sol, broyant tes os charmants, ô mon chéri, et faisant entrer la longueur de ton corps désirable dans sa largeur ! » Puis elle ajouta : « Et maintenant, qu’Allah te garde et te conserve et hâte ton retour auprès d’une amoureuse envahie déjà par les sanglots de ton absence ! »

Et elle le quitta pour s’éloigner en toute hâte, avec des yeux pleins de larmes et des joues devenues semblables aux fleurs du grenadier.

Et Diamant attendit, pendant une heure de temps, que le géant Al-Simourg le Volant sortît de son sommeil. Et il pensait en son âme : « Pourquoi ce géant-ci s’appelle-t-il le Volant ? Et comment peut-il, étant un tel géant, se soulever dans l’air sans ailes et se mouvoir autrement qu’un éléphant ? » Puis, perdant patience en voyant qu’Al-Simourg continuait à ronfler sous l’arbre avec un bruit semblable à celui précisément d’un troupeau de jeunes éléphants, il se baissa et lui chatouilla la plante des pieds. Et le géant, sous cet attouchement, se convulsa soudain et battit l’air de ses jambes en lançant un pet épouvantable. Et, au même moment, il ouvrit ses deux yeux à la fois…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… se convulsa soudain et battit l’air de ses jambes en lançant un pet épouvantable. Et, au même moment, il ouvrit ses deux yeux à la fois. Et il vit le jeune prince et comprit que c’était lui l’auteur, quant à son pied chatouillé, du désagrément. C’est pourquoi, levant sa jambe, il lui lâcha en plein visage une pétarade qui dura une heure de temps, et qui eût empoisonné, à quatre parasanges autour et alentour, tous les êtres animés. Et Diamant n’échappa à ce souffle infernal que grâce à la vertu attachée aux armes dont il était porteur.

Et donc, lorsque le géant Al-Simourg eut épuisé sa provision, il s’assit sur son derrière et, regardant le jeune prince avec stupéfaction, il lui dit : « Comment ! N’es-tu donc pas mort par l’effet de mon cul, ô être humain ? » Et, disant cela, il le regarda attentivement, et vit les armes dont il était porteur. Alors il se leva sur ses deux pieds et s’inclina devant Diamant, et lui dit : « Ô mon maître, excuse le procédé ! Mais si tu m’avais fait prévenir de ta venue par quelque esclave, j’aurais jonché de mes propres poils le sol que tu devais fouler. J’espère donc que tu ne porteras pas sur ton cœur ce qui est involontaire de ma part et sans intention maligne. Aussi, fais-moi la grâce de me dire quelle importante affaire t’occupe, pour que tu aies pris sur toi de venir jusqu’en ce lieu où ne peuvent parvenir ni êtres humains ni animaux. Hâte-toi donc de m’expliquer ton cas, afin que je puisse agir en ta faveur, le cas échéant, et faire réussir ton entreprise. »

Et Diamant, après avoir assuré Al-Simourg de sa sympathie, lui raconta toute son histoire, sans omettre un détail. Puis il lui dit : « Et je ne suis venu jusqu’à toi, ô Père des Volants, que pour avoir ton aide et parvenir jusqu’à la ville de Wâkâk, à travers les infranchissables océans. »

Lorsqu’Al-Simourg eut entendu le récit de Diamant, il porta la main à son cœur, à ses lèvres et à son front, et répondit : « Sur ma tête et mon œil. » Puis il ajouta : « Nous allons partir sans retard pour la ville de Wâkâk, après avoir toutefois préparé mes provisions de bouche. Pour cela, je vais aller à la chasse des ânes sauvages qui peuplent la forêt d’ici, et j’en prendrai quelques-uns pour faire des kababs avec leur chair, et des outres avec leur peau. Et, munis tous deux de ces choses nécessaires, tu te mettras sur mon épaule comme sur un cheval, et je m’envolerai avec toi. Et je te ferai ainsi passer les sept océans. Et quand je serai affaibli par la fatigue, tu me donneras des kababs et de l’eau, jusqu’à ce que nous soyons arrivés à la ville de Wâkâk. »

Et, conformément à ce discours, il se mit aussitôt en chasse, et prit sept ânes sauvages, un pour la traversée de chaque océan, et en fit les kababs et les outres en question. Puis il revint vers Diamant et le fit monter sur son épaule, après avoir rempli, avec les kababs des ânes sauvages, un bissac qu’il s’était passé au cou, et s’être chargé de sept outres remplies d’eau de source.

Or, lorsque Diamant se vit ainsi juché sur l’épaule d’Al-Simourg le géant, il se dit en lui-même : « Celui-ci est un géant plus gros qu’un éléphant, et il prétend s’envoler avec moi dans les airs sans ailes ! Par Allah ! c’est là une chose prodigieuse, et dont je n’ai jamais entendu parler. » Et, pendant qu’il réfléchissait ainsi, il entendit soudain comme un bruit de vent dans l’interstice d’une porte, et vit le ventre du géant se gonfler à vue d’œil et atteindre bientôt les dimensions d’une coupole. Et ce bruit de vent devenait maintenant semblable à celui d’un soufflet de forgeron, à mesure que se gonflait le ventre du géant. Et soudain Al-Simourg frappa du pied le sol, et se trouva, en un instant, avec toute sa charge, planant au-dessus du jardin. Puis il continua à monter dans le ciel, en faisant manœuvrer ses jambes comme le crapaud dans l’eau. Et, arrivé à une hauteur convenable, il fila en ligne droite dans la direction de l’occident. Et, quand il se sentait porté malgré lui, par le vent, plus haut qu’il ne le désirait, il lâchait un ou deux ou trois ou quatre pets, de force et de longueur variées. Et quand, au contraire, par suite de cette déperdition, son ventre se dégonflait, il aspirait l’air avec toutes ses ouvertures du haut, à savoir sa bouche, son nez et ses oreilles. Et aussitôt il remontait dans le ciel azuré, et filait en ligne droite avec la rapidité de l’oiseau.

Et ils voyagèrent de la sorte, comme les oiseaux, planant au-dessus des eaux, et franchissant, l’un après l’autre, les océans. Et chaque fois qu’ils avaient traversé une mer d’entre les sept, ils descendaient se reposer un moment sur la terre ferme, pour manger des kababs d’âne sauvage et boire de l’eau des outres. En même temps, le géant renouvelait sa provision de forces volantes, après s’être toutefois couché quelques heures pour se remettre des fatigues du voyage…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… En même temps, le géant renouvelait sa provision de forces volantes, après s’être toutefois couché quelques heures pour se remettre des fatigues du voyage. Et, au bout de sept jours de traversée aérienne, ils arrivèrent un matin au-dessus d’une ville toute blanche qui dormait au milieu de ses jardins. Et le Volant dit à Diamant : « Tu es désormais comme mon fils, et je ne regrette point les fatigues que j’ai endurées pour te porter jusqu’ici. Je vais maintenant te déposer sur la plus haute terrasse de cette ville-ci, qui est précisément la ville de Wâkâk, et où tu trouveras sans doute la solution du problème que tu cherches, à savoir : « Quels sont les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ! » Puis il ajouta : « Oui, c’est ici la ville du nègre noir qui se trouve sous le lit d’ivoire de la princesse Mohra. Et c’est ici que tu pourras savoir en quoi ce nègre est le père de toute cette affaire compliquée. » Et, ayant ainsi parlé, il descendit en se dégonflant peu à peu, et déposa doucement et sans heurt le prince Diamant sur la terrasse en question. Et, en prenant congé de lui, il lui remit une touffe de poils de sa barbe, en lui disant : « Garde soigneusement sur toi ces poils de ma barbe, et ne t’en sépare jamais. Et lorsque quelque affaire pénible t’arrivera, et chaque fois que tu auras besoin de moi, soit pour te tirer d’embarras, soit pour te ramener là où je t’ai pris, tu n’auras qu’à brûler un de ces poils, et tu me verras sans retard devant toi. » Et, là-dessus, il se regonfla et remonta dans les airs, en voguant avec aisance et rapidité vers sa demeure.

