Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 08/Histoire magique du cheval d’ébène

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 8p. 67-129).


HISTOIRE MAGIQUE DU CHEVAL D’ÉBÈNE


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait dans l’antiquité du temps et le passé des époques et des âges, un roi très grand et très puissant d’entre les rois des Persans, nommé Sabour, qui était certainement le roi le plus riche en trésors de toutes sortes comme aussi le plus doué de sagacité et de sagesse. De plus il était plein de générosité et de bienveillance, et sa main était toujours large ouverte sans lassitude, pour aider ceux qui l’imploraient et ne jamais repousser ceux qui lui demandaient secours. Il savait donner largement l’hospitalité à ceux qui ne lui demandaient que l’abri, et réconforter à l’occasion, par ses paroles et ses manières pleines de douceur et d’aménité, les cœurs brisés. Il était bon et charitable pour les pauvres gens ; et les étrangers ne voyaient jamais fermées à leur appel les portes de ses palais. Quant aux oppresseurs, ils ne trouvaient ni grâce ni indulgence devant sa sévère justice. Et tel il était, en vérité.

Or, le roi Sabour avait trois filles, qui étaient comme autant de belles lunes dans un ciel plein de gloire ou comme trois fleurs merveilleuses d’éclat dans un parterre bien soigné, et un fils qui était la lune elle-même, et s’appelait Kamaralakmar[1].

Chaque année, le roi donnait à son peuple deux grandes fêtes, une au commencement du printemps, celle du Nourouz, et une autre à l’automne, celle du Mihrgân ; et, à ces deux occasions, il faisait ouvrir les portes de tous ses palais, distribuait des largesses, faisait proclamer des édits de grâce par ses crieurs publics, nommait de nouveaux dignitaires, et faisait avancer en grade ses lieutenants et ses chambellans. Aussi de tous les points de son vaste empire accouraient les populations pour rendre hommage à leur roi et le réjouir en ces deux jours de fête en lui portant des présents de toutes sortes et des esclaves et des eunuques en cadeau.

Or, à l’une de ces fêtes, qui était précisément la fête du printemps, le roi, qui à toutes ses qualités joignait l’amour de la science, de la géométrie et de l’astronomie, était assis sur le trône de son royaume quand il vit s’avancer devant lui trois savants, hommes forts versés dans les diverses branches des connaissances les plus secrètes et des arts les plus subtils, sachant modeler les formes avec une perfection qui confondait l’entendement, et n’ignorant aucun des mystères qui échappent d’ordinaire à l’esprit humain. Et ces trois savants arrivaient dans la ville du roi, venant de trois contrées différentes et parlant chacun une langue différente : le premier était Hindi, le second Roumi et le troisième Ajami des frontières extrêmes de la Perse.

Le premier, le savant Hindi, s’approcha du trône, se prosterna devant le roi, embrassa la terre entre ses mains et, après lui avoir souhaité joie et bonheur en ce jour de fête, lui offrit un présent vraiment royal : c’était un homme en or, incrusté de gemmes et de pierreries d’un grand prix, qui tenait à la main une trompette d’or. Et le roi Sabour lui dit : « Ô savant, quelle est l’utilité de cette figure ? » Il répondit : « Ô mon seigneur, l’utilité de cet homme en or est une vertu admirable ! Si tu le places à la porte de la ville, il en deviendra un gardien à toute épreuve ; car si un ennemi vient à entrer dans la place, il le devine à distance, et, soufflant dans la trompette dirigée contre sa figure, il le paralyse et le fait tomber mort de terreur ! » Et le roi, à ces paroles, s’émerveilla beaucoup et dit : « Par Allah ! ô savant, si tu dis vrai je te promets la réalisation de tous tes souhaits et de tous tes désirs ! »

Alors s’avança le savant Roumi qui embrassa la terre entre les mains du roi et lui offrit en cadeau un grand bassin d’argent au milieu duquel se trouvait un paon en or entouré de vingt-quatre paonnes du même métal. Et le roi Sabour les regarda avec étonnement et, se tournant vers le Roumi, lui dit : « Ô savant, quelle est l’utilité de ce paon et de ces paonnes ? » Il répondit : « Ô mon seigneur, chaque fois qu’une heure est écoulée du jour ou de la nuit, le paon donne un coup de bec à l’une des vingt-quatre paonnes et la monte, en battant des ailes, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait monté toutes les paonnes, en marquant ainsi les heures ; puis lorsque le mois est écoulé de la sorte, il ouvre la bouche et le croissant de la nouvelle lune apparaît au fond de son gosier ! » Et le roi, émerveillé, s’écria : « Par Allah ! si tu dis vrai, tous tes vœux seront accomplis ! »

Le troisième qui s’avança fut le savant de Perse. Il embrassa la terre entre les mains du roi, et, après les compliments et les souhaits, lui offrit un cheval en bois d’ébène, de la qualité la plus noire et la plus rare, incrusté d’or et de pierreries, et harnaché merveilleusement d’une selle, d’une bride et d’étriers comme on n’en voit qu’aux chevaux des rois. Aussi le roi Sabour fut-il émerveillé à la limite de l’émerveillement, et déconcerté de la beauté et des perfections de ce cheval ; puis il dit : « Et quelles sont les vertus de ce cheval d’ébène ? » Le Persan répondit : « Ô mon seigneur, les vertus que possède ce cheval sont une chose prodigieuse et telle que lorsqu’on le monte, il part avec son cavalier à travers les airs avec la rapidité de l’éclair, et le porte partout où on veut le diriger, en couvrant en un jour des distances qu’un cheval ordinaire mettrait un an à parcourir ! » Le roi, prodigieusement étonné de ces trois choses prodigieuses qui se succédaient dans le même jour, se tourna vers le Persan et lui dit : « Par Allah le Tout-Puissant (qu’il soit exalté !), qui créa tous les êtres et leur donna le manger et le boire, si la vérité de tes paroles m’est prouvée, je te promets la réalisation de tes souhaits et du moindre de tes désirs ! »

Après quoi le roi fit mettre à l’épreuve, pendant trois jours, les vertus diverses des trois cadeaux, en faisant exécuter leurs divers mouvements par les trois savants. Et, de fait, l’homme en or souffla dans sa trompette d’or ; le paon en or becqueta et monta régulièrement ses vingt-quatre paonnes d’or, et le savant de Perse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… et le savant de Perse monta sur le cheval d’ébène, le fit s’élever dans les airs et parcourir un grand espace avec une rapidité extraordinaire pour, après avoir décrit un grand cercle, redescendre doucement à la place d’où il était parti.

À la vue de tout cela, le roi Sabour fut stupéfait d’abord, puis se trémoussa tellement qu’il faillit s’envoler de joie. Il dit alors aux savants : « Ô savants illustres, j’ai maintenant la preuve de la vérité de vos paroles, et c’est à mon tour de m’acquitter de ma promesse. Demandez-moi donc tout ce que vous désirez, et cela vous sera accordé à l’instant ! »

Alors les trois savants répondirent : « Du moment que notre maître le roi est satisfait de nous et de nos présents, et qu’il nous laisse le choix de la demande à lui faire, nous le prions de nous accorder ses trois filles en mariage, car nous souhaitons vivement devenir ses gendres ! Et c’est là une chose qui ne peut en rien troubler la tranquillité du royaume ! En tout cas les rois ne reviennent jamais sur leurs promesses ! » Le roi répondit : « Je vous accorde à l’instant la satisfaction de votre désir ! » Et aussitôt il donna l’ordre de faire venir le kâdi et les témoins pour dresser le contrat du mariage de ses trois filles avec les trois savants.

Tout cela !

Or, il advint que, pendant ce temps, les trois filles du roi étaient assises justement derrière un rideau de la salle de réception, et entendaient les paroles. Aussi la plus jeune des trois sœurs se mit-elle à considérer avec attention le savant qui devait lui échoir comme époux, et voici ! C’était un vieux bien ancien, âgé d’au moins cent ans, si ce n’est davantage, avec un reste de cheveux blanchis par le temps, une tête branlante, les sourcils mangés de teigne, les oreilles tombantes et fendues, la barbe et les moustaches teintes et sans vie, des yeux rouges et louches se regardant de travers, des bajoues flasques, jaunes et criblées de creux, un nez comme une grosse aubergine noire, une figure ratatinée comme le tablier d’un savetier, des dents saillantes comme les dents d’un cochon sauvage, et des lèvres pendantes et pantelantes comme les testicules du chameau ; en un mot ce vieux savant-là était quelque chose d’effrayant, une horreur composée de monstrueuses laideurs qui en faisaient l’être certainement le plus difforme de son temps et le plus épouvantable de son époque ; car comment ne l’eût-il pas été avec ces divers attributs et, en plus, ses mâchoires vides de leurs molaires et armées, en guise de canines, de crocs qui le rendaient semblable aux éfrits qui épouvantent les petits enfants dans les maisons désertes, et font crier d’effroi les poules dans les poulaillers.

Tout cela !

Et justement la princesse, la plus jeune des trois filles du roi, était l’adolescente la plus belle et la plus gracieuse de son temps, plus élégante que la tendre gazelle, plus douce et plus suave que la brise la plus caressante, et plus brillante que la lune dans son plein ; elle était ainsi vraiment faite pour les ébats amoureux ; elle se mouvait et le rameau flexible était confus de ses balancements onduleux ; elle marchait et le chevreuil léger était confondu de sa gracieuse allure ; et sans conteste elle surpassait de beaucoup ses sœurs en beauté, en blancheur, en charmes et en douceur. Et telle elle était, en vérité.

Aussi lorsqu’elle vit le savant qui devait lui échoir en lot, elle courut à sa chambre et là se laissa tomber la face contre terre en se déchirant les habits, en se griffant les joues et en sanglotant et se lamentant.

