Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 15/Histoire du douzième capitaine

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 15p. 317-327).


HISTOIRE RACONTÉE PAR LE DOUZIÈME
CAPITAINE DE POLICE


Il est raconté — mais, y a-t-il d’autre science que celle d’Allah ? — qu’il y avait, après Allah, un roi sur la terre. Et ce roi était marié avec une reine stérile. Or, un jour, un Maghrébin vint chez le roi, et lui dit : « Si je te donne un remède pour que ta femme conçoive et accouche tant qu’elle veut, me donneras-tu ton premier fils ? » Et le roi répondit : « Bien, je te le donnerai. » Alors le Maghrébin donna au roi deux bonbons, un vert et un rouge, et lui dit : « Toi, tu mangeras le vert, et ta femme mangera le rouge. Et Allah fera le reste. » Puis il s’en alla.

Et le roi mangea le bonbon vert, et donna à son épouse, qui le mangea, le bonbon rouge. Et elle devint enceinte et accoucha d’un fils qu’ils appelèrent Môhammad — la bénédiction soit sur ce nom là ! Et l’enfant se mit à croître et à grandir, intelligent dans les sciences et doué d’une belle voix.

Puis la reine accoucha d’un second fils, qu’ils appelèrent Ali, et qui se mit à croître maladroit et malhabile en toutes choses. Après quoi elle devint encore enceinte, et accoucha d’un troisième fils, nommé Mahmoud, qui se mit à croître et à grandir idiot et stupide.

Or, au bout de dix ans, le Maghrébin vint chez le roi et lui dit : « Donne-moi mon fils. » Et le roi dit : « Bien. » Et il alla chez son épouse, et lui dit : « Le Maghrébin est venu nous demander notre fils aîné. » Et elle répondit : « Jamais ! Donnons-lui Ali le maladroit. » Et le roi dit : « Bien. » Et il appela Ali le maladroit, le prit par la main, et le donna au Maghrébin, qui l’emmena et s’en alla.

Et il marcha avec lui sur les routes, au milieu de la chaleur, jusqu’à midi. Puis il lui demanda : « Est-ce que tu n’as ni faim ni soif ? » Et le garçon répondit : « Par Allah ! est-ce là une question ? Comment veux-tu qu’après une demi-journée passée sans manger ni boire je n’aie ni faim ni soif ? » Alors le Maghrébin fit : « Hum ! » et prit le garçon par la main et le ramena à son père, en lui disant : « Celui-ci n’est pas mon fils. » Et le roi lui demanda : « Et quel est ton fils ? » Il répondit : « Fais-les-moi voir tous les trois, et je prendrai mon fils. » Alors le roi appela ses trois fils. Et le Maghrébin étendit la main et prit Môhammad, l’aîné, qui était précisément l’intelligent, le doué d’une belle voix. Puis il s’en alla.

Et il marcha avec lui une demi-journée, et lui dit : « As-tu faim ? As-tu soif ? » Et l’Avisé répondit : « Si toi tu as faim ou soif, moi aussi j’ai faim et soif. » Et le Maghrébin l’embrassa, et lui dit : « C’est cela, l’Avisé, tu es vraiment mon fils. »

Et il le conduisit dans son pays, au fond du Maghreb, et le fit entrer dans un jardin, où il lui donna à manger et à boire. Après quoi il lui apporta un grimoire, et lui dit : « Lis dans ce livre. » Et le garçon prit le livre et l’ouvrit ; mais il ne sut pas même en déchiffrer un mot. Et le Maghrébin devint fâché, et lui dit : « Comment ! tu es mon fils, et tu ne sais pas déchiffrer ce grimoire ? Par Gogg et Magogg, et par le feu des astres tourneurs, si, dans un mois de trente jours, tu ne sais pas ce livre tout entier par cœur, je te coupe le bras droit. » Puis il le laissa et sortit du jardin.

