Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 14/La Naissance et l’esprit

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Librairie Charpentier et Fasquelle (Tome 14p. 258-263).


LA NAISSANCE ET L’ESPRIT


Il y avait un homme, Syrien de naissance, qu’Allah avait doué, comme tous les Schamites de sa race, d’un sang lourd et d’un esprit épais. Car c’est une chose notoire que lorsqu’Allah distribua ses dons aux humains, il mit dans chaque terre les qualités et les défauts qui devaient se transmettre à tous ceux qui y naîtraient. C’est ainsi qu’il accorda l’esprit et la finesse aux habitants du Caire, la force copulative à ceux de la Haute-Égypte, l’amour de la poésie à nos pères Arabes, la bravoure aux cavaliers du centre, des mœurs policées aux habitants de l’Irak, la cordialité envers les hôtes aux tribus errantes, et bien d’autres dons à bien d’autres pays, mais aux Syriens il ne donna que l’amour du gain et l’esprit de commerce, et les oublia totalement quand il distribua les dons charmants. C’est pourquoi, quoi qu’il fasse, un Syrien schamite, des pays qui s’étendent de la mer salée aux confins du désert de Damas, sera toujours un lourdaud au sang épais, et son esprit ne sera jamais ouvert qu’à l’appât grossier du gain et au trafic.

Et donc le Syrien en question se réveilla, un jour d’entre les jours, avec le désir d’aller trafiquer au Caire. Et c’était, sans aucun doute, sa mauvaise destinée qui lui suggérait cette idée d’aller vivre parmi les gens les plus délicieux et les plus spirituels de la terre. Mais, comme tous ceux de sa race, il était plein de suffisance, et il pensa qu’il allait éblouir les gens de là-bas par ce qu’il allait apporter de belles choses avec lui. Il prit, en effet, dans des coffres, ce qu’il possédait de plus somptueux en fait de soieries, d’étoffes précieuses, d’armes ouvragées et autres choses semblables, et s’en vint dans la cité sauvegardée, Misr Al-Kahirah, le Caire !

Et il commença par louer un local pour ses marchandises, et une chambre pour lui-même dans un khân de la ville, au centre des souks. Et il se mit à aller tous les jours chez les clients et les marchands, les invitant à venir visiter ses marchandises. Et il continua à travailler de la sorte, pendant quelque temps, lorsqu’un jour d’entre les jours, comme il était allé se promener et qu’il regardait à droite et à gauche, il fit la rencontre de trois jeunes femmes qui s’avançaient penchées et balancées, et qui riaient en se disant des choses comme ça et comme ça. Et chacune était plus belle que l’autre et plus attrayante et plus charmante. Et lorsqu’il les eut aperçues, ses moustaches se dressèrent et jouèrent ; et il s’approcha d’elles, comme elles lui lançaient des œillades, et leur dit : « Se peut-il que vous veniez me tenir agréable compagnie, à mon khân, pour nous divertir cette nuit ? » Et elles répondirent, rieuses : « Nous voulons bien, en vérité, et nous ferons ce que tu nous diras de faire, pour te plaire. » Et il demanda : « Chez moi ou chez vous autres, ô mes maîtresses ? » Elles dirent : « Hé, par Allah ! chez toi ! Crois-tu, par hasard, que nos maris nous laisseraient introduire chez nous des hommes étrangers ? » Et elles ajoutèrent : « Cette nuit nous viendrons chez toi ! Dis-nous donc où tu loges. » Il dit : « Je loge dans une chambre de tel khân, dans telle rue. » Et elles dirent : « En ce cas, tu nous prépareras un souper, et tu nous le tiendras au chaud ; et nous viendrons te visiter après l’heure de la prière de la nuit. » Et il dit : « Ce sont des paroles parfaites. » Et elles le quittèrent, pour continuer leur chemin. Et, de son côté, il alla aux provisions, et acheta du poisson, des concombres, des huîtres, du vin et des parfums, et il porta le tout à sa chambre ; et il prépara cinq espèces de mets à base de viande, sans compter le riz et les légumes ; et il les cuisina lui-même ; et tint le tout prêt, dans les meilleures conditions.