Pendant qu’elle était dans cet état, son frère, le prince Kamaralakmar, qui l’aimait beaucoup et la préférait à ses autres sœurs, rentrait d’une partie de chasse et, entendant sa sœur qui se lamentait et pleurait, pénétra dans sa chambre et lui demanda : « Qu’as-tu ? Que t’est-il arrivé ? Hâte-toi de me le dire, et ne me cache rien ! » Alors elle se frappa la poitrine et s’écria : « Ô mon unique frère, ô le chéri, je ne te cacherai rien. Sache que, si même le palais devait se rétrécir devant ton père, je suis prête à m’en aller ; et si ton père devait commettre des choses si odieuses, je n’hésiterais pas à le quitter et à m’enfuir d’ici, sans qu’il m’ait donné les provisions de route ; car Allah pourvoira ! »

À ces paroles, le prince Kamaralakmar lui dit : « Mais dis-moi enfin ce que signifie ce langage, et ce qui te rétrécit la poitrine et trouble tes humeurs ? » La jeune princesse répondit : « Ô mon unique frère, ô le chéri, sache que mon père m’a promise en mariage à un vieux savant, un horrible magicien, qui lui a apporté, en cadeau, un cheval en bois d’ébène, et lui a certainement jeté un sort au moyen de sa sorcellerie et l’a abusé avec son astuce et sa perfidie ! Quant à moi, je suis bien résolue plutôt que de me donner à ce vieux laid, à ne plus être de ce monde ! »

Son frère se mit alors à la calmer et à la consoler en la caressant et la cajolant, puis se hâta d’aller trouver le roi son père et lui dit : « Qu’est-ce que c’est que ce sorcier à qui tu as promis en mariage ma sœur la petite ? Et qu’est-ce que c’est que ce cadeau qu’il t’a apporté, pour te décider ainsi à faire mourir ma sœur de chagrin ? Cela n’est pas juste et ne peut arriver ! »

Or, le Persan était tout près de là, et il entendait ces paroles du fils du roi, et il en était bien furieux et bien mortifié.

Mais le roi répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… le roi répondit : « Ô mon fils Kamaralakmar, si tu connaissais le cheval que m’a donné le savant, tu ne serais point si troublé et si stupéfait ! » Et il sortit aussitôt avec son fils dans la grande cour du palais et donna l’ordre aux esclaves d’amener le cheval en question. Et ils exécutèrent l’ordre.

Lorsque le jeune prince vit le cheval, il le trouva fort beau et en fut ravi. Et comme il était un excellent cavalier il sauta sur son dos avec légèreté et lui piqua les flancs soudain avec les éperons, en mettant ses pieds dans les étriers. Mais le cheval ne bougea pas. Et le roi dit au savant : « Va voir un peu pourquoi il ne bouge pas ; et aide mon fils qui, à son tour, ne manquera pas de t’aider à réaliser tes souhaits ! »

Or, le Persan, qui gardait rancune au prince à cause de son opposition au mariage de sa sœur, s’approcha du prince à cheval et lui dit : « Regarde sur le pommeau de la selle cette cheville en or que voici à droite. C’est la cheville de l’ascension. Tu n’as qu’à la tourner ! »

Alors le prince tourna la cheville de l’ascension et voici ! Le cheval aussitôt l’enleva dans les airs avec la rapidité de l’oiseau, et si haut que le roi et tous les assistants le perdirent de vue au bout de peu d’instants.

En voyant ainsi disparaître son fils et en ne le voyant plus revenir au bout de quelques heures d’attente, le roi Sabour fut bien inquiet et bien perplexe et dit au Persan : « Ô savant, comment allons nous faire maintenant pour qu’il revienne ? » Il répondit : « Ô mon maître, moi je n’y puis plus rien ; et toi tu ne reverras ton fils qu’au jour de la Résurrection ! En effet, au lieu de me donner le temps de lui expliquer la façon de se servir de la cheville de gauche, qui est la cheville de la descente, le prince n’a voulu écouter que sa suffisance et son ignorance, et a fait partir le cheval trop vite ! »

Lorsque le roi Sabour eut entendu ces paroles du savant, il fut plein de fureur et, enrageant à la limite de la rage, il ordonna aux esclaves de lui donner la bastonnade et de le jeter ensuite dans le cachot le plus noir, tandis que lui-même arrachait sa couronne de sur sa tête, se donnait de grands coups sur la figure et s’arrachait la barbe. Après quoi il se retira dans son palais, en fit fermer toutes les portes, et se mit à sangloter, à gémir et à se lamenter, lui, son épouse, ses trois filles, ses gens et tous les habitants du palais ainsi que ceux de la ville. Et de la sorte leur joie se changea en affliction, et leur félicité en tristesse et en désespoir. Et voilà pour eux !

Quant au prince, le cheval continua à s’élever avec lui dans les airs sans s’arrêter, tellement qu’il fut sur le point de toucher au soleil. Alors il comprit le péril qu’il courait et quelle mort affreuse l’attendait dans ces régions du ciel ; et il fut bien inquiet et se repentit fort d’être monté sur le cheval, et il pensa en son âme : « Il est certain que l’intention du savant a été de me perdre à cause de ma sœur la petite ! Que faire maintenant ? Il n’y a de force et de puissance qu’en Allah l’Omnipotent ! Me voici perdu sans recours ! » Puis il se dit : « Mais qui sait s’il n’y a pas là une seconde cheville qui serait celle de la descente, comme l’autre est celle de l’ascension ? » Et comme il était doué de sagacité, de science et d’intelligence, il se mit à faire des recherches sur toutes les parties du cheval et finit par trouver une toute petite vis, pas plus grosse qu’une tête d’épingle, sur le côté gauche de la selle ; et il se dit : « Je n’en vois pas d’autre ! » Alors il pressa cette vis, et aussitôt l’ascension diminua peu à peu et le cheval s’arrêta un instant dans les airs pour, immédiatement après, commencer à descendre avec la même rapidité en se ralentissant ensuite petit à petit à mesure que l’on s’approchait de la surface du sol ; et il finit par toucher terre sans secousse aucune et sans mal, tandis que son cavalier commençait à respirer à son aise et à se tranquilliser sur sa vie.

Une fois que le jeune prince Kamaralakmar eut compris le maniement de la cheville et de la vis, il se réjouit fort de sa découverte et remercia Allah le Très-Haut qui avait daigné le délivrer d’une mort certaine. Après quoi il se mit, en faisant tourner tantôt la cheville et tantôt la vis, et en se servant de la bride soit à gauche soit à droite, à faire aller le cheval en avant, en arrière, en haut, en bas, partout où il voulait, tantôt avec la rapidité de l’éclair, tantôt à l’allure de promenade, jusqu’à ce qu’il se fût rendu bien maître de ses divers mouvements. Alors il le fit monter à une certaine hauteur et le poussa dans une certaine direction avec une rapidité modérée, de façon à pouvoir bien jouir du beau spectacle qui se déroulait à ses pieds, sur la terre. Et de cette façon il put regarder à son aise les merveilles de la terre et des mers, et admirer des contrées et des villes qu’il n’avait jamais ni vues ni connues, sa vie durant.

Or, parmi les villes qui de la sorte se déployaient au dessous de lui, il aperçut une cité aux maisons et aux édifices distribués avec symétrie d’une manière charmante, au milieu d’une contrée riante couverte d’une splendide végétation, sillonnée de nombreuses eaux courantes, et riche en pâturages où s’ébattaient en paix les bondissantes gazelles…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… où s’ébattaient en paix les bondissantes gazelles.

Comme de sa nature il aimait se distraire et regarder, Kamaralakmar se dit : « Il faut que je sache le nom de cette ville, et dans quelle contrée elle est située ! » Et il se mit à tourner en l’air tout autour de la ville, en s’arrêtant dans les endroits les plus beaux.

Cependant le jour commençait à décliner et le soleil était arrivé à l’horizon au bas de sa course ; et le prince pensa : « Par Allah ! je ne trouverai certainement pas de meilleure place pour passer la nuit que cette cité ! Ainsi je dormirai ici, et demain à la pointe du jour je reprendrai la route de mon royaume pour rentrer au milieu de mes parents et de mes amis. Et je raconterai alors à mon père tout ce qui m’est arrivé et tout ce que mes yeux ont vu ! » Et il tourna ses regards autour de lui pour choisir un endroit où passer la nuit en sécurité et sans être dérangé, et où remiser son cheval, et il finit par laisser tomber son choix sur un palais élevé, situé au milieu de la ville, flanqué de tours crénelées et gardé par quarante esclaves noirs vêtus de cottes de mailles et armés de lances, de glaives, d’arcs et de flèches. Donc il se dit : « Voilà un endroit excellent ! » et, pressant la vis de descente, il dirigea de ce côté-là son cheval qui vint, tel un oiseau fatigué, se poser doucement sur la terrasse du palais. Alors le prince dit : « Louange à Allah ! » et descendit de son cheval. Il se mit à tourner autour de lui et à l’examiner, en disant : « Par Allah ! celui qui t’a façonné avec une telle perfection est un maître ouvrier et le plus habile des artisans. Aussi, si le Très-Haut prolonge le terme de ma vie et me réunit avec mon père et les miens, je ne manquerai pas de combler ce savant de mes bontés et de le faire bénéficier de ma générosité ! »

Mais déjà la nuit était tombée, et le prince continua à rester sur la terrasse en attendant que tout le palais fût endormi. Puis comme il était torturé par la faim et la soif, vu que depuis son départ il n’avait encore rien mangé ni bu, il se dit : « Un palais comme celui-ci ne doit certes pas manquer de vivres ! » Il laissa donc le cheval sur la terrasse, et résolu à chercher de quoi se nourrir, il se dirigea vers l’escalier du palais et en descendit les marches jusqu’au bas. Et il se trouva soudain dans une large cour pavée de marbre blanc et d’albâtre transparent qui reflétaient dans la nuit la lumière de la lune. Et il s’émerveilla de la beauté de ce palais et de son architecture ; mais il eut beau regarder à droite et à gauche, il ne vit pas une âme vivante et n’entendit pas un son de voix humaine ; et il fut bien inquiet et bien perplexe, et ne sut que devenir. Il finit tout de même par se décider, pensant : « Je n’ai rien de mieux à faire pour le moment qu’à remonter sur la terrasse d’où je suis descendu, et à passer la nuit à côté de mon cheval ; et demain, dès les premières lueurs du jour, je remonterai à cheval et je m’en irai ! » Et comme il allait mettre ce projet à exécution, il aperçut une lumière à l’intérieur du palais, et s’avança de ce côté-là pour voir ce qu’était l’affaire. Et il vit que cette lumière était celle d’un flambeau allumé, placé devant la porte du harem, à la tête du lit d’un eunuque noir endormi, qui ronflait sur un ton fort bruyant, et ressemblait à quelque éfrit d’entre les éfrits aux ordres de Soleimân ou à quelque genni de la tribu noire des genn ; il était étendu sur un matelas en travers de la porte, et il la bouchait mieux que ne l’aurait fait un tronc d’arbre ou un banc de portiers ; et le pommeau de son glaive étincelait furieusement à la lueur du flambeau, tandis que, au dessus de sa tête, était pendu à une colonne de granit son sac à provisions.

