Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 11/Histoire du jeune Nour

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 11p. 7-104).


HISTOIRE DU JEUNE NOUR AVEC
LA FRANQUE HÉROÏQUE


Et Schahrazade dit :

Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait en l’antiquité du temps et le passé de l’âge et du moment, dans le pays d’Égypte, un homme d’entre les notables, appelé Couronne, qui avait passé sa vie à voyager sur terre et sur mer, dans les îles et les déserts, et dans les contrées connues et inconnues, ne craignant ni les périls, ni les fatigues, ni les tourments, et affrontant des dangers si terribles, qu’à les entendre seulement, les cheveux en seraient devenus tout blancs même aux petits enfants. Mais, désormais riche, heureux et respecté, le marchand Couronne avait renoncé aux voyages pour vivre au milieu de son palais, dans la sérénité, assis à son aise sur le divan et le front ceint de son turban de mousseline blanche immaculée. Et rien ne manquait à la satisfaction de ses désirs. Car ses appartements, son harem, ses armoires et ses coffres, remplis de somptuosités, d’habits de Mordîn, d’étoffes de Baâlbeck, de soieries de Homs, d’armes de Damas, de brocarts de Baghdad, de gazes de Mossoul, de manteaux du Maghreb et de broderies de l’Inde, n’avaient pas leurs pareils en magnificence dans les palais des rois et des sultans. Et il possédait, en grand nombre, des esclaves nègres et des esclaves blancs, des mamelouk turcs, des concubines, des eunuques, des chevaux de race et des mulets, des chameaux de la Bactriane et des dromadaires de course, des jeunes garçons de Grèce et de Syrie, des jouvencelles de Circassie, des petits eunuques d’Abyssinie, et des femmes de tous les pays. Et il était ainsi, sans aucun doute, le marchand le plus satisfait et le plus honoré de son temps.

Mais le bien le plus précieux et la chose la plus splendide que possédât le marchand Couronne, c’était son propre fils, jouvenceau de quatorze ans, qui était certainement plus beau, et de beaucoup, que la lune à son quatorzième jour. Car rien, ni la fraîcheur du printemps, ni les rameaux flexibles de l’arbre bân, ni la rose dans son calice, ni l’albâtre transparent, n’égalait la délicatesse de son adolescence heureuse, la souplesse de sa démarche, les tendres couleurs de son visage et la pure blancheur de son corps charmant. Et d’ailleurs le poète, inspiré de ses perfections, l’a ainsi chanté :

Mon jeune ami, qui est si beau, m’a dit : « Ô poète, ton éloquence est en défaut ! » Je lui dis : « Ô mon seigneur, l’éloquence n’a rien à voir dans notre cas ! Tu es le roi de la beauté, et en toi tout est également parfait !

Mais — s’il m’est permis d’élire une préférence — ô ! qu’elle est belle, sur ta joue, la petite tache noire, goutte d’ambre sur une table de marbre blanc ! Et voici les glaives de tes paupières qui déclarent la guerre aux indifférents ! »

Et un autre poète a dit :

Dans la rumeur d’un combat, je demandai à ceux qui s’entretuaient : « Pourquoi ce sang versé ? » Ils me dirent : « Pour les beaux yeux de l’adolescent ! »

Et un troisième a dit :

Il vint lui-même me visiter et, me voyant tout ému et troublé, il me dit : « Qu’as-tu ? Qu’as-tu ? » Je lui dis : « Éloigne les flèches de tes yeux adolescents ! »

Et un autre a dit :

Des lunes et des gazelles viennent concourir avec lui en charmes et en beauté ; mais je leur dis : « Ô gazelles, fuyez vite et ne vous comparez point à ce jeune faon ! Et vous, ô lunes, abstenez-vous ! Toutes vos peines sont inutiles ! »

Et un autre a dit :

Le svelte jouvenceau ! Du noir de sa chevelure et de la blancheur de son front le monde est plongé tour à tour dans la nuit et dans le jour !

Ô ! Ne méprisez point le grain de beauté de sa joue ! La tendre anémone n’est belle dans sa rouge splendeur qu’à cause de la goutte noire qui orne sa corolle.

Et un autre a dit :

L’eau de la beauté se purifie au contact de son visage ! Et ses paupières fournissent les flèches aux archers pour percer le cœur de ses amoureux ! Mais louées soient trois perfections : sa beauté, sa grâce et mon amour !

Ses vêtements légers dessinent les contours de ses gracieuses fesses, comme les nuages transparents laissent apercevoir la douce image de la lune ! Louées soient les trois perfections : ses vêtements légers, ses gracieuses fesses et mon amour !

Les prunelles de ses yeux sont noires, noire la petite tache qui orne sa joue, et noires également mes larmes ! Louées soient-elles pour leur parfaite noirceur !

Son front, les traits si fins de son visage et mon corps consumé par son amour ressemblent au fin croissant de la lune : eux, pour leur éclat, et mon corps consumé, sous le rapport de la forme. Louées soient ses perfections !

Ses prunelles, quoique abreuvées de mon sang, n’ont point rougi et restent douces comme le velours. Trois fois louées soient ses prunelles !

Il m’a désaltéré, au jour de notre union, de la pureté de ses lèvres et de son sourire ! Ah ! en retour je lui donne, pour qu’il en use licitement : mes biens, mon sang et ma vie ! Et qu’à jamais soient louées ses lèvres pures et son sourire !

Enfin un poète, entre mille autres qui l’ont chanté, a dit :

Par les arcs voûtés qui gardent ses yeux, et par ses yeux qui dardent les traits enchanteurs de ses œillades ;

Par ses formes délicates ; par le tranchant cimeterre de ses regards ; par la suprême élégance de son allure ; par la couleur de sa noire chevelure ;

Par ses yeux languissants qui ravissent le sommeil et font la loi dans l’empire de l’amour ;

Par les boucles de ses cheveux, semblables à des scorpions, qui lancent dans les cœurs les traits du désespoir ;

Par les roses et les lis qui fleurissent sur ses joues ; par les rubis de ses lèvres où brille le sourire ; par ses dents de perles éblouissantes ;

Par la suave odeur de ses cheveux ; par les fleuves de vin et de miel qui coulent de sa bouche quand il parle ;

Par le rameau de sa taille flexible ; par sa démarche légère ; par sa croupe fastueuse qui tremble, qu’il soit en marche ou en repos ;

Par les soieries de sa peau d’abricot ; par les grâces et l’élégance qui accompagnent ses pas ;

Par l’affabilité de ses manières, la saveur de ses paroles, la noblesse de sa naissance et la grandeur de sa fortune ;

Par tous ces rares dons, je jure que le soleil, dans son midi, est moins resplendissant que son visage ; que la nouvelle lune n’est qu’une rognure de ses ongles ; que l’odeur du musc est moins douce que son haleine, et que la brise embaumée dérobe son parfum à sa chevelure !

Or, un jour que l’admirable jouvenceau, fils de Couronne le marchand, était assis dans la boutique de son père, quelques adolescents de ses amis vinrent s’entretenir avec lui, et lui proposèrent…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Or, un jour que l’admirable jouvenceau, fils de Couronne le marchand, était assis dans la boutique de son père, quelques adolescents de ses amis vinrent s’entretenir avec lui, et lui proposèrent d’aller se promener dans un jardin qui appartenait à l’un d’eux, et lui dirent : « Ô Nour, tu verras comme ce jardin est beau ! » Et Nour leur répondit : « Je veux bien ! Mais il faut auparavant que j’en demande la permission à mon père. » Et il alla demander cette permission à son père. Et le marchand Couronne ne fit point trop de difficultés et, accordant à Nour l’autorisation, il lui donna, en outre, une bourse pleine d’or pour qu’il ne fût pas à la charge de ses camarades.

Alors, Nour et les adolescents montèrent sur des mules et des ânes et arrivèrent à un jardin qui renfermait tout ce qui peut flatter les yeux et dulcifier la bouche. Et ils y entrèrent par une porte voûtée, belle comme la porte du Paradis, formée de rangs alternés de marbres de couleur, et ombragée de vignes grimpantes lourdes de raisins rouges et noirs, blancs et dorés, comme a dit le poète :

Ô grappes de raisins gonflés de vins, délicieux comme des sorbets et vêtus de noir comme des corbeaux,

Votre éclat, à travers les sombres feuilles, vous montre semblables à de jeunes doigts féminins fraîchement teints de henné ;

Et de toutes façons vous nous grisez : Que vous pendiez avec grâce sur les ceps, et notre âme est ravie par votre beauté ; que vous reposiez au fond du pressoir, et vous voilà transformées en un miel enivrant.

Et, comme ils entraient, ils virent, au haut de cette porte voûtée, ces vers gravés en beaux caractères d’azur :

Viens, ami ! si tu veux jouir de la beauté d’un jardin, viens me regarder.

Ton cœur oubliera ses peines au frais contact de la brise qui vagabonde, fidèle à mes allées ; à la vue des fleurs qui m’habillent de beaux vêtements, et qui sourient dans leurs manches de pétales.

Le ciel généreux arrose abondamment mes arbres aux branches penchées sous le fardeau de leurs fruits. Et tu verras, quand les rameaux se balanceront en dansant sous les doigts du zéphyr, les Pléiades ravies leur jeter à pleines mains l’or liquide et les perles des nuages.

Et si, fatigué, de jouer avec les rameaux, le zéphyr les abandonne pour caresser l’onde des ruisseaux qui courent à sa rencontre, tu le verras les quitter bientôt pour aller baiser mes fleurs sur la bouche.

Lorsqu’ils eurent franchi cette porte, ils aperçurent le gardien du jardin assis à l’ombre, sous le treillage en berceau des vignes grimpantes, et beau comme l’ange Rizwân qui garde les trésors du Paradis. Et il se leva en leur honneur, et vint au-devant d’eux, et, après les salams et les souhaits de bienvenue, il les aida à descendre de leurs montures, et voulut leur servir lui-même de guide pour leur montrer, dans tous les détails, les beautés du jardin. Et ils purent ainsi admirer les belles eaux qui serpentaient à travers les fleurs et ne les quittaient qu’à regret, les plantes lourdes de leurs parfums, les arbres fatigués de leurs joyaux, les oiseaux chanteurs, les bosquets de fleurs, les arbustes à épices, et tout ce qui faisait de ce merveilleux jardin un morceau détaché des jardins édéniques. Mais ce qui les charmait au-dessus de toutes paroles, c’était la vue, à nulle autre pareille, des arbres fruitiers miraculeux, chantés tour à tour par tous les poètes, comme en font foi ces quelques poèmes entre mille :


les grenades

Délicieuses à l’écorce polie, grenades entr’ouvertes, mines de rubis encloses dans des cloisons d’argent, vous êtes les gouttes figées d’un sang virginal !

Ô grenades à la peau fine, seins des adolescentes debout, la poitrine en avant, en présence des mâles.

Coupoles ! quand je vous regarde j’apprends l’architecture, et si je vous mange je guéris de toutes les maladies !


les pommes

Belles au visage exquis, ô pommes douces et musquées, vous souriez en montrant dans vos couleurs, rouges et jaunes tour à tour, le teint d’un amant heureux et celui d’un amant malheureux ; et vous unissez, dans votre double visage, la couleur de la pudeur à celle d’un amour sans espoir !


les abricots

Abricots aux amandes savoureuses, qui pourrait mettre en doute votre excellence ? Jeunes encore vous étiez des fleurs semblables à des étoiles ; et fruits mûrs dans le feuillage, arrondis et tout en or, on vous prendrait pour de petits soleils !


les figues

Ô blanches, ô noires, ô figues bienvenues sur mes plateaux ! je vous aime autant que j’aime les blanches vierges de Grèce, autant que j’aime les filles chaudes d’Éthiopie.

Ô mes amies de prédilection, vous êtes si sûres des désirs tumultueux de mon cœur à votre vue, que vous vous négligez dans votre mise, ô nonchalantes !

Si je vous aime tellement, c’est que peu de connaisseurs savent apprécier votre maturité, ô pleines d’expérience !

Tendres amies, déjà ridées par les désillusions sur les branches élevées qui vous balancent à tous les vents, vous êtes douces et odorantes comme la fleur fanée de la camomille.

Et vous seules, entre toutes vos sœurs, ô pleines de jus, savez laisser briller, au moment du désir, la goutte de suc fait de miel et de soleil !


les poires

Ô jeunes filles, encore vierges et quelque peu acides au goût, ô Sinaïtiques, ô Ioniennes, ô Aleppines,

Vous qui attendez, en vous balançant sur vos splendides hanches suspendues à une taille si fine, les amants qui, n’en doutez pas, vous mangeront,

Ô poires ! que vous soyez jaunes ou vertes, que vous soyez grosses ou allongées, que vous soyez sur les branches deux à deux ou solitaires,

Vous êtes toujours désirables et exquises à notre goût, ô fondantes, ô bonnes, vous qui nous réservez des surprises nouvelles chaque fois que nous touchons à votre chair !


les pêches

Nous défendons nos joues par du duvet, pour que l’air vif ou chaud ne nous heurte pas ! Nous sommes de velours sur toutes nos faces, et rondes et rouges d’avoir longtemps roulé dans le sang des vierges.

C’est pourquoi nos nuances sont exquises, et si délicate notre peau. Goûte donc à notre chair, et mords-y de toutes tes dents, mais ne touche pas au noyau de notre cœur : il t’empoisonnerait !


les amandes

Elles me dirent : « Vierges timides, nous nous enveloppons de nos triples manteaux verts, comme les perles dans leurs coquilles.

Et quoique bien douces au dedans, et si exquises pour qui sait vaincre notre résistance, nous aimons passer notre jeune temps amères et dures à la surface.

Mais l’âge avance, et la rigueur n’est plus de mise. Alors nous éclatons, et notre cœur, intact et blanc, s’offre dans sa fraîcheur au passant du chemin. »

Et je m’écriai : « Ô amandes candides, ô petites qui tenez toutes ensemble dans le creux de ma main, ô gentilles !

Votre vert duvet est la joue imberbe encore de mon ami, ses grands yeux allongés sont dans les deux moitiés de votre corps, et ses ongles empruntent leur belle forme à votre pulpe.

Même l’infidélité devient chez vous une qualité, car votre cœur, si souvent double et partagé, reste blanc malgré tout, à l’égal de la perle enchâssée dans une coque de jade. »


les jujubes

Regarde les jujubes en grappes, suspendus sur les branches avec des chaînes de fleurs, telles les clochettes d’or qui baisent les chevilles des femmes !

Ce sont les fruits de l’arbre Sidrah qui s’élève à la droite du trône d’Allah. Les houris reposent sous son ombrage. Son bois a servi à construire les tables de Moïse ; et c’est de son pied que jaillissent les quatre merveilleuses sources du Paradis.


les oranges

Sur la colline, quand souffle le zéphyr, les orangers se dodelinent de tous leurs rameaux, et rient avec grâce de tout le bruissement de leurs fleurs et de leurs feuilles.

Telles des femmes qui ont orné leurs jeunes corps de belles robes de brocart d’or rouge, un jour de fête, ô oranges,

Vous êtes fleurs par l’odeur et fruits par la saveur. Et globes de feu vous renfermez la fraîcheur de la neige ! Neige merveilleuse qui ne fond pas au milieu du feu ! Feu merveilleux sans flamme et sans chaleur !

Et si je contemple votre peau si luisante, puis-je ne point penser à mon amie, la jouvencelle aux belles joues, dont le derrière d’or est granulé ?


les citrons

Les branches des citronniers s’abaissent vers la terre, alourdies par leurs richesses ;

Et les cassolettes d’or des citrons, au sein des feuilles, ont des parfums qui enlèvent le cœur, et des exhalaisons qui rendent l’âme aux agonisants.


les limons

Regarde ces limons qui commencent à mûrir ! C’est la neige qui se teint des couleurs du safran ; c’est l’argent qui se transmue en or ; c’est la lune qui se change en soleil !

Ô limons, boules de chrysolithe, seins des vierges, camphre pur, ô limons ! ô limons !…


les bananes

Bananes aux formes hardies, chair beurrée comme une pâtisserie,

Bananes à peau lisse et douce, qui dilatez les yeux des jeunes filles,

Bananes ! Quand vous coulez dans nos gosiers, vous ne heurtez point nos organes ravis de vous sentir !

Que vous pendiez, lourdes comme des lingots d’or, sur la tige poreuse de votre mère,

Ou que vous mûrissiez lentement à nos plafonds, ô fioles pleines d’odeur,

Vous savez toujours plaire à nos sens ! Et vous seules, entre tous les fruits, êtes douées d’un cœur compatissant, ô consolatrices des veuves et des divorcées !


les dattes

Nous sommes les filles saines des palmiers, les Bédouines à la chair brune ! Nous grandissons en écoutant la brise jouer de ses flûtes dans nos chevelures.

Notre père le soleil nous a, dès l’enfance, nourries de lumière : et longtemps nous avons sucé les pudiques mamelles de notre mère.

Nous sommes les préférées du peuple libre des tentes spacieuses, qui ne connaît pas les vestibules des citadins,

Le peuple des rapides cavales, des chamelles efflanquées, des ravissantes vierges, de la généreuse hospitalité et des solides cimeterres.

Et quiconque a goûté le repos à l’ombre de nos palmes, souhaite nous entendre murmurer sur sa tombe !