Et Diamant, assis sur cette terrasse, se mit à réfléchir sur ce qu’il avait à faire. Et il se demandait comment il devait s’y prendre pour descendre de cette terrasse sans être aperçu par les gens qui habitaient la maison, quand il vit sortir de l’escalier et s’avancer vers lui un adolescent d’une beauté sans pareille, et qui était précisément le maître de cette demeure. Et l’adolescent l’aborda par le salam, en lui souriant au visage, et lui souhaita la bienvenue, disant : « Quel matin lumineux me vaut ta venue sur ma terrasse, ô le plus beau des humains ! Es-tu un ange, un genni ou un être humain ? » Et Diamant répondit : « Ô cher jouvenceau, je suis un être humain charmé d’ouvrir cette journée par ta vue délicieuse. Et je me trouve ici parce que ma destinée m’y a conduit. Et c’est là tout ce que je puis te dire de ma présence sur ta demeure bénie. » Et, ayant ainsi parlé, il serra le jouvenceau contre sa poitrine. Et tous deux se jurèrent l’amitié. Et ils descendirent ensemble dans la salle des amis, et mangèrent et burent de compagnie. Louanges à Celui qui unit deux êtres beaux, et aplanit, sur leur route, les difficultés et dénoue les complications !

Or, lorsque l’amitié fut consolidée entre Diamant et le jouvenceau, qui s’appelait Farah, et était précisément le favori du sultan de la ville de Wâkâk, Diamant lui dit : « Ô mon ami Farah, toi qui es le bien-aimé du sultan et son compagnon intime, et à qui, de ce fait, rien ne peut demeurer secret des affaires de ce royaume, peux-tu me rendre, à cause de l’amitié, un service qui ne te coûtera aucune dépense ? » Et le jeune Farah répondit : « Sur ma tête et mon œil, ô mon ami Diamant ! Parle, et s’il faut que je vende ma peau pour t’en faire des sandales, je m’exécuterai avec joie et contentement. » Et Diamant lui dit alors : « Peux-tu simplement me dire quels sont les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ? Et peux-tu m’expliquer, par la même occasion, le rôle du nègre noir couché sous le lit d’ivoire de la princesse Mohra, fille du roi Tammouz ben Qâmous, maître des contrées de Sînn et de Masînn ? »

En entendant cette question de Diamant, le jeune Farah devint bien changé quant à son visage, et jaune devint son teint et trouble son regard. Et il se mit à trembler comme s’il se fût trouvé devant l’ange Asraïl. Et Diamant, le voyant en cet état, lui dit les paroles les plus douces pour calmer son âme et la laver de l’effroi. Et le jeune Farah finit par lui dire : « Ô Diamant, sache que le roi a ordonné de faire mourir tout habitant ou tout voyageur qui prononcerait le nom de Cyprès ou de Pomme de Pin. Car Cyprès est précisément le nom de notre roi, et Pomme de Pin est celui de notre reine. Et voilà tout ce que je sais sur cette redoutable question. Quant aux rapports entre le roi Cyprès et la reine Pomme de Pin, je les ignore, de même que ma langue ne saurait rien dire sur le rôle du nègre en question, dans cette affaire dangereuse. Tout ce que je puis te dire, ô Diamant, pour te faire plaisir, c’est que nul autre que le roi Cyprès lui-même ne connaît ce secret caché. Et, moi, je m’offre à te conduire au palais et à te mettre en présence du roi. Et, toi, tu ne manqueras pas de gagner ses bonnes grâces ; et tu pourras peut-être alors dénouer directement ce nœud difficile. »

Et Diamant remercia son ami de cette intervention, et prit jour avec lui pour cette visite au roi Cyprès. Et quand vint le moment attendu, ils allèrent ensemble au palais ; et ils se tenaient par les mains, semblables à deux anges. Et le roi Cyprès, en voyant entrer Diamant, se dilata et s’épanouit. Et, après l’avoir admiré une heure de temps, il lui ordonna d’approcher. Et Diamant s’avança entre les mains du roi, et, après les hommages et les souhaits, il lui offrit en présent une perle rouge qu’il portait suspendue à un chapelet d’ambre jaune, si précieuse que tout le royaume de Wâkâk n’aurait pu en payer la valeur, et que les plus puissants rois n’auraient pu s’en procurer la sœur. Et Cyprès fut très content, et accepta le cadeau, disant : « Il est agréé de notre cœur. » Puis il ajouta : « Ô jouvenceau ceint de grâce, tu peux en retour me demander n’importe quelle faveur ; elle t’est d’avance acquise. » Et Diamant, sitôt qu’il eut entendu ces paroles qu’il espérait, répondit : « Ô roi du temps, qu’Allah me réserve de demander une autre faveur que d’être ton esclave ! Toutefois, si tu veux bien me le permettre, et que tu m’accordes la vie sauve, je te dirai ce que j’ai sur le cœur ! » Et Cyprès répondit…

― À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

« … je te dirai ce que j’ai sur le cœur ! » Et Cyprès répondit : « Ô mon seigneur, les sourds et les aveugles sont bien heureux qui ne sont point exposés aux calamités, lesquelles entrent en nous par nos yeux et par nos oreilles. Car, dans le cas qui est mon cas, ce sont mes oreilles qui ont attiré sur moi la malechance ! Car, ô asile du monde, depuis le jour néfaste où j’ouïs mentionner devant moi ce que je vais te raconter, je n’eus plus de repos ni de sommeil. » Et il lui raconta toute son histoire dans ses moindres détails. Et il n’y a point d’utilité à la recommencer. Puis il ajouta : « Et maintenant que la destinée m’a gratifié de la vue de ta présence lumineuse, ô roi du temps, et que tu veux bien m’accorder, comme une faveur insigne, la grâce que tu me permets de solliciter, je te demanderai simplement de me dire quels sont exactement les rapports entre notre maître le roi Cyprès et notre maîtresse la reine Pomme de Pin, et de me dire, par la même occasion, quel est le rôle du nègre noir couché à l’heure qu’il est sous le lit d’ivoire de la princesse Mohra, fille du roi Tammouz ben Qâmous, souverain des contrées de Sînn et de Masînn. »

Ainsi parla Diamant au roi Cyprès, maître de la ville de Wâkâk. Et le roi Cyprès, à mesure que parlait Diamant, changeait sensiblement quant à son teint et à ses dispositions. Et lorsque Diamant eut achevé son discours, Cyprès était devenu comme une flamme ; et l’incendie était allumé dans ses yeux. Et son bouillonnement intérieur ronflait dans sa poitrine, en tous points semblable à la fureur du chaudron sur le brasier. Et il resta un moment sans pouvoir émettre des sons. Et soudain il éclata, disant : « Malheur sur toi, ô étranger ! Par la vie de ma tête, si tu ne m’étais devenu sacré, de par le serment que j’ai fait de t’accorder la vie sauve, je t’aurais à l’instant même séparé la tête du corps ! » Et Diamant dit : « Ô roi du temps, pardonne à ton esclave son indiscrétion ! Mais je ne l’ai commise que permise. Et maintenant, quoi que tu dises, tu ne peux faire autrement, à cause de ta promesse, que de céder à ma demande. Car tu m’as ordonné de faire, entre tes mains, un souhait, et cette chose que tu sais est précisément la seule qui me touche. »

Et le roi Cyprès, à ce discours de Diamant, fut à la limite de la perplexité et du désespoir. Et son âme s’acheminait tantôt vers le désir de la mort de Diamant, et tantôt vers celui de tenir ses propres engagements. Mais c’était le premier désir qui était, de beaucoup, le plus violent. Toutefois, il réussit à le dominer temporairement, et il dit à Diamant : « Ô fils du roi Schams-Schah, pourquoi veux-tu m’obliger à livrer inutilement ta vie au vent ? Ne vaut-il pas mieux pour toi que tu renonces à l’idée dangereuse qui te préoccupe, et qu’en retour tu me demandes autre chose, fût-ce la moitié de mon royaume ? » Mais Diamant insista, disant : « Mon âme ne souhaite rien de plus, ô roi Cyprès ! » Alors il lui dit : « Il n’y a point d’inconvénient. Pourtant sache bien que, lorsque je t’aurai révélé ce que tu veux savoir, je te ferai couper la tête sans recours ! » Et Diamant dit : « Sur ma tête et mon œil, ô roi du temps ! lorsque j’aurai appris la solution que je souhaite, à savoir : quels sont les rapports entre notre maître le roi Cyprès et notre maîtresse la reine Pomme de Pin, et quelle est l’affaire du nègre et de la princesse Mohra, je ferai mes ablutions et je mourrai, la tête coupée ! »

