Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 11/Saladin et son vizir

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 11p. 105-110).

SALADIN ET SON VIZIR


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le vizir du roi victorieux le sultan Saladin avait, lui appartenant, au nombre de ses esclaves favoris, un jeune garçon chrétien parfaitement beau qu’il aimait à l’extrême, et si gracieux que les yeux des hommes n’avaient jamais rencontré le pareil. Or, un jour qu’il se promenait avec cet enfant dont il ne pouvait se séparer, il fut remarqué par le sultan Saladin qui lui fit signe d’approcher. Et le sultan, après avoir jeté un regard charmé sur l’enfant, demanda au vizir : « D’où te vient ce jeune garçon ? » Et le vizir, un peu gêné, répondit : « De chez Allah, ô mon seigneur ! » Et le sultan Saladin sourit et dit, en continuant son chemin : « Voilà que maintenant, ô notre vizir, tu trouves le moyen de nous subjuguer par la beauté d’un astre et de nous rendre captif par les enchantements d’une lune ! »

Or, cela donna à réfléchir au vizir qui se dit : « En vérité, il ne m’est plus possible de garder cet enfant, après que le sultan l’a remarqué ! » Et il prépara un riche cadeau, appela le bel enfant chrétien et lui dit : « Par Allah, ô jouvenceau, n’était la nécessité, mon âme ne se serait jamais séparée de toi ! » Et il lui remit le cadeau, disant : « Tu porteras ce cadeau de ma part à notre maître le sultan, et tu seras toi-même une partie de ce cadeau, car dès cet instant je te cède à notre maître ! » Et il lui donna en même temps, pour qu’il le remît au sultan Saladin, un billet où il avait tracé ces deux strophes :

« Voici, o mon seigneur, une pleine lune pour ton horizon ; car il n’y a point sur terre d’horizon plus digne de cette lune !

Pour t’être agréable, je n’hésite point à me séparer, afin de te la donner, de mon âme précieuse, alors que — ô rareté sans pareille ! — je ne connais pas d’exemple d’un homme qui ait jamais consenti à se défaire volontairement de son âme ! »

Or, le cadeau plut d’une façon toute particulière au sultan Saladin, qui, généreux et grand selon son habitude, ne manqua pas de dédommager son vizir de ce sacrifice, en le comblant de richesses et de faveurs, et en lui faisant sentir, à toute occasion, combien il était entré dans ses bonnes grâces et son amitié…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, le cadeau plut d’une façon toute particulière au sultan Saladin, qui, généreux et grand, selon son habitude, ne manqua pas de dédommager son vizir de ce sacrifice, en le comblant de richesses et de faveurs et en lui faisant sentir, à toute occasion, combien il était entré dans ses bonnes grâces et son amitié.

Sur ces entrefaites, le vizir acquit, au nombre des adolescentes de son harem, une jeune fille d’entre les jeunes filles les plus délicieuses et les plus accomplies du temps. Et cette jeune fille, dès son arrivée, sut toucher le cœur du vizir ; mais avant de s’y attacher comme il avait fait pour le jeune garçon, il se dit : « Qui sait si la renommée de cette perle nouvelle n’arrivera pas aux oreilles du sultan ! Il vaut donc mieux pour moi, avant de laisser mon cœur s’attacher à cette jeune esclave, que j’en fasse également cadeau au sultan. De cette façon le sacrifice sera moins grand, et la perte me sera moins cruelle ! » Pensant ainsi, il fit venir la jouvencelle, la chargea pour le sultan d’un cadeau encore plus riche que la première fois, et lui dit : « Tu seras toi-même une partie du cadeau ! » Et il lui donna, pour qu’elle le remît au sultan, un billet où il avait tracé ces vers :

« Ô mon seigneur, une lune a déjà paru sur ton horizon, et maintenant voici le soleil.