Or, tels sont, entre des milliers, quelques-uns des poèmes sur les fruits. Mais il faudrait toute une vie pour dire les vers sur les fleurs comme celles que renfermait ce merveilleux jardin, les jasmins, les jacinthes, les lis d’eau, les myrtes, les œillets, les narcisses et les roses dans toutes leurs variétés.

Mais déjà le gardien du jardin avait conduit les adolescents, à travers les allées, à un pavillon enfoui au milieu de la verdure. Et il les invita à y entrer se reposer, et les fit s’asseoir autour d’un bassin d’eau sur des coussins de brocart, en priant le jeune Nour de prendre la place du milieu. Et il lui offrit, pour se rafraîchir le visage, un éventail de plumes d’autruche, sur lequel ce vers était inscrit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il lui offrit, pour se rafraîchir le visage, un éventail de plumes d’autruche, sur lequel ce vers était inscrit :

Aile blanche infatigable, mes bouffées parfumées, qui caressent le visage de celui que j’aime, donnent un avant-goût de la brise du Paradis !

Puis les adolescents, ayant ôté leurs manteaux et leurs turbans, se mirent à causer et à s’entretenir ensemble, et ils ne pouvaient détacher leurs regards de leur beau camarade Nour. Et le gardien leur servit lui-même le repas, qui était très splendide, composé de poulets, d’oies, de cailles, de pigeons, de perdrix et d’agneaux farcis, sans compter les corbeilles de fruits cueillis aux branches. Et, après le repas, les adolescents se lavèrent les mains avec du savon mêlé de musc, et s’essuyèrent avec des serviettes de soie brodées d’or.

Alors, le gardien entra avec un magnifique bouquet de roses, et dit : « Il convient, ô mes amis, qu’avant de toucher aux boissons vous disposiez votre âme au plaisir par les couleurs et le parfum des roses. » Et ils s’écrièrent : « Tu dis vrai, ô gardien ! » Il dit : « Oui. Mais je ne veux vous donner ces roses qu’en échange d’un beau poème sur cette fleur admirable ! »

Alors, l’adolescent auquel appartenait le jardin prit la corbeille de roses des mains du gardien, y plongea la tête, la respira longuement, puis fit de la main un signe pour demander le silence, et improvisa :

« Vierge odorante, mais si timide dans ta jeunesse quand tu cachais la rougeur de ton beau visage dans la soie verte de tes manches,

Ô rose souveraine ! tu es, entre toutes les fleurs, la sultane au milieu de ses esclaves, et le bel émir dans le cercle de ses guerriers.

Tu renfermes dans ta corolle pleine de baume la quintessence de tous les flacons.

Ô rose amoureuse, tes pétales entrouverts sous le souffle du zéphyr sont les lèvres d’une jeune beauté qui s’apprête à donner un baiser à son ami !

Tu es plus douce, ô rose, dans ta fraîcheur, que la joue duvetée du jeune garçon, et plus désirable que la bouche vive d’une intacte jouvencelle !

Le sang délicat qui colore ta chair heureuse te rend comparable à l’aurore veinée d’or, à la coupe remplie d’un vin couleur de pourpre, à une floraison de rubis sur un rameau d’émeraude.

Ô rose voluptueuse, mais si cruelle envers les amants grossiers qui te heurtent sans délicatesse, tu les punis, ceux-là, avec les flèches de ton carquois d’or !

Ô merveilleuse, ô réjouissante, ô délectable ! tu sais également retenir les raffinés qui t’apprécient ! Pour eux tu vêts tes grâces de robes de couleurs différentes, et tu restes la bien-aimée dont on ne se lasse jamais. »

En entendant cette louange admirable de la rose, les adolescents ne purent retenir leur enthousiasme, et poussèrent mille exclamations et répétèrent en chœur, en dodelinant de la tête : « Et tu restes la bien-aimée dont on ne se lasse jamais ! » Et celui qui venait d’improviser le poème vida aussitôt la corbeille et couvrit de roses ses hôtes. Puis il remplit de vin la grande coupe et la fit circuler à la ronde. Et le jeune Nour, lorsque vint son tour, prit la coupe avec un certain embarras ; car il n’avait jamais encore bu de vin, et son palais ignorait le goût des boissons fermentées comme son corps le contact des femmes. Il était vierge, en effet, et ses parents ne lui avaient point encore, vu son jeune âge, fait cadeau d’une concubine, comme c’est la coutume chez les notables qui veulent, avant le mariage, donner de l’expérience et du savoir, en ces questions, à leurs fils pubères. Et ses compagnons connaissaient ce détail de la virginité de Nour, et s’étaient promis, en l’invitant à cette partie de jardin, de l’éveiller de ce côté-là !

Aussi, voyant qu’il tenait la coupe et hésitait comme devant une chose défendue, les adolescents se mirent à faire de grands éclats de rire, si bien que Nour, piqué et tant soit peu mortifié, finit par porter résolument la coupe à ses lèvres et la vida d’un trait jusqu’à la dernière goutte. Et les adolescents, à cette vue, poussèrent un cri de triomphe ; et le maître du jardin s’approcha de Nour, avec la coupe remplie à nouveau, et lui dit : « Que tu as raison, ô Nour, de ne point te priver plus longtemps de cette liqueur précieuse de l’ivresse ! Elle est la mère des vertus, le spécifique contre tous les chagrins, la panacée pour les maux du corps et de l’âme ! Aux pauvres elle donne la richesse, aux lâches le courage, aux faibles la force et la puissance ! Ô Nour, mon charmant ami, je suis, et nous tous ici nous sommes tes serviteurs et tes esclaves ! Mais prends cette coupe, de grâce, et bois ce vin qui est moins enivrant que tes yeux ! » Et Nour ne put refuser, et, d’un trait, vida la coupe que lui tendait son hôte.

Alors, le ferment de l’ivresse commença à circuler dans sa raison ; et l’un des jeunes gens s’écria, en s’adressant à l’hôte : « Cela est bien, ô généreux ami ! mais notre plaisir saurait-il être complet sans le chant et sans la musique de lèvres féminines…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Cela est bien, ô généreux ami ! mais notre plaisir saurait-il être complet sans le chant et sans la musique de lèvres féminines ? Et ne connais-tu les paroles du poète :

« Allons ! qu’on offre du vin à la ronde dans la petite coupe et dans la grande !

Et toi, mon ami, prends la liqueur des mains d’une beauté semblable à la lune.

Mais, pour vider ton verre, attends la musique : j’ai toujours vu le cheval boire avec plaisir, quand on siffle à ses côtés. »

Lorsque le jeune homme, maître du jardin, eut entendu ces vers, il répondit par un sourire, puis se leva aussitôt et sortit de la salle de réunion pour, au bout d’un moment, revenir en tenant par la main une jouvencelle entièrement vêtue de soie bleue. Or, c’était une svelte Égyptienne admirablement taillée, droite comme la lettre aleph, aux yeux babyloniens, aux cheveux noirs comme les ténèbres, et blanche comme l’argent dans la mine ou comme une amande décortiquée. Et elle était si belle et si brillante dans sa robe sombre qu’on l’eût prise pour la lune d’été au milieu d’une nuit d’hiver. Avec cela comment n’aurait-elle pas eu des seins d’ivoire blanc, un ventre harmonieux, des cuisses de gloire et des fesses farcies comme des coussins, avec, au dessous d’elles, lisse, rose et embaumé, quelque chose de semblable à un petit sachet plié dans un gros paquet ? Et n’est-ce point précisément de cette Égyptienne-là que le poète a dit :

Comme la biche, elle s’avance traînant derrière elle les lions vaincus par les œillades acérées de l’arc de ses sourcils.

La belle nuit de sa chevelure étend sur elle, pour la protéger, une tente sans colonnes, une tente miraculeuse.

Elle cache les roses rougissantes de ses joues avec la manche de sa robe ; mais peut-elle empêcher les cœurs de s’enivrer de l’ambre de sa peau embaumée ?

Et si elle vient à soulever le voile qui cache son visage, alors, honte sur toi, bel azur des cieux ! Et toi, cristal de roche, humilie-toi devant ses yeux de pierrerie !

Et le jeune maître du jardin dit à l’adolescente : « Ô belle souveraine des astres, sache que nous ne t’avons fait venir dans notre jardin que pour plaire à notre hôte et ami Nour, que voici, et qui nous honore aujourd’hui, pour la première fois, de sa visite ! »

Alors, la jeune Égyptienne vint s’asseoir à côté de Nour, en lui lançant une œillade extraordinaire ; puis elle tira de dessous son voile un sac de satin vert ; et elle l’ouvrit et y prit trente-deux petits morceaux de bois qu’elle joignit deux à deux, comme se joignent les mâles aux femelles et les femelles aux mâles, et finit par en former un beau luth indien. Et elle releva ses manches jusqu’aux coudes, découvrant ainsi ses poignets et ses bras, pressa le luth sur son sein, comme une mère presse son enfant, et le chatouilla avec les ongles de ses doigts. Et le luth, à ce toucher, frémit et gémit en résonnant ; et il ne put s’empêcher de songer tout à coup à sa propre origine et à sa destinée : il se rappela la terre où il avait été planté, arbre, les eaux qui l’avaient arrosé, les lieux où il avait vécu dans l’immobilité de sa tige, les oiseaux qu’il avait abrités, les bûcherons qui l’avaient abattu, l’habile ouvrier qui l’avait façonné, le vernisseur qui l’avait revêtu d’éclat, le vaisseau qui l’avait apporté, et toutes les belles mains entre lesquelles il avait passé. Et, à ces souvenirs, il gémit et chanta avec harmonie, et sembla répondre dans son langage aux ongles qui l’interrogeaient, par ces couplets rythmés :

Autrefois j’étais un rameau vert habité par les rossignols, et je les balançais amoureusement quand ils chantaient.

Ils me donnaient ainsi le sentiment de l’harmonie ; et je n’osais agiter mon feuillage, pour les écouter attentivement.

Mais une main barbare, un jour, me renversa par terre et me changea, comme vous le voyez, en un luth fragile.

Pourtant, je ne me plains pas de ma destinée ; car, lorsque les fins ongles me touchent, je frémis de toutes mes cordes et souffre avec plaisir les coups d’une belle main.

En récompense de mon esclavage, je repose sur les seins des jeunes filles, et les bras des houris s’enlacent avec amour autour de ma taille.

Je sais charmer par mes accords les amis qui aiment les gaies réunions ; et, chantant comme autrefois mes oiseaux, j’enivre sans l’aide de l’échanson !

Après ce prélude sans paroles, où le luth s’était exprimé dans un langage sensible à l’âme seule, la belle Égyptienne cessa un moment de jouer ; puis, tournant ses regards vers le jeune Nour, elle chanta ces vers en s’accompagnant…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

… la belle Égyptienne, tournant ses regards vers le jeune Nour, chanta ces vers en s’accompagnant :

« La nuit est claire et transparente, et le rossignol, dans le fourré du voisinage, soupire ses transports comme amant passionné.

Ah ! réveille-toi ! la nudité du ciel et sa fraîcheur invitent notre âme au plaisir, et la lune, ce soir, est pleine de sortilèges ! Viens !

Ne craignons point les jaloux, et profitons du sommeil de nos censeurs pour nous plonger sans contrainte au sein des voluptés. Les nuits ne sont pas toujours pleines d’étoiles et embaumées ! Viens !

N’as-tu point, pour goûter le plaisir tranquille, des myrtes, des roses, des fleurs d’or et des parfums ? Et ne possèdes-tu pas les quatre choses nécessaires à la jouissance idéale : un ami, une amante, une bourse pleine et du vin ?

Que faut-il de plus pour le bonheur ? Hâte-toi d’en profiter ! demain tout s’évanouira ! La coupe du plaisir, la voici ! »

En entendant ces vers, le jeune Nour, enivré de vin et d’amour, lança des regards enflammés sur la belle esclave, qui lui répondit par un sourire engageant. Alors, il se pencha sur elle, emporté par le désir ; et elle, aussitôt, poussa tout contre lui la pointe de ses seins, le baisa entre les yeux, et se livra toute entre ses mains. Et Nour, cédant au trouble de ses sens et à l’ardeur qui l’embrasait, colla ses lèvres sur la bouche de l’adolescente et la respira comme une rose. Mais elle, rappelée par les regards des autres adolescents, se dégagea de cette première étreinte du jouvenceau, pour reprendre le luth et chanter :

« Par la beauté de ton visage, par tes joues, parterre de roses, par le vin précieux de ta salive,

Je jure que tu es l’esprit de mon esprit, la lumière de mes yeux, le baume de mes paupières, et que je n’aime que toi seul, ô vie des âmes ! »

En entendant cette brûlante déclaration, Nour, transporté d’amour, improvisa ceci à son tour :

« Ô toi dont le port est superbe comme celui d’un vaisseau de pirate sur la mer, belle au regard de faucon,

Ô jeune fille ceinte de grâce, à la bouche ornée de deux rangs de perles, aux joues épanouies de roses dans un parterre dont la clôture est difficile à franchir,

Ô propriétaire d’une chevelure de splendeur qui se déroule dans toute sa longueur, à droite et à gauche, noire comme un jeune nègre au milieu d’une vente à l’encan,

Tu es devenue la tyrannique pensée de mon âme ! À la vue de tes charmes, l’amour est entré tout droit dans mon cœur et l’a teint de la couleur foncée de la cochenille, de la teinte la plus indélébile ! Et son feu a consumé mon foie jusqu’à la folie.

Si bien que je veux te donner mes biens et toute mon âme. Et si tu me demandes : « Sacrifierais-tu pour moi ton sommeil ? » je répondrai : « Oui, certes ! et même mes yeux, ô magicienne ! »

Lorsque le jeune homme, maître du jardin, vit l’état dans lequel se trouvait son ami Nour, il jugea que le moment était venu de laisser la belle Égyptienne l’initier aux joies de l’amour. Et il fit signe aux adolescents, qui se levèrent l’un après l’autre et se retirèrent de la salle du festin, laissant Nour en tête à tête avec la belle Égyptienne.

Aussitôt que la jouvencelle se vit seule avec le beau Nour, elle se leva toute droite et se dépouilla de ses ornements et de ses habits pour se mettre entièrement nue, avec, pour tout voile, sa seule chevelure. Et elle vint s’asseoir sur les genoux de Nour, et le baisa entre les yeux et lui dit : « Sache, ô mon œil, que le cadeau est toujours proportionné à la générosité du donateur. Or, moi, pour ta beauté, et parce que tu me plais, je te fais don de tout ce que je possède ! Prends mes lèvres, prends ma langue, prends mes seins, prends mon ventre et tout le reste ! » Et Nour accepta le merveilleux cadeau, et lui fit don, en retour, d’un autre plus merveilleux encore. Et la jouvencelle, charmée à la fois et surprise de sa générosité et de son savoir, lui demanda, quand ils eurent fini : « Et pourtant, ô Nour, tes compagnons disaient que tu étais vierge ! » Il dit : « C’est vrai ! » Elle dit : « Que c’est étonnant ! Et comme tu as été expert dans ton premier essai ! » Il dit, en riant : « Quand on frotte le silex, le feu jaillit toujours ! »

Et c’est ainsi qu’au milieu des roses, de la gaieté et des ébats multipliés, le jeune Nour connut l’amour dans les bras d’une Égyptienne belle et saine comme l’œil du coq, et blanche comme l’amande décortiquée…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et c’est ainsi qu’au milieu des roses, de la gaieté et des ébats multipliés, le jeune Nour connut l’amour dans les bras d’une Égyptienne belle et saine comme l’œil d’un coq.

Or, il était écrit dans sa destinée qu’il devait en être ainsi, pour son initiation. Car comment, sans cela, comprendrait-on les choses plus merveilleuses encore qui allaient marquer ses pas dans la voie plane de la vie heureuse ?

Donc, une fois leurs ébats terminés, le jeune Nour se leva, car les étoiles commençaient à briller au ciel, et le souffle de Dieu s’élevait dans le vent de la nuit. Et il dit à l’adolescente : « Avec ta permission ! » Et, malgré ses supplications pour le retenir, il ne voulut pas s’attarder davantage, et la quitta pour remonter sur sa mule et s’en revenir au plus vite à sa maison où, anxieusement, l’attendaient son père Couronne et sa mère.

Or, dès qu’il eut franchi le seuil, sa mère, pleine d’inquiétude de cette absence inaccoutumée de son fils, courut à sa rencontre, le serra dans ses bras et lui dit : « Où as-tu été, mon chéri, pour tarder ainsi hors de la maison ? » Mais dès que Nour eut ouvert la bouche, sa mère s’aperçut qu’il était pris de vin et sentit l’odeur de son haleine. Et elle lui dit : « Ah ! malheureux Nour, qu’as-tu fait ? Si ton père vient à sentir ton odeur, quelle calamité ! » Car Nour, qui avait supporté la boisson tant qu’il était dans les bras de l’Égyptienne, avait été frappé par l’air vif du dehors, et sa raison disloquée le faisait tituber à droite et à gauche comme un ivrogne. Aussi sa mère se hâta-t-elle de l’entraîner vers son lit et de le coucher, en le couvrant chaudement.