À la vue de ce nègre effroyable, le jeune Kamaralakmar fut terrifié et murmura : « Je me réfugie en Allah le Tout-Puissant ! Ô Maître unique du ciel et de la terre, Toi qui m’as déjà sauvé d’une perte certaine, secours-moi encore et tire-moi sain et sauf de l’aventure qui m’attend dans ce palais ! » Il dit, et tendant la main vers le sac à provisions du nègre, il le prit légèrement, sortit de la chambre, l’ouvrit et y trouva des vivres de la meilleure qualité. Il se mit à en manger, et finit par vider complètement le sac ; et, après s’être ainsi restauré, il alla au bassin de la cour et étancha sa soif en buvant de l’eau qui en jaillissait, pure et douce. Après quoi il retourna près de l’eunuque, suspendit le sac à sa place, et, retirant du fourreau le glaive de l’esclave, le prit, tandis que celui-ci était plus endormi et plus ronflant que jamais, et sortit ne sachant encore d’où sa destinée devait venir à sa rencontre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… ne sachant encore d’où sa destinée devait venir à sa rencontre.

Il s’avança donc dans l’intérieur du palais et arriva à une seconde porte sur laquelle retombait un rideau de velours. Il souleva cette portière et, dans une salle merveilleuse, il vit un large lit de l’ivoire le plus blanc, incrusté de perles, de rubis, d’hyacinthes et d’autres pierreries, et, étendues sur le sol, quatre jeunes esclaves endormies. Il s’approcha alors doucement du lit pour savoir qui pouvait bien y être coucha, et vit une adolescente qui n’avait pour toute chemise que sa chevelure ! Et elle était si belle qu’on l’aurait prise, non point pour la lune à son lever à l’horizon oriental, mais pour une seconde lune plus merveilleuse sortie des mains du Créateur ! Son front était une rose blanche, et ses joues deux anémones d’un rouge tendre, dont l’éclat se rehaussait d’un délicat grain-de-beauté de chaque côté !

À la vue de tant de beauté et de grâces, de charmes et d’élégance, Kamaralakmar faillit tomber à la renverse évanoui sinon mort. Et, lorsqu’il put maîtriser tant soit peu son émotion, il s’approcha de l’adolescente endormie, en tremblant de tous ses muscles et de tous ses nerfs et, frémissant de plaisir et de volupté, il la baisa sur la joue droite.

Au contact de ce baiser, la jeune fille se réveilla en sursaut, ouvrit de grands yeux et, apercevant le jeune prince qui était debout à son chevet, s’écria : « Qui es-tu et d’où viens-tu ? » Il répondit : « Je suis ton esclave et l’amoureux de tes yeux ! » Elle demanda : « Et qui t’a conduit jusqu’ici ? » Il répondit : « Allah, ma destinée et ma bonne chance ! »

À ces paroles, la princesse Schamsennahar (car tel était son nom), sans trop montrer de frayeur ou d’épouvante, dit au jeune homme : « Peut-être es-tu ce fils du roi de l’Inde qui m’a demandée hier en mariage, et que le roi mon père n’a pas accepté comme gendre à cause, prétend-on, de sa laideur. Car si c’est toi, tu n’es, par Allah ! rien moins que laid, et ta beauté me subjugue déjà, ô mon seigneur ! » Et, comme, en effet, il était aussi radieux que la brillante lune, elle l’attira à elle et l’embrassa, et il l’embrassa, et, tous deux, enivrés de leur mutuelle beauté et de leur jeunesse, se firent mille caresses, étendus dans les bras l’un de l’autre, et se dirent mille folies en se faisant mille jeux aimables et mille cajoleries douces ou hardies.

Pendant qu’ils s’égayaient de la sorte, soudain les servantes se réveillèrent, et, apercevant le prince avec leur maîtresse, s’écrièrent : « Ô notre maîtresse, quel est ce jeune homme qui est avec toi ? » Elle répondit : « Je ne sais pas ! En me réveillant, je l’ai trouvé à mes côtés ! Je crois bien toutefois que c’est celui qui m’a sollicitée hier de mon père en mariage ! »

Elles s’écrièrent, éperdues d’émotion : « Le nom d’Allah sur toi et autour de toi ! ô notre maîtresse, ce n’est point du tout celui qui t’a demandée hier en mariage ; car il était bien laid et bien hideux, celui-là ; et cet adolescent est gentil et délicieusement beau ; et il est certainement d’une illustre naissance. Quant à l’autre, le laid d’hier, il n’est même pas digne d’être son esclave ! » Sur quoi les servantes se levèrent et allèrent réveiller l’eunuque de la porte, et lui jetèrent l’alarme au cœur en lui disant : « Comment se fait-il qu’étant le gardien du palais et du harem, tu laisses les hommes pénétrer chez nous pendant notre sommeil ? »

Lorsque l’eunuque nègre entendit ces paroles, il sauta sur ses deux pieds et voulut se saisir de son glaive, mais ne le trouva plus dans le fourreau. Cela le jeta dans une grande terreur, et, tout tremblant, il souleva la portière et entra dans la salle. Et il vit, avec sa maîtresse au lit, le beau jeune homme, dont il fut ébloui tellement qu’il lui demanda : « Ô mon seigneur, es-tu un homme ou un genni ? » Le prince répondit : « Et toi, misérable esclave et le plus maléfique des nègres noirs, comment oses-tu confondre les fils des rois Khosroès avec les genn démoniaques et les éfrits ? » Et ce disant, furieux comme un lion blessé, il se saisit du glaive et cria à l’eunuque : « Je suis le gendre du roi, et il m’a marié avec sa fille, et m’a enjoint de pénétrer chez elle ! »

En entendant ces paroles, l’eunuque répondit : « Ô mon seigneur, si tu es vraiment un homme de l’espèce des hommes, et non point un genni, notre jeune maîtresse est digne de ta beauté, et tu la mérites bien plus que n’importe quel autre roi fils de roi ou de sultan ! »

Là-dessus l’eunuque courut chez le roi, en jetant les hauts cris, en déchirant ses habits et en se couvrant la tête de poussière. Aussi, en entendant ses cris affolés, le roi lui demanda-t-il : « De quelle calamité as-tu donc été atteint ? Parle vite et sois bref, car tu as fait frémir mon cœur ! » L’eunuque répondit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

… L’eunuque répondit : « Ô roi, hâte-toi de voler au secours de ta fille, car un genni d’entre les genn, sous les apparences d’un fils de roi, a pris possession d’elle et a élu domicile en elle ! Il n’y a pas ! Il faut courir ! Sus à lui ! »

En entendant ces paroles de son eunuque, le roi fut à la limite de la fureur, et fut sur le point de le tuer ; puis il lui cria : « Comment as-tu osé être assez négligent pour perdre ma fille de vue, quand je t’avais chargé de sa garde diurne et nocturne, et pour laisser cet éfrit démoniaque pénétrer chez elle et prendre possession d’elle ? » Et, fou d’émotion, il s’élança vers l’appartement de la princesse, où il trouva les servantes qui l’attendaient à la porte pâles et tremblantes, et leur demanda : « Qu’est-il arrivé à ma fille ? » Elles répondirent : « Ô roi, pendant que nous étions endormies nous ne savons ce qui est arrivé ; mais lorsque nous nous sommes réveillées nous avons trouvé dans le lit de la princesse un jeune homme que nous avons pris pour la pleine lune, tant il était beau, et qui causait avec elle d’une manière délicieuse et rassurante. Et vraiment nous n’avons jamais vu quelqu’un de plus beau que cet adolescent. Pourtant nous lui demandâmes qui il était, et il nous répondit : « Je suis celui à qui le roi a accordé sa fille en mariage ! » Plus que cela nous ne savons rien ! Et nous ne pouvons guère te dire s’il est un homme ou un genni. En tout cas nous pouvons t’assurer qu’il est aimable, bien intentionné, modeste, bien élevé, incapable de commettre un méfait quelque léger qu’il soit, ou de faire quelque chose de blâmable ! Comment, quand on est si beau, pourrait-on faire une chose blâmable ? »

Lorsque le roi eut entendu ces paroles, sa colère se refroidit et son inquiétude s’apaisa ; et, tout doucement et avec mille précautions, il souleva un peu la portière et il vit avec sa fille, couché à côté d’elle dans le lit et causant gentiment, un prince des plus charmants, dont le visage était éclatant comme la pleine lune.

Cette vue, au lieu d’achever de l’apaiser, eut pour résultat d’exciter au plus haut point sa jalousie paternelle et ses craintes au sujet du danger que courait l’honneur de sa fille. Aussi, se précipitant par la portière, il s’élança sur eux, l’épée à la main, et furieux et féroce comme un ghoul monstrueux. Mais le prince, qui le vit venir de loin, demanda à la jeune fille : « Est-ce là ton père ? » Elle répondit : « Mais oui ! » Aussitôt il sauta sur ses deux pieds et, saisissant son glaive, il lança un cri si terrible à la figure du roi, que celui-ci en fut épouvanté. Alors Kamaralakmar, plus menaçant que jamais, se disposa à se jeter sur lui et à le transpercer ; mais le roi, qui avait compris qu’il était le plus faible, se hâta de rengainer son glaive et prit une attitude conciliante. Aussi, quand il vit le jeune homme déjà sur lui, il lui dit du ton le plus courtois et le plus aimable : « Ô jouvenceau, es-tu homme ou genni ! » Il répondit : « Par Allah ! si je ne respectais tes droits à l’égal des miens propres, et si je ne me souciais de l’honneur de ta fille, j’aurais déjà répandu ton sang ! Comment oses-tu me confondre avec les genn et les démons, alors que je suis un prince royal de la race des Khosroès, de ceux qui, s’ils voulaient s’emparer de ton royaume, n’hésiteraient pas à se faire un jeu de te faire sauter de ton trône comme par un tremblement de terre, et de te frustrer de tes honneurs, de ta gloire et de ta puissance ! »

Lorsque le roi eut entendu ces paroles, il eut pour lui un grand sentiment de respect et craignit beaucoup pour sa propre sécurité. Aussi se hâta-t-il de répondre : « Comment se fait-il, si tu es vraiment le fils des rois, que tu n’aies pas craint de pénétrer dans mon palais sans mon consentement, de détruire mon honneur et d’arriver à la possession de ma fille, en prétendant être son époux et en proclamant que je te l’avais accordée en mariage, alors que moi j’ai fait tuer tant de rois et de fils de rois qui voulaient me forcer à la leur donner comme épouse ? » Et, le roi excité par ses propres paroles, continua : « Et maintenant, toi aussi, qui pourra te sauver d’entre les mains de ma puissance quand je vais crier à mes esclaves l’ordre de te faire mettre à mort par la pire des morts, et qu’ils obéiront à l’heure et à l’instant ? »