Alors le roi Cyprès fut bien marri, non seulement parce qu’il se voyait obligé de révéler un secret auquel il tenait plus qu’à son âme, mais à cause aussi de la mort certaine de Diamant. Il resta donc la tête basse et le nez allongé pendant une heure de temps. Après quoi, il fit évacuer la salle du trône par les gardes, auxquels il donna, par signes, quelques ordres. Et les gardes sortirent, et revinrent, au bout d’un moment, en tenant, par une laisse de cuir rouge enrichi de pierreries, un beau chien lévrier, de l’espèce des lévriers couleur d’étourneau. Et ils étendirent ensuite, en cérémonie, un grand tapis de brocart, de forme carrée. Et le lévrier vint s’asseoir sur un des coins du tapis. Après quoi entrèrent dans la salle quelques femmes esclaves, au milieu desquelles était une merveilleuse adolescente au corps délicat, les mains liées derrière le dos, sous l’œil vigilant de douze Éthiopiens sanguinaires. Et les esclaves firent asseoir cette adolescente sur le coin opposé du tapis, et posèrent devant elle un plateau sur lequel était la tête d’un nègre. Et cette tête était conservée dans le sel et les aromates et semblait fraîchement coupée. Puis le roi fit un nouveau signe. Et aussitôt entra le chef cuisinier du palais, suivi de porteurs de toutes sortes de mets agréables à la vue et au goût ; et il plaça tous ces mets, sur une nappe, devant le chien lévrier. Et quand l’animal eut mangé et se fut rassasié, on plaça ses restes, dans une assiette sale de mauvaise qualité, devant la belle adolescente qui avait les mains liées. Et elle se mit à pleurer d’abord, puis à sourire ; et les larmes tombées de ses yeux étaient devenues des perles, et les sourires de ses lèvres, des roses. Et les Éthiopiens ramassèrent délicatement les perles et les roses et les donnèrent au roi.

Cela fait, le roi Cyprès dit à Diamant : « Le moment est venu de ta mort, soit par le glaive, soit par la corde ! » Mais Diamant dit : « Oui, certes ! ô roi, toutefois pas avant que j’aie eu de toi l’explication de ce que je viens de voir. Après quoi, je mourrai !»

Alors le roi Cyprès ramena le pan de sa robe royale sur son pied gauche, et, le menton dans la paume droite, il parla ainsi :

« Sache donc, ô fils du roi Schams-Schah, que l’adolescente que tu vois ainsi les mains liées derrière le dos, et dont les larmes et les sourires sont des perles et des roses, s’appelle Pomme de Pin. Elle est mon épouse. Et moi, le roi Cyprès, je suis le maître de ce pays-ci et de cette ville-ci, qui est la ville de Wâkâk…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Sache donc, ô fils du roi Schams-Schah, que l’adolescente que tu vois ainsi les mains liées derrière le dos, et dont les larmes et les sourires sont des perles et des roses, s’appelle Pomme de Pin. Elle est mon épouse. Et moi, le roi Cyprès, je suis le maître de ce pays-ci et de cette ville-ci, qui est la ville de Wâkâk.

« Or, un jour d’entre les jours d’Allah, je sortis de ma ville pour chasser, lorsque je fus atteint dans la plaine d’une soif ardente. Et, semblable au perdu dans le désert, j’allai de tous côtés à la recherche de l’eau. Et, après bien des peines et beaucoup d’anxiété, je finis par découvrir une citerne ténébreuse, creusée par les peuples anciens. Et je remerciai Allah Très-Haut pour cette découverte, bien que je n’eusse plus la force de me mouvoir. Toutefois, ayant invoqué le nom d’Allah, je réussis à toucher les bords de cette citerne dont l’approche était rendue difficile par des éboulements et des ruines. Puis, me servant de mon bonnet comme d’un seau, et de mon turban ajouté à ma ceinture comme d’une corde, je fis descendre le tout dans la citerne. Et mon cœur déjà se rafraîchissait, rien qu’en entendant le bruit de l’eau contre mon bonnet. Mais, hélas ! quand je voulus tirer la corde improvisée, rien ne vint à moi. Car mon bonnet était devenu aussi pesant que s’il eût contenu toutes les calamités. Et je pris des peines infinies pour essayer de le mouvoir, sans y réussir. Et, à la limite du désespoir, et ne pouvant supporter la soif qui me desséchait, je m’écriai : « Il n’y a de recours et de force qu’en Allah ! Ô êtres qui avez établi votre résidence dans cette citerne, que vous soyez des genn ou des êtres humains, ayez compassion d’un pauvre d’Allah, que la soif fait agoniser, et laissez monter mon seau. Ô habitants illustres de ce puits, mon haleine est suspendue, et mon souffle est arrêté dans ma bouche. »

« Et je me mis à crier de la sorte mon tourment et à gémir beaucoup, jusqu’à ce qu’enfin parvînt du puits à mon oreille une voix qui fit entendre ces mots : « La vie vaut mieux que la mort. Ô serviteur d’Allah, si tu nous retires de ce puits, nous te récompenserons. La vie vaut mieux que la mort ! »

« Alors moi, oubliant pour un instant ma soif, je rassemblai ce qui me restait de forces et, m’évertuant, je vins enfin à bout de tirer du puits mon seau avec son poids. Et je vis, cramponnés avec leurs doigts sur mon bonnet, deux très vieilles femmes aveugles, dont la taille était courbée comme l’arc, et si maigres qu’elles eussent passé dans le trou d’un passe-lacet. Leurs paupières étaient enfoncées dans leur tête, leurs mâchoires étaient sans dents, leur tête branlait lamentablement, leurs jambes tremblaient, et leurs cheveux étaient blancs comme du coton cardé. Et comme, pris de pitié, et oubliant finalement ma soif, je leur demandais quelle était la cause de leur habitation dans cette vieille citerne, elles me dirent : « Ô jeune homme secourable, nous avons encouru autrefois la colère de notre maître, le roi des genn de la Première Couche, qui nous priva de la vue et nous fit jeter dans ce puits. Et nous voici prêtes à te faire obtenir, par gratitude, tout ce que tu peux désirer. Toutefois, nous allons d’abord t’indiquer le moyen de nous guérir de notre cécité. Et, une fois guéries, nous sommes les achetées de tes bienfaits. » Et elles continuèrent ainsi :

« À une petite distance d’ici, en tel endroit, il y a une rivière, sur les bords de laquelle une vache, de telle couleur, vient paître ordinairement. Va chercher de la bouse fraîche de cette vache, enduis-en nos yeux, et, à l’instant même, nous recouvrerons la vue. Mais, au moment où cette vache paraîtra, il faut te cacher d’elle, car si elle te voit, elle ne fientera pas. »

« Alors moi, conformément à ce discours, je me dirigeai du côté de la rivière en question, que je n’avais point vue lors de mes courses antérieures, et j’arrivai à l’endroit indiqué, où je me blottis derrière les roseaux. Et je ne tardai pas à voir sortir de la rivière une vache blanche comme l’argent. Et dès qu’elle fut à l’air, elle fienta largement, puis se mit à brouter l’herbe. Après quoi, elle rentra dans la rivière et disparut.

« Aussitôt, je me levai de mon endroit et ramassai la bouse de la vache blanche, et retournai à la citerne. Et j’appliquai de cette bouse sur les yeux des vieilles, et aussitôt elles furent clairvoyantes et regardèrent de tous côtés.