Mais, à ce moment, arriva dans la chambre le marchand Couronne, lequel était un observateur fidèle de la loi d’Allah qui défend aux Croyants les boissons fermentées. Et, voyant que son fils était couché pâle et le visage fatigué, il demanda à son épouse : « Qu’a-t-il ? » Elle répondit : « Il souffre d’un violent mal de tête occasionné par le grand air dans ce jardin où tu lui avais permis d’aller se promener avec ses camarades ! » Et le marchand Couronne, bien ennuyé de ce reproche de son épouse et du malaise de son fils, se pencha sur Nour pour lui demander comment il allait ; mais il sentit l’odeur de son haleine, et, indigné, il secoua le bras de Nour et lui cria : « Comment, fils débauché ! tu as enfreint la loi d’Allah et de son Prophète, et tu oses entrer dans la maison sans purifier ta bouche ! » Et il continua à l’admonester durement.

Alors Nour, qui était dans un état d’ivresse complète, sans savoir au juste ce qu’il faisait, leva la main et envoya à son père, le marchand Couronne, un coup de poing qui l’atteignit à l’œil droit, et si violemment qu’il le renversa par terre. Et le vieillard Couronne, à la limite de l’indignation, fit serment, par le divorce à la troisième puissance, de chasser dès le lendemain son fils Nour après lui avoir coupé la main droite. Puis il quitta la chambre.

Lorsque la mère de Nour eut entendu ce serment redoutable, contre lequel il n’y avait pas de recours ou de remède possible, elle déchira ses habits, de désespoir, et passa toute la nuit à se lamenter et à pleurer au pied du lit de son fils plongé dans l’ivresse. Mais, comme la chose était pressante, elle réussit, en le faisant transpirer et pisser beaucoup, à dissiper les fumées du vin. Et, comme il ne se rappelait rien de tout ce qui s’était passé, elle lui apprit l’action qu’il avait commise et le terrible serment de son père Couronne. Puis elle lui dit : « Hélas sur nous ! les regrets maintenant sont inutiles ! Et le seul parti qui te reste à prendre, en attendant que la destinée ait changé la face des choses, c’est de t’éloigner au plus vite, ô Nour, de la maison de ton père ! Pars, mon fils, pour la ville d’Al-Iskandaria, et voici une bourse de mille dinars d’or et cent dinars ! Lorsque tu seras au bout de cet argent, tu m’en feras demander d’autre, en ayant soin de me donner de tes nouvelles. » Et elle se mit à pleurer, en l’embrassant.

Alors Nour, après avoir de son côté versé beaucoup de larmes de repentir, attacha la bourse à sa ceinture, prit congé de sa mère, et sortit en secret de la maison pour aussitôt gagner le port de Boulak et, de là, descendre le Nil, sur un navire, jusqu’à Al-Iskandaria, où il débarqua en bonne santé.

Or, Nour trouva qu’Al-Iskandaria était une ville merveilleuse, habitée par des gens tout à fait charmants, et dotée d’un climat délicieux, de jardins remplis de fruits et de fleurs, de belles rues et de souks magnifiques. Et il se plut ainsi à parcourir les divers quartiers de la ville et tous les souks, l’un après l’autre. Et, comme il passait dans le souk, particulièrement agréable, des marchands de fleurs et de fruits…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, comme il passait dans le souk, particulièrement agréable, des marchands de fleurs et de fruits, il vit passer un Persan monté sur une mule avec, en croupe, une merveilleuse adolescente au maintien délicieux et à la taille de cinq palmes pleines. Elle était blanche comme le gland dans son écorce, comme l’ablette dans le bassin, comme le zerboa dans le désert. Son visage était plus éblouissant que l’éclat du soleil et, sous la garde des arcs tendus de ses sourcils, deux grands yeux noirs brillaient, originaires de Babylone. Et, de par l’étoffe transparente qui l’enveloppait, l’on devinait en elle des splendeurs à nulles autres pareilles : des joues polies comme le plus beau satin et plantées de roses ; des dents qui étaient deux colliers de perles ; des seins debout et menaçants ; des hanches onduleuses ; des cuisses semblables aux queues dodues des moutons de Syrie, et abritant, vers leur sommet de neige, un trésor incomparable, et supportant un derrière formé tout entier d’une pâte de perles, de roses et de jasmins. Gloire à son Créateur !

Aussi, lorsque le jeune Nour eut vu cette adolescente, qui surpassait en splendeurs la brune Égyptienne du jardin, il ne put s’empêcher de suivre la mule bienheureuse qui la portait. Et il se mit à marcher ainsi, derrière elle, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur la place du Marché aux Esclaves.

Alors, le Persan descendit de la mule et, après avoir aidé l’adolescente à descendre à son tour, il la prit par la main et la remit au crieur public pour qu’il la criât sur le marché. Et le crieur, écartant la foule, fit asseoir l’adolescente sur un siège d’ivoire enrichi d’or, au centre de la place. Puis il promena ses regards sur ceux qui l’entouraient, et cria :

« Ô marchands ! ô acheteurs ! ô maîtres de richesses ! Citadins et Bédouins ! ô assistants qui m’entourez de près ou de loin, ouvrez l’encan ! Nul blâme à l’ouvreur de l’encan ! Estimez et parlez ! Allah est omnipotent et omniscient ! Ouvrez l’encan ! »

Alors s’avança au premier rang un vieillard, qui était le syndic des marchands de la ville et devant qui nul n’osa élever la voix pour l’enchère. Et il fit lentement le tour du siège où était assise l’adolescente et, après l’avoir examinée avec une grande attention, il dit : « J’ouvre l’encan à neuf cent vingt-cinq dinars ! »

Aussitôt le crieur cria de toute sa voix : « L’encan s’ouvre à neuf cent vingt-cinq dinars ! Ô ouvreur ! Ô omniscient ! Ô généreux ! À neuf cent vingt-cinq dinars la mise à prix de la perle incomparable ! » Puis, comme personne ne voulait augmenter l’enchère, par égard pour le vénérable syndic, le crieur se tourna vers l’adolescente et lui demanda : « Acceptes-tu, ô souveraine des lunes, d’appartenir à notre vénérable syndic ? » Et l’adolescente répondit, de dessous ses voiles : « Serais-tu fou, ô crieur, ou seulement atteint de dislocation dans ta langue, pour me faire une telle offre ? » Et le crieur, interdit, demanda : « Et pourquoi donc, ô souveraine des belles ? » Et l’adolescente, découvrant les perles de sa bouche dans un sourire, dit : « Ô crieur, n’as-tu pas honte devant Allah et sur ta barbe, de vouloir livrer les jeunes filles de ma qualité à un vieillard comme celui-ci, décrépit et sans vertu, auquel sa femme a dû, sans aucun doute, et plus d’une fois, reprocher sa frigidité en termes violents et indignés ! Et ne sais-tu que c’est précisément à ce vieillard-là que s’appliquent ces vers du poète :

« J’ai, m’appartenant en propre, un zebb calamiteux. Il est fait de cire fondante, car plus on le touche, plus il s’amollit.

J’ai beau lui parler raison, il s’entête à dormir quand il est nécessaire qu’il se réveille. C’est un zebb paresseux !

Mais que je sois seul à seul avec lui, et le voilà pris soudain d’un beau zèle guerrier ! Ah ! c’est un zebb calamiteux !

Il est avare quand il faut montrer de la générosité, et prodigue quand il faut économiser. Le fils de chien ! Si je dors, il s’éveille aussitôt ; et si je m’éveille, aussitôt il s’endort. C’est un zebb calamiteux ! Maudit soit celui qui le prendra en pitié ! »

Lorsque les assistants eurent entendu ces paroles et ces vers de l’adolescente, ils furent extrêmement formalisés, à cause du manque d’égards et de l’irrespect témoignés au syndic. Et le crieur dit à l’adolescente : « Par Allah, ô ma maîtresse, tu fais noircir mon visage devant les marchands ! Comment peux-tu dire de telles choses de notre syndic, un homme respectable, un sage, un savant même ? » Mais elle répondit : « Ah ! si c’est un savant, alors vraiment tant mieux ! Puisse la leçon lui être de quelque profit ! Des savants sans zebb, à quoi ça sert-il ? Allons ! Qu’il aille plutôt se cacher…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Des savants sans zebb, à quoi ça sert-il ? Allons ! Qu’il aille plutôt se cacher ! »

Le crieur alors, pour que l’adolescente ne pût continuer à invectiver le vieux syndic, se hâta de recommencer la criée, de toute sa voix, en clamant : « Ô marchands, ô acheteurs ! l’encan est ouvert et reste ouvert ! Au plus offrant, la fille des rois ! » Alors s’avança un autre marchand, qui n’avait pas assisté à ce qui venait de se passer et qui, ébloui par la beauté de l’esclave, dit : « À moi, pour neuf cent cinquante dinars ! » Mais l’adolescente, à sa vue, poussa un éclat de rire ; et, lorsqu’il se fut approché d’elle pour la mieux examiner, elle lui dit : « Ô cheikh, dis-moi, as-tu dans ta maison un solide couperet ? » Il répondit : « Oui, par Allah, ô ma maîtresse ! Mais que veux-tu en faire ? » Elle répondit : « Ne vois-tu donc pas qu’il faut, avant tout, te couper un notable morceau de l’aubergine que tu portes en guise de nez ? Et ignores-tu que c’est à toi, mieux qu’à personne, que s’appliquent ces paroles du poète :

« Sur son visage s’élève un immense minaret qui pourrait laisser s’engouffrer, par ses deux portes, tous les humains. Et du coup la terre serait dépeuplée ! »

Lorsque le marchand au gros nez eut entendu ces paroles de l’adolescente, il fut dans une telle colère qu’il éternua avec un grand éclat, puis, saisissant le crieur au collet, il lui asséna plusieurs coups sur la nuque, en lui criant : « Maudit crieur ! ne nous as-tu amené cette impudente esclave que pour nous injurier et nous rendre un objet de risée ? » Et le crieur, bien marri, se tourna vers l’adolescente et lui dit : « Par Allah ! depuis le temps que j’exerce mon métier, jamais je n’ai eu une journée aussi néfaste que celle-ci ! Ne pourrais-tu réprimer les désordres de ta langue, et nous laisser gagner notre subsistance ? » Puis, pour mettre fin aux rumeurs, il continua la criée.

Alors survint un troisième marchand fortement barbu, qui voulut acheter la belle esclave. Mais avant qu’il eût ouvert la bouche pour faire son offre, l’adolescente se mit à rire et s’écria : « Regarde, ô crieur ! Chez cet homme l’ordre de la nature est interverti : c’est un mouton à grosse queue, mais sa queue lui a poussé au menton ! Et, certes, tu ne songes pas à me céder à un homme qui possède une barbe si longue et par conséquent un esprit fort borné ! Car tu sais que l’intelligence et la raison sont en sens inverse de la longueur de la barbe ! »

À ces paroles, le crieur, à la limite du désespoir, ne voulut pas aller plus loin dans cette vente-là ! Et il s’écria : « Non, par Allah ! je n’exerce plus le métier aujourd’hui ! » Et, prenant l’adolescente par la main, avec un sentiment de terreur, il la remit au Persan, son ancien maître, en lui disant : « Elle est invendable pour nous ! Qu’Allah ouvre pour toi ailleurs la porte de la vente et de l’achat ! » Et le Persan, sans se troubler ni s’émouvoir, se tourna vers l’adolescente et lui dit : « Allah est le plus généreux ! Viens, ma fille ! nous finirons bien par trouver l’acheteur qui te sied ! » Et il l’emmena et s’en alla, la tenant par une main, tandis qu’il conduisait, de l’autre main, la mule par la bride, et que l’adolescente lançait de ses yeux, à ceux qui la regardaient, de longues flèches noires et acérées.

Or, c’est alors seulement que tu aperçus le jeune Nour, ô merveilleuse, et qu’à sa vue tu sentis le désir te mordre le foie et l’amour te bouleverser les entrailles ! Et tu t’arrêtas soudain, et tu dis à ton maître le Persan : « C’est celui-ci que je veux ! Vends-moi à lui ! » Et le Persan se retourna et aperçut à son tour le jouvenceau orné de tous les charmes de la jeunesse et de la beauté, et élégamment enveloppé d’un manteau couleur de pruneau. Et il dit à l’adolescente : « Ce jeune homme était tout à l’heure parmi les assistants, et ne s’est point avancé pour l’enchère. Comment alors veux-tu que j’aille te proposer à lui, contre sa volonté ? Ne sais-tu que cette démarche te déprécierait à l’extrême sur le marché ? » Elle répondit : « Il n’y a point d’inconvénient à la chose. Je ne veux appartenir qu’à ce bel adolescent. Et nul autre que lui ne me possédera. » Et elle s’avança résolument vers le jeune Nour et lui dit, en lui coulant un regard chargé de tentations : « Ne suis-je donc point belle, ô mon maître, pour que tu n’aies point daigné faire une offre aux enchères ? » Il répondit : « Ô ma souveraine, y a-t-il de par le monde une beauté comparable à toi ? » Elle demanda : « Pourquoi donc n’as-tu point voulu de moi, alors qu’on me proposait au plus offrant ? c’est que, sans doute, tu ne me trouves pas à ta convenance ! » Il répondit : « Qu’Allah te bénisse, ô ma maîtresse ! Certes, si j’étais dans mon pays, je t’aurais achetée moyennant toutes les richesses et tous les biens que possède ma main. Mais ici je ne suis qu’un étranger et je ne possède, pour toutes ressources, qu’une bourse de mille dinars ! » Elle dit : « Offre-la pour mon achat et tu ne le regretteras pas ! » Et le jeune Nour, ne pouvant résister à la magie du regard fixé sur lui, défit sa ceinture, où étaient serrés les mille dinars, et compta et pesa l’or devant le Persan. Et tous deux conclurent le marché, après avoir fait venir le kâdi et les témoins, pour la légalisation du contrat de vente et d’achat. Et, pour confirmer l’acte, l’adolescente déclara : « Je consens à ma vente à ce bel adolescent, moyennant les mille dinars donnés à mon maître le Persan ! » Et les assistants se dirent les uns aux autres : « Ouallah ! ils sont bien faits l’un pour l’autre ! » Et le Persan dit à Nour : « Puisse-t-elle être pour toi une cause de bénédictions ! Réjouissez-vous ensemble de votre jeunesse ! vous méritez également le bonheur qui vous attend…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SIX CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … vous méritez également le bonheur qui vous attend ! »

Alors le jeune Nour, suivi par l’adolescente aux hanches onduleuses, se dirigea vers le grand khân de la ville, et se hâta d’y louer une chambre où loger. Et il s’excusa auprès de l’adolescente de ne pouvoir lui offrir mieux, disant : « Par Allah, ô ma maîtresse, si j’étais au Caire, ma ville, je te logerais dans un palais digne de toi ! Mais, je te le répète, ici je ne suis qu’un étranger ! Et je n’ai plus sur moi, pour subvenir à nos besoins, que juste de quoi payer ce logement ! » Elle répondit, en souriant : « Sois sans inquiétude à ce sujet ! » Et elle tira de son doigt une bague où était enchâssé un rubis d’une grande valeur, et lui dit : « Prends ceci, et va le vendre au souk. Et achète-nous tout ce qu’il faut pour un festin à deux ; et dépense largement et achète ce qu’il y a de mieux en fait de vivres et de boissons, sans oublier les fleurs, les fruits et les parfums ! » Et Nour se hâta d’aller exécuter l’ordre, et ne tarda pas à revenir chargé de provisions de toute nature. Et il releva ses manches et sa robe, et tendit la nappe, et apprêta avec beaucoup de soin le festin. Puis il s’assit à côté de l’adolescente, qui le voyait faire en souriant ; et ils se mirent, pour commencer, par bien manger et bien boire. Et lorsqu’ils se furent rassasiés et que la boisson eut commencé son effet, le jeune Nour, qui était un peu intimidé par les yeux brillants de son esclave, ne voulut point se laisser aller aux désirs tumultueux qui l’agitaient, avant de s’être informé du pays et de l’origine de l’adolescente. Et il lui prit la main et la baisa et lui dit : « Par Allah sur toi, ô ma maîtresse, ne pourrais-tu pas maintenant me dire ton nom et ton pays ? » Elle répondit : « Justement, ô Nour, j’allais moi-même t’en parler la première ! » Et elle s’arrêta un moment, et dit :

« Sache, ô Nour, que je m’appelle Mariam, et que je suis la fille unique du puissant roi des Francs qui règne dans la ville de Constantinia. Aussi ne sois point étonné de savoir que j’ai reçu, dans mon enfance, la plus belle éducation et que j’ai eu des maîtres dans tous les genres. On m’apprit également à manier l’aiguille et le fuseau, à faire des foulards et des broderies, à tisser des tapis et des ceintures, et à travailler les étoffes soit en or sur un fond d’argent, soit en argent sur un fond d’or. Et j’appris également tout ce qui pouvait orner l’esprit et ajouter à la beauté. Et je grandis de la sorte, au milieu du palais de mon père, loin de tous les regards. Et les femmes du palais disaient, en me regardant avec des yeux tendres, que j’étais la merveille du temps. Aussi, un grand nombre de princes et de rois, qui régnaient sur les terres et les îles, ne manquèrent pas de venir me demander en mariage ; mais le roi mon père rejeta toutes leurs propositions, ne voulant pas se séparer de sa fille unique, celle qu’il chérissait plus que sa vie et plus que les nombreux enfants mâles, mes frères !