Lorsque le prince Kamaralakmar eut entendu ces paroles du roi, il répondit : « En vérité, je suis stupéfait de ta courte vue et de l’épaisseur de ton entendement ! Dis-moi, pourras-tu donc jamais trouver pour ta fille un meilleur parti que moi ? Et as-tu jamais vu un homme plus intrépide ou mieux partagé ou plus riche en armées, en esclaves et en possessions que moi-même ? » Le roi répondit : « Non, par Allah ! mais, ô jouvenceau, j’eusse bien voulu te voir devenir l’époux de ma fille par devant le kâdi et les témoins ! Mais un mariage fait de cette façon secrète-là ne pourrait que détruire mon honneur ! » Le prince répondit : « Que tu parles bien, ô roi ! Mais ne sais-tu donc que si vraiment tes esclaves et tes gardes devaient, comme tu viens de m’en menacer, se précipiter tous sur moi et me mettre à mort, tu ne ferais que courir plus sûrement à la perte de ton honneur et de ton royaume, en rendant publique ta disgrâce et en forçant ton peuple lui-même à se tourner contre toi ? Crois-moi donc, ô roi ! Il ne te reste qu’un seul parti à prendre, et c’est d’écouter ce que j’ai à te dire et de suivre mes conseils ! » Et le roi demanda : « Parle donc, que j’entende un peu ce que tu as à me dire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Parle donc, que j’entende un peu ce que tu as à me dire ! » Il répondit : « Voici ! De deux choses l’une : ou bien tu vas accepter de lutter avec moi en combat singulier, et alors celui qui vaincra son adversaire sera proclamé le plus vaillant et aura ainsi un titre sérieux au trône du royaume ; ou bien tu vas me laisser ici toute cette nuit avec ta fille, et demain matin tu enverras contre moi la masse entière de tes cavaliers, de tes fantassins et de tes esclaves, et… ; mais auparavant dis-moi quel est leur nombre ! » Le roi répondit : « Ils sont au nombre de quarante mille cavaliers, sans compter mes propres esclaves et les esclaves de mes esclaves, dont le nombre est égal à celui des premiers ! » Alors Kamaralakmar dit : « C’est bien. Donc dès les premières lueurs du jour, fais-les avancer contre moi en ordre de bataille et dis-leur : « Cet homme que voici vient solliciter de moi ma fille en mariage, à condition de lutter à lui seul contre vous tous réunis et de vous vaincre et de vous mettre en déroute, sans que vous puissiez arriver à en venir à bout ! Et c’est là ce qu’il prétend ! » Puis tu me laisseras seul lutter contre eux tous ! S’ils me tuent, alors ton secret est ainsi bien plus sûrement gardé à jamais, et ton honneur sauvé. Si au contraire c’est moi qui triomphe d’eux tous et les mets en déroute, tu auras trouvé un gendre dont pourraient s’honorer les plus grands rois ! »

Le roi alors ne manqua pas de partager cette dernière opinion et d’accepter cette proposition, bien qu’il fût stupéfait d’une telle assurance et qu’il ne sût à quoi attribuer une si folle prétention ; car au fond de son cœur il était persuadé que le jeune prince périrait dans cette lutte insensée, et qu’ainsi son secret serait le mieux gardé et son honneur sauf. Aussi appela-t-il le chef eunuque et lui donna-t-il l’ordre d’aller sans délai trouver le vizir et de lui enjoindre de rassembler toutes les troupes et de les tenir prêtes sur leurs chevaux et revêtues de leurs armes de guerre. Et l’eunuque transmit l’ordre au vizir, qui aussitôt rassembla les chefs et les principaux notables du royaume, et les rangea en ordre de bataille à la tête de leurs troupes revêtues de leurs armes de guerre. Et voilà pour eux !

Quant au roi, il resta encore près du jeune prince à causer avec lui, tant il était charmé de ses paroles sensées, de son bon jugement, de ses manières distinguées et de sa beauté, et aussi parce qu’il ne voulait pas le laisser encore seul avec sa fille cette nuit-là. Mais, à peine jour, il regagna son palais et s’assit sur son trône et donna l’ordre à ses esclaves de tenir prêt pour le prince le plus beau cheval des écuries royales, de le seller magnifiquement et de le harnacher de housses somptueuses. Mais le prince lui dit : « Je ne veux monter à cheval que lorsque je serai arrivé devant les troupes ! » Le roi répondit : « Qu’il soit fait selon ton désir ! » Et tous deux sortirent au meidân où les troupes étaient rangées en ordre de bataille, et le prince put ainsi juger de leur nombre et de leur qualité. Après quoi le roi se tourna vers tous ceux-là, et leur cria : « Ho ! Guerriers, ce jeune homme que voici est venu me trouver et m’a demandé ma fille en mariage. Et moi en vérité je n’ai jamais vu rien de plus beau que lui ni cavalier plus intrépide. D’ailleurs il prétend lui-même qu’il peut, à lui seul, triompher de vous tous et vous mettre en déroute ; et fussiez-vous cent mille fois plus nombreux, il vous considérerait comme peu de chose et vous vaincrait tout de même. Ainsi donc ne manquez pas, quand il vous chargera, de le recevoir sur la pointe de vos glaives et de vos lances ! Cela lui apprendra ce qu’il en coûte de se mêler de si graves affaires ! » Puis le roi se tourna vers le jeune homme et lui dit : « Hardi, mon fils ! et fais-nous voir tes prouesses ! » Mais il répondit : « Ô roi, tu ne me traites ni avec justice ni avec impartialité ! Comment veux-tu en effet que je lutte avec tous ceux-là, moi à pied et eux à cheval ! » Le roi lui dit : « Je t’avais offert de monter à cheval, et tu avais refusé ! Tu peux encore le faire, et choisir au milieu de tous mes chevaux celui qui te plaît le mieux ! » Mais il répondit : « Aucun de tes chevaux ne me plaît, et je ne monterai que sur celui qui m’a porté jusqu’à ta ville ! » Le roi lui demanda : « Et où est-il, ton cheval ? » Il dit : « Il est au-dessus de ton palais. » Il demanda : « Où ça, au-dessus de mon palais ? » Il répondit : « Sur la terrasse de ton palais. »

À ces paroles, le roi le regarda avec attention et s’écria : « Ô l’extravagant ! Voilà la meilleure preuve de ta folie ! Comment un cheval peut-il être sur la terrasse ? Mais nous allons tout de suite voir si tu mens ou si tu dis la vérité ! » Puis il se tourna vers le chef de ses troupes, et lui dit : « Cours au palais et reviens me dire ce que tu auras vu ! Et apporte-moi tout ce tu trouveras sur la terrasse ! »

Quant au peuple, il s’émerveilla des paroles du jeune prince ; et tous les gens se demandèrent : « Comment un cheval pourra-t-il descendre l’escalier du haut de la terrasse ? Vraiment voilà une chose que nous n’avons jamais entendue de notre vie ! »

Cependant le messager du roi arriva au palais et, étant monté sur la terrasse, y trouva le cheval et jugea qu’il n’avait jamais vu son égal en beauté ; mais lorsqu’il s’en fut approché et qu’il l’eut examiné, il vit qu’il était en bois d’ébène et en ivoire ! Alors lui et tous ceux qui l’accompagnaient se mirent, en voyant la chose, à rire et à se dire les uns aux autres…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… à rire et à se dire les uns aux autres : « Par Allah ! est-ce là le cheval dont parlait ce jouvenceau qui ne doit être désormais regardé par nous que comme un fou. Pourtant nous voulons bien voir ce qu’il peut y avoir de vrai dans tout cela. Car il se pourrait en somme que ce fût là une affaire plus importante qu’on ne croit, et que ce jeune homme fût réellement quelqu’un d’un haut rang et d’un mérite excellent ! » Ce disant, ils soulevèrent à eux tous le cheval de bois et, le transportant sur leurs bras, ils le déposèrent devant le roi, alors que tous les gens s’attroupaient tout autour à le regarder en s’émerveillant de sa beauté, de ses proportions, de la richesse de sa selle et de son harnachement. Et le roi aussi l’admira beaucoup et s’en émerveilla à la limite de l’émerveillement ; puis il demanda à Kamaralakmar : « Ô jeune homme, est-ce là ton cheval ? » Il répondit : « Oui, ô roi ! C’est mon cheval, et tu verras bientôt les choses merveilleuses qu’il te montrera ! » Et le roi dit : « Alors prends-le et monte-le ! » Le prince répondit : « Je ne le monterai que lorsque tous ces gens et ces troupes se seront éloignés d’autour de lui ! »

Alors le roi donna l’ordre à tout le monde de s’éloigner de là à la distance d’une portée d’arc. Et le jeune prince lui dit : « Ô roi, regarde-moi bien ! Je vais sauter sur mon cheval et me précipiter au grand galop sur tes troupes que je disperserai à droite et à gauche ; et je jeterai l’épouvante dans leurs cœurs et le tremblement ! » Et le roi répondit : « Fais ce que tu veux maintenant ; mais surtout ne les épargne pas, car ils ne t’épargneront pas ! »

Et Kamaralakmar appuya légèrement sa main sur l’encolure de son cheval, et d’un saut fut sur son dos.

De leur côté, les troupes, anxieuses, s’étaient alignées plus loin en rangs serrés et tumultueux ; et les guerriers se disaient les uns aux autres : « Lorsque ce jouvenceau sera arrivé devant nos rangs nous le cueillerons à la pointe de nos piques et nous le recevrons sur le tranchant de nos cimeterres ! » Mais d’autres disaient : « Par Allah ! c’est là une grande misère ! Comment aurons-nous le cœur de tuer un si beau garçon, un jouvenceau si tendre, si élégant et si gentil ? » Et d’autres disaient : « Par Allah ! il faut que nous soyons insensés pour croire que nous allons facilement venir à bout de ce jeune homme ! Il est certain que s’il s’est jeté dans une pareille aventure, c’est qu’il avait la certitude de réussir. En tout cas, cela nous est une preuve de son courage, de sa valeur, et de l’intrépidité de son âme et de son cœur ! »

Quant à Kamaralakmar, une fois qu’il se fut bien consolidé sur la selle, il fit manœuvrer la cheville de l’ascension, tandis que tous les yeux étaient tournés de son côté pour voir ce qu’il allait faire. Et aussitôt le cheval se mit à s’agiter, à palpiter, à haleter, à piaffer, à se balancer, à se pencher, à avancer et à reculer, pour ensuite, avec une élasticité merveilleuse, commencer à caracoler et à marcher de côté plus élégamment que ne caracolèrent jamais les chevaux le mieux dressés des rois et des sultans. Et soudain ses flancs frémirent et se gonflèrent de vent, et, plus rapide qu’une flèche lancée dans les airs, il prit son essor en s’élevant avec son cavalier en ligne droite dans le ciel !