Ainsi, sur le même ciel, s’unissent ces deux astres de lumière, pour former, réservée à ton règne, la plus belle des constellations. »

Or, de ce fait, le crédit du vizir redoubla dans l’esprit du sultan Saladin, qui ne manquait plus une occasion de témoigner, devant toute sa cour, l’estime et l’amitié qu’il ressentait pour lui. Et cela fit que le vizir eut de la sorte beaucoup d’ennemis et d’envieux qui, ayant comploté sa perte, résolurent de lui porter d’abord tort dans l’esprit du sultan. Ils firent donc entendre à Saladin, par diverses allusions et affirmations, que le vizir conservait toujours de l’inclination pour le jeune garçon chrétien, et qu’il ne cessait, notamment quand la brise fraîche du nord l’incitait au souvenir des promenades anciennes, de le désirer ardemment et de l’appeler de toute son âme. Et ils lui dirent qu’ainsi il se reprochait avec amertume le don qu’il avait fait, et que même, de dépit et de repentir, il se mordait les doigts et s’arrachait les molaires. Mais le sultan Saladin, loin d’incliner son ouïe vers ces allégations indignes du vizir en qui il avait mis sa confiance, cria d’une voix courroucée à ceux qui lui tenaient ces discours : « Assez mouvoir vos langues de perdition contre le vizir, ou vos têtes vont quitter à l’instant vos épaules ! » Puis, comme il était avisé et juste, il leur dit : « Je veux tout de même faire la preuve de vos mensonges et calomnies, et laisser vos propres armes se retourner contre vous ! Je vais donc éprouver la droiture d’âme de mon vizir ! » Et il appela l’enfant en question, et lui demanda : « Sais-tu écrire ? » Il répondit : « Oui, ô mon seigneur ! » Il dit : « Prends alors un papier et un calam et écris ce que je vais te dicter ! » Et il dicta, comme venant en propre de l’enfant lui-même, la lettre suivante adressée au vizir :

« Ô mon ancien maître bien-aimé, tu sais, par les sentiments que tu dois toi-même éprouver à mon égard, la tendresse que j’ai pour toi et le souvenir que laissent en mon âme nos délices d’autrefois. C’est pourquoi je viens me plaindre à toi de mon sort actuel dans le palais, où rien ne réussit à me faire oublier tes bontés, surtout qu’ici la majesté du sultan et le respect que j’éprouve pour lui m’empêchent de goûter ses faveurs. Je te prie donc de trouver un expédient pour me reprendre au sultan, soit par un moyen soit par un autre. D’ailleurs le sultan jusqu’ici ne s’est point trouvé seul à seul avec moi, et tu me verras tel que tu m’as laissé ! »

Et cette lettre écrite, le sultan la fit porter par un petit esclave du palais, qui la remit au vizir en lui disant : « C’est ton ancien esclave, l’enfant chrétien, qui me charge de te remettre cette lettre de sa part. » Et le vizir prit la lettre, la regarda un moment et, sans même la décacheter pour la lire, écrivit ceci sur le revers :

« Depuis quand l’homme d’expérience expose-t-il, comme l’insensé, sa tête dans la gueule du lion ?

Je ne suis point de ceux dont la raison se soumet et succombe à l’amour, ni de ceux dont se rient les envieux aux manœuvres sournoises.

Si j’ai fait le sacrifice de mon âme, en la donnant, c’est que je savais bien qu’une fois l’âme sortie, elle ne doit plus revenir habiter le corps abandonné ! »

Au reçu de cette réponse, le sultan Saladin exulta, et ne manqua pas de la lire devant les nez allongés des envieux. Puis il fit appeler son vizir et, après lui avoir donné de nouvelles marques d’amitié, lui demanda : « Peux-tu nous dire, ô père de la sagesse, comment tu fais pour avoir tant de pouvoir sur toi-même ? » Et le vizir répondit : « Je ne laisse jamais mes passions arriver au seuil de ma volonté ! »

Mais Allah est encore plus sage !


— Puis Schahrazade dit : « Mais, ô Roi fortuné, maintenant que je t’ai raconté comment la volonté du sage l’aide à vaincre ses passions, je veux te raconter une histoire sur l’amour passionné ! » Et elle dit :