« Sur ces entrefaites, étant tombée malade, je fis vœu, si je recouvrais la santé, d’aller en pèlerinage à un monastère très vénéré parmi les Francs. Et lorsque je fus guérie, je voulus accomplir mon vœu, et je m’embarquai avec une de mes dames d’honneur, fille d’un grand d’entre les grands de la cour du roi mon père. Mais, dès que nous eûmes perdu la terre de vue, notre navire fut attaqué et pris par des pirates musulmans ; et moi-même, avec toute ma suite, je fus emmenée en esclavage, et conduite en Égypte où je fus vendue au marchand persan que tu as vu et qui, heureusement pour ma virginité, se trouvait être affligé d’eunuquat. Et, pour ma chance également et parce qu’ainsi le voulait ma destinée, mon maître éprouva, dès qu’il m’eut dans sa maison, une longue et dangereuse maladie, pendant laquelle je lui prodiguai les soins les plus attentifs. Aussi, dès qu’il eut recouvré la santé, il voulut me témoigner sa gratitude pour les marques d’attachement que je lui avais données pendant sa maladie, et me pria de lui demander tout ce que pouvait souhaiter mon âme. Et moi je réclamai de lui, pour toute faveur, de me vendre à quelqu’un qui pût utiliser ce qu’il y avait en moi à utiliser, mais de ne me céder qu’à celui que je choisirais moi-même. Et le Persan me le promit à l’instant, et se hâta d’aller me vendre sur la place du marché, où je pus de la sorte fixer mon choix sur toi, ô mon œil, à l’exclusion de tous les vieux et décrépits personnages qui me convoitaient ! »

Et, ayant ainsi parlé, la jeune Franque regarda Nour avec des yeux où flambait l’or des tentations, et lui dit : « Pouvais-je, telle que je suis, appartenir à un autre qu’à toi, ô jouvenceau ? » Et, d’un mouvement rapide, elle rejeta ses voiles et se dévêtit tout entière, pour apparaître dans sa native nudité. Béni soit le ventre qui l’a portée ! C’est alors seulement que Nour put juger de la bénédiction qui était descendue sur sa tête ! Et il vit que la princesse était une beauté douce et blanche comme un tissu de lin, et qu’elle répandait de toutes parts la suave odeur de l’ambre, telle la rose qui sécrète elle-même son parfum originel. Et il la pressa dans ses bras et trouva en elle, l’ayant explorée dans sa profondeur intime, une perle encore intacte. Et il jubila de cette découverte-là à la limite de la jubilation, et s’enflamma à la limite de l’inflammation. Et il se mit à promener sa main sur ses membres charmants et son cou délicat, et à l’égarer parmi les flots et les boucles de sa chevelure, en faisant claquer les baisers sur ses joues, comme des cailloux sonores dans l’eau ; et il se dulcifiait à ses lèvres, et faisait claquer ses paumes sur la tendreté rebondissante de ses fesses. Vraiment tout cela ! Et elle, de son côté, elle ne manqua pas de faire voir une partie considérable des dons qu’elle possédait et des merveilleuses aptitudes qui étaient en elle ; car elle unissait la volupté des Grecques aux amoureuses vertus des Égyptiennes, les mouvements lascifs des filles arabes à la chaleur des Éthiopiennes, la candeur effarouchée des Franques à la science consommée des Indiennes, l’expérience des filles de Circassie aux désirs passionnés des Nubiennes, la coquetterie des femmes du Yamân à la violence musculaire des femmes de la Haute-Égypte, l’exiguïté des organes des Chinoises à l’ardeur des filles du Hedjaz, et la vigueur des femmes de l’Irak à la délicatesse des Persanes. Aussi les enlacements ne cessèrent de succéder aux embrassements, les baisers aux caresses et les copulations aux foutreries, pendant toute la nuit, jusqu’à ce que, un peu fatigués de leurs transports et de leurs multiples ébats, ils se fussent endormis enfin dans les bras l’un de l’autre, ivres de jouissances. Gloire à Allah qui n’a point créé de spectacle plus enchanteur que celui de deux amants heureux qui, après s’être grisés des délices de la volupté, reposent sur leur couche, les bras entrelacés, les mains unies et les cœurs battant en harmonie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENTIÈME NUIT

Elle dit :

… Gloire à Allah qui n’a point créé de spectacle plus enchanteur que celui de deux amants heureux qui, après s’être grisés des délices de la volupté, reposent sur leur couche, les bras entrelacés, les mains unies et les cœurs battant en harmonie !

Lorsque, le lendemain, ils se furent réveillés, ils ne manquèrent pas de recommencer leurs ébats, avec encore plus d’intensité, de chaleur, de multiplicité, de répétitions, de vigueur et d’expérience qu’ils ne l’avaient fait la veille. Aussi la princesse franque, émerveillée et à la limite de l’admiration de voir tant de vertus réunies chez les fils des musulmans, se dit : « Certes ! quand une religion inspire et développe chez ses croyants de tels actes de vaillance, d’héroïsme et de vertu, elle est, sans conteste, la meilleure, la plus humaine et la seule vraie entre toutes les religions ! » Et elle voulut sur le champ s’ennoblir de l’Islam. Elle se tourna donc vers Nour et lui demanda : « Que faut-il que je fasse, ô mon œil, pour m’ennoblir de l’Islam ? Car je veux devenir musulmane comme toi, vu que la paix de mon âme n’est point restée chez les Francs qui placent la vertu dans l’horrible continence et n’estiment rien à l’égal du prêtre émasculé ! Ce sont des pervertis qui ne connaissent point la valeur inestimable de la vie ! Ce sont des malheureux que le soleil ne réchauffe point de ses rayons ! Aussi, mon âme veut demeurer ici, où elle fleurira de toutes ses roses et chantera de tous ses oiseaux ! Dis-moi donc ce qu’il faut que je fasse pour devenir musulmane ! » Et Nour, plein de bonheur d’avoir ainsi contribué, dans la mesure de ses moyens, à convertir la princesse franque, lui dit : « Ô ma maîtresse, notre religion est simple et ne connaît point les complications extérieures ! Tôt ou tard tous les mécréants reconnaîtront la supériorité de nos croyances, et s’achemineront d’eux-mêmes vers nous comme on va des ténèbres à la lumière, de l’incompréhensible au clair et de l’impossible au naturel ! Quant à toi, ô princesse de bénédiction, tu n’as, pour finir de te laver de la crasse chrétienne, qu’à prononcer ces deux mots : « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et, à l’instant, tu deviens croyante et musulmane ! À ces paroles, la princesse Mariam, fille du roi des Francs, leva le doigt et prononça : « J’atteste et certifie qu’il n’y a de Dieu qu’Allah, et que Môhammad est l’envoyé d’Allah ! » Et à l’instant elle s’ennoblit de l’Islam ! Gloire à Celui qui, par les moyens simples, ouvre les yeux des aveugles, sensibilise les oreilles des sourds, délie la langue des muets et ennoblit les cœurs des pervertis, le Maître des vertus, le Distributeur des grâces, le Bon pour Ses Croyants ! Amin !

Cet acte important ainsi accompli (qu’Allah soit loué !) ils se levèrent tous deux de leur lit de volupté, et allèrent aux cabinets, pour, ensuite, faire leurs ablutions et les prières prescrites. Après quoi ils mangèrent et burent et se mirent à causer avec beaucoup de charme et à s’entretenir amicalement. Et Nour s’émerveillait de plus en plus des connaissances nombreuses de la princesse et de sa sagesse et de sa sagacité.

Or, dans l’après-midi, vers l’heure de la prière de l’asr, le jeune Nour se dirigea vers la mosquée, et la princesse Mariam alla se promener du côté de la Colonne du Mât. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du roi des Francs de Constantinia, père de Mariam, lorsqu’il eut appris la capture de sa fille par les pirates musulmans, il fut affligé à la limite de l’affliction et désespéré à mourir. Et il envoya de tous côtés des chevaliers et des patrices pour faire les recherches nécessaires et racheter la princesse et la sauver, de gré ou de force, d’entre les mains de ses ravisseurs. Mais tous ceux qu’il avait chargés de ces recherches revinrent au bout d’un certain temps, sans avoir rien appris. Alors il fit venir son vizir, chef de la police, un petit vieux, borgne de l’œil droit et boiteux de la jambe gauche, mais un véritable démon entre les espions ; car il était capable de démêler, sans les briser, les fils embrouillés d’une toile d’araignée, d’arracher les dents d’un dormeur sans le réveiller, de subtiliser les bouchées d’entre les lèvres d’un Bédouin affamé, et d’enculer un nègre trois fois de suite sans que ce nègre pût même se retourner. Et il lui donna l’ordre de parcourir tous les pays musulmans et de ne revenir auprès de lui qu’après avoir ramené la princesse. Et il lui promit toutes sortes d’honneurs et de prérogatives pour son retour, mais en lui faisant entrevoir, en cas d’insuccès, le pal. Et le vizir borgne et boiteux se hâta de partir. Et il se mit à voyager, sous un déguisement, à travers les pays amis et ennemis, sans trouver aucune piste, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à El-Iskandaria.

Et précisément, ce jour-là, il alla, avec les esclaves qui l’avaient accompagné, faire une partie de plaisir à la Colonne du Mât. Et le destin voulut ainsi qu’il rencontrât la princesse Mariam qui respirait l’air de ce côté-là. Aussi, dès qu’il l’eut reconnue, il se trémoussa de joie, et se précipita à sa rencontre. Et, arrivé devant elle, il mit un genou en terre et voulut lui baiser les mains. Mais la princesse, qui avait acquis toutes les vertus musulmanes et la décence vis-à-vis des hommes, appliqua un vigoureux soufflet au vizir franc, si laid, et lui cria : « Chien maudit ! que viens-tu faire en terre musulmane ? Et penses-tu me faire tomber en ta puissance…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT UNIÈME NUIT

Elle dit :

… Mais la princesse, qui avait acquis toutes les vertus musulmanes et la décence vis-à-vis des hommes, appliqua un vigoureux soufflet au vizir franc, si laid, et lui cria : « Chien maudit ! que viens-tu faire en terre musulmane ? Et penses-tu me faire tomber en ta puissance ? » Le Franc répondit : « Ô princesse, je ne suis point coupable en cette affaire. Il ne faut t’en prendre qu’au roi ton père, qui m’a menacé du pal si je ne te retrouvais pas ! Il faut donc que tu reviennes avec nous, de gré ou de force, pour me sauver de ce supplice épouvantable. Et d’ailleurs ton père se meurt du désespoir de te savoir captive chez les infidèles, et ta mère est dans les larmes de songer aux mauvais traitements que tu as dû subir entre les mains de ces bandits perforateurs ! » Mais la princesse Mariam répondit : « Pas du tout ! La paix de mon âme, je l’ai trouvée ici même. Et je ne quitterai point cette terre de bénédiction ! Retourne donc là d’où tu es venu, ou crains que je ne te fasse précisément empaler ici-même, au haut de la Colonne du Mât !

À ces paroles, le Franc boiteux comprit qu’il ne déciderait pas la princesse à le suivre de son plein gré, et lui dit : « Avec ta permission, ô ma maîtresse ! » Et il fit signe de se saisir d’elle à ses esclaves, qui, aussitôt, l’entourèrent, la bâillonnèrent et, malgré qu’elle se défendît et les égratignât cruellement, la chargèrent sur leur dos et la transportèrent, à la tombée de la nuit, à bord d’un navire qui faisait voile pour Constantinia. Et voilà pour le vizir borgne et boiteux et pour la princesse Mariam !

Quant au jeune Nour, qui ne voyait point revenir au khân la princesse Mariam, il ne sut à quoi attribuer ce retard. Et, comme la nuit s’avançait et que son inquiétude augmentait, il sortit du khân et se mit à errer à travers les rues désertes, dans l’espoir de la retrouver, et finit par arriver au port. Là, quelques bateliers lui apprirent qu’un navire venait de partir et qu’ils avaient conduit à son bord une adolescente dont le signalement répondait exactement à celui qu’il leur donnait.

En apprenant ce départ de sa bien-aimée, Nour se mit à se lamenter et à pleurer, n’interrompant ses sanglots que par les cris de « Mariam ! Mariam ! » Alors un vieillard, qui le voyait se plaindre de la sorte, touché par sa beauté et son désespoir, s’approcha de lui et l’interrogea avec bonté sur la cause de ses larmes. Et Nour lui raconta le malheur qui venait de lui arriver. Alors le vieillard lui dit : « Ne pleure plus, mon enfant, et ne te désespère pas ! Le navire qui vient de partir a fait voile pour Constantinia, et précisément, moi aussi, qui suis capitaine marin, je vais faire voile pour cette ville-là, cette nuit, avec les cent musulmans que j’ai à mon bord. Tu n’as donc qu’à t’embarquer avec moi, et tu retrouveras l’objet de tes désirs ! » Et Nour, les larmes aux yeux, baisa la main du capitaine marin et se hâta de s’embarquer avec lui sur le navire qui s’envola toutes voiles dehors, sur la mer.

Or, Allah leur écrivit la sécurité, et au bout d’une navigation de cinquante et un jours, ils arrivèrent en vue de Constantinia où ils ne tardèrent pas à atterrir. Mais aussitôt ils furent tous appréhendés par les soldats francs qui gardaient le rivage, et dépouilles et jetés en prison, suivant les ordres du roi, qui voulait ainsi se venger sur tous les marchands étrangers de l’affront fait à sa fille dans les pays musulmans.

En effet, la princesse Mariam était arrivée à Constantinia la veille même de ce jour. Et aussitôt que la nouvelle de son retour eut été répandue dans la ville, on avait décoré toutes les rues en son honneur, et toute la population était allée à sa rencontre. Et le roi et la reine montèrent à cheval avec tous les grands et dignitaires du palais, et vinrent la recevoir à son débarquement. Et la reine, après avoir tendrement embrassé sa fille, lui demanda anxieusement, avant toute chose, si elle était encore vierge ou si, pour son malheur et l’opprobre de son nom, elle avait perdu le sceau inestimable. Mais la princesse, éclatant de rire devant toute l’assistance, répondit : « Que me demandes-tu là, ô ma mère ? Crois-tu donc qu’on peut rester vierge dans le pays des musulmans ? Et ne sais-tu que dans les livres des musulmans, il est dit : « Nulle femme ne vieillira vierge dans l’Islam…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Nulle femme ne vieillira vierge dans l’Islam ! »

Lorsque la reine, — qui n’avait fait publiquement cette question à sa fille que pour répandre, dès son arrivée, la nouvelle que sa virginité était restée intacte et que leur honneur était sauf, — eut entendu ces paroles si imprévues, et cela devant toute la cour, elle devint bien jaune de teint et tomba évanouie dans les bras de ses suivantes émues d’un si énorme scandale. Et le roi, également, bien furieux de cette aventure-là et surtout de la franchise avec laquelle sa fille convenait de ce qui lui était arrivé, sentit sa poche à fiel lui éclater au milieu du foie, et, indigné à la limite de l’indignation, il emmena la princesse et rentra en toute hâte au palais, au milieu de la consternation générale, des nez allongés des dignitaires, et des mines revêches des vieilles matrones suffoquées. Et là il convoqua d’urgence son conseil d’état, et demanda leur avis aux vizirs et aux patriarches. Et les vizirs et les patriarches consultés, répondirent : « Nous sommes d’avis que, pour purifier la princesse de la souillure des musulmans, il n’y a qu’un seul moyen, et c’est de la laver dans leur sang. Il faut donc tirer de la prison cent musulmans, pas un de plus, pas un de moins, et leur couper la tête ! Et l’on recueillera le sang de leur cou, et on en baignera le corps de la princesse, comme pour un nouveau baptême ! »

En conséquence, le roi ordonna d’amener les cent musulmans qui venaient d’être jetés en prison, et parmi lesquels se trouvait, comme il a été dit, le jeune Nour. Et l’on commença par couper la tête au capitaine marin. Puis on coupa la tête à tous les marchands. Et l’on recueillait chaque fois, dans une grande bassine, le sang qui jaillissait des cous sans têtes. Et ce fut le tour du jeune Nour. Et on le conduisit à l’endroit de l’exécution, on lui banda les yeux, on le plaça sur le tapis ensanglanté, et l’exécuteur brandit son glaive pour faire sauter sa tête de sur son cou, quand une vieille femme s’approcha du roi et lui dit : « Ô roi du temps, les cent têtes sont déjà coupées, et la bassine est pleine de sang ! Il faut donc épargner ce jeune musulman qui reste, et me le donner plutôt pour le service de l’église ! » Et le roi s’écria : « Par le Messie ! tu dis vrai ! Les cent têtes sont là, et la bassine est pleine. Prends donc celui-ci et utilise-le pour le service de l’église ! » Et la vieille, qui était la gardienne en chef de l’église, remercia le roi et, pendant qu’il se retirait avec ses vizirs pour procéder au baptême de sang de la princesse, elle emmena le jeune Nour. Et, enchantée de sa beauté, elle le conduisit sans retard à l’église.

Là, la vieille ordonna à Nour de se dévêtir, et lui donna une longue robe noire, un haut bonnet de prêtre, un grand voile noir pour en couvrir ce bonnet-là, une étole et une large ceinture. Et elle l’en habilla elle-même, pour lui enseigner comment il devait s’en servir ; et elle lui donna ses instructions pour qu’il fît, comme il fallait, le service de l’église. Et, pendant sept jours de suite, elle surveilla son travail et encouragea ses aptitudes, tandis qu’il se lamentait en son cœur de Croyant d’être obligé de faire une telle besogne au service des mécréants.