Et lorsque fut le temps du souper, les trois femmes vinrent, comme elles L’avaient promis, enveloppées de kababits en toile bleue qui les rendaient méconnaissables. Mais, en entrant, elles rejetèrent ces enveloppes de dessus leurs épaules, et allèrent s’asseoir comme des lunes. Et le Syrien se leva et s’assit en face d’elles, comme une cruche, après avoir rangé devant elles les plateaux chargés de mets. Et ils mangèrent suivant leur capacité. Et il leur apporta ensuite le tabouret des vins. Et la coupe circula entre eux. Et le Syrien, sur leurs invitations pressantes, ne refusa aucune tournée, et but tellement que sa tête vogua dans toutes les directions. Et c’est alors, qu’enhardi quelque peu, il se mit à dévisager ses compagnes ; et il put admirer leur beauté et s’émerveiller de leurs perfections. Et il voyagea entre la perplexité et la stupéfaction. Et il se balança entre l’extravagance et l’effarement. Et il ne sut plus distinguer le mâle de la femelle. Et son état fut mémorable et son destin déplorable. Et il regarda sans voir et mangea sans boire. Et il se servit de ses pieds et marcha sur sa tête. Et il fit tourner ses yeux et secoua son nez. Et il se moucha et éternua. Et il rit et pleura. Après quoi, il se tourna vers l’une des trois, et lui demanda : « Par Allah sur toi ! ya setti, quel peut bien être ton nom ? » Elle répondit : « Je m’appelle As-tu-jamais-rien-vu-comme-moi ? » Et sa raison s’envola davantage, et il s’écria : « Non wallahi, je n’ai jamais rien vu comme toi ! » Puis il s’étendit par terre, en s’appuyant sur ses coudes, et demanda à la seconde : « Et toi, ya setti, ô sang de la vie de mon cœur, quel est ton nom ? » Elle répondit : « Jamais-tu-n’as-aperçu-quelqu’un-qui-me-ressemble ! » Et il s’écria : « Inschallah ! ce qu’Allah veut, ô ma maîtresse Jamais-tu-n’as-aperçu-quelqu’un-qui-me-ressemble ! » Puis il se tourna vers la troisième et lui demanda : « Et toi, ya setti, ô brûlure de mon cœur, quel peut bien être ton honorable nom ? » Elle répondit : « Regarde-moi-et-tu-me-connaîtras ! » Et, ayant entendu cette troisième réponse, le Syrien roula par terre, en s’écriant de toute sa voix : « Il n’y a pas d’inconvénient, ô ma maîtresse Regarde-moi-et-tu-me-connaîtras ! »

Et elles continuèrent à faire circuler la coupe, et à la vider dans son gosier, jusqu’à ce qu’il fût tombé, sa tête précédant ses pieds, avec sa circulation arrêtée. Alors, le voyant dans cet état, elles se levèrent et lui enlevèrent son turban et le coiffèrent d’un bonnet de fou. Puis elles regardèrent autour d’elles, et s’approprièrent tout ce qu’elles trouvèrent sur leur chance, en fait d’argent et de choses de prix. Et, chargées de butin, et le cœur léger, elles le laissèrent ronfler comme un buffle dans son khân, et abandonnèrent la demeure à son propriétaire. Et le voileur voila ce qu’il y avait à voiler.

Or, le lendemain, quand le Syrien revint de sa crapulerie, il se vit seul dans sa chambre, et ne tarda pas à constater que sa chambre était balayée de tout ce qu’elle contenait. Et du coup il recouvra complètement ses sens, et s’écria : « Il n’y a de majesté et de puissance qu’en Allah le Glorieux, le Grand ! » Et il se précipita hors du khân, avec le bonnet de fou sur la tête, et se mit à demander à tous les passants s’ils n’avaient pas rencontré les nommées une telle, une telle et une telle. Et il disait les noms que lui avaient révélés les jeunes femmes. Et les gens, le voyant affublé de la sorte, le croyaient échappé du maristân, et répondaient : « Non, par Allah ! nous n’avons jamais rien vu comme toi ! » Et d’autres disaient : « Jamais nous n’avons aperçu quelqu’un qui te ressemble ! » Et d’autres répondaient : « Nous te regardons, en vérité, mais nous ne te connaissons pas ! »

Aussi, à bout de questions, il ne sut plus à qui recourir ni à qui se plaindre, et finit par rencontrer enfin un passant charitable et de bon conseil, qui lui dit : « Écoute-moi, ô Syrien ! Le mieux que tu aies à faire, en la circonstance, est de t’en retourner en Syrie, sans retard ni délai, car au Caire, vois-tu, les gens savent faire tourner les cerveaux durs comme les cerveaux légers, et jouer avec les œufs aussi bien qu’avec les pierres. »

Et le Syrien, le nez allongé jusqu’à ses pieds, s’en retourna dans son pays, la Syrie, d’où il n’aurait dû jamais sortir.

Et c’est parce que souvent de telles aventures leur sont arrivées, que les natifs de Syrie médisent à bouche ouverte des enfants de l’Égypte.

— Et Schahrazade, ayant fini de raconter cette histoire, se tut. Et le roi Schahriar lui dit : « Ô Schahrazade, ces anecdotes m’ont plu à l’extrême, et j’en sors plus instruit et plus éclairé ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Allah seul est l’Instructeur et l’Éclaireur ! » Et elle ajouta : « Mais que deviendraient ces anecdotes, si on les comparait à l’Histoire du Livre Magique ? » Et le roi Schahriar dit ; « Quel est ce livre magique, ô Schahrazade, et quelle est son histoire ? » Et elle dit : « Je me réserve de te la raconter, ô Roi, la nuit prochaine, si Allah veut, et si telle est ta satisfaction ! » Et le Roi dit : « Certes ! je veux écouter, la nuit prochaine, cette histoire que je ne connais pas ! »

MAIS LORSQUE FUT
LA HUIT CENT QUATRE-VINGT-QUINZIÈME NUIT

La petite Doniazade se leva du tapis, où elle était blottie, et dit : « Ô ma sœur, quand vas-tu nous commencer l’Histoire du Livre Magique ? » Et Schahrazade répondit : « Sans délai ni retard, Puisqu’ainsi le désire notre maître le Roi ! »

Et elle dit :