« Alors elles me baisèrent les mains, et me dirent : « Ô notre maître, veux-tu la richesse, la santé, ou une parcelle de la beauté ? » Et moi, sans hésiter, je répondis : « Ô mes tantes, Allah le Généreux m’a déjà octroyé la richesse et la santé. Quant à la beauté, on n’en a jamais entre les mains de quoi satisfaire le cœur ! Donnez-m’en la parcelle dont vous parlez ! » Et elles me dirent : « Sur notre tête et notre œil ! nous te donnerons cette parcelle de beauté. C’est la fille même de notre roi. Elle est semblable à la riante feuille de rose du jardin, et elle est elle-même une rose, soit cultivée, soit sauvage. Ses yeux sont languissants comme ceux d’une personne ivre, et un de ses baisers calme mille chagrins des plus noirs. Quant à sa beauté générale, le soleil en est abattu, la lune en brûle et tous les cœurs en sont défaillants. Et ses parents, qui l’affectionnent extrêmement, l’appliquent à chaque instant sur leur poitrine, et ouvrent leur journée en admirant sa beauté. Telle quelle, avec tout ce qu’elle a de caché, elle t’appartiendra ; et tu te réjouiras d’elle ; et réciproquement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … ses parents, qui l’affectionnent extrêmement, l’appliquent à chaque instant sur leur poitrine, et ouvrent leur journée en admirant sa beauté. Telle quelle, avec tout ce qu’elle a de caché, elle t’appartiendra ; et tu te réjouiras d’elle ; et réciproquement. Nous allons donc te conduire auprès d’elle ; et tous deux vous ferez ce que vous avez à faire. Toutefois prends garde que ses parents ne te voient, surtout en état d’enlacement ; car ils te jetteraient tout vif dans le feu. Mais le mal ne sera pas sans remède ; car nous serons toujours là pour veiller sur toi et te sauver de la mort. Et même rien ne t’arrivera que le bien, car nous irons te trouver en cachette, et nous enduirons ton corps avec l’huile du serpent pharaonique, de telle façon que si tu séjournais mille ans sur le bûcher ou dans la fournaise, ton corps n’éprouverait pas le moindre mal, et le feu serait pour toi un bain aussi frais que celui des sources dans le jardin d’Irem. »

« Et, m’ayant ainsi prévenu de tout ce qui devait m’arriver, et tranquillisé d’avance sur l’issue de l’aventure, les deux vieilles me transportèrent, avec une rapidité qui me stupéfia, dans le palais en question qui était celui du roi des genn de la Première Couche. Et, du coup, je crus me voir dans le paradis sublime. Et dans la salle retirée où je fus introduit, je vis celle qui m’était échue de par mon destin, une adolescente illuminée par sa propre beauté, et couchée sur son lit, la tête appuyée sur un oreiller charmant. Et certes ! l’éclat de ses joues rendait tout honteux le soleil lui-même ; et de la regarder trop longtemps vous eût lavé les mains de la raison et de la vie. Et tout aussitôt la flèche perçante du désir de son union entra profondément dans mon cœur. Et je restai devant elle la bouche ouverte, tandis que l’enfant qui m’était échu en héritage se mouvementait considérablement, et ne tendait à rien moins qu’à sortir prendre l’air du temps.

« À cette vue, l’adolescente lunaire fronça le sourcil, comme si elle était mue par quelque sentiment de pudeur, tandis que son regard plein de malice donnait son assentiment. Et elle me dit d’un ton qu’elle voulut courroucé : « Ô être humain, d’où es-tu venu, et quelle audace est la tienne ? Tu ne crains donc pas de laver tes mains de ta propre vie ? » Et moi, pénétrant ses vrais sentiments à mon égard, je répondis : « Ô ma maîtresse délicieuse, quelle vie est préférable à cet instant où mon âme jouit de ta vue ? Par Allah ! tu es écrite dans mon destin, et je suis venu ici précisément pour obéir à mon destin. Je te supplie donc, par tes yeux, ces diamants, de ne point perdre en paroles sans conséquence un temps que l’on pourrait employer utilement. »

« Alors l’adolescente quitta soudain sa pose nonchalante, et courut à moi, comme mue par un désir irrésistible et me prit dans ses bras, et me serra contre elle avec chaleur, et devint toute pâle et tomba en pâmoison dans mes bras. Et elle ne tarda pas à se mouvementer, à haleter et à frétiller, tant et si bien que, sans arrêt, l’enfant entra dans son berceau, sans cris ni souffrances, tout comme le poisson dans l’eau. Et mon esprit ému, libre de l’inconvénient de rivaux, ne fit plus attention qu’à la jouissance pure et sans défaut. Et nous passâmes toute la journée et toute la nuit, sans parler, ni manger, ni boire, dans les contorsions des jambes et des reins, et dans tout ce qui s’en suit en fait de mouvements et de contre-mouvements. Et le bélier encorneur ne ménagea pas cette brebis batailleuse, et ses secousses étaient celles d’un vrai père au gros cou, et la confiture qu’il servit était une confiture de gros nerf, et le père de la blancheur ne fut pas inférieur à l’outil prodigieux, et le doux-viandu fut la ration du borgne assaillant, et le mulet rétif fut dompté par le bâton du derviche, et le sansonnet muet s’accorda avec le rossignol moduleur, et le lapin sans oreilles marcha de pair avec le coq sans voix, et le muscle capricieux fit mouvoir la langue silencieuse, et, en un mot, tout ce qui était à ravir fut ravi, et ce qui était à réduire fut réduit ; et nous ne cessâmes nos travaux qu’avec l’apparition du matin, pour réciter la prière et aller au bain.

« Et nous passâmes un mois de la sorte, sans que personne se doutât de ma présence au palais et de la vie extraordinaire que nous menions, toute remplie de copulations sans paroles et d’autres choses semblables. Et ma joie eût été complète, sans la grande appréhension que ne cessait de ressentir mon amie de voir notre secret découvert par son père et sa mère, appréhension si vive, en vérité, qu’elle arrachait le cœur du cœur.

« Or, ce jour tant redouté ne manqua pas d’arriver. Car, un matin, le père de l’adolescente, en se réveillant, alla dans la chambre de sa fille, et remarqua que sa beauté lunaire et sa fraîcheur avaient décru, et qu’une sorte de fatigue profonde altérait ses traits et les voilait de pâleur. Et, à l’instant, il appela la mère et lui dit : « Pourquoi la couleur du visage de notre fille est-elle changée ? Ne vois-tu pas que le vent funeste de l’automne a flétri les roses de ses joues ? » Et la mère regarda longtemps, en silence et d’un air soupçonneux, sa fille qui dormait paisiblement, et, sans prononcer un mot, elle s’approcha d’elle, releva d’un mouvement brusque la chemise et, avec les deux doigts de la main gauche, elle sépara les deux moitiés charmantes du bas de sa fille. Et, avec son œil, elle vit ce qu’elle vit, à savoir la preuve péremptoire de la virginité volatilisée de ce lapin couleur de jasmin…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et, avec son œil, elle vit ce qu’elle vit, à savoir la preuve péremptoire de la virginité volatilisée de ce lapin couleur de jasmin. Et, à cette constatation, elle faillit s’évanouir d’émotion, et s’écria : « Ô sa pudeur et son honneur mis au pillage ! Ô fille dévergondée et si tranquille ! Ô taches indélébiles sur le vêtement de sa chasteté ! » Puis elle la secoua furieusement et la réveilla, en lui criant : « Si tu ne dis pas la vérité, ô chienne, je te ferai goûter la mort rouge ! »

« Et l’adolescente, réveillée de la sorte en sursaut, et voyant sa mère avec un nez plein de colère noire contre elle, se douta de ce qui arrivait, et perçut confusément que le moment grave était venu. Aussi, elle n’essaya ni de nier ce qui n’était point niable, ni d’avouer ce qui était inavouable. Mais elle prit le parti de baisser la tête et les paupières et de garder le silence. Et, de temps à autre, sous le flot des paroles orageuses lancées par sa mère, elle se contentait de relever un instant les paupières pour les abaisser sitôt après, sur des yeux étonnés. Quant à répondre, d’une manière ou d’une autre, elle s’en garda bien. Et quand, à bout de questions, de menaces et de bruits de tempête, la mère eut senti sa voix s’enrouer et sa gorge refuser les sons, elle laissa là sa fille et sortit en tumulte donner l’ordre de faire des recherches dans tout le palais, pour retrouver le perpétrateur du dégât. Et on ne tarda pas à me trouver, au bout de fort peu de temps, les recherches ayant été faites en suivant ma piste à mon odeur d’être humain, perceptible à leur odorat.