Or, au soir du septième jour, la vieille dit à Nour : « Sache, mon fils, que dans quelques instants la princesse Mariam, qui a été purifiée par le baptême du sang, va venir à l’église pour y passer toute la nuit dans la dévotion et se faire ainsi pardonner les actes de son passé. Je t’avise donc de son arrivée afin que, lorsque je serai partie me coucher, tu restes à la porte pour lui rendre tel service qu’elle pourra demander ou pour m’appeler au cas où elle tomberait évanouie de contrition à cause de ses anciens péchés. As-tu bien compris ? » Et Nour, dont les yeux étincelaient, répondit : « J’ai compris, ô ma maîtresse ! »

Sur ces entrefaites, la princesse Mariam, vêtue de noir de la tête aux pieds et le visage couvert d’un voile noir, arriva dans le vestibule de l’église et, après s’être inclinée profondément devant Nour qu’elle prenait pour un prêtre à cause de ses habits, pénétra dans l’église dont la vieille gardienne lui avait ouvert la porte, et, d’un pas lent, se dirigea vers une sorte d’oratoire intérieur bien ténébreux d’aspect. Alors la vieille, ne voulant point la déranger dans ses dévotions, se hâta de se retirer ; et, après avoir bien recommandé à Nour de veiller à la porte, elle monta dormir dans sa chambre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… elle monta dormir dans sa chambre.

Lorsque Nour eut constaté que la vieille gardienne endormie ronflait comme une ogresse, il se glissa dans l’église et se dirigea vers l’endroit où se tenait la princesse Mariam, et qui était un oratoire éclairé par une petite lampe brûlant devant les images de l’impiété (que le feu les détruise !) Et il entra doucement dans cet oratoire et, d’une voix tremblante, dit : « Je suis Nour, ô Mariam ! » Et la princesse, ayant reconnu la voix de son bien-aimé, crut d’abord qu’elle rêvait, puis finit par se jeter dans ses bras. Et tous deux, à la limite de l’émotion, se mirent à s’embrasser longtemps en silence. Et, lorsqu’ils purent parler, ils se racontèrent mutuellement ce qui leur était arrivé depuis le jour de la séparation. Et ils rendirent ensemble grâces à Allah qui avait permis leur réunion.

Après quoi la princesse se hâta, pour fêter par la joie ce moment de leur réunion, d’enlever les habits de deuil que la reine, sa mère, l’avait obligée à porter pour lui rappeler sans cesse la perte de sa virginité. Et, s’étant entièrement dévêtue, elle s’assit sur les genoux de Nour qui, de son côté, avait jeté loin de lui sa robe et ses effets de prêtre chrétien. Et ils commencèrent une série de caresses extraordinaires, et telles que jamais ce lieu de perdition des âmes mécréantes n’avait vu se passer les pareilles. Et ils ne cessèrent, durant toute la nuit, de s’abandonner sans restrictions d’aucune sorte aux jouissances les plus diverses de la volupté, en se donnant mutuellement les marques les plus péremptoires du violent amour. Et Nour, en ce moment-là, se sentait revivre avec une telle intensité, qu’il aurait pu égorger, sans arrêt, l’un après l’autre, mille prêtres avec leurs patriarches ! Qu’Allah extermine les impies et donne la force et le courage à Ses vrais Croyants !

Lorsque, vers l’aube, les cloches de l’église sonnèrent le premier appel des mécréants, la princesse Mariam se hâta, mais avec quelles larmes de regret ! de se vêtir de ses habits de deuil ; et Nour également s’habilla des vêtements de l’impiété (qu’Allah, qui voit le fond des consciences, l’excuse dans cette nécessité cruelle !) Mais, avant de se retirer et après l’avoir embrassé une dernière fois, la princesse dit à Nour : « Tu dois maintenant, ô Nour, depuis déjà sept jours que tu te trouves dans cette ville, connaître bien à fond les lieux et les environs de cette église ? » Et Nour répondit : « Oui, ô ma maîtresse ! » Elle dit : « Eh bien, alors, écoute bien mes paroles et retiens-les ! Je viens, en effet, de combiner en mon esprit un projet qui nous permettra de nous échapper pour toujours de ce pays ! Pour cela, demain, à la première veille de la nuit, toi, tu n’auras qu’à ouvrir la porte de l’église qui donne du côté de la mer, et à te rendre sans retard sur le rivage. Là, tu trouveras un petit navire avec dix hommes d’équipage dont le capitaine, en te voyant arriver, se hâtera de te tendre la main. Mais attends qu’il t’appelle par ton nom ; et surtout ne précipite rien ! Quant à moi, n’aie aucune inquiétude à mon sujet : je saurai te retrouver sans encombre. Et Allah nous délivrera d’entre leurs mains ! » Puis, avant de le quitter, elle ajouta encore : « N’oublie pas non plus, ô Nour, pour jouer un tour excellent aux patriarches, de dérober au trésor de l’église tout ce que tu y trouveras de lourd quant au prix et de léger quant au poids, et de vider, avant de t’en aller, le tronc où les infidèles déposent les offrandes en or qu’ils font aux chefs de leur imposture ! » Et la princesse, après avoir fait répéter à Nour, mot par mot, les instructions qu’elle venait de lui donner, sortit de l’église et rentra, avec des yeux bien contrits, au palais où sa mère l’attendait pour lui prêcher le repentir et la continence ! Puissent les Croyants être à jamais préservés de la continence impure et n’avoir de repentir que pour le mal commis envers leur prochain ! Amin !

Donc, à la première veille de la nuit, Nour, après avoir surveillé les ronflements de la vieille ogresse de l’église, ne manqua pas de faire main basse sur toutes les choses précieuses du trésor souterrain et de vider dans sa ceinture de prêtre tout l’or et l’argent contenu dans le tronc des patriarches. Et, chargé de ces dépouilles des mécréants, il se rendit en toute hâte, par la porte qui lui avait été indiquée, sur le rivage de la mer. Et là, suivant ce que lui avait dit la princesse, il trouva le bâtiment, dont le capitaine, après lui avoir tendu la main et l’avoir appelé par son nom, le reçut en toute cordialité avec sa charge précieuse. Et aussitôt fut donné le signal du départ.

Or, les matelots, au lieu d’obéir à l’ordre de leur capitaine et de défaire les amarres qui tenaient le navire attaché aux poteaux du rivage, se mirent à murmurer, et l’un d’eux éleva la voix et dit : « Ô capitaine, tu sais bien pourtant que nous avons reçu des ordres tout différents du roi, notre maître, qui veut faire embarquer demain son vizir sur notre navire, pour aller reconnaître des pirates musulmans signalés comme ayant menacé d’enlever la princesse Mariam ! » Mais le capitaine, à la limite de la fureur devant cette résistance, s’écria : « Qui ose résister à mes ordres ? » et, brandissant son sabre, il abattit, d’un seul coup, la tête de celui qui avait parlé. Et le sabre flamba, dans la nuit, rouge de sang, comme une torche. Mais cet acte de fermeté n’empêcha pas les autres matelots, hommes endurcis, de continuer leurs murmures. Aussi ils partagèrent tous, en un clin d’œil, sous le sabre rapide comme l’éclair, le sort de leur camarade, en perdant tous les dix, l’un après l’autre, la tête de leurs épaules. Et le capitaine repoussa du pied leurs corps dans la mer…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et le capitaine repoussa du pied leurs corps dans la mer.

Cela fait, il se tourna vers Nour, et, d’un ton de commandement qui ne comportait pas de réplique, lui cria : « Yallah ! Allons ! Défais les amarres, déploie les voiles et manœuvre les cordages, tandis que je vais me charger du gouvernail ! » Et Nour, dominé par l’ascendant du terrible capitaine, et d’ailleurs sans armes pour se défendre et essayer de se sauver à terre, fut bien obligé d’obéir, et, quoique bien novice dans les choses de la mer, il exécuta, le mieux qu’il put, la manœuvre. Et le petit vaisseau, dirigé par la main ferme du capitaine à la barre, s’éloigna, toutes voiles dehors, vers le large, et, poussé par le vent favorable, mit le cap sur El-Iskandaria.

Pendant ce temps, le pauvre Nour se lamentait en son âme, sans oser se plaindre ouvertement devant le capitaine barbu qui le regardait avec des yeux étincelants ; et il se disait : « Quelle calamité s’est donc abattue sur ma tête au moment où je croyais finies mes tribulations ! Et chaque malheur est pire que celui qui l’a précédé ! Si encore je comprenais quelque chose à tout cela ! Et puis, que vais-je devenir avec cet homme féroce ? Sans doute je ne sortirai pas vivant d’entre ses mains ! » Et il continua à se laisser ainsi aller à ces désolantes pensées, pendant toute la nuit, en surveillant les voiles et les agrès.

Au matin, comme ils étaient en vue d’une ville où ils allaient atterrir pour prendre quelques nouveaux hommes d’équipage, le capitaine se leva soudain, comme en proie à une grande agitation, et commença par jeter son turban à ses pieds ! Puis, comme Nour, stupéfait, le regardait sans rien comprendre, il éclata de rire et, avec ses deux mains, il s’arracha la barbe et les moustaches, et, du coup, se transforma en une adolescente comme la lune à son lever sur la mer. Et Nour reconnut la princesse Mariam. Et, une fois son émotion calmée, il se jeta à ses pieds, à la limite de l’admiration et de la joie, et lui avoua qu’il avait eu une bien grande frayeur de ce terrible capitaine qui faisait si facilement sauter les têtes des gens de sur leurs épaules. Et la princesse Mariam rit beaucoup de sa terreur ; et, après qu’ils se furent embrassés, chacun se hâta de reprendre la manœuvre pour entrer dans le port de la ville. Et, une fois à terre, ils engagèrent plusieurs matelots, et reprirent la mer. Et la princesse Mariam, qui s’entendait à merveille à la navigation, et connaissait les routes maritimes et le jeu des vents et des courants, continua à donner les ordres nécessaires, durant le jour, tout le long du voyage. Mais, pendant la nuit, elle ne manquait pas d’aller se coucher auprès de son bien-aimé Nour, et de goûter avec lui, dans la fraîcheur marine, sous le ciel nu, toutes les voluptés de l’amour. Qu’Allah les garde et les conserve et augmente sur eux Ses faveurs !

Or, Allah leur octroya, jusqu’à la fin du voyage, une navigation sans encombre, et ils aperçurent bientôt la Colonne du Mât. Et, après que le navire fut amarré dans le port et que les hommes de l’équipage furent descendus à terre, Nour dit à la princesse Mariam : « Nous voici enfin en terre musulmane ! Attends-moi seulement ici un moment, tandis que je vais aller t’acheter tout ce qui est nécessaire pour que tu entres décemment dans la ville ; car je vois que tu n’as ni robe, ni voile, ni babouches ! » Et Mariam répondit : « Oui, va m’acheter tout cela, mais ne tarde pas trop à revenir ! » Et Nour descendit à terre pour acheter ces objets-là. Et voilà pour eux !

Mais pour ce qui est du roi des Francs de Constantinia, voici ! Le lendemain du départ nocturne de la princesse Mariam, on vint lui annoncer sa disparition, et on ne put lui donner d’autre détail sinon qu’elle était allée faire ses dévotions dans la grande église patriarcale. Mais au même instant la vieille gardienne vint lui annoncer la disparition du nouveau servant de l’église, et, immédiatement après, on lui apprit aussi le départ du navire et la mort des dix matelots dont on avait trouvé les corps décapités, sur le rivage. Et le roi des Francs, bouillonnant d’une fureur concentrée dans son ventre, réfléchit pendant une heure de temps et dit : « Si mon navire a disparu, il n’y a pas de doute qu’il ait emporté ma fille ! » Et, sur-le-champ, il fit venir le capitaine du port et le vizir borgne et boiteux et leur dit : « Vous avez appris ce qui vient de se passer ! Or, ma fille doit être, sans aucun doute, partie pour le pays des musulmans retrouver ses perforateurs. Si donc vous ne me la ramenez pas, vivante ou morte, rien ne vous sauvera, à votre tour, du pal qui vous attend ! Allez ! »

Alors le vieux vizir borgne et boiteux et le capitaine du port se hâtèrent d’armer un navire et firent voile, sans retard, pour El-Iskandaria où ils arrivèrent au même instant que les deux fugitifs. Et ils reconnurent tout de suite le petit vaisseau amarré dans le port. Et ils aperçurent, à n’en pas douter, la princesse Mariam assise sur un tas de cordages sur le pont. Et aussitôt ils firent descendre dans une barque une troupe d’hommes armés, qui se jetèrent inopinément sur le navire de la princesse, réussirent à s’emparer d’elle à l’improviste, la bâillonnèrent et la transportèrent à leur bord, après avoir mis le feu au petit vaisseau. Et, sans perdre de temps, ils regagnèrent la haute mer et mirent le cap sur Constantinia, où ils furent assez heureux pour arriver sans encombre. Et ils se hâtèrent d’aller livrer la princesse Mariam au roi son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils se hâtèrent d’aller livrer la princesse Mariam au roi son père.

Lorsque le roi des Francs vit entrer sa fille, et que ses yeux rencontrèrent ses yeux, il ne put contenir la violence de ses sentiments et, se penchant sur son trône, le poing en avant, il lui cria : « Malheur à toi, fille maudite ! Tu as, sans doute, abjuré la croyance de tes ancêtres pour ainsi abandonner les demeures de ton père et aller retrouver les mécréants qui t’ont descellée ! Certes ! ta mort peut à peine laver l’affront fait au nom chrétien et à l’honneur de notre race ! Ah ! maudite ! apprête-toi à être pendue à la porte de l’église ! » Mais la princesse Mariam, loin de se troubler, répondit : « Tu connais ma franchise, mon père. Or, je ne suis pas la coupable que tu crois. Quel crime ai-je donc commis pour avoir voulu retourner vers une terre que le soleil réchauffe de ses rayons et dont les hommes sont des mâles solides et vertueux ? Et que serais-je restée faire ici au milieu des prêtres et des eunuques ? » À ces paroles, la colère du roi fut à ses limites extrêmes, et il cria à ses bourreaux : « Ôtez de devant ma face cette fille ignominieuse, et emmenez-la pour la faire périr de la mort la plus cruelle ! »

Comme les bourreaux s’apprêtaient à se saisir de la princesse, le vieux vizir borgne s’avança en boitant jusque devant le trône et, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, dit : « Ô roi du temps, permets à ton esclave de formuler une prière avant la mort de la princesse ! » Le roi dit : « Parle, ô mon vieux vizir dévoué, ô le soutien de la chrétienté ! » Et le vizir dit : « Sache, ô roi, que ton esclave indigne est épris depuis fort longtemps des charmes de la princesse. C’est pourquoi je viens te prier de ne point la faire mourir et, comme seule récompense pour les preuves accumulées de mon dévouement aux intérêts de ton trône et de la chrétienté, de me l’accorder pour épouse. Et d’ailleurs je suis si laid que ce mariage, qui est une faveur pour moi, pourra servir en même temps de châtiment aux fautes de la princesse ! De plus je m’engage à la garder enfermée au fond de mon palais, à l’abri désormais de toute fuite et des entreprises des musulmans ! »

En entendant ces paroles de son vieux vizir, le roi dit : « Il n’y a pas d’inconvénient ! Mais que vas-tu faire, ô pauvre, de ce tison allumé aux feux de l’enfer ? Et ne crains-tu pas les conséquences cornufiantes de ce mariage-là ? Par le Messie ! moi, à ta place, je mettrais longtemps mon doigt à ma bouche pour réfléchir sur une affaire si grave ! » Mais le vizir répondit : « Par le Messie ! je n’ai guère d’illusions à ce sujet-là, et je n’ignore point la gravité de la situation. Mais je saurai agir avec assez de sagesse pour empêcher mon épouse de se porter à des excès répréhensibles ! » Et le roi des Francs, à ces paroles, éclatant de rire, se trémoussa sur son trône et dit au vieux vizir : « Ô père claudicant, je veux bien, moi, voir sur ta tête pousser deux défenses d’éléphant ! Mais je t’avise que si tu laisses échapper ma fille de ton palais ou si tu ne l’empêches pas d’ajouter une aventure de plus à des aventures si déshonorantes pour notre nom, ta tête sautera de sur tes épaules ! À cette seule condition je te donne mon consentement ! » Et le vieux vizir accepta la condition, et baisa les pieds du roi.

Aussitôt, les prêtres, les moines et les patriarches, ainsi que tous les dignitaires de la chrétienté furent informés de ce mariage. Et, à cette occasion, on donna de grandes fêtes au palais. Et, les cérémonies terminées, le vieux vizir dégoûtant pénétra dans la chambre de la princesse. Qu’Allah empêche la laideur de porter atteinte à la splendeur ! Et puisse ce puant cochon expirer son âme avant de souiller les choses pures !

Mais nous le retrouverons !

Quant à Nour, qui était descendu à terre acheter les choses nécessaires à la toilette de la princesse, lorsqu’il revint avec le voile, la robe et une paire de babouches en cuir jaune citron, il vit une grande foule qui allait et venait sur le port. Et il s’informa de la cause de cette agitation ; et on lui dit que l’équipage d’un vaisseau franc venait de s’emparer à l’improviste d’un navire amarré non loin de là et de le brûler, après avoir enlevé une jeune fille qui s’y trouvait. Et, à cette nouvelle, Nour devint bien changé de teint et tomba sans connaissance sur le sol.