Et le garçon prit le grimoire et s’appliqua à sa lecture pendant vingt-neuf jours. Mais, au bout de ce temps, il ne savait pas encore dans quel sens il fallait le tenir pour le lire. Alors il se dit à lui-même : « Puisqu’il ne me reste plus qu’un jour, mort pour mort ! je vais aller me promener dans le jardin, plutôt que de continuer à me trouer les yeux sur ce grimoire. »

Et il entra profondément sous les arbres du jardin, et soudain il vit devant lui une jeune fille suspendue par les cheveux. Et il se hâta de la délivrer. Et elle l’embrassa, et lui dit : « Je suis une princesse tombée au pouvoir de ce Maghrébin. Et il m’a suspendue parce que j’ai appris par cœur le grimoire. » Alors il lui dit : « Moi aussi je suis un fils de roi. Et le Maghrébin m’a donné le grimoire pour que je l’apprenne par cœur en trente jours ; et il ne manque, pour ma mort, que le jour de demain. » Et la jeune fille lui dit : « Je vais t’apprendre le grimoire ; mais, quand le Maghrébin viendra, dis-lui que tu ne l’as pas appris. »

Là-dessus, elle s’assit à côté de lui, l’embrassa beaucoup et lui apprit le grimoire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Là-dessus, elle s’assit à côté de lui, l’embrassa beaucoup et lui apprit le grimoire. Puis elle lui dit : « Il faut que tu me suspendes comme j’étais. » Et il lui obéit.

Et le Maghrébin arriva, à la fin du trentième jour, et dit au garçon : « Récite le grimoire. » Il répondit : « Comment le réciterais-je, alors que je n’en ai pas déchiffré un mot ? » Et le Maghrébin lui coupa aussitôt le bras droit, et lui dit : « Tu as encore un délai de trente jours. Si, au bout de ce temps, tu ne connais pas le grimoire, je te ferai voler la tête. » Puis il s’en alla.

Et le garçon alla trouver la jeune fille, sous les arbres, en tenant dans sa main gauche son bras coupé. Et il la délivra. Et elle lui dit : « Voici trois feuilles d’une plante que j’ai trouvée, alors que le Maghrébin est à sa recherche depuis quarante ans afin de compléter avec elle sa connaissance des chapitres de la magie. Applique-les sur les deux morceaux de ton bras, et il guérira. » Et le garçon le fit. Et son bras lui revint comme il était.

Cela fait, la jeune fille frotta une autre feuille, en lisant dans le grimoire. Et, à l’instant, deux chameaux de course sortirent de terre, et s’agenouillèrent pour les recevoir. Et elle dit au garçon : « Rentrons, chacun, chez nos parents. Puis tu viendras me demander en mariage, au palais de mon père, en tel endroit, dans tel pays ! » Et elle l’embrassa gentiment. Et, sur leur mutuelle promesse, chacun partit de son côté.

Et le garçon Môhammad arriva chez ses parents, au galop formidable de son chameau. Mais il ne leur dit rien de ce qui était arrivé. Il remit seulement le chameau au chef eunuque, en lui disant : « Va le vendre au marché des bestiaux, mais garde-toi de vendre la corde qui est à son nez. » Et l’eunuque prit le chameau par la corde, et alla au marché des bestiaux.

Alors un vendeur de haschich se présenta qui voulut acheter Le chameau. Et, après de longs débats et marchandages, il l’acheta à l’eunuque, moyennant un prix fort modique, vu que d’ordinaire les eunuques ne connaissent point le métier de la vente et de l’achat. Et, pour compléter l’affaire, il le vendît avec sa corde.

Et donc le vendeur de haschich conduisit le chameau devant sa boutique, et le fit admirer par ses clients ordinaires, les mangeurs de haschich. Et il alla chercher une jatte d’eau, pour abreuver le chameau, et la mit devant lui, tandis que les haschachin regardaient, en riant jusqu’au fond de leur gosier. Et le chameau posa ses deux pieds de devant dans la jatte. Alors le vendeur de haschich le frappa, en lui criant : « Arrière, ô entremetteur ! » Et le chameau, entendant cela, leva ses deux autres pieds, et plongea, tête première, dans l’eau de la jatte, et ne reparut plus.