« Et donc, ils se saisirent de moi et me firent sortir du harem et du palais ; et, ayant réuni une énorme quantité de bois, ils me déshabillèrent et se disposèrent à me jeter dans le tas. Et, en ce moment précis, les deux vieilles de la citerne s’approchèrent de moi et dirent aux gardes : « Nous allons jeter sur le corps de cet être humain malfaisant cette jarre d’huile à brûler, afin que le feu lèche mieux ses membres et nous délivre plus vite de sa vue de malheur. » Et les gardes n’y trouvèrent aucun inconvénient, bien au contraire ! Alors les deux vieilles me versèrent sur le corps une jarre pleine de l’huile salomonique dont elles m’avaient expliqué la vertu, et m’en frottèrent tous les membres, sans omettre une parcelle de mon individu. Après quoi les gardes me placèrent au milieu de l’immense bûcher, auquel ils mirent le feu. Et, en peu d’instants, je fus entouré par les flammes furieuses. Mais les langues rouges qui me léchaient m’étaient plus douces et plus fraîches que la caresse de l’eau dans les jardins d’Irem. Et je restai depuis le matin jusqu’au soir, au milieu de cette fournaise, aussi intact qu’au jour de ma sortie du ventre de ma mère.

« Or, les genn de la Première Couche, qui attisaient le feu où ils me croyaient en état d’ossements, demandèrent à leur maître ce qu’il fallait qu’ils fissent de mes cendres. Et le roi leur ordonna de prendre mes cendres, et de les jeter de nouveau dans le feu. Et la reine ajouta : « Mais auparavant, vous pisserez tous dessus ! » Et, conformément à cet ordre, les genn serviteurs éteignirent le feu pour prendre mes cendres et pisser dessus. Et ils me trouvèrent souriant et intact, en l’état dont j’ai parlé.

« À cette vue, le roi et la reine des genn de la Première Couche ne doutèrent pas de ma puissance. Et ils réfléchirent dans leur esprit, et opinèrent que leur devoir était désormais de respecter un personnage aussi éminent. Et ils trouvèrent qu’il était convenable de marier leur fille avec moi. Et ils vinrent me prendre par la main, et s’excusèrent de leur conduite à mon égard, et me traitèrent avec beaucoup d’honneur et de cordialité. Et quand je leur eus révélé que j’étais le fils du roi de Wâkâk, ils se réjouirent à la limite de la réjouissance, bénissant le sort qui unissait leur fille avec le plus noble des fils d’Adam. Et ils célébrèrent avec pompe et manifestations, mon mariage avec cette belle au corps de rose.

« Et lorsque, au bout de quelques jours, j’éprouvai le désir de retourner dans mon royaume, j’en demandai la permission à mon oncle, père de mon épouse. Et bien que cela leur fût douloureux de se séparer de leur fille, ils ne voulurent point s’opposer à mon désir. Et on nous fit préparer un char d’or, attelé de six paires de genn aériens, et on me donna, en guise de cadeaux, un nombre considérable de joailleries et de gemmes splendides. Et, après les adieux et les souhaits, nous fûmes transportés, le temps de fermer l’œil et de l’ouvrir, dans la ville de de Wâkâk, ma ville.

« Or, sache maintenant, ô jeune homme, que cette adolescente-ci que tu vois devant toi les mains liées derrière le dos, est la fille de mon oncle, le roi des genn de la Première Couche. C’est elle précisément qui est mon épouse et s’appelle Pomme de Pin. Et c’est d’elle qu’il s’est agi jusqu’à présent, et c’est elle aussi qui va être le sujet de ce que je vais maintenant te raconter.

« En effet, une nuit, quelque temps après mon retour, j’étais endormi à côté de mon épouse Pomme de Pin. Et, à cause de la chaleur qui était grande, je me réveillai contre mon habitude, et je m’aperçus que, malgré la température de cette nuit étouffante, les pieds et les mains de Pomme de Pin étaient plus froids que la neige. Et je fus saisi de sentir ce froid singulier, et, croyant à quelque malaise profond de mon épouse, je la réveillai doucement et lui dis : « Ma charmante, ton corps est glacé ! Souffres-tu ou ne sens-tu rien ? » Et elle me répondit, d’un ton indifférent : « Ce n’est rien. Tout à l’heure j’ai satisfait un besoin, et c’est à cause de l’ablution que j’ai faite ensuite, que mes pieds et mes mains sont froids. » Et moi je crus son discours véridique et, ne disant mot, je me recouchai.

« Or, quelques jours après, la même chose eut lieu, et mon épouse, interrogée par moi, me donna la même explication. Mais cette fois je ne fus point satisfait, et de vagues soupçons pénétrèrent confusément mon esprit. Et je fus dès lors inquiet. Toutefois, je serrai ces soupçons dans le coffret de mon cœur, et j’appliquai la serrure du silence à la porte de ma langue…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … Toutefois, je serrai ces soupçons dans le coffret de mon cœur, et j’appliquai la serrure du silence à la porte de ma langue. Et, pour essayer un dérivatif à mon inquiétude, j’allai à mes écuries regarder mes beaux chevaux. Et je vis que les chevaux que j’avais réservés pour mon usage personnel, à cause de leur vitesse qui dépassait le vent, étaient devenus si maigres et exténués que les os leur perçaient la peau, et que leur dos était écorché en plusieurs endroits. Et moi, ne sachant plus rien, je fis venir en ma présence les palefreniers, et leur dis : « Ô fils de chien, qu’est cela ? Et comment cela ? » Et ils se jetèrent la face contre terre devant mon courroux, et l’un d’eux leva un peu la tête, en tremblant, et me dit : « Ô notre maître, si tu me fais grâce de la vie, je te dirai quelque chose en secret. » Et je lui jetai le mouchoir de la sécurité, en lui disant : « Dis-moi la vérité, et ne me cache rien, sinon le pal ! » Alors il dit : « Sache, ô notre maître, que toutes les nuits, sans y manquer, la reine notre maîtresse, revêtue de ses habits royaux, ornée de ses parures et de ses joyaux, semblable à Balkis au milieu de ses atours, vient à l’écurie, choisit un des chevaux particuliers de notre maître, le monte, et va se promener. Et quand, vers la fin de la nuit, elle revient, le cheval n’est plus bon à rien, et tombe sur le sol, exténué. Et voilà longtemps que dure cet état de choses dont nous n’avons jamais osé aviser notre maître le sultan ! »

« Or moi, en apprenant ces détails étranges, je fus troublé en mon cœur, et mon inquiétude se fit tumultueuse, et les soupçons s’enracinèrent profondément dans mon esprit. Et la journée se passa de la sorte pour moi, sans que j’eusse un moment de calme pour juger les affaires du royaume. Et j’attendais la nuit avec une impatience qui faisait se détendre mes jambes et mes bras malgré moi. Aussi quand fut l’heure où d’ordinaire j’allais trouver mon épouse, la nuit, j’entrai chez elle et la trouvai déjà dévêtue et qui s’étirait les bras. Et elle me dit : « Je suis bien fatiguée et n’ai envie que de me coucher. Voici d’ailleurs le sommeil qui se répand sur mes yeux. Ah, dormons ! » Et moi, de mon côté, je sus dissimuler mon agitation intérieure, et, faisant semblant d’être encore plus exténué qu’elle, je m’étendis à ses côtés et, quoique je fusse bien éveillé, je me mis à respirer en ronflant, comme ceux qui dorment dans la taverne.

« Alors, cette femme de mauvaise fortune se leva comme un petit chat, et approcha de mes lèvres une tasse dont elle versa le contenu dans ma bouche. Et moi j’eus la force de ne point me trahir ; mais, me tournant un peu du côté du mur, comme si je continuais à dormir, je crachai sans bruit dans l’oreiller le bang liquide qu’elle m’avait versé. Et elle, ne doutant pas de l’effet du bang, ne se gêna plus avec elle-même pour aller et venir dans la chambre, et se laver, et s’arranger, et se mettre du kohl aux yeux, et du nard dans les cheveux, et du surma indien sur les sourcils, et du missi également indien sur les dents, et se parfumer à l’essence volatile de roses, et se couvrir de bijoux, et se mettre en marche comme si elle était ivre.

« Alors, ayant attendu qu’elle fût sortie, je me levai de mon lit, et, jetant sur mes épaules une abaya à capuchon, je la suivis, pieds nus, à pas dérobés. Et je la vis se diriger vers les écuries, et choisir un cheval aussi beau et léger que celui de Schirîn. Et elle monta dessus, et partit. Et je voulus aussi monter à cheval pour la suivre ; mais je pensai que le bruit des sabots arriverait à l’oreille de cette épouse éhontée, et qu’elle serait ainsi avisée de ce qui devait lui rester caché. Aussi, serrant ma ceinture autour de mes reins à la manière des saïs et des messagers, je me mis à courir sans bruit derrière le cheval de mon épouse, livrant mes jambes au vent. Et quand je trébuchais, je me relevais ; et quand je tombais, je me relevais, sans perdre courage. Et je continuai ainsi ma course, me meurtrissant les pieds aux cailloux de la route.