À cette vue, le roi faillit s’envoler de surprise et de fureur, et cria aux chefs de ses gardes : « Ho ! malheur à vous ! attrapez-le ! attrapez-le ! Il nous échappe ! » Mais ses vizirs et ses lieutenants lui répondirent : « Ô roi, est-ce qu’un homme peut atteindre l’oiseau qui a des ailes ? Celui-là n’est certainement pas un homme comme les autres, mais un puissant magicien ou quelque éfrit ou mared d’entre les éfrits et les mareds de l’air ! Et Allah t’a délivré de lui, et nous avec toi ! Remercions donc le Très-Haut qui a bien voulu te sauver d’entre ses mains, et ton armée avec toi ! »

Alors le roi, à la limite de l’émotion de la perplexité, retourna à son palais et, entrant chez sa fille, la mit au courant de ce qui venait de se passer sur le meidân. Et la jeune fille, à la nouvelle de la disparition du jeune prince, fut si affligée et si désespérée, et pleura et se lamenta si douloureusement, qu’elle tomba gravement malade et fut étendue, sur son lit, en proie à la chaleur de la fièvre et à la noirceur des idées ! Et son père, la voyant dans cet état, se mit à l’embrasser, à la bercer, à la serrer contre sa poitrine, et à la baiser entre les deux yeux, en lui répétant ce qu’il avait vu au meidàn et en lui disant : « Ma fille, remercie plutôt Allah (qu’il soit exalté !) et glorifie-le pour nous avoir délivrés d’entre les mains de cet insigne magicien, de ce menteur, de ce séducteur, de ce voleur, de ce cochon ! » Mais il eut beau lui parler et la cajoler pour la consoler, elle n’entendait, ni n’écoutait, ni ne se consolait, au contraire ! Elle ne fit que sangloter davantage, et pleurer et gémir, en soupirant : « Par Allah ! Je ne veux plus manger ni boire, et cela jusqu’à ce qu’Allah me réunisse avec mon amoureux, le charmant ! Et je ne veux plus savoir que répandre des larmes et m’enterrer dans mon désespoir ! » Alors son père, voyant qu’il ne pouvait tirer sa fille de cet état de langueur et d’affliction, devint fort chagriné, et son cœur s’attrista, et le monde noircit devant son visage. Et voilà pour le roi et pour sa fille, la princesse Schamsennahar…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… Et voilà pour le roi et pour sa fille, la princesse Schamsennahar !

Mais pour ce qui est du prince Kamaralakmar, voici ! Lorsqu’il se fut élevé si haut dans les airs, il fit tourner la tête à son cheval du côté de sa terre natale, et, une fois dans la bonne direction, il se mit à rêver à la beauté de la princesse et à ses charmes, et aux moyens à employer pour la retrouver. Et la chose lui semblait bien difficile, bien qu’il eût eu soin de s’informer auprès d’elle du nom de la ville de son père. Il avait appris de la sorte que cette ville s’appelait Sana, et était la ville capitale du royaume d’Al-Yaman.

Durant toute la route il continua à songer à tout cela, et finit, grâce à la grande rapidité d’allure de son cheval, par arriver à la ville de son père. Alors il fit exécuter à son cheval un circuit aérien au-dessus de la cité, et alla mettre pied à terre sur la terrasse du palais. Il laissa alors son cheval sur la terrasse et descendit au palais où, voyant partout un air de deuil et toutes les chambres jonchées de cendres, il pensa qu’un membre de sa famille était mort, et, selon sa coutume, il pénétra dans l’appartement privé, et trouva son père, sa mère et ses sœurs vêtus d’habits de deuil, et bien jaunes de figure et bien amaigris et bien changés et tristes et défaits. Et voici qu’à son entrée son père se leva soudain en l’apercevant et, ayant acquis la certitude que c’était là vraiment son fils, il poussa un grand cri et tomba évanoui ; puis il reprit ses sens, et se jeta dans les bras de son fils et l’embrassa et le serra contre sa poitrine avec les transports de la joie la plus folle, et ému à la limite de l’émotion ; et sa mère et sa sœur, pleurant et sanglotant, le dévoraient de baisers à qui mieux mieux, et dansaient et sautaient dans leur bonheur.

Lorsqu’ils se furent un peu calmés, ils l’interrogèrent sur ce qui lui était arrivé ; et il leur raconta la chose depuis le commencement jusqu’à la fin ; mais il n’y a pas d’utilité à la répéter. Alors son père s’écria : « Louanges à Allah pour ton salut, ô la fraîcheur de mes yeux et le noyau de mon cœur ! » Et il fit donner de grandes fêtes au peuple et de grandes réjouissances, pendant sept jours entiers, et distribua les largesses, au son des fifres et des cymbales, et fit décorer toutes les rues et proclamer le pardon général de tous les prisonniers, en faisant ouvrir toutes grandes les portes des prisons et des cachots. Puis, accompagné de son fils, il parcourut à cheval les divers quartiers de la ville, pour donner à son peuple la joie de revoir le jeune prince que l’on croyait à jamais perdu.

Cependant, une fois les fêtes finies, Kamaralakmar dit à son père : « Ô mon père, qu’est-il donc devenu, le Persan qui t’a donné le cheval ? » Et le roi répondit : « Qu’Allah confonde ce savant et lui retire sa bénédiction à lui et à l’heure où mes yeux l’ont vu pour la première fois ; car il est la cause de ta séparation d’avec nous, ô mon fils ! En ce moment il est enfermé dans le cachot, et il est le seul qui n’ait pas été pardonné ! » Mais, à la prière de son fils, le roi le fit sortir de prison et, l’ayant fait venir en sa présence, le fit rentrer en grâce, lui donna une robe d’honneur et le traita avec une grande libéralité en lui accordant toutes sortes d’honneurs et de richesses ; mais il ne lui fit aucune mention de sa fille et ne songea pas à la lui donner en mariage. Aussi le savant enragea-t-il de cela à la limite de la rage, et se repentit-il fort de l’imprudence qu’il avait commise en laissant le jeune prince monter sur le cheval ; car il comprit que le secret du cheval avait été découvert, ainsi que la façon de le manœuvrer !

Quant au roi, qui n’était pas encore bien tranquille au sujet du cheval, il dit à son fils : « Je suis d’avis, mon fils, que tu ne t’approches plus désormais de ce cheval de malheur et surtout que tu ne le montes jamais plus, car tu es loin de connaître ce qu’il peut encore contenir de choses mystérieuses, et tu n’es pas en sûreté là-dessus ! »

De son côté Kamaralakmar raconta à son père son aventure avec le roi de Sana et sa fille, et comment il avait échappé au ressentiment de ce roi ; et son père répondit : « Mon fils, si le roi de Sana devait te tuer, il t’aurait tué ; mais ton heure n’était pas encore fixée par le destin ! »

Pendant ce temps Kamaralakmar, malgré toutes les réjouissances et les festins que son père continuait à donner pour son retour, était loin d’oublier la princesse Schamsennahar et, en mangeant et en buvant, il pensait toujours à elle. Or un jour le roi, qui avait des esclaves fort expertes dans l’art du chant et le jeu du luth, leur ordonna de faire résonner les cordes des instruments et de chanter quelques beaux vers. Et l’une d’elles prit son luth et, l’appuyant sur ses genoux comme une mère met son enfant dans son sein, elle chanta, en s’accompagnant, ces vers entre autres vers :

« Ton souvenir, ô bien-aimé, ne s’effacera point de mon cœur, ni par l’absence ni par l’éloignement.

« Les jours peuvent passer et le temps mourir, mais jamais ne peut mourir ton amour dans mon cœur.

« Dans cet amour je veux moi-même mourir, et dans cet amour ressusciter. »

Lorsque le prince eut entendu ces vers, les feux du désir étincelèrent dans son cœur, les flammes de la passion redoublèrent de chaleur, les regrets et les tristesses remplirent de deuil son esprit, et l’amour lui bouleversa les entrailles. Aussi, ne pouvant plus résister aux sentiments qui l’agitaient au sujet de la princesse de Sana, il se leva à l’heure et à l’instant, monta sur la terrasse du palais et, malgré le conseil de son père, sauta sur le dos du cheval d’ébène et tourna la cheville de l’ascension. Aussitôt le cheval, comme un oiseau, s’éleva avec lui dans les airs en prenant son essor vers les hautes régions du ciel.

Or, le lendemain matin, le roi son père le chercha dans le palais et, ne le trouvant pas, monta sur la terrasse et fut consterné en constatant la disparition du cheval ; et il se mordit les doigts de repentir, pour n’avoir pas pris ce cheval et ne l’avoir pas mis en pièces ; et il se dit : « Par Allah ! si mon fils me revient encore, je détruirai ce cheval, afin que mon cœur puisse être tranquille et mon esprit désormais sans secousses ! » Et il redescendit dans son palais, où il retomba dans les pleurs, les sanglots et les lamentations. Et voilà pour lui !