À cette vue, le vendeur de haschich frappa ses mains l’une dans l’autre, et se mit à crier : « Ô musulmans, à mon secours ! le chameau s’est noyé dans la jatte ! » Et, criant ainsi, il montrait la corde qui lui était restée dans les mains.

Et les gens s’assemblèrent de tous les points du souk, et lui dirent : « Tais-toi, ô homme ! tu es fou ! Comment un chameau peut-il se noyer dans une jatte ? » Il leur répondit : « Allez-vous-en ! Que faites-vous ici ? Je vous dis qu’il s’est noyé dans la jatte, tête première. Et voici sa corde qui m’est restée dans les mains ! Demandez aux honorables qui sont assis chez moi, si je dis la vérité ou si je mens. » Mais les marchands sensés du souk lui dirent : « Toi et ceux qui sont chez toi, vous n’êtes que des haschachin sans crédit. »

Or, pendant qu’ils disputaient de la sorte, le Maghrébin, qui s’était aperçu de la disparition du prince et de la princesse, entra dans une fureur sans limites, et se mordit le doigt et se l’arracha, disant : « Par Gogg et Magogg, et par le feu des astres tourneurs, je les rattraperai, fussent-ils sur la septième terre ! » Et il courut d’abord à la ville de l’Avisé ; et il y entra précisément au milieu de la dispute entre les haschachin et les gens du souk. Et il entendit parler de corde et de chameau, et de jatte servant de mer et de tombeau ; et il s’approcha du vendeur de haschich et lui dit : « Ô pauvre, si tu as perdu ton chameau, je suis prêt à te le rembourser, pour Allah ! Donne-moi ce qui t’en reste, à savoir cette corde, et je te donnerai le prix qu’il t’a coûté, plus cent dinars de gain pour toi. » Et le marché fut conclu, à l’heure et à l’instant. Et le Maghrébin prit la corde du chameau, et s’en alla, en s’envolant dans sa joie.

Or, à cette corde était attaché le pouvoir de prise. Et il n’eut qu’à la montrer de loin au jeune prince, pour qu’aussitôt il vînt de lui-même passer son propre nez dans la corde. Et il fut changé aussitôt en chameau de course, et s’agenouilla devant le Maghrébin qui monta sur son dos.

Et le Maghrébin le poussa dans la direction de la ville où habitait la princesse. Et ils arrivèrent bientôt sous les murs du jardin qui entouraient le palais de son père. Mais, au moment où le Maghrébin faisait manœuvrer la corde pour faire s’agenouiller le chameau et descendre, l’Avisé put attraper la corde avec ses dents, et la coupa net par le milieu. Et le pouvoir qui y était attaché fut détruit par cette coupure. Et l’Avisé, pour échapper au Maghrébin, se changea en une grosse grenade, et alla se suspendre, sous cette forme, à un grenadier en fleurs.

Alors le Maghrébin entra chez le sultan, père de la princesse, et, après les salams et compliments, lui dit : « Ô roi du temps, je viens te demander une grenade, parce que la fille de mon oncle est enceinte, et son âme désire vivement une grenade. Et tu sais quel péché on commet en ne satisfaisant pas l’envie d’une femme enceinte. » Et le roi s’étonna de la demande, et répondit : « Ô homme, la saison n’est pas la saison des grenades, et les grenadiers de mon jardin sont fleuris seulement depuis hier. » Il dit : « Ô roi du temps, si dans ton jardin il n’y a pas de grenades, coupe-moi la tête ! »