« Or sache, ô jeune homme, que sans que j’eusse songé à lui donner l’ordre de me suivre, ce chien lévrier que voici debout devant toi, le cou orné d’un collier d’or, était sorti derrière moi et courait à mes côtés fidèlement, sans donner de la voix. »

« Et, au bout de plusieurs heures de cette course sans répit, mon épouse arriva dans une plaine nue où il n’y avait qu’une seule maison, basse et construite en boue, qui était habitée par des nègres. Et elle descendit de cheval et entra dans la maison des nègres. Et moi je voulus pénétrer derrière elle ; mais la porte se ferma avant que je fusse arrivé sur le seuil, et je me contentai de regarder par une lucarne, pour tâcher de savoir ce que pouvait bien être l’affaire.

« Et voici que les nègres, qui étaient au nombre de sept, semblables à des buffles, accueillirent mon épouse par des injures épouvantables, et se saisirent d’elle, et la jetèrent sur le sol, et la piétinèrent en lui donnant de si grands coups que je crus ses os brisés et son âme expirée. Mais elle, loin de se montrer endolorie de ce traitement féroce, dont ses épaules, son ventre et son dos portent jusqu’aujourd’hui les traces, se contentait de dire aux nègres : « Ô mes chéris, par l’ardeur de mon amour pour vous, je vous jure que je ne suis un peu en retard cette nuit que parce que le roi, mon époux, ce galeux, ce mauvais cul, est resté éveillé au delà de son heure habituelle. Sans cela, aurais-je attendu si longtemps pour venir, et faire jouir mon âme de la boisson de notre union ? »

« Et moi, voyant cela, je ne savais plus ni où j’étais, ni si j’étais la proie d’un horrible rêve. Et je pensais en mon âme : « Ya Allah ! je n’ai jamais frappé Pomme de Pin, même avec une rose ! Comment se fait-il donc qu’elle supporte de tels coups sans mourir ? » Et, pendant que je réfléchissais ainsi, je vis les nègres, apaisés par les excuses de mon épouse, la dévêtir entièrement en lui déchirant ses habits royaux, et lui arracher ses bijoux et ses ornements, puis se précipiter tous sur elle, comme un seul homme, pour l’assaillir de tous les côtés à la fois. Et elle, sous ces violences, répondait par des soupirs contents, des yeux blancs et des halètements.

« Alors moi, ne pouvant supporter plus longtemps cette vue, je me précipitai par la lucarne au milieu de la salle, et, ramassant une matraque d’entre les matraques qui étaient là, je profitai de la stupéfaction des nègres, qui croyaient à la descente parmi eux de quelque genni, pour me jeter sur eux et les assommer à grands coups assénés sur leurs têtes. Et je dénouai de la sorte cinq d’entre eux de dessus mon épouse, et les précipitai en ligne droite dans l’enfer. Ce que voyant, les deux autres nègres qui restaient se dénouèrent d’eux-mêmes d’avec mon épouse, et cherchèrent leur salut dans la fuite. Mais je réussis à en attraper un, et d’un coup je l’étendis à mes pieds ; et, comme il n’était qu’étourdi seulement, je pris une corde et voulus lui lier les poings et les pieds. Et, comme je me baissais, mon épouse accourut soudain par derrière, et me poussa avec une telle force que je m’aplatis sur le sol. Alors le nègre profita de l’occasion pour se lever et monter sur ma poitrine. Et déjà il levait sa matraque pour terminer mon affaire d’un seul coup, lorsque mon chien fidèle, ce lévrier couleur d’étourneau, lui sauta à la gorge et le précipita sur le sol en s’y roulant avec lui. Et je profitai aussitôt de cet instant favorable pour prendre le dessus sur mon adversaire et, d’un tour de main, lui ligoter les bras et les jambes. Puis ce fut au tour de Pomme de Pin, que je pris et liai, sans prononcer une parole, tandis que des étincelles sortaient de mes yeux.

« Cela fait, je traînai le nègre hors de la maison et l’attachai à la queue de mon cheval. Puis je pris mon épouse et la plaçai devant moi sur la selle, en travers, comme un paquet. Et, suivi de mon chien lévrier, qui m’avait sauvé la vie, je rentrai à mon palais, où, de ma propre main, je coupai la tête au nègre dont le corps, traîné tout le long de la route, n’était déjà plus qu’une loque pantelante, et donnai sa chair à manger à mon chien. Et je fis saler sa tête, qui est celle précisément que tu vois ici même sur ce plateau, devant Pomme de Pin. Et pour toute punition, à mon épouse, cette éhontée, j’infligeai simplement la vue journalière de la tête coupée de son amant, le nègre. Et voilà pour ces deux-là.

« Mais pour ce qui est du septième nègre, qui avait réussi à prendre la fuite, il ne cessa de courir qu’il ne fût arrivé dans les contrées de Sînn et de Masînn, où règne le roi Tammouz ben Qâmous. Et, par une suite de machinations de nègre, il réussit à aller se cacher sous le lit d’ivoire de la princesse Mohra, fille du roi Tammouz. Et il est présentement son conseiller intime. Et nul dans le palais ne connaît sa présence sous le lit de la princesse.

« Et voilà, ô jeune homme, toute mon histoire avec Pomme de Pin ! Et tel est le rôle du nègre noir couché à l’heure qu’il est sous le lit d’ivoire de la fille du roi de Sînn et de Masînn, Mohra la tueuse de tant d’adolescents royaux. »

— Ainsi parla le roi Cyprès, maître de la ville de Wâkâk, au jeune prince Diamant. Puis il ajouta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… Ainsi parla le roi Cyprès, maître de la ville de Wâkâk, au jeune prince Diamant. Puis il ajouta : « Et maintenant que tu as entendu ce que nul être humain ne connaît, tends la tête qui ne t’appartient plus, et lave tes mains de la vie ! »

Mais Diamant répondit : « Ô roi du temps, je sais que ma tête est entre tes mains, et je suis prêt à m’en séparer sans trop de regrets. Toutefois, jusqu’à présent, le point le plus important de cette histoire n’est pas suffisamment élucidé pour mon esprit, car je ne sais pas encore pourquoi le septième nègre est allé se réfugier précisément sous le lit de la princesse Mohra, et non pas dans un autre endroit de la terre, et surtout comment il se fait que cette princesse ait consenti à le garder à demeure ! Fais-moi donc savoir comment la chose s’est passée ; et une fois que je le saurai, je ferai mes ablutions et je mourrai. »

Lorsque le roi Cyprès eut entendu ces paroles de Diamant, il fut prodigieusement surpris. Car il ne s’attendait pas à une telle question, et il n’avait d’ailleurs jamais eu la curiosité de connaître lui-même les détails que réclamait Diamant. C’est pourquoi, ne voulant pas paraître ignorer une si importante question, il dit au jeune prince : « Ô voyageur, ce que tu me demandes là est du domaine des secrets d’État, et si je venais à te le révéler, j’attirerais sur ma tête et sur mon royaume les pires calamités. C’est pourquoi je préfère te faire grâce de la vie et de ta tête, et te pardonner ton indiscrétion ! Hâte-toi donc de sortir du palais, avant que je revienne sur ma décision de te laisser aller en liberté ! »

Et Diamant, qui n’espérait pas se sauver à si bon compte, embrassa la terre entre les mains du roi Cyprès, et, instruit désormais de ce qu’il voulait tant connaître, il sortit du palais en rendant grâces à Allah qui lui avait octroyé la sécurité. Et il alla prendre congé de son jeune ami, le bel adolescent Farah, qui versa des larmes sur son départ. Puis il monta sur la terrasse et brûla un des poils de Simourg. Et aussitôt le Volant, précédé d’un souffle de tempête, apparut devant lui. Et, s’étant informé de son désir, il le prit sur son épaule, lui fit traverser les sept océans, et le fit entrer avec cordialité et bienveillance dans son habitation. Et il lui fit prendre là un repos de quelques jours. Après quoi il le transporta auprès de la délicieuse reine Aziza, au milieu des roses qui s’accordaient avec leurs boutons. Et il trouva cette délicieuse-là qui pleurait son absence et soupirait après son retour, ses joues devenues semblables à la fleur du grenadier. Et, en le voyant entrer, accompagné d’Al-Simourg le Volant, son cœur défaillit, et elle se leva en tremblant comme la biche qui rappelle. Et Al-Simourg le Volant, pour ne pas les gêner, sortit de la salle et les laissa se reconnaître à leur aise. Et quand il rentra, au bout d’une heure de temps, il les trouva encore enlacés, splendeurs sur splendeurs.