Quant à Kamaralakmar, il continua son rapide voyage aérien, et arriva à la ville de Sana. Il mit pied à terre sur la terrasse du palais, descendit l’escalier sans faire de bruit, et se dirigea vers l’appartement de la princesse. Il trouva l’eunuque endormi, selon son habitude, en travers de la porte ; il l’enjamba et, pénétrant à l’intérieur de l’appartement, il arriva à la seconde porte. Il s’approcha alors tout doucement de la portière et, avant de la soulever, écouta attentivement. Et voici ! Il entendit sa bien-aimée qui sanglotait amèrement et récitait des vers plaintifs, tandis que ses femmes essayaient de la consoler, et lui disaient : « Ô notre maîtresse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … Ô notre maîtresse, pourquoi pleures-tu quelqu’un qui certainement ne doit point te pleurer ? » Elle répondit : « Que dites-vous, ô dénuées de jugement ? Croyez-vous donc que le charmant que j’aime et que je pleure soit de ceux-là qui oublient ou que l’on peut oublier ? » Et elle redoubla de pleurs et de gémissements, et si fort et si longtemps qu’elle en eut un évanouissement. Alors le prince sentit son cœur s’émietter pour elle et son ampoule à fiel éclater dans son foie. Aussi, sans plus tarder, il souleva la portière et pénétra dans la chambre. Et il vit la jeune fille couchée sur son lit, avec, pour toute chemise, sa chevelure, et pour toute couverture son éventail de plumes blanches. Et comme elle avait l’air d’être assoupie, il s’approcha d’elle et tout doucement il la toucha d’une caresse. Aussitôt elle ouvrit les yeux et le vit debout à côté d’elle, penché dans une interrogation pleine d’anxiété, et murmurant : « Pourquoi ces larmes et ces gémissements ? » À cette vue la jeune fille, ranimée d’une vie nouvelle, se leva soudain et, se jetant tout contre lui, lui entoura le cou de ses bras et se mit à lui couvrir le visage de baisers en lui disant : « Mais tout cela, c’était à cause de ton amour et de ton éloignement, ô lumière de mon œil ! » Il répondit : « Ô ma maîtresse, et moi ! dans quelle désolation n’ai-je pas été à cause de toi tout ce temps-là ! » Elle reprit : « Et moi ! comme aussi j’ai été désolée de ton absence ! Si tu avais tardé plus longtemps à revenir, je serais morte certainement ! » Il dit : « Ô ma maîtresse, que penses-tu de mon cas avec ton père, et de la façon dont il m’a traité ? Par Allah ! n’était ton amour, ô séductrice de la Terre, du Soleil et de la Lune et tentatrice des habitants du Ciel, de la Terre et de l’Enfer, je l’aurais certainement égorgé et j’en aurais fait un exemple et un enseignement à tous les observateurs ! Mais de même que je t’aime, je l’aime lui aussi maintenant ! » Elle reprit : « Comment as-tu pu te décider à m’abandonner ? Et comment la vie m’aurait-elle paru douce après toi ? » Il dit : « Du moment que tu m’aimes, voudras-tu m’écouter et suivre mes conseils ? » Elle répondit : « Tu n’as qu’à parler, et je t’obéirai et j’écouterai tes conseils et je suivrai tous tes avis ! » Il dit : « Commence alors par m’apporter à manger et à boire, car j’ai bien faim et bien soif ! Et, après cela nous parlerons ! »

Alors la jeune fille donna l’ordre à ses servantes d’apporter les mets et les boissons ; et tous deux se mirent à manger, à boire et à causer jusqu’à ce que la nuit fût à peu près écoulée. Alors, comme le jour commençait à poindre, Kamaralakmar se leva pour prendre congé de la jeune fille et s’en aller avant que l’eunuque fût réveillé ; mais Schamsennahar lui demanda : « Et où vas-tu aller de la sorte ? » Il répondit : « À la maison de mon père ! Mais je m’engage sous serment à revenir te voir une fois par semaine ! » À ces paroles, elle éclata en sanglots et s’écria : « Ô  ! je te conjure par Allah le Tout-Puissant de me prendre avec toi et de m’emmener partout où tu veux, plutôt que de me faire goûter de nouveau à l’amertume de la coloquinte de la séparation ! » Et lui, épanoui, s’écria : « Vraiment tu veux venir avec moi ? » Elle répondit : « Mais oui ! » Il dit : « Alors, lève-toi et partons ! » Aussitôt elle se leva, ouvrit un coffre rempli de robes somptueuses et d’objets de prix, et s’orna et mit sur elle tout ce qui était de plus riche et de plus précieux parmi les belles choses qui lui appartenaient, sans oublier les colliers, les bagues, les bracelets et les divers joyaux sertis des plus belles pierreries ; puis elle sortit avec son bien-aimé, sans que les servantes eussent songé à l’en empêcher.

Alors Kamaralakmar l’emmena et, l’ayant fait monter sur la terrasse du palais, il sauta sur le dos de son cheval, la prit elle-même en croupe, lui enjoignit de se serrer fort contre lui, et l’attacha à lui au moyen de solides liens. Après quoi il tourna la cheville de l’ascension, et le cheval prit son essor et s’éleva avec eux dans les airs.

À cette vue, les servantes jetèrent les hauts cris, et firent si bien que le roi et la reine accoururent sur la terrasse, à moitié vêtus, sortant de leur sommeil, et eurent juste le temps de voir le cheval magique s’enlever en son vol aérien avec le prince et la princesse. Et le roi, ému et consterné à la limite de la consternation, eut la force de crier au jeune homme qui s’élevait de plus en plus : « Ô fils du roi, je t’en conjure, aie compassion de moi et de mon épouse, cette vieille que voici, et ne nous prive pas de notre fille ! » Mais le prince ne lui répondit même pas. Toutefois il eut un instant l’idée que la jeune fille éprouvait peut-être un regret de quitter ainsi son père et sa mère, et lui demanda : « Dis-moi, ô splendeur, ô ravissement de ton siècle et de mes yeux, veux-tu que je te rende à ton père et à ta mère ?… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … ô ravissement de ton siècle et de mes yeux, veux-tu que je te rende à ton père et à ta mère ? » Elle répondit : « Par Allah ! ô mon maître, ce n’est point là mon désir ! La seule chose que je souhaite est d’être avec toi partout où tu es ; car l’amour que j’éprouve pour toi me fait tout négliger et tout oublier, y compris mon père et ma mère ! »

En entendant ces paroles, le prince se réjouit à la limite de la joie, et fit voler son cheval à l’allure la plus rapide, sans que cela émût ou troublât la jeune fille ; et de cette façon ils ne tardèrent pas à arriver à mi-route, à un endroit où s’étendait une magnifique prairie arrosée d’eaux courantes, où ils mirent un instant pied à terre. Ils mangèrent, burent, et prirent quelque repos, pour, immédiatement après, remonter sur leur cheval magique et partir à toute vitesse dans la direction de la capitale du roi Sabour, en vue de laquelle ils arrivèrent un matin. Et le prince se réjouit beaucoup de leur arrivée sans accident, et eut d’avance un grand plaisir en songeant qu’il allait enfin pouvoir montrer à la princesse ce qu’il possédait sous sa main en propriétés et en territoires, et lui faire constater la puissance et la gloire de son père, le roi Sabour, tout en lui prouvant combien le roi Sabour était plus riche et plus grand que son père à elle, le roi de Sana ! Il commença donc par atterrir au milieu d’un beau jardin, situé hors de la ville, où le roi son père avait l’habitude de venir se distraire et respirer le bon air, conduisit la jeune fille dans le pavillon d’été, surmonté d’une coupole, que le roi avait fait construire et apprêter pour lui-même, et lui dit : « Je vais te laisser un moment ici pour aller prévenir mon père de notre arrivée. En attendant, je te charge de veiller sur le cheval d’ébène que je laisse à la porte, et de ne pas le perdre de vue. Et moi je t’enverrai bientôt un messager pour t’emmener d’ici et te conduire au palais spécial que je vais faire préparer pour toi seule ! » Et la jeune fille, en entendant ces paroles, fut charmée à l’extrême et comprit qu’en effet elle ne devait entrer en ville qu’avec les honneurs et les hommages dus à son rang ! Puis le prince prit congé d’elle et se dirigea vers le palais du roi son père.

Lorsque le roi Sabour vit arriver son fils, il faillit mourir de joie et d’émotion et, après les embrassades et les souhaits de bienvenue, lui reprocha, en pleurant, son départ qui les avait tous mis aux portes du tombeau. Après quoi, Kamaralakmar lui dit : « Devine un peu qui j’ai amené de là-bas avec moi ? » Il répondit : « Par Allah ! je ne devine pas ! » Il dit : « La fille même du roi de Sana, l’adolescente la plus accomplie de la Perse et de l’Arabie ! Je l’ai laissée pour le moment hors de la ville, dans notre jardin, et je viens te prévenir que tu peux faire préparer de suite le cortège qui doit aller la chercher et qui devra être assez splendide pour lui donner dès l’abord une haute idée de ta puissance, de ta grandeur et de tes richesses ! » Et le roi répondit : « Avec joie et générosité, pour ton plaisir ! » Et aussitôt il donna l’ordre de décorer la ville et de l’orner avec les plus belles décorations et les plus beaux ornements ; et lui-même, après avoir constitué un cortège extraordinaire, se mit à la tête de ses cavaliers chamarrés, toutes bannières éployées, et sortit à la rencontre de la princesse Scharasennahar, en traversant tous les quartiers de la ville au milieu de tous les habitants massés sur plusieurs rangs, précédé de joueurs de fifre, de clarinette, de timbale et de tambour et suivi de la foule immense des gardes, des soldats, des gens du peuple, des femmes et des enfants.

De son côté le prince Kamaralakmar ouvrit ses coffres, ses cassettes et ses trésors, et en tira ce qu’il y avait de plus beau en joyaux, bijouteries et autres choses merveilleuses dont se parent les fils des rois afin de déployer leur faste, leurs richesses et leur splendeur ; et il fit préparer pour la jeune fille un immense baldaquin en brocarts rouges, verts et jaunes, au milieu duquel étant dressé un trône d’or étincelant de pierreries ; et il fit ranger sur les degrés de cet immense baldaquin, surmonté d’un dôme en soies dorées, de jeunes esclaves indiennes, grecques et abyssines, les unes assises et les autres debout, tandis qu’autour du trône se tenaient quatre autres esclaves blanches avec de grands éventails en plumes d’oiseaux d’une espèce extraordinaire. Et des nègres nus jusqu’à la ceinture portèrent le baldaquin sur leurs épaules ou suivirent le cortège, entourés d’une population encore plus dense et, au milieu des cris de joie de tout un peuple et des lu-lu perçants jetés par les gosiers des femmes assises dans le baldaquin et de toutes celles qui se pressaient à l’entour, prirent la route des jardins.

Quant à Kamaralakmar, il ne put se résoudre à accompagner le cortège au pas, et, lançant son cheval à une allure de course, il prit par le chemin le moins long et arriva en quelques instants au pavillon où il avait laissé la princesse, fille du roi de Sana. Et il la chercha partout ; mais il ne trouva pas plus la princesse que le cheval d’ébène.