Lorsque, au bout d’un certain temps, il fut revenu de son évanouissement, il raconta aux assistants sa triste aventure. Mais il n’y a pas d’utilité à la répéter. Et tous se mirent à blâmer sa conduite et à lui adresser mille reproches, lui disant : « Tu n’as que ce que tu mérites ! Pourquoi l’avais-tu laissée seule ? Qu’avais-tu besoin d’aller lui acheter un voile et des babouches neuves en cuir jaune citron ? Ne pouvait-elle descendre à terre avec ses vieux effets et se couvrir le visage, en attendant, d’un morceau de toile à voile ou de toute autre étoffe ? Oui, par Allah, tu n’as que ce que tu mérites ! »

Sur ces entrefaites, survint un cheikh qui était le propriétaire du khân où avaient logé Nour et la princesse, lors de leur rencontre. Et il reconnut le pauvre Nour, et, le voyant dans un si pitoyable état, il lui en demanda la cause. Et lorsqu’il fut au courant de l’histoire, il lui dit : « Certes ! le voile était tout à fait superflu, ainsi que la robe neuve et les babouches jaunes. Mais il serait encore plus superflu d’en parler davantage. Viens avec moi, mon fils ! Tu es jeune, et tu dois, au lieu de pleurer une femme et te désespérer, profiter plutôt de ta jeunesse et de ta santé. Viens ! La race des belles adolescentes n’est point encore éteinte dans notre pays ! Et nous saurons te trouver une Égyptienne belle et experte qui, sans aucun doute, te dédommagera et te consolera de la perte de cette princesse franque…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et nous saurons te trouver une Égyptienne belle et experte qui, sans aucun doute, te dédommagera et te consolera de la perte de cette princesse franque ! » Mais Nour, continuant à pleurer, répondit : « Non, par Allah, mon bon oncle, rien ne pourra me dédommager de la perte de la princesse, ni me faire oublier ma douleur ! » Le cheikh demanda : « Mais alors que vas-tu faire maintenant ? Le navire s’est éloigné avec la princesse, et tes pleurs n’y pourront rien ! » Il dit : « C’est pourquoi je veux retourner à la ville du roi des Francs, et en arracher ma bien-aimée ! » Il dit : « Ah ! mon fils, n’écoute point les suggestions de ton âme téméraire ! Si tu as réussi à l’emmener la première fois, prends bien garde à la seconde tentative, et n’oublie point le proverbe qui dit : « Ce n’est point toutes les fois qu’on la jette, que reste intacte la gargoulette ! » Mais Nour répondit : « Je te remercie, mon oncle, de tes conseils de prudence, mais rien ne m’effraie, et rien ne m’empêchera d’aller reconquérir ma bien-aimée, même en exposant à la mort mon âme précieuse ! » Et comme, par la volonté du sort, il se trouvait dans le port un navire prêt à faire voile pour les îles des Francs, le jeune Nour se hâta de s’y embarquer ; et on leva l’ancre aussitôt.

Or, le cheikh, propriétaire du khân, avait bien raison qui avait averti Nour des périls au milieu desquels il allait se jeter inconsidérément. En effet, le roi des Francs, depuis la dernière aventure de sa fille, avait juré par le Messie et par les livres de l’impiété d’exterminer, sur terre et sur mer, la race des musulmans ; et il avait fait armer cent navires de guerre pour aller donner la chasse aux vaisseaux des musulmans et ravager les côtes et semer partout la ruine, le carnage et la mort. Aussi, au moment où le navire où se trouvait Nour entrait dans la mer des îles, il fut rencontré par un de ces bâtiments de guerre, et capturé et conduit dans le port du roi des Francs, précisément le premier jour des fêtes que l’on donnait pour célébrer les noces du vizir borgne avec la princesse Mariam. Et le roi, pour mieux célébrer ces fêtes et assouvir sa vengeance, donna l’ordre de faire mourir sur le pal tous les prisonniers musulmans.

On exécuta donc cet ordre féroce, et tous les prisonniers, l’un après l’autre, furent empalés devant la porte du palais où se passait la noce. Et il ne restait plus que le jeune Nour à empaler, lorsque le roi, qui assistait avec toute sa cour à l’exécution, le regarda avec attention et dit : « Je ne sais pas ! mais, par le Messie ! je crois bien que c’est le jeune homme que j’avais cédé, il y a quelque temps, à la gardienne de l’église ! Comment se fait-il qu’il soit ici, après s’être échappé la première fois ? » Et il ajouta : « Ha ! ha ! qu’on l’empale pour s’être échappé ! » Mais, à ce moment, le vizir borgne s’avança et dit au roi : « Ô roi du temps, moi également j’ai fait un vœu ! Et c’est d’immoler, à la porte de mon palais, pour attirer la bénédiction sur mon mariage, trois jeunes musulmans ! Je te prie donc de me donner les moyens d’accomplir mon vœu, en me laissant choisir trois prisonniers au milieu de la cargaison de prisonniers ! » Et le roi dit : « Par le Messie ! je ne connaissais point ton vœu ! Sans quoi, je t’aurais cédé non point trois, mais trente prisonniers ! Il ne me reste plus que celui-ci ; prends-le, en attendant qu’il en revienne d’autres ! » Et le vizir emmena Nour avec lui, dans l’intention d’arroser avec son sang le seuil de son palais ; mais, après avoir réfléchi que son vœu ne serait point entièrement rempli s’il ne sacrifiait pas les trois musulmans à la fois, il fit jeter Nour, tout enchaîné, dans l’écurie du palais, où, en attendant, il comptait le torturer par la faim et la soif.

Or, le vizir borgne avait, dans son écurie, deux chevaux jumeaux d’une beauté miraculeuse, de la plus noble race d’Arabie, et dont la généalogie était attachée à leur cou dans un petit sachet pendu à une chaîne de turquoises et d’or. L’un était blanc comme une colombe et s’appelait Sabik, et l’autre était noir comme un corbeau et s’appelait Lahik. Et ces deux merveilleux chevaux étaient fameux parmi les Francs et les Arabes, et excitaient l’envie des rois et des sultans. Cependant, un de ces chevaux avait une tache blanche sur l’œil ; et la science des plus habiles maréchaux n’avait pu parvenir à la faire disparaître. Et le vizir borgne avait, lui-même, essayé de le guérir, car il était versé dans les sciences et la médecine ; mais il n’avait fait qu’aggraver le mal et augmenter l’opacité de la tache.

Lorsque Nour, conduit par le vizir, fut arrivé dans l’écurie, il remarqua la tache sur l’œil du cheval, et se mit à sourire. Et le vizir le vit qui souriait ainsi, et lui dit : « Ô musulman, pourquoi souris-tu ? » Il dit : « À cause de cette tache-là ! » Le vizir dit : « Ô musulman, je sais que les gens de ta race sont fort experts en chevaux et savent, mieux que nous, l’art de les soigner ! Serait-ce à cause de cela que tu souris ? » Et Nour, qui précisément connaissait à merveille l’art vétérinaire, répondit : « Tu l’as dit ! Il n’y a pas, dans tout le royaume des chrétiens, quelqu’un qui puisse guérir ce cheval ! Mais, moi, je le puis faire ! Que me donneras-tu donc si, demain, tu trouves ton cheval avec des yeux aussi sains que ceux de la gazelle ? » Le vizir répondit : « Je t’accorderai la vie et la liberté, et te nommerai sur le champ chef de mes écuries et vétérinaire du palais ! » Nour dit : « Dans ce cas, défais mes liens ! » Et le vizir défit les liens qui attachaient les bras de Nour ; et Nour, aussitôt, prit du suif, de la cire, de la chaux et de l’ail, les mélangea de jus concentré d’oignons, et en fit un emplâtre qu’il appliqua sur l’œil malade du cheval. Après quoi, il se coucha sur le grabat de l’écurie, et laissa à Allah le soin de la cure…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Après quoi, il se coucha sur le grabat de l’écurie, et laissa à Allah le soin de la cure.

Le lendemain matin, le vizir borgne vint lui-même, en boitant, lever l’emplâtre. Et son étonnement et sa joie furent à leurs limites extrêmes, lorsqu’il vit l’œil du cheval aussi net que la lumière du matin. Et ses transports furent tels, qu’il revêtit Nour de son propre manteau et le nomma sur le champ chef de ses écuries et premier vétérinaire du palais. Et il lui donna, comme habitation, l’appartement situé au-dessus des écuries, en face même du palais où se trouvaient ses propres appartements, qui n’en étaient séparés que par la cour. Après quoi il rentra assister aux fêtes que l’on donnait pour ses noces avec la princesse. Et il ne savait pas que l’homme n’échappe jamais à sa destinée, et quels coups le sort réserve à ceux qui sont d’avance réservés pour servir d’exemple aux générations !

Or, on était donc arrivé au septième jour des fêtes, et le soir même le vieux laid devait entrer prendre possession de la princesse. (Éloigné soit le Malin !) Or, précisément la princesse était accoudée à sa fenêtre et entendait les derniers tumultes et les cris poussés au loin en son honneur. Et, bien triste, elle songeait à son bien-aimé Nour, le vigoureux et bel adolescent d’Égypte qui avait cueilli la fleur de sa virginité. Et une grande mélancolie baignait son âme, à ce souvenir, et lui faisait monter les larmes aux yeux. Et elle se disait : « Certes ! je ne me laisserai jamais approcher par le vieux dégoûtant ! Je le tuerai plutôt et me jetterai ensuite de ma fenêtre dans la mer ! » Et, pendant qu’elle se laissait imprégner par l’amertume de ces pensées, elle entendit, sous ses fenêtres, une belle voix d’adolescent qui chantait, dans le soir, des vers arabes sur la séparation des amants. Or, c’était Nour qui, à ce moment, ayant fini de donner les derniers soins aux deux chevaux, était monté dans son appartement et s’était également accoudé à sa fenêtre pour songer à sa bien-aimée. Et il chantait ces paroles du poète :

« Ô félicité disparue ! je viens te chercher, loin de nos demeures, dans un pays cruel, ou me donner tout au moins l’illusion de te retrouver. Hélas sur moi !

Mes sens abusés aiment te reconnaître dans tout ce qui a quelque grâce ou quelque charme attrayant. Hélas sur moi !

Qu’une flûte, dans le loin, soupire ses mélodies ou que le luth lui réponde par ses accords harmonieux, des larmes me mouillent les yeux de penser à nous deux ! Hélas sur nous deux ! »

Lorsque que la princesse Mariam eut entendu ce chant où le bien-aimé de son cœur exprimait les sentiments de son fidèle amour, elle reconnut aussitôt sa voix et fut émue à la limite de l’émotion. Mais, comme elle était sage et avisée, elle sut se dominer, pour ne point se trahir devant les suivantes qui l’entouraient, et commença par les congédier. Puis elle prit un papier et un calam et écrivit ce qui suit :

« Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux ! Et ensuite ! Que la paix d’Allah soit sur toi, ô Nour, ainsi que Sa miséricorde et Sa bénédiction !

« Je veux te dire que ton esclave Mariam te salue et brûle du désir de se trouver réunie à toi ! Écoute donc ce qu’elle te dit ici, et fais ce qu’elle t’ordonne.

« À la première veille de la nuit, c’est l’heure propice aux amants, prends les deux coursiers Sabik et Lahik, et conduis-les hors de la ville, derrière la porte Sultanié, où tu m’attendras. Et si l’on te demande où tu conduis les chevaux, réponds que tu les mènes faire un tour de promenade ! »

Puis elle plia ce billet, le serra dans un mouchoir de soie, et agita le mouchoir par la fenêtre, dans la direction de Nour. Et lorsqu’elle vit qu’il l’avait vue et qu’il s’était approché, elle jeta le mouchoir par la fenêtre. Et Nour le ramassa, l’ouvrit, et y trouva le billet qu’il lut, pour le porter ensuite à ses lèvres et à son front, en signe d’acquiescement. Et il se hâta de regagner les écuries, où il attendit avec la plus vive impatience la première veille de la nuit. Il sella alors les deux nobles bêtes et se rendit hors de la ville, sans que personne l’eût inquiété en route. Et il attendit la princesse, derrière la porte Sultanié, en tenant les deux chevaux par la bride.

Or, c’était précisément à ce moment-là que, les fêtes terminées et la nuit venue, le vieux borgne si laid et si dégoûtant avait pénétré dans la chambre de la princesse, pour accomplir ce qu’il avait à accomplir. Et la princesse Mariam le vit entrer, en frissonnant d’horreur, tant son aspect était repoussant. Mais, comme elle avait un plan à suivre qu’elle ne voulait pas faire échouer, elle essaya de dominer ses sentiments de répulsion et, se levant en son honneur, elle l’invita à prendre place à côté d’elle sur le divan. Et le vieux boiteux lui dit : « Ô ma souveraine, tu es la perle de l’Orient et de l’Occident, et c’est à tes pieds que je devrais plutôt me prosterner ! » Et la princesse répondit : « Soit ! mais faisons trêve de compliments. Où est le souper ? J’ai bien faim, et nous devrions, avant tout, commencer par manger ! »

Aussitôt le vieux appela les esclaves, et, en un instant, les plateaux furent servis que couvraient les mets les plus rares et les plus exquis, composés de tout ce qui vole dans les airs, nage dans les mers, marche sur les terres et pousse sur les arbres des vergers et les arbustes des parterres. Et tous deux se mirent à manger ensemble ; et la princesse se contraignait pour lui présenter les morceaux ; et le vieux était ravi de ses attentions et se dilatait quant à sa poitrine et se flattait d’arriver à ses fins bien plus aisément qu’il ne le pensait. Mais soudain il tomba sur le dos, sa tête précédant ses pieds, sans connaissance. Car la princesse avait réussi à jeter subrepticement dans la coupe une pincée de bang marocain capable de renverser un éléphant en faisant entrer sa longueur dans sa largeur. Louange à Allah qui ne permet point à la laideur de souiller la pureté…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… une pincée de bang marocain capable de renverser un éléphant en faisant entrer sa longueur dans sa largeur. Louange à Allah qui ne permet point à la laideur de souiller la pureté !

Lorsque la princesse Mariam vit le vizir rouler de la sorte comme un cochon enflé, elle se leva à l’heure et à l’instant, prit deux sacs qu’elle remplit de pierreries et de joyaux, décrocha un glaive à la lame trempée dans le sang des lions, l’attacha à sa ceinture, se couvrit d’un grand voile et, au moyen d’une corde, se laissa glisser par la fenêtre dans la cour, pour de là sortir, sans être remarquée, du palais et courir dans la direction de la porte Sultanié, où elle arriva sans encombre. Et, dès qu’elle eut aperçu Nour, elle courut à lui, et, sans lui donner le temps même de l’embrasser, elle sauta sur le cheval Lahik et cria à Nour : « Monte sur Sabik, et suis-moi ! » Et Nour, renonçant à toute réflexion, sauta à son tour sur le second cheval et le lança au grand galop pour rattraper sa bien-aimée qui était déjà au loin. Et ils coururent de la sorte toute la nuit, jusqu’à l’aurore.

Lorsque la princesse eut jugé qu’elle avait mis une grande distance entre eux deux et ceux qui auraient pu les poursuivre, elle consentit à s’arrêter Un moment pour se reposer et faire prendre haleine aux deux nobles bêtes. Et comme l’endroit où ils étaient arrivés était délicieux avec des prés verts, de l’ombrage, des arbres fruitiers, des fleurs et de l’eau courante, et que la fraîcheur de l’heure les invitait au plaisir tranquille, ils furent charmés de pouvoir enfin s’asseoir l’un à côté de l’autre, dans la paix de ces lieux, et de se raconter mutuellement ce qu’ils avaient souffert pendant leur séparation. Et, après avoir bu à même l’eau du ruisseau et s’être rafraîchis des fruits cueillis à même les arbres, ils firent leurs ablutions et s’étendirent dans les bras l’un de l’autre, frais, dispos et amoureux. Et, en une séance, ils réparèrent tout le temps perdu dans l’abstinence. Puis, gagnés par la douceur de l’air et le silence, ils se laissèrent aller au sommeil, sous les caresses de la brise du matin.

Or, ils restèrent ainsi endormis jusque vers le milieu du jour, et ne se réveillèrent qu’en entendant la terre résonner comme heurtée par des milliers de sabots. Et ils ouvrirent les yeux, et virent l’œil du soleil obscurci par un tourbillon de poussière, et, du milieu de cette densité, jaillir des éclairs comme d’un ciel orageux. Et ils distinguèrent bientôt le bruit des chevaux et le cliquetis des armes. Or, c’était une armée entière qui était à leur poursuite !

En effet, le matin de ce jour, le roi des Francs s’était levé de très bonne heure pour aller prendre lui-même des nouvelles de la princesse, sa fille, et se tranquilliser à son sujet. Car il était loin d’être sans inquiétude sur l’issue de son mariage avec un vieux dont la moelle devait être sans doute depuis longtemps fondue. Mais sa surprise fut à ses limites extrêmes en ne trouvant pas sa fille et en voyant le vizir étendu par terre, privé de sentiment, sa tête entre ses pieds. Et, comme il voulait avant tout savoir ce qu’était devenue la princesse, il fit couler du vinaigre dans le nez du vizir, qui reprit aussitôt l’usage de ses sens. Et le roi, d’une voix terrifiante, lui cria : « Ô maudit, où est ma fille Mariam, ton épouse ? » Il répondit : « Ô roi, je ne sais pas ! » Alors le roi, plein de fureur, tira son sabre et, d’un seul coup, fendit la tête en deux à son vizir : et l’arme sortit, en brillant, par les mâchoires. Qu’Allah loge à jamais son âme mécréante dans le dernier étage de la Géhenne !