Et Diamant, qui avait ses projets arrêtés, dit à Al-Simourg : « Ô notre bienfaiteur, ô père des géants et leur couronne, je souhaite de toi maintenant que tu nous transportes chez ta nièce la charmante Gamila, qui m’attend sur les tisons rougis du désir ! » Et l’excellent Al-Simourg les prit tous deux, chacun sur une épaule, et les transporta, le temps de fermer un œil et de l’ouvrir, auprès de la gentille Gamila, qu’on trouva abîmée dans la tristesse, n’ayant plus de nouvelles de son corps, et en train de soupirer ces strophes :

« Ne rejette pas mon cœur loin de ces yeux dont le narcisse est amoureux.

Ô abstinent, il ne faut pas rejeter les plaintes des gens ivres, mais les reconduire à la taverne.

Mon cœur ne pourra se sauver de l’armée de tes moustaches naissantes ; et, comme la rose blessée, l’ouverture de ma robe ne sera pas recousue.

Ô tyrannique beauté, ô beau, brun et charmant, mon cœur gît à tes pieds de jasmin.

Mon cœur de jeune fille simple, à l’âge le plus tendre de l’adolescence, gît aux pieds du voleur des cœurs. »

Et Diamant, qui n’avait point oublié quelles obligations il devait à cette secourable Gamila, qui l’avait extrait de sa peau de daim et délivré des artifices de sa sœur Latifa, la sorcière, sans compter le don des armes magiques dont elle l’avait revêtu, ne manqua pas de lui témoigner avec chaleur ses sentiments de gratitude. Et, après les transports de la joie de se retrouver, il pria la reine Aziza de le laisser une heure avec Gamila, sans témoins. Et Aziza trouva la demande justifiée et la répartition égale, et sortit avec Al-Simourg. Et quand, au bout d’une heure de temps, elle fut rentrée, elle trouva Gamila épanouie dans les bras de Diamant.

Alors Diamant, qui aimait faire chaque chose à son heure, se tourna vers ses deux épouses et vers Al-Simourg, et leur dit : « Je pense qu’il est temps de régler l’affaire de Latifa la magicienne, qui est ta sœur, ya Gamila, et la fille de ton frère, ô père des Volants. » Et tous répondirent : « Il n’y a point d’inconvénient ! » Puis Al-Simourg, sur la prière de Diamant, se transporta auprès de sa nièce la magicienne Latifa, et, d’un tour de main, lui lia les bras derrière le dos et l’amena en présence de Diamant. Et le jeune prince, en l’apercevant, dit : « Pour la juger, asseyons-nous ici en rond, et réfléchissons sur le châtiment. » Et lorsqu’ils eurent pris place les uns en face des autres, Al-Simourg donna son opinion, disant : « Il faut, sans hésiter, débarrasser la race humaine de cette malfaisante. Je suis d’avis que, sans tarder, nous la pendions, la tête en bas, et qu’ensuite, nous l’empaillions. Ou encore nous pourrions, après la pendaison, donner sa chair à manger aux vautours et aux oiseaux de proie. » Et Diamant se tourna vers la reine Aziza et lui demanda son opinion. Et Aziza dit : « Je suis d’avis qu’il vaut mieux oublier ses torts envers notre époux Diamant, et lui pardonner à cause de notre union en ce jour béni ! » Et, à son tour, Gamila opina qu’il fallait absoudre sa sœur, et lui demander, en retour, de rendre la forme humaine à tous les jeunes gens qu’elle avait changés en daims. Alors Diamant dit : « Eh bien, que le pardon et la sécurité soient sur elle ! » Et il lui jeta son mouchoir. Puis il dit : « Il faudrait maintenant me laisser avec elle une heure de temps ! » Et ils acquiescèrent aussitôt à son désir. Et quand ils furent rentrés dans la salle, ils trouvèrent Latifa pardonnée et contente dans les bras de l’adolescent.

Et lorsque Latifa eut rendu à leur forme première les princes et les autres individus qu’elle avait, par ses sorcelleries, changés en daims, et qu’elle les eut congédiés après leur avoir donné à manger et de quoi se vêtir, Al-Simourg prit Diamant et ses trois épouses sur son dos, et les transporta en peu de temps à la ville du roi Tammouz ben Qâmous, père de la princesse Mohra. Et il dressa des tentes à leur intention, hors de la ville, et les y laissa prendre quelque repos, pour aller lui-même, sur la prière de Diamant, dans le harem où se trouvait la favorite Branche de Corail. Et il avisa la jeune fille de l’arrivée de Diamant, qu’elle attendait dans les soupirs et les douleurs du cœur. Et il n’eût pas de peine à la décider à se laisser conduire par lui auprès de son amoureux. Et il la transporta dans la tente où Diamant était assoupi, et la laissa seule avec lui, en emmenant les trois autres épouses. Et Diamant, après les épanchements du retour, sut prouver à Branche de Corail qu’il n’oubliait pas ses promesses, et, séance tenante, il lui parla le langage qui convenait. Et elle se dilata d’aise et de contentement, et fut trouvée charmante par les trois épouses de Diamant.

Or, lorsque les affaires intimes furent ainsi réglées entre Diamant et ses quatre épouses, on songea à l’accomplissement du projet principal. Et Diamant sortit des tentes, et se dirigea seul vers la ville, et arriva sur la place du meidân, devant le palais de Mohra, là où étaient accrochées, par milliers, les têtes de princes et de rois, les uns avec leur couronne, et d’autres toutes nues et chevelues. Et il se dirigea vers le tambour, et le fit résonner avec force, pour annoncer qu’il était prêt à donner à la princesse Mohra la réponse qu’elle réclamait de ses prétendants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… pour annoncer qu’il était prêt à donner à la princesse Mohra la réponse qu’elle réclamait de ses prétendants. Et aussitôt les gardes le menèrent auprès du roi Tammouz ben Qâmous, qui reconnut en lui le jeune homme dont la beauté l’avait séduit, et à qui il avait dit, la première fois : « Réfléchis pendant trois jours, et reviens ensuite demander l’audience qui doit séparer ta gracieuse tête du royaume de ton corps. »

Or, cette fois, il lui fit signe d’avancer, et lui dit : « Ô mon fils, qu’Allah te protège ! Persistes-tu toujours à vouloir connaître les mystères et expliquer les idées fantasques d’une jeune fille ? » Et Diamant dit : « La science de la divination nous vient d’Allah, et nous n’avons pas à nous enorgueillir des dons d’Allah ! Or, ce secret que ta fille a caché dans le coffret de son cœur, et dont elle demande l’ouverture, personne ne le connaît, mais moi j’en ai la clef. » Et le roi dit : « Quel dommage pour ta jeunesse ! Voici que tu viens de laver tes mains de la vie ! »

Et, comme il n’espérait plus détourner le jeune homme de son funeste projet, il donna l’ordre aux esclaves de prévenir leur maîtresse Mohra qu’un prince étranger venait essayer, dans le but d’être agréé par elle, d’expliquer ses fantasmagories.