Alors, Kamaralakmar, à la limite du désespoir, se donna de grands coups au visage, mit en pièces ses vêtements et se mit à courir sans but et à rôder comme un fou dans le jardin, en jetant de grands cris et en appelant de toute la force de son gosier. Mais ce fut en vain !

Au bout d’un certain temps il finit par se calmer un peu et rentrer dans sa raison ; et il se dit : « Comment a-t-elle pu connaître le secret de la manœuvre du cheval, alors que moi je lui ai rien appris à ce sujet ? Il se peut donc que ce soit justement le savant persan, le constructeur du cheval, qui soit venu tomber sur elle à l’improviste et l’enlever, pour se venger du traitement à lui infligé par mon père ! » Et aussitôt il courut trouver les gardiens du jardin et leur demanda…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et aussitôt il courut trouver les gardiens du jardin et leur demanda : « Avez-vous vu quelqu’un passer par ici ou traverser le jardin ? Dites-moi la vérité ou je fais sauter vos têtes à l’instant ! » Les gardiens furent terrifiés par ses menaces, et répondirent d’une seule voix : « Par Allah ! nous n’avons vu personne entrer dans le jardin, si ce n’est le savant persan, qui est venu ici pour cueillir des herbes curatives et que nous n’avons pas encore vu ressortir ! » À ces paroles, le prince acquit la certitude que c’était le Persan qui avait enlevé la jeune fille, et il en fut à la limite de la consternation et de la perplexité ; et, bien ému et déconcerté, il alla au devant du cortège et, se tournant vers son père, lui raconta ce qui était arrivé et lui dit : « Prends tes troupes et retourne avec elles à ton palais ; quant à moi je n’y retournerai plus avant que je n’aie éclairci cette affaire noire ! » En entendant ces paroles et en voyant cette résolution de son fils, le roi se mit à pleurer, à se lamenter et à se frapper la poitrine, et lui dit : « Ô mon fils, de grâce ! calme ta colère, maîtrise ton chagrin et reviens avec nous à la maison. Et alors tu verras quelle fille de roi ou de sultan tu désires avoir, et moi je te la donnerai en mariage ! » Mais Kamaralakmar ne voulut point prêter la moindre attention aux paroles de son père ni écouter ses prières, lui dit quelques mots d’adieu et s’en alla sur son cheval, tandis que le roi, à la limite du désespoir, s’en retournait à la ville au milieu des pleurs et des gémissements. Et leur joie fut ainsi changée en tristesse, en alarmes et en tourments. Et voilà pour tous ceux-là !

Mais pour ce qui est du magicien et de la princesse, voici !

Comme le destin l’avait décrété d’avance, le magicien persan était venu ce jour-là au jardin pour cueillir en effet des herbes curatives et des simples et des plantes aromatiques, et il sentit une odeur délicieuse de musc et autres parfums admirables ; aussi, mettant son nez au vent, il se dirigea du côté d’où s’en venait vers lui cette odeur extraordinaire. Or justement c’était l’odeur de la princesse qui se dégageait de la sorte et embaumait tout le jardin. Aussi le magicien, guidé par son odorat perspicace, ne tarda pas à arriver, après quelques tâtonnements, au pavillon même où se trouvait la princesse. Et quelle ne fut point sa joie de voir, dès le seuil, debout sur ses quatre pieds, le cheval magique, l’œuvre de ses mains ! Et quels ne furent point les frémissements de son cœur à la vue de cet objet dont la perte lui avait enlevé le goût du manger et du boire et le repos du sommeil ! Il se mit donc à l’examiner de tous côtés et le trouva intact et en bon état. Puis, comme il allait sauter dessus et lui donner son vol, il se dit en lui-même : « Il est d’abord nécessaire que je voie ce que le prince a bien pu apporter et laisser ici avec le cheval ! », et il pénétra dans le pavillon. Alors il vit, nonchalamment étendue sur le divan, la princesse qu’il prit d’abord pour le soleil à son lever dans un ciel tranquille. Et il ne douta pas un instant qu’il n’eût là devant les yeux quelque dame d’illustre naissance, et que le prince ne l’eût amenée sur le cheval et laissée dans ce pavillon, en attendant qu’il fût allé lui-même à la ville lui préparer un splendide cortège. Aussi il s’avança de son côté, se prosterna devant elle et embrassa la terre entre ses mains, alors qu’elle levait lentement les yeux vers lui, et, le trouvant extraordinairement horrible et hideux, se hâtait de les refermer pour éviter sa vue, et lui demandait : « Qui donc es-tu ? » Il répondit : « Ô ma maîtresse, je suis le messager envoyé vers toi par le prince Kamaralakmar, afin de te conduire à un autre pavillon, plus beau que celui-ci et plus proche de la ville ; car ma maîtresse, la reine, mère du prince, est aujourd’hui un peu indisposée et, comme elle ne veut pas tout de même, à cause de sa joie de ton arrivée, être devancée auprès de toi par personne, elle souhaite ce changement qui la dispensera d’une course trop prolongée. » Elle demanda : « Mais où est le prince ? » Le Persan répondit : « Il est en ville, avec le roi, et va bientôt arriver à ta rencontre en grand apparat, au milieu d’un cortège splendide ! » Elle dit : « Et toi ! dis-moi, est-ce que le prince n’aurait pas pu trouver quelque autre messager un peu moins hideux, pour me l’envoyer ? » À ces paroles, le magicien, bien que fort mortifié, se mit à rire dans le tablier ratatiné de sa figure jaune, et répondit : « Oui, certes, par Allah ! ô ma maîtresse, il n’y a point au palais de mamelouk aussi hideux que moi ! Seulement que la mauvaise apparence de ma physionomie et l’abominable laideur de ma figure ne t’induisent pas en erreur sur ma valeur ! Et puisses-tu un jour éprouver mes capacités et mettre à profit, comme le prince, les dons précieux que je possède. Et alors tu me loueras, tel que je suis ! Quant au prince, s’il m’a choisi, moi, pour me dépêcher vers toi, il l’a fait justement à cause de ma laideur et de ma dégoûtante physionomie ; et cela pour n’avoir rien à redouter, dans sa jalousie pour tes charmes et ta beauté ! Et ce ne sont pas les mamelouks, ni les jeunes esclaves, ni les beaux nègres, ni les eunuques, ni les serviteurs qui manquent au palais ! Grâce à Allah, leur nombre est incalculable ; et ils sont tous plus séduisants les uns que les autres…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vît apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … et ils sont tous plus séduisants les uns que les autres ! » Or ces paroles du magicien eurent le don de persuader la jeune fille, qui se leva aussitôt, mit sa main dans la main du vieux savant et lui dit : « Ô mon père, que m’as-tu apporté avec toi pour me le faire monter ? » Il répondit : « Ô ma maîtresse, tu monteras le cheval sur lequel tu es venue ! » Elle dit : « Mais je ne puis le monter toute seule ! » Alors il eut un sourire et comprit qu’elle était désormais sous sa puissance ; et il répondit : « Moi-même je monterai avec toi ! » Et il sauta sur son cheval, et prit en croupe la jeune fille qu’il serra bien fort contre lui et l’attacha à lui avec des liens, solidement, tandis qu’elle était loin de se douter de ce qu’il allait faire d’elle. Il tourna alors la cheville de l’ascension, et aussitôt le cheval se remplit de vent quant à son ventre, se mouvementa et s’agita en bondissant comme les vagues de la mer, puis prit avec eux son essor en s’élevant comme un oiseau dans les airs, et, en un instant, laissa loin derrière lui la ville et les jardins.

À cette vue, la jeune fille, bien surprise, s’écria : « Ho, toi ! où vas-tu de la sorte sans exécuter les ordres de ton maître ? » Il répondit : « Mon maître ! Et qui est mon maître ? » Elle dit : « Le fils du roi ! » Il demanda : « Quel roi ? » Elle dit : « Je ne sais pas ! » À ces paroles, le magicien éclata de rire et dit : « Si c’est du jeune Kamaralakmar que tu veux parler, qu’Allah le confonde ! c’est une espèce de stupide coquin, un pauvre garçon, en somme ! » Elle s’écria : « Malheur à toi, ô barbe de malheur ! Comment oses-tu parler de la sorte de ton maître, et lui désobéir ! » Le magicien répondit : « Je te répète que ce jouvenceau-là n’est point mon maître ! Sais-tu, toi, qui je suis ? » La princesse dit : « Je ne sais rien de toi si ce n’est ce que tu m’en as dit toi-même ! » Il sourit et dit : « Tout ce que je t’ai dit n’était qu’un stratagème tramé par moi contre toi et le fils du roi ! Sache, en effet, que ce vaurien avait réussi à me voler ce cheval, l’œuvre de mes mains, sur lequel tu te trouves maintenant ; et il m’a ainsi longtemps brûlé le cœur et fait pleurer sa perte. Mais me voici redevenu le maître de mon bien, et à mon tour je brûle le cœur de ce voleur et je fais pleurer ses yeux sur ta perte ! Raffermis donc ton âme de courage et sèche et rafraîchis tes yeux, car moi je serai pour toi d’un bien plus grand profit que ce jeune fou. Je suis, en outre, généreux et puissant et riche ; mes serviteurs et mes esclaves t’obéiront comme à leur maîtresse ; je te vêtirai des plus belles robes et t’ornerai des plus beaux ornements ; et je réaliserai le moindre de tes désirs avant même qu’il ne soit exprimé ! »

Eh entendant ces paroles, la jeune fille se frappa le visage et se mit à sangloter ; puis elle dit : « Ah ! mon malheur ! Ah ! Hélas ! Je viens de perdre mon bien-aimé ; et j’ai perdu mon père et ma mère ! » Et elle continua à verser des larmes bien amères et bien abondantes sur ce qui lui arrivait, tandis que le magicien dirigeait le vol de son cheval vers le pays des Roums, et, après un long mais rapide voyage, descendait atterrir sur une verte prairie abondante en arbres et en eaux courantes.

Or, cette prairie était située près d’une cité où régnait un roi très puissant. Et justement ce jour-là le roi sortit respirer l’air hors de la ville, et dirigea sa promenade du côté de cette prairie. Et il aperçut le savant qui se tenait à côté du cheval et de la jeune fille. Aussi, avant que le magicien eût le temps de se garer, les esclaves du roi s’étaient déjà précipités sur lui et l’avaient enlevé lui, la jeune fille et le cheval, et les avaient tous amenés entre les mains du roi.