Au même moment, les palefreniers vinrent, en tremblant, annoncer au roi la disparition du nouveau vétérinaire et des deux chevaux Sabik et Lahik. Et le roi ne douta plus de la fuite de sa fille avec le chef des écuries, et aussitôt il fit appeler trois de ses premiers patrices et leur ordonna de se mettre chacun à la tête de trois mille hommes, et de l’accompagner pour aller à la recherche de sa fille. Et il annexa à cette armée les patriarches et les grands de sa cour, s’avança lui-même à la tête des troupes, et se mit à la poursuite de la fugitive, qu’il atteignit dans la prairie en question.

Lorsque Mariam vit s’approcher cette armée, elle sauta à cheval et cria à Nour : « Je veux, ô Nour, que tu restes en arrière, car je vais, à moi seule, attaquer nos ennemis, et te défendre et me défendre contre eux, bien qu’ils soient innombrables comme les grains de sable ! » Et, brandissant son glaive, elle improvisa ces vers :

« C’est aujourd’hui que je veux montrer ma vigueur et ma vaillance, et, à moi seule, écraser mes ennemis coalisés.

Je démolirai jusqu’à la base les remparts des Francs, et mon sabre affilé tranchera les têtes de leurs chefs.

La couleur de mon cheval est celle de la nuit, et ma bravoure est éclatante comme le jour.

Ce que je dis, on en verra aujourd’hui le commentaire : car je suis la cavalière unique parmi les mortels ! »

Elle dit, et s’élança au-devant de l’armée de son père…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… Lorsque la princesse eut improvisé ces vers, elle s’élança au-devant de l’armée de son père. Et le roi la vit arriver, en roulant dans ses orbites des yeux comme du vif argent. Et il s’écria : « Par la foi du Messie ! elle est assez insensée pour nous attaquer ! » Et il arrêta la marche de ses troupes, et s’avança seul vers sa fille, en lui criant : « Ô fille de perversité ! voici que tu oses m’affronter et faire mine d’attaquer l’armée des Francs ! Ô insensée, as-tu donc renoncé à toute pudeur et renié la religion de tes pères ? Et ignores-tu que, si tu ne te livres pas à ma clémence, une mort certaine t’attend ? » Elle répondit : « Ce qui est passé l’est irrévocablement, et c’est le mystère de la loi musulmane ! Je crois à Allah l’Unique et à Son envoyé Môhammad le Béni, fils d’Abdallah ! Et je ne renoncerai jamais à ma croyance et à la fidélité de mon affection pour le jouvenceau d’Égypte, dussé-je avaler la coupe de ma ruine ! » Elle dit, et fit caracoler son cheval écumant sur le front de l’armée des Francs, et chanta ces strophes guerrières, en trouant l’air de son sabre étincelant :

« Qu’il est doux de combattre au jour de la bataille ! Viens à moi, si tu l’oses, vile cohue ! Venez, chrétiens, affronter mes coups qui écrasent !

Je plongerai dans la poussière vos têtes coupées, et j’atteindrai le cœur de votre puissance. Et les corbeaux croasseront sur vos demeures et annonceront votre destruction !

Vous boirez au tranchant de mon sabre des gorgées amères comme le suc de la coloquinte. Et je servirai à votre roi la coupe des calamités, pour le dégoûter à jamais de l’eau limpide !

Ho ! venez au-devant de moi, s’il est un brave parmi vous ! Venez alléger mon chagrin et guérir, dans votre sang, ma douleur !

Avancez-vous, si votre âme n’est point pétrie de lâcheté, pour voir comment vous accueillera la pointe de mon glaive, sous l’ombre de la poussière ! »

Ainsi chanta l’héroïque princesse. Et elle se pencha sur son cheval, le baisa sur le cou, le flatta de la main et lui dit à l’oreille : « C’est aujourd’hui, ô Lahik, le jour de ta race et de ta noblesse ! » Et le fils des Arabes frissonna et hennit, et bondit plus rapide que le vent du nord, en lançant le feu de ses naseaux. Et la princesse Mariam, poussant un rugissement effroyable, fit une charge sur l’aile gauche des Francs, et, au galop de son coursier, faucha de son sabre dix-neuf têtes de cavaliers. Puis elle revint au milieu de l’arène, et défia les Francs à grands cris.

À cette vue, le roi appela l’un des trois patrices, chefs de ses troupes, qui s’appelait Barbout. Or, c’était un habile guerrier, vif comme le feu ; il était le plus fort soutien du trône du roi franc, et le premier des grands de son royaume et de sa cour, par sa force et sa vaillance ; et la chevalerie était son essence. Et le patrice Barbout, à l’appel de son roi, s’avança, bouillant d’ardeur, monté sur un cheval de noble race, aux jarrets robustes ; et il était protégé par une cotte d’or surchargée d’ornements, aux mailles étroites comme des ailes de sauterelles. Et ses armes étaient un sabre affilé et destructeur, une lance énorme semblable au mât d’un vaisseau et dont un seul coup eût renversé une montagne, quatre javelines aiguës, et une massue épouvantable hérissée de clous. Et ainsi bardé de fer et d’armes offensives et défensives, il était semblable à une tour.

Or, le roi lui dit : « Ô Barbout, tu vois le carnage fait par cette fille dénaturée ! À toi de la vaincre et de me l’amener vivante ou morte ! » Puis il le fit bénir par les patriarches, couverts de vêtements bariolés et élevant des croix au-dessus de leurs têtes, qui lurent sur sa tête l’Évangile, en implorant en sa faveur les idoles de leur erreur et de leur impiété. Mais nous, musulmans, nous invoquons Allah l’Unique, qui est plein de force et de majesté !

Aussitôt que le patrice Barbout eut fini d’embrasser l’étendard de la croix, il s’élança dans l’arène en barrissant comme un éléphant en fureur, et vomissant, en sa langue, d’horribles injures contre la religion des Croyants. Qu’il soit maudit ! Mais, de son côté, la princesse le vit arriver sur elle, et rugit comme une lionne mère de lionceaux ; et grondant, mugissant et rapide comme l’oiseau de proie, elle lança son coursier Lahik au-devant de son adversaire. Et tous deux s’entrechoquèrent comme doux montagnes mouvantes, et se tinrent tête avec fureur, en hurlant avec la puissance des démons. Puis ils se séparèrent et firent maintes évolutions, et revinrent avec rage pour un nouvel assaut, en parant les coups mutuels avec une adresse et une rapidité merveilleuses, qui frappaient les yeux de stupéfaction. Et la poussière soulevée sous les sabots les dérobait parfois aux regards ; et l’accablante chaleur était si forte que les pierres flambaient comme des buissons. Et la lutte dura une heure, avec un égal héroïsme de part et d’autre.

Mais, essoufflé le premier, le patrice Barbout voulut en finir ; et il porta sa masse d’armes de la main droite à la main gauche, saisit une de ses quatre javelines et la lança contre la princesse, en l’accompagnant d’un cri semblable au fracas du tonnerre. Et l’arme sortit de sa main comme l’éclair qui aveugle le regard. Mais la princesse la vit venir, attendit qu’elle fût proche, et la détourna prestement du revers de son sabre : et la javeline, en sifflant, alla s’enfoncer au loin dans le sable. Et toute l’armée vit cela et fut saisie d’étonnement.

Alors Barbout prit une seconde javeline, et la lança avec fureur en criant : « Qu’elle frappe et tue ! » Mais la princesse évita le trait et le rendit vain. Et la troisième et la quatrième javelines eurent le même sort. Aussitôt Barbout, bouillant de fureur et fou d’humiliation, reprit sa massue de la main droite, rugit comme un lion, et la lança de toute la force de son bras, en visant son adversaire. Et l’énorme masse traversa lourdement l’air, et arriva sur Mariam qu’elle eût écrasé sans recours, si l’héroïne ne l’avait saisie au vol et retenue dans la main : car Allah l’avait douée d’adresse, de ruse et de force. Et elle la brandit à son tour ! Et les regards de quiconque la vit furent aveuglés d’admiration. Et, comme une louve, elle courut sur le patrice et lui cria, tandis que sa respiration sifflait comme siffle la vipère à cornes : « Malheur à toi, maudit ! Viens apprendre à manier une masse d’armes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et, comme une louve, elle courut sur le patrice et lui cria, tandis que sa respiration sifflait comme siffle la vipère à cornes : « Malheur à toi, maudit ! Viens apprendre à manier une masse d’armes ! »

Lorsque le patrice Barbout vit son adversaire saisir de la sorte la masse en l’air, il crut que le ciel et la terre s’évanouissaient à ses yeux. Et, éperdu, oubliant tout courage et toute présence d’esprit, il tourna le dos, tout en protégeant sa fuite de son bouclier. Mais la princesse héroïque le suivit de près, le visa, et faisant tournoyer la pesante masse d’armes, la lança sur son dos. Et la masse retentissante alla tomber sur le bouclier, plus lourde qu’un roc lancé par une machine de guerre. Et elle renversa le patrice de cheval, en lui fracassant quatre côtes. Et il roula dans la poussière, se débattit dans son sang, et déchira la terre de ses ongles. Et sa mort fut sans agonie, car Azraël, l’ange de la mort, s’approcha de lui avec la dernière heure, et lui arracha son âme qui alla rendre compte de ses erreurs et de sa mécréantise à Celui qui connaît les secrets et pénètre les sentiments.

Alors la princesse Mariam, au grand galop, plongea prestement le long du ventre de son cheval jusqu’à terre, ramassa l’énorme lance de son antagoniste tué, et s’éloigna à quelque distance. Et là, elle planta sa lance en terre, profondément, et, faisant face à toute l’armée de son père, elle arrêta brusquement son cheval docile, s’appuya du dos sur la haute lance, et demeura immobile dans cette attitude, la tête haute, et provocatrice. Et de la sorte, ne faisant qu’un seul corps avec son cheval et sa lance fichée dans le sol, elle était inébranlable comme une montagne et immuable comme le Destin.

Lorsque le roi des Francs vit succomber de la sorte le patrice Barbout, dans sa douleur il se frappa le visage, déchira ses habits, et manda le second patrice, chef de son armée, qui s’appelait Bartous et était un héros réputé parmi les Francs pour son intrépidité et sa valeur dans les combats singuliers. Et il lui dit : « Ô patrice Bartous, à toi de venger la mort de Barbout, ton frère d’armes ! » Et le patrice Bartous répondit, en s’inclinant : « J’écoute et j’obéis ! » Et, lançant son cheval dans l’arène, il courut sus à la princesse.

Mais l’héroïne, toujours dans la même attitude, ne bougea pas ; et son coursier resta ferme et arc-bouté sur ses jambes comme un pont. Et voici qu’arriva sur elle le galop furieux du patrice, qui avait lâché les rênes à son cheval, et accourait en pointant sa lance dont le fer ressemblait à l’aiguillon du scorpion. Et le double choc se fit tumultueusement.

Alors, tous les guerriers eurent un pas en avant pour mieux voir les terribles merveilles de ce combat, dont jamais leurs yeux n’avaient contemplé le pareil. Et un frémissement d’admiration courait dans tous les rangs.

Mais déjà les adversaires, ensevelis sous une poussière épaisse, se heurtaient sauvagement et se distribuaient des coups dont gémissait l’air. Et ils combattirent ainsi, longtemps, la rage dans l’âme, et se lançant des injures effroyables. Et le patrice ne tarda pas à reconnaître la supériorité de son antagoniste, et se dit : « Par le Messie ! c’est l’heure de manifester toute ma puissance ! » Et il saisit une pique messagère de la mort, la brandit et la lança en visant son adversaire et criant : « À toi ! »

Mais il ne savait pas que la princesse Mariam était l’héroïne incomparable de l’Orient et de l’Occident, la cavalière des terres et des déserts, et la guerrière des plaines et des montagnes !

Or, elle avait observé le mouvement du patrice et pénétré son dessein. Et quand la pique ennemie partit dans sa direction, elle attendit qu’elle vînt effleurer sa poitrine, la saisit soudain au vol, et, se retournant vers le patrice stupéfait, elle le frappa au milieu du ventre avec cette arme, qui sortit étincelante par les vertèbres du dos. Et il tomba comme une tour qui s’écroule ; et le bruit de ses armes fit retentir les échos. Et son âme alla rejoindre à jamais celle de son compagnon dans les flammes inextinguibles allumées par la colère du Juge Suprême…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT ONZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et il tomba comme une tour qui s’écroule ; et le bruit de ses armes fit retentir les échos. Et son âme alla rejoindre à jamais celle de son compagnon dans les flammes inextinguibles allumées par la colère du Juge Suprême.

Alors, la princesse Mariam fit de nouveau caracoler son cheval Lahik autour de l’armée, en criant : « Où sont les esclaves ? Où sont les chevaliers ? Où sont les héros ? Où est le vizir borgne, ce chien boiteux ? Que le plus vaillant de vous paraisse, s’il a du courage ! Honte sur vous tous, ô chrétiens, qui tremblez devant le bras d’une femme ! »

En entendant et voyant tout cela le roi des Francs, extrêmement mortifié, et bien désespéré de la perte de ses deux patrices, fit venir le troisième, qui s’appelait Fassiân, c’est-à-dire le Péteur, vu qu’il était fameux pour ses vesses et ses pets, et qu’il était un pédéraste illustre, et lui dit : « Ô Fassiân, toi dont la pédérastie est la principale vertu, c’est à toi maintenant de combattre cette débauchée, et de venger par sa mort celle de tes compagnons ! » Et le patrice Fassiân, ayant répondu par l’ouïe et l’obéissance, lança son cheval au galop en lâchant derrière lui un tonnerre de pets retentissants, capables de faire blanchir de terreur les cheveux d’un enfant au berceau, et de faire se gonfler les voiles d’un navire.

Mais déjà, de son côté, Sett Mariam avait pris du champ, et avait lancé Lahik en un galop plus rapide que l’éclair qui brille, que la grêle qui tombe. Et tous deux bondirent l’un sur l’autre comme deux béliers, et se heurtèrent avec une telle violence qu’on eût dit le choc de deux montagnes. Et le patrice, se précipitant sur la princesse, poussa un grand cri et lui porta un coup furieux. Mais elle l’évita avec prestesse, frappa adroitement la lance de son ennemi et la brisa en deux. Puis, au moment où le patrice Fassiân, emporté dans son élan, passait à côté d’elle, elle se retourna soudain, en faisant une rapide volte-face, et, du talon de sa propre lance elle frappa son adversaire entre les deux épaules avec une telle violence, qu’elle le désarçonna. Et, accompagnant ce mouvement d’un cri terrible, elle se précipita sur lui, tandis qu’il gisait renversé sur le dos, et, d’un seul coup, lui planta sa lance dans la bouche, et lui cloua la tête au sol, en fixant la pointe profondément à travers.

À cette vue, tous les guerriers restèrent d’abord muets de stupéfaction. Puis soudain ils sentirent passer sur leurs têtes le frisson de la panique ; car ils ne savaient plus si l’héroïne qui venait d’accomplir de tels exploits était une créature humaine ou un démon. Et, tournant le dos, ils cherchèrent leur salut dans la fuite, en livrant leurs jambes au vent. Mais Sett Mariam vola derrière eux, anéantissant sous ses pas la distance. Et elle les atteignait par groupes ou séparément, les frappait de son sabre tournoyant, et leur faisait boire la mort d’une gorgée, en les plongeant dans l’océan des destins. Et son cœur était si joyeux que le monde lui semblait ne pouvoir le contenir ! Et elle tua ceux qu’elle tua, et blessa ceux qu’elle blessa, et joncha la terre de morts, en large et en long. Et le roi des Francs, les bras levés au ciel de désespoir, s’enfuyait avec ses guerriers, courant au centre de ses troupes débandées, de ses patriarches et de ses prêtres, comme un berger court, poursuivi par l’orage, au milieu d’un troupeau de moutons. Et la princesse ne cessa de les poursuivre de la sorte et d’en faire un grand carnage, jusqu’au moment où le soleil se couvrit entièrement du manteau de la pâleur.

Alors seulement la princesse Mariam songea à arrêter sa course victorieuse. Elle revint donc sur ses pas, et alla retrouver son bien-aimé Nour qui commençait à être bien inquiet à son sujet, et se reposa cette nuit-là dans ses bras, en oubliant, dans les caresses partagées et les voluptés de l’amour, les fatigues et les dangers qu’elle venait d’affronter pour le sauver et se délivrer à tout jamais de ses persécuteurs chrétiens. Et le lendemain, après avoir longtemps discuté ensemble sur l’endroit qui serait le plus agréable à habiter désormais, ils décidèrent d’aller essayer du climat de Damas. Et ils se mirent en route pour cette ville délicieuse-là. Et voilà pour eux !