Et bientôt entra dans la salle des audiences, précédée par l’odeur de ses boucles parfumées, l’adolescente princière aux manières charmantes, Mohra la bienheureuse, la cause de tant de vies tranchées, celle qu’on ne se lassait pas plus de regarder qu’un hydropique ne se lasse de boire l’eau de l’Euphrate, et pour qui des milliers d’âmes se sacrifiaient comme les papillons à la flamme. Et, d’un coup d’œil, elle reconnut en Diamant le jeune santon du jardin, l’adolescent à face de soleil, au corps charmant, dont la vue avait tant bouleversé son cœur. Et elle fut, de ce fait, à la limite de l’étonnement ; mais elle ne tarda pas à comprendre qu’elle avait été la dupe de ce santon, qui avait disparu du jour au lendemain, sans laisser de ses traces. Et elle devint furieuse en son âme, et se dit : « Cette fois-ci il ne m’échappera pas. » Et, s’étant assise sur le lit du trône, à côté de son père, elle regarda le jeune homme en face, avec des yeux ténébreux, et lui dit : « La question, nul ne l’ignore ! Réponds ! Quels sont les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès ? » Et Diamant répondit : « La réponse, ô princesse, nul ne l’ignore ! D’ailleurs, la voici : les rapports entre Pomme de Pin et Cyprès sont de mauvaise qualité. Car Pomme de Pin, qui est l’épouse de Cyprès, roi de la ville de Wâkâk, a trouvé la juste rétribution de ce qu’elle a fait. Et il y a des nègres dans son affaire ! »

À ces paroles de Diamant, la princesse Mohra devint bien jaune de teint, et la crainte s’empara de son cœur. Toutefois, surmontant son inquiétude, elle dit : « Ces paroles ne sont pas claires. Lorsque tu auras donné des explications, je saurai si tu connais la vérité, ou si tu mens. »

Lorsque Diamant vit que la princesse Mohra ne voulait pas se rendre à l’évidence, et refusait de comprendre à demi-mot, il lui dit : « Ô princesse, si tu désires que je t’en raconte plus long, en levant le rideau qui cache ce qui doit être caché, commence par me dire de qui tu as appris toi-même ces choses-là, qu’une jeune fille vierge devrait ignorer ! Car il n’est pas possible que tu n’aies pas ici quelqu’un dont la venue a été une calamité pour tous les princes qui m’ont précédé ! »

Et, ayant ainsi parlé, Diamant se tourna vers le roi et lui dit : « Ô roi du temps, il ne faut pas que tu ignores plus longtemps le mystère où vit ton honorée fille, et je te prie de lui ordonner de répondre à la question que je lui ai posée ! » Et le roi se tourna vers la belle Mohra et lui fit avec les yeux un signe qui voulait dire : « Parle ! » Mais Mohra garda le silence, et, malgré les signes réitérés de son père, ne voulut point délivrer sa langue du nœud qui l’attachait.

Alors Diamant prit le roi Tammouz par la main, et, sans prononcer une parole, le conduisit dans la chambre de Mohra. Et soudain il se pencha et, d’un seul coup, souleva le lit d’ivoire de la princesse. Et voici que soudain la fiole du secret de Mohra se brisa en morceaux sur la pierre de l’ouvreur, et le nègre, son conseiller, parut aux yeux de tous, avec sa tête crépue.

À cette vue, le roi Tammouz et tous les assistants furent plongés dans la stupéfaction ; puis ils baissèrent la tête de honte, et leur corps fut couvert de sueur. Et le vieux roi n’en demanda pas davantage, ne voulant pas que son déshonneur parût dans toute sa plénitude devant les gens de sa cour. Et, sans même réclamer d’autres explications, il remit sa fille entre les mains de Diamant, pour qu’il en disposât à son gré. Et il ajouta : « Je te demande seulement, ô mon fils, de t’en aller d’ici au plus vite, en emmenant cette fille éhontée, afin que je n’en entende plus parler, et que mes yeux ne souffrent plus de sa vue ! » — Quant au nègre, il fut empalé.

Et Diamant ne manqua pas d’obéir au vieux roi, et, prenant par la main la princesse confuse, il l’emmena à ses tentes, pieds et poings liés, et pria Al-Simourg le Volant de le transporter avec toutes ses femmes à l’entrée de la ville de son père, le roi Schams-Schah. Ce qui fut exécuté à l’instant. Et l’excellent Al-Simourg prit alors congé de Diamant, sans vouloir accepter de remercîments. Et, se gonflant, il s’en alla en sa voie. Et voilà pour lui !

Quant au roi Schams-Schah, père de Diamant, lorsque la nouvelle de l’arrivée de son fils bien-aimé fut parvenue jusqu’à lui, le soir du chagrin fut changé pour lui en matin de la joie, alors qu’à cause de l’absence il avait fait de ses deux yeux une fontaine. Et il alla au-devant de son fils, tandis que la proclamation de la bonne nouvelle se répandait dans toute la ville, et que l’allégresse se manifestait dans toutes les maisons. Et il s’approcha, en tremblant d’émotion, et appliqua le prince contre sa poitrine, et lui baisa la bouche et les yeux, et pleura beaucoup sur lui en criant. Et Diamant, les mains jointes, tâchait d’arrêter ses pleurs et ses soupirs. Et lorsque les premiers émois furent enfin un peu calmés, et que le vieux roi put parler, il dit à son fils Diamant : « Ô œil et lampe de la maison de ton père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô œil et lampe de la maison de ton père, raconte-moi en détail l’histoire de ton voyage, afin que je vive par la pensée les jours de ta douloureuse absence. » Et Diamant raconta au vieux roi Schams-Schah tout ce qui lui était arrivé, depuis le commencement jusqu’à la fin. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter. Puis il lui présenta, l’une après l’autre, ses quatre épouses, et finit par faire amener devant lui la princesse Mohra, pieds et mains liés. Et il lui dit : « Maintenant, à toi, ô mon père, d’ordonner à son sujet ce qu’il te plaira. »

Et le vieux roi, que le Très-Haut avait doué de sagesse et d’intelligence, pensa dans son esprit que son fils devait, au fond de son cœur, aimer cette adolescente funeste, cause de la mort de tant de beaux princes, puisque c’était pour elle qu’il avait supporté toutes ces peines et toutes ces fatigues. Et il se dit que s’il rendait un jugement sévère, il l’affligerait sans aucun doute. Aussi, après avoir encore réfléchi un instant, il lui dit : « Ô mon fils, celui qui, après beaucoup de peines et de difficultés, obtient une perle sans prix, doit la garder soigneusement. Certes ! cette princesse à l’esprit fantasque s’est rendue coupable, par son aveuglement, d’actions répréhensibles ; mais il faut les considérer comme ayant été faites par la volonté du Très-Haut. Et si tant de jeunes gens ont été privés de la vie par sa faute, c’est que l’écrivain du destin l’avait ainsi écrit dans le livre de la destinée. D’autre part, n’oublie pas, ô mon fils, que cette adolescente t’a traité avec beaucoup d’égards, lorsque tu t’es introduit, comme santon, dans son jardin. Enfin tu sais que la main du désir de personne, pas plus du nègre que de n’importe qui au monde, n’a atteint le fruit du jeune arbrisseau de son être, et que personne n’a savouré le goût de la pomme de son menton ni de la pistache de ses lèvres. »

Et Diamant fut sensible aux paroles de ce doux langage, d’autant plus que les bienheureuses aux charmantes manières, ses quatre épouses, appuyaient ce discours de leur assentiment. C’est pourquoi, ayant choisi un jour et un moment favorables, ce jouvenceau au corps de soleil s’unit avec cette lune perfide, semblable au serpent auprès du trésor. Et il eut d’elle, comme de ses quatre épouses légitimes, des enfants merveilleux, dont les pas furent autant de félicités, et qui eurent pour esclaves, comme leur père Diamant le Splendide et leur grand-père Schams-Schah le Magnifique, la fortune et le bonheur.

Et telle est l’histoire du prince Diamant, avec tout ce qui lui arriva de choses extraordinaires. Aussi, gloire à qui réserva les récits des anciens comme leçons à l’intention des modernes, afin que les gens intelligents apprennent la sagesse !

— Et le roi Schahriar, qui avait écouté cette histoire avec une attention extrême, remercia Schahrazade pour la première fois, disant : « Louanges à toi, ô bouche de miel ! Tu m’as fait oublier d’amères préoccupations ! » Puis soudain son visage se rembrunit. Et Schahrazade, voyant cela, se hâta de dire : « Oui, ô Roi du temps ! Mais, qu’est cela comparé à ce que je vais te raconter du Maître des Devises et des Ris ? » Et le roi Schahriar dit : « Quel est, ô Schahrazade, ce maître des devises et des ris que je ne connais pas ? » Et Schahrazade dit :