Alors le roi appela son chef jardinier, et lui demanda : « Est-il vrai, ô jardinier, qu’il y a des grenades dans mon jardin ? » Et le jardinier répondit : « Ô mon maître, la saison présente est-elle la saison des grenades ? » Et le roi se tourna vers le Maghrébin, et lui dit : « Allons, ta tête est perdue…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA NEUF CENT CINQUANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le roi se tourna vers le Maghrébin, et lui dit : « Allons, ta tête est perdue. » Mais le Maghrébin répondit : « Ô roi, avant de faire voler ma tête, donne l’ordre au jardinier d’aller regarder les grenadiers. » Et le roi dit : « Bien. » Et il fit signe au jardinier d’aller voir sur les arbres si, oui ou non, il y avait des grenades hors de saison. Et le jardinier descendit au jardin, et trouva, sur un grenadier, une grosse grenade qui n’avait pas eu sa pareille parmi toutes les grenades passées. Et il la prit, et alla la porter au roi. Et le roi prit la grenade et s’en étonna prodigieusement ; et il ne sut s’il devait la garder pour lui-même ou s’il devait la donner à cet homme qui la réclamait pour sa femme tourmentée par les envies de la grossesse. Et il dit au vizir : « Ô mon vizir, je voudrais bien manger cette grosse grenade-là ! Qu’en penses-tu ? » Et le vizir lui répondit : « Ô roi, si l’on n’avait pas trouvé la grenade, est-ce que tu n’aurais pas coupé la tête au Maghrébin. » Il dit : « Oui, certes ! » Et le vizir dit : « Alors, la grenade lui revient de droit. »

Alors le roi remit, de sa propre main, la grenade au Maghrébin. Mais, dès que le Maghrébin l’eut touchée, la grenade éclata, et tous les grains jaillirent et s’éparpillèrent de tous côtés. Et le Maghrébin se mit à les ramasser un par un, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au dernier grain qui était tombé dans un petit trou, au pied du trône du roi. Or, c’était dans ce grain-là qu’était cachée la vie de Môhammad l’Avisé. Et le Maghrébin allongea son cou vers ce grain, et tendit la main pour le prendre et l’écraser. Mais soudain un poignard sortit du grain, et se plongea de toute la longueur de sa lame dans le cœur du Maghrébin. Et il mourut à son heure, crachant son âme mécréante avec son sang.

Et le jeune prince Môhammad apparut dans sa beauté, et embrassa la terre entre les mains du roi. Et la jeune fille, à ce moment précis, entra et dit : « Voici l’adolescent qui a détaché mes cheveux de l’arbre, alors que j’étais suspendue. » Et le roi dit : « Puisque c’est cet adolescent qui t’a déliée, tu ne peux faire autrement que de l’épouser. » Et la jeune fille dit : « Bien. » Et leur noce fut célébrée comme il fallait. Et leur nuit fut bénie entre toutes les nuits.

Et, depuis lors, ils demeurèrent ensemble, contents et prospérant, et eurent, comme enfants, des fils et des filles. Et c’est fini.

Or gloire et louanges au Seul, à l’Unique qui n’a ni fin ni commencement !

— Ainsi parla le douzième capitaine de police qui s’appelait Nassr Al-Dîn. Et il était le dernier. Et le sultan Baïbars se trémoussa de son récit ; et son contentement arriva à ses limites extrêmes. Et, pour marquer son plaisir à ses capitaines de police, il les nomma tous chambellans du palais, avec des émoluments de mille dinars par mois sur le trésor du règne. Et il les prit comme compagnons de coupe, et ne s’en sépara pas plus en temps de guerre qu’en temps de paix. Que sur eux tous soit la miséricorde du Très-Haut !


— Puis Schahrazade sourit et se tut. Et le roi Schahriar lui dit : « Ô Schahrazade, que les nuits sont courtes maintenant qui ne me permettent pas d’en entendre plus long de ta bouche ! » Et Schahrazade dit : « Oui, ô Roi ! Mais je crois, tout de même, que je puis encore cette nuit, si toutefois tu me le permets, te raconter une histoire qui laisse loin derrière elles toutes celles que tu as entendues.» Et le roi Schahriar dit : « Certes, Schahrazade, tu peux la commencer, puisqu’elle est, je n’en doute plus, admirable. »

Alors Schahrazade dit…