Quant au roi des Francs ! Lorsque, le nez bien allongé et le sac de son estomac fort retourné à cause de la mort de ses trois patrices Barbout, Bartous et Fassiân, et à cause aussi de la défaite de son armée, il fut de retour dans son palais, à Constantinia, il convoqua son conseil d’état, et, après avoir exposé sa disgrâce dans les moindres détails, il demanda quel parti il devait prendre. Et il ajouta : « Je ne sais pas maintenant où elle a pu aller, cette fille des mille cornards de l’impudeur ! Mais je penche à croire qu’elle a dû aller en pays musulman, là où elle dit que les hommes sont des mâles vigoureux et inlassables ! Car cette fille de putain est un tison enflammé originaire de l’enfer ! Et elle ne trouvait pas les chrétiens assez membrus pour calmer ses désirs incessants ! Je vous demande donc de me dire, ô patriarches, ce qu’il faut que je fasse dans cette fâcheuse situation ! » Et les patriarches et les moines et les grands du royaume réfléchirent durant une heure de temps, puis répondirent : « Nous pensons, ô roi du temps, qu’il ne te reste plus qu’un parti à prendre, après tout ce qui s’est passé, et c’est d’envoyer une lettre, avec des cadeaux, au puissant chef des musulmans, le khalifat Haroun Al-Rachid, qui est le maître des terres et des pays où vont arriver les deux fugitifs ; et, dans cette lettre que tu lui écriras de ta propre main, tu lui feras toutes sortes de promesses et de serments d’amitié, pour qu’il consente à faire arrêter les fugitifs et à te les envoyer, sous escorte, à Constantinia. Et cela ne t’engagera et ne nous engagera à rien avec ce chef des mécréants, puisque, dès qu’il nous aura rendu les fugitifs, nous nous hâterons de massacrer les musulmans de l’escorte et d’oublier nos serments et nos engagements, comme nous avons l’habitude de le faire toutes les fois que nous avons un traité avec ces infidèles, sectateurs de Môhammad ! » Ainsi parlèrent les patriarches et les conseillers du roi des Francs. Qu’ils soient maudits en cette vie et dans l’autre, pour leur mécréantise et leur félonie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… Ainsi parlèrent les patriarches et les conseillers du roi des Francs. Qu’ils soient maudits en cette vie et dans l’autre, pour leur mécréantise et leur félonie !

Or, le roi des Francs de Constantinia, qui avait l’âme aussi basse que celle de ses patriarches, ne manqua pas de suivre ce conseil plein de perfidie. Mais il ignorait que la perfidie tourne tôt ou tard contre ses auteurs, et que l’œil d’Allah veille toujours sur Ses Croyants et les défend contre les embûches de leurs puants ennemis !

Il prit donc un papier et un calam et écrivit, en caractères grecs, une lettre au khalifat Haroun Al-Rachid, où, après les formules les plus respectueuses et les plus remplies d’admiration et d’amitié, il lui disait :

« Ô puissant émir des musulmans nos frères, j’ai une fille dénaturée appelée Mariam, qui s’est laissé séduire par un jeune Égyptien du Caire, qui me l’a enlevée, et l’a conduite dans les pays qui sont sous ta dépendance et ta domination. Je te supplie, en conséquence, ô puissant émir des musulmans, de vouloir bien faire faire les recherches nécessaires pour la retrouver, et me la renvoyer au plus tôt sous une sûre escorte.

« Et moi, en retour, je comblerai d’honneurs et d’égards cette escorte que tu m’auras envoyée avec ma fille, et je ferai tout ce qui pourra t’être agréable ! Ainsi, pour te montrer ma reconnaissance et faire preuve de mes sentiments d’amitié, je te promets, entre autres choses, de faire bâtir une mosquée dans ma capitale, par des architectes que tu auras toi-même choisis. Et je t’enverrai, en outre, des richesses indescriptibles, dont homme ne vit jamais les pareilles : des jeunes filles semblables à des houris, des jeunes garçons imberbes, comme des lunes, des trésors que le feu ne saurait détruire, des perles, des pierreries, des chevaux, des juments et des poulains, des chamelles et de jeunes chameaux, et des charges précieuses de mulets contenant les plus belles productions de nos climats ! Et, si tout cela ne te suffit pas, je diminuerai les confins de mon royaume, pour augmenter tes domaines et tes frontières ! Et ces promesses je les scelle de mon sceau, moi, César, roi des adorateurs de la Croix ! »

Et le roi des Francs, après avoir scellé cette lettre, la remit au nouveau vizir qu’il avait nommé à la place du vieux borgne et boiteux, et lui adressa ces paroles : « Si tu obtiens audience de ce Haroun-là, tu lui diras : « Ô très puissant khalifat ! je viens réclamer auprès de toi notre princesse : car c’est là l’objet de l’importante mission qui nous est confiée. Si tu accueilles favorablement notre demande, tu peux compter sur la reconnaissance du roi, notre maître, qui t’enverra les plus riches présents ! » Puis, pour exciter encore le zèle de son vizir, qu’il envoyait ainsi comme ambassadeur, le roi des Francs lui promit, à lui également, si son ambassade avait un heureux succès, de lui donner sa fille en mariage et de le combler de richesses et de prérogatives. Puis il lui donna congé, et lui recommanda expressément de remettre la lettre au khalifat lui-même. Et le vizir, après avoir embrassé la terre entre les mains du roi, se mit en chemin.

Or, après un long voyage, il arriva, avec sa suite, à Baghdad, où il commença par prendre un repos de trois jours. Ensuite il demanda où était le palais du khalifat, et, lorsqu’on le lui eut indiqué, il s’y rendit pour demander audience à l’émir des Croyants. Et lorsqu’il fut introduit dans le diwân des réceptions, le vizir, se jetant aux pieds du khalifat, embrassa par trois fois la terre entre ses mains, lui dit en quelques mots l’objet de la mission qui lui était confiée, et lui remit la lettre de son maître, le roi des Francs, père de la princesse Mariam. Et Al-Rachid décacheta la lettre, la lut et, après en avoir saisi toute la portée, il se montra favorable à la demande qu’elle contenait, bien qu’elle lui vînt d’un roi mécréant. Et il fit écrire sur le champ aux gouverneurs de toutes les provinces musulmanes, pour leur donner le signalement de la princesse Mariam et de son compagnon, avec l’ordre exprès de faire toutes recherches nécessaires pour les retrouver, les menaçant des pires châtiments en cas d’insuccès ou de négligence, et de les envoyer sans retard, sous bonne escorte, à sa cour, aussitôt qu’on les aurait découverts. Et les courriers à cheval ou à dos de dromadaire de course partirent dans toutes les directions, chargés, chacun, d’une lettre pour un wali de province. Et, en attendant, le khalifat retint auprès de lui, au palais, l’ambassadeur franc et toute sa suite. Et voilà pour ce qui est de ces différents rois et de leurs pourparlers !

Mais pour ce qui est des deux amants, voici ! Lorsque la princesse eut mis en déroute, à elle seule, l’armée du roi des Francs, son père, et qu’elle eut donné en pâture aux vautours les trois patrices qui s’étaient mesurés avec elle, elle se mit en route, avec Nour, pour la Syrie, et arriva heureusement aux portes de Damas. Mais, comme ils voyageaient par petites étapes, s’arrêtant aux beaux endroits pour se livrer aux manifestations de leur amour, et qu’ils ne se souciaient point des embûches de leurs ennemis, ils arrivèrent à Damas quelques jours après que les rapides courriers du khalifat, qui les y avaient précédés, eurent communiqué au wali de la ville les ordres les concernant. Et, comme ils ne se doutaient point de ce qui les y attendait, ils donnèrent sans méfiance leurs noms aux espions de la police qui les reconnurent aussitôt et les firent arrêter par les gardes du wali. Et les gardes, sans perdre de temps, leur firent rebrousser chemin, sans leur permettre l’entrée de la ville, et, les entourant d’armes menaçantes, les obligèrent à les accompagner à Baghdad où, après dix jours de marches forcées à travers le désert, ils arrivèrent exténués de fatigue. Et ils furent introduits dans le diwân des audiences, entourés par les gardes du palais…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils furent introduits dans le diwân des audiences, entourés par les gardes du palais. Et lorsqu’ils furent en la présence auguste du khalifat, ils se prosternèrent devant lui, et embrassèrent la terre entre ses mains. Et le chambellan qui était alors de service dit : « Ô émir des Croyants, voici la princesse Mariam, fille du roi des Francs, et Nour, son ravisseur, fils du marchand Couronne, du Caire. Et c’est à Damas que, d’après les ordres du wali de la ville, on les a arrêtés tous deux ! » Alors le khalifat jeta les yeux sur Mariam, et fut ravi de l’élégance de sa taille et de la beauté de ses traits ; et il lui demanda : « Est-ce bien toi la nommée Mariam, fille du roi des Francs ? » Elle répondit : « Oui, c’est bien moi la princesse Mariam, ton esclave à toi seul ô émir des Croyants, protecteur de la Foi, descendant du prince des envoyés d’Allah ! » Et le khalifat, bien étonné de la réponse, se tourna ensuite vers Nour, et fut également charmé des grâces de sa jeunesse et de sa bonne mine ; et il lui dit : « Et toi, es-tu le jeune Nour, fils de Couronne, le marchand du Caire ? » Il répondit : « Oui, c’est moi, ton esclave, ô émir des Croyants, soutien de l’empire, défenseur de la Foi ! » Et le khalifat lui dit : « Comment as-tu osé enlever cette princesse franque, au mépris de la loi ? » Alors Nour, profitant de la permission de parler, raconta toute son aventure, dans ses moindres détails, au khalifat qui écouta son récit avec beaucoup d’intérêt. Mais il n’y a point d’utilité à le répéter.

Alors, Al-Rachid se tourna vers la princesse Mariam et lui dit : « Sache que ton père, le roi des Francs, m’a envoyé cet ambassadeur que voici, avec une lettre écrite de sa propre main. Et il m’assure de sa gratitude et de son intention de bâtir une mosquée dans sa capitale, si je consens à te renvoyer dans ses états ! Or, toi, qu’as-tu à répondre ? » Et Mariam releva la tête et, d’une voix à la fois ferme et délicieuse, répondit : « Ô émir des Croyants, tu es le représentant d’Allah sur la terre et celui qui maintient la loi de Son Prophète Môhammad (sur Lui à jamais la paix et la prière !) Or, moi je suis devenue musulmane, et je crois à l’unité d’Allah, et je la professe en ton auguste présence, et je dis : Il n’y a de Dieu qu’Allah, et Môhammad est l’envoyé d’Allah ! Pourrais-tu donc, ô émir des Croyants, me renvoyer dans le pays des infidèles qui donnent des égaux à Allah, croient à la divinité de Jésus fils de l’homme, adorent les idoles, révèrent la croix et rendent un culte superstitieux à toutes sortes de Créatures mortes dans l’impiété et précipitées dans les flammes de la colère d’Allah ? Or, si tu agis ainsi en me livrant à ces chrétiens, moi, au jour du Jugement, où toutes les grandeurs seront comptées pour rien, et où les cœurs purs seront seuls regardés, je t’accuserai de ta conduite, devant Allah et devant notre Prophète, ton cousin (sur Lui la prière et la paix !) »

Lorsque le khalifat eut entendu ces paroles de Mariam et sa profession de foi, il exulta en son âme de savoir musulmane une telle héroïne et, les larmes aux yeux, il s’écria : « Ô Mariam, ma fille, puisse Allah ne jamais permettre que je livre aux infidèles une musulmane qui croit à l’unité d’Allah et à Son Prophète ! Qu’Allah te garde et te conserve et répande sur toi sa miséricorde et ses bénédictions, en augmentant la conviction de ta foi ! Et maintenant, pour ton héroïsme et ta bravoure, tu peux réclamer tout de moi ; et je fais le serment de ne te refuser rien, fût-ce la moitié de mon empire ! Réjouis donc tes yeux, dilate ton cœur et bannis toute inquiétude ! Et dis-moi, afin que je fasse le nécessaire, si tu ne seras point satisfaite que ce jeune homme, fils de notre serviteur Couronne, le marchand du Caire, devienne ton époux légal. » Et Mariam répondit : « Comment ne le désirerais-je point, ô émir des Croyants ? N’est-ce point lui qui m’a achetée ? N’est-ce point lui qui a cueilli ce qu’il y avait en moi à cueillir ? N’est-ce point lui qui a si souvent exposé sa vie pour moi ? Et n’est-ce point lui enfin qui a donné la paix à mon âme en me révélant la pureté de la foi musulmane ? »

Aussitôt le khalifat fit appeler le kâdi et les témoins, et dresser sur le champ le contrat de mariage. Puis il fit avancer le vizir, ambassadeur du roi des Francs, et lui dit : « Tu vois bien avec tes propres yeux et tu entends bien avec tes propres oreilles que je ne puis agréer la demande de ton maître, puisque la princesse Mariam, devenue musulmane, nous appartient. Sinon je commettrais une action dont je devrais rendre compte à Allah et à Son Prophète, au jour du Jugement ! Car il est écrit dans le Livre d’Allah : « Il ne sera jamais donné aux infidèles d’avoir le dessus sur les Croyants ! » Retourne donc auprès de ton maître, et apprends-lui ce que tu as vu et entendu…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA SEPT CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Il ne sera jamais donné aux infidèles d’avoir le dessus sur les Croyants ! » Retourne donc auprès de ton maître, et apprends-lui ce que tu as vu et entendu ! »

Lorsque l’ambassadeur eut compris de la sorte que le khalifat ne voulait pas livrer la fille du roi des Francs, il osa s’emporter, plein de dépit et de superbe, car Allah l’avait aveuglé sur les conséquences de ses paroles ; et il s’écria : « Par le Messie ! fût-elle musulmane encore vingt fois davantage, il faudra que je la ramène à son père, mon maître ! Sinon il viendra envahir ton royaume et couvrira de ses troupes ton pays depuis l’Euphrate jusqu’à l’Yamân ! »

À ces paroles, le khalifat, à la limite de l’indignation, s’écria : « Comment ! ce chien de chrétien ose proférer des menaces ? Qu’on lui tranche la tête et qu’on la place à l’entrée de la ville, en crucifiant son corps, et que cela serve désormais d’exemple aux ambassadeurs des infidèles ! » Mais la princesse Mariam s’écria : « Ô émir des Croyants, ne souille pas ton sabre glorieux du sang de ce chien-là ! Je veux le traiter moi-même comme il le mérite ! » Et, ayant dit ces mots, elle arracha le sabre que le vizir franc portait au côté, et l’ayant brandi, d’un seul coup elle lui abattit la tête et la jeta par la fenêtre. Et elle repoussa du pied le corps, en faisant signe aux esclaves de l’emporter.

À cette vue, le khalifat fut émerveillé de la promptitude avec laquelle la princesse s’était acquittée de cette exécution, et la revêtit de son propre manteau. Et il fit également revêtir Nour d’une robe d’honneur, et les combla tous deux de riches présents ; et, selon le désir qu’ils lui exprimaient, il leur donna une magnifique escorte qui les accompagnerait jusqu’au Caire, et leur remit des lettres de recommandation pour le wali d’Égypte et les oulémas. Et Nour et la princesse Mariam retournèrent de la sorte en Égypte, chez les vieux parents. Et le marchand Couronne, en revoyant son fils qui amenait dans sa maison une princesse pour belle-fille, fut à la limite de la fierté et pardonna à Nour sa conduite d’autrefois. Et il invita, en son honneur, pour une grande fête, tous les grands du Caire, qui comblèrent de présents les jeunes époux, en se surpassant à l’envi les uns les autres.

Et le jeune Nour et la princesse Mariam vécurent de longues années à la limite de la dilatation et de l’épanouissement, ne se privant de rien du tout, et mangeant bien, et buvant bien, et copulant fort, sec et longtemps, au milieu des honneurs et de la prospérité, dans la vie la plus tranquille et la plus délicieuse, jusqu’à ce que vînt les visiter la Destructrice des félicités, la Séparatrice des amis et des sociétés, celle qui renverse les maisons et les palais et pourvoit les ventres des tombeaux ! Mais gloire au Seul Vivant qui ne connaît pas la mort et qui tient dans Ses mains les clefs du Visible et de l’invisible ! Amin.


— Lorsque le roi Schahriar eut entendu cette histoire, il se leva soudain à demi et s’écria : « Ah ! Schahrazade, cette histoire héroïque, en vérité, me transporte ! » Et, ayant ainsi parlé, il s’accouda de nouveau sur les coussins, en se disant : « Je crois bien qu’elle n’a plus, après celle-là, d’autres histoires à me raconter ! Et je vais ainsi réfléchir sur ce qui me reste à faire, concernant sa tête ! » Mais Schahrazade, qui le voyait froncer les sourcils, se dit : « Il n’y a pas de temps à perdre ! » Et elle dit : « Oui, ô Roi, cette histoire héroïque est admirable, mais qu’est-elle en comparaison de celles que je veux encore te raconter, si toutefois tu me le permets ? » Et le Roi demanda : « Que dis-tu, Schahrazade ? Et quelles histoires encore penses-tu me raconter qui soient plus admirables ou plus étonnantes que celle là ? » Et Schahrazade sourit et dit : « Le Roi jugera ! Mais, cette nuit, pour terminer notre veillée, je ne veux te dire qu’une courte anecdote, de celles qui ne sont pas fatigantes à écouter ! Elle est tirée des séances de la générosité et du savoir-vivre. »

Et aussitôt elle dit :