Lorsque le roi vit la laideur dégoûtante du vieux et son horrible physionomie, et la beauté de la jeune fille et ses charmes ravissants, il dit : « Ô ma maîtresse, quelle parenté t’unit donc à ce très vieil homme-là qui est si hideux ? » Mais ce fut le Persan qui se hâta de répondre : « Elle est mon épouse et la fille de mon oncle ! » Alors la jeune fille, à son tour, de répondre, en démentant le vieux : « Ô roi, par Allah ! je ne connais guère ce laid-là ! Et il n’est pas mon époux du tout ! Mais c’est un perfide sorcier qui m’a enlevée par la ruse et par la force ! »

À ces paroles de la jeune fille, le roi des Roums donna l’ordre à ses esclaves de donner la bastonnade au magicien ; et ils la lui donnèrent d’une manière si soignée qu’il faillit expirer sous les coups. Après quoi le roi le fit emporter à la ville et jeter dans le cachot, tandis que lui-même emmenait la jeune fille et faisait transporter le cheval magique dont il était loin de soupçonner les meilleures vertus ou le maniement secret. Et voilà pour le magicien et la princesse !

Quant au prince Kamaralakmar, il se vêtit d’habits de voyage, prit avec lui ce dont il avait besoin en vivres et en argent, et se mit en route, le cœur bien triste et l’esprit dans un bien mauvais état. Et il se mit à la recherche de la princesse, en voyageant de pays en pays et de ville en ville ; et partout il s’enquérait du cheval d’ébène, alors que tous ceux qu’il interrogeait s’étonnaient à l’extrême de son langage et trouvaient ses questions tout à fait énormes et extravagantes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… et trouvaient ses questions tout à fait énormes et extravagantes. Et il continua à agir de la sorte un très long espace de temps, en faisant des recherches de plus en plus actives et en demandant des renseignements de plus en plus nombreux, sans arriver à avoir aucune nouvelle qui pût le mettre sur la voie. Après tout cela il finit par arriver à la ville de Sana, où régnait le père de Schamsennahar, et se renseigna sur son arrivée ; mais nul n’en avait plus entendu parler et ne put lui dire ce qu’elle était devenue depuis son enlèvement ; et on lui dit dans quel état d’anéantissement et de désespoir était enseveli le vieux roi. Alors il continua sa route et se dirigea vers le pays des Roums, en continuant toujours à s’enquérir de la princesse et du cheval d’ébène partout où il passait et à toutes les étapes qu’il faisait.

Or, un jour il s’arrêta en route à un khân où il vit une troupe de marchands assis en rond à causer entre eux ; et il s’assit lui aussi à côté d’eux, et entendit l’un d’eux qui disait : « Ô mes amis, tout dernièrement il vient de m’arriver la chose la plus prodigieuse d’entre les choses prodigieuses ! » Et tous lui demandèrent : « Qu’est-ce donc ? » Il répondit : « J’étais allé avec mes marchandises dans le district tel à la ville telle (et il dit le nom de la ville où se trouvait la princesse) et j’entendis les habitants qui se racontaient les uns aux autres une chose bien étrange qui venait d’avoir lieu. Ils disaient que le roi de la ville, étant sorti un jour à la chasse à courre avec sa suite, avait rencontré un vieux bien dégoûtant debout à côté d’une jeune fille à la beauté incomparable et d’un cheval d’ébène et d’ivoire ! » Et le marchand raconta à ses compagnons, qui s’en émerveillèrent extrêmement, l’histoire en question qu’il n’y a aucune utilité à répéter.

Lorsque Kamaralakmar eut entendu cette histoire, il ne douta pas un instant qu’il ne s’agît là de sa bien-aimée et du cheval magique. Aussi, après s’être bien informé du nom et de la situation de la ville, il se mit aussitôt en route en se dirigeant de ce côté-là, et voyagea sans sursis jusqu’à ce qu’il y fût arrivé. Mais lorsqu’il voulut en franchir les portes, les gardes s’emparèrent de lui pour le conduire, selon les usages en cours dans ce pays, devant leur roi, afin qu’il fût interrogé sur sa condition, sur la cause de sa venue dans le pays et sur son métier. Or ce jour-là il était déjà fort tard quand le prince arriva ; et les gardes, sachant le roi très occupé, remirent la présentation du jeune homme au lendemain, et le conduisirent à la prison pour qu’il y passât la nuit. Mais lorsque les geôliers virent sa beauté et sa gentillesse, ils ne purent se résoudre à l’enfermer, et le prièrent de s’asseoir au milieu d’eux et de leur tenir compagnie ; et ils l’invitèrent à partager avec eux leur repas. Puis lorsqu’ils eurent mangé, ils se mirent à causer, et demandèrent au prince : « Ô jouvenceau, de quel pays es-tu ? » Il répondit : « Du pays de Perse, terre des Khosroès ! » À ces paroles, les geôliers éclatèrent de rire et l’un d’eux dit au jeune homme : « Ô natif du pays des Khosroès, serais-tu, toi, un aussi prodigieux menteur que ton compatriote qui est enfermé dans nos cachots ? » Et un autre dit : « En vérité, j’ai vu bien des gens et j’ai entendu leurs discours et leurs histoires, et j’ai examiné leur manière d’être, mais je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi extravagant que ce vieux fou enfermé ! » Et un autre ajouta : « Et moi, par Allah ! je n’ai jamais rien vu d’aussi hideux que sa figure ou d’aussi laid et dégoûtant que sa physionomie ! » Le prince demanda : « Et qu’avez-vous vu de ses mensonges ? » Ils répondirent : « Il prétend être un savant et illustre médecin ! Or le roi l’avait trouvé, dans une partie de chasse, en compagnie d’une jeune fille et d’un cheval merveilleux en ébène et en ivoire. Et le roi s’éprit à l’extrême de la beauté de la jeune fille, et voulut se marier avec elle ; mais elle devint subitement folle ! Si donc ce vieux savant était, comme il le prétend, un illustre médecin, il aurait trouvé le moyen de la guérir ; car le roi a fait tout le possible pour découvrir un remède qui pût guérir la maladie de cette jeune fille, et voilà déjà un an qu’il dépense pour ce cas d’immenses richesses en frais de médecins et d’astrologues, mais sans résultat ! Quant au cheval d’ébène, il est enfermé dans les trésors du roi ; et le vieux laid est ici, en prison ; et il ne cesse de gémir et de se lamenter toute la nuit, tellement qu’il nous empêche de dormir ! »

En entendant ces paroles, Kamaralakmar se dit : « Me voici enfin sur la voie tant souhaitée. Il me faut maintenant trouver le moyen d’arriver au but ! » Mais bientôt les geôliers, voyant venir pour eux l’heure de dormir, le conduisirent à l’intérieur de la prison et refermèrent la porte sur lui. Alors il entendit le savant qui pleurait et gémissait et déplorait son malheur en langue persane, disant : « Hélas ! quelle calamité pour moi de n’avoir pas su mieux arranger mon plan, et de m’être ainsi perdu moi-même, sans avoir réalisé mes souhaits ni satisfait mon désir sur cette jeune fille ! Tout cela m’est arrivé à cause de mon peu de jugement, et pour avoir ambitionné ce qui n’était guère fait pour moi ! » Alors Kamaralakmar s’adressa à lui en persan et lui dit : « Jusques à quand ces pleurs et ces lamentations ? Crois-tu donc être le seul à avoir éprouvé des malheurs ? » Et le savant, encouragé par ces paroles, lia conversation avec lui et se mit à se plaindre à lui, sans le connaître, de ses malheurs et de ses infortunes ! Et ils passèrent de la sorte la nuit à causer entre eux comme deux amis.

Le lendemain matin, les geôliers vinrent tirer Kamaralakmar de la prison, et l’amenèrent devant le roi, en disant : « Ce jeune homme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… et ramenèrent devant le roi, en disant : « Ce jeune homme est arrivé hier fort tard dans la soirée, et nous n’avons pu l’amener en ta présence, ô roi, pour qu’il fût interrogé ! » Alors le roi lui demanda : « D’où viens-tu ? Quel est ton nom ? Quelle est ta profession ? Et quel est le motif de ta venue dans notre ville ? » Il répondit : « Pour ce qui est de mon nom, je m’appelle en persan Harjah ! Quant à mon pays, c’est la Perse ! Et de mon métier, je suis un savant d’entre les savants, spécialement versé dans la médecine et l’art de guérir les fous et les aliénés. Et c’est dans ce but que je parcours les contrées et les villes pour exercer mon art et acquérir de nouvelles connaissances à ajouter à celles que je possède déjà ! Et je fais tout cela sans l’accoutrement ordinaire des astrologues et des savants : sans élargir mon turban ni en augmenter le nombre de tours, sans allonger mes manches, sans tenir sous mon bras un gros paquet de livres, sans me noircir les paupières de kohl noir, sans porter au cou un immense chapelet aux gros grains par milliers ; et je guéris mes malades sans marmonner des paroles en un langage mystérieux, sans leur souffler au visage et sans leur mordre le lobe de l’oreille ! Et telle est, ô roi, ma profession ! »

Lorsque le roi eut entendu ces paroles, il se réjouit d’une joie considérable, et lui dit : « Ô très excellent médecin, tu arrives chez nous au moment où nous avons le plus besoin de tes services ! » Et il lui raconta le cas de la jeune fille, et ajouta : « Si tu veux la traiter et si tu la guéris de la folie où l’ont jetée les gens malfaisants, tu n’auras qu’à me demander ce que tu souhaites ; et tout te sera accordé ! » Il répondit : « Qu’Allah accorde ses plus grandes grâces et faveurs à notre maître le roi ! Mais il te faut d’abord me narrer par le détail toutes les choses que tu as constatées de sa folie, et me dire depuis combien de jours elle est dans cet état, sans oublier de me raconter comment tu l’as eue, elle, ainsi que le vieux Persan et le cheval d’ébène ! » Et le roi lui raconta toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, et ajouta : « Quant au vieux, il est dans un cachot ! » Il demanda : « Et le cheval ? » Il répondit : « Il est chez moi, précieusement gardé dans un de mes pavillons ! » Et Kamaralakmar se dit en lui-même : « Il me faut, avant toutes choses, revoir le cheval et m’assurer de mes yeux de l’état où il se trouve. S’il est intact et en bon état, tout est gagné et mon but atteint ; mais si son mécanisme est détérioré, il me faudra songer à quelque autre moyen de délivrer ma bien-aimée ! » Alors il se tourna vers le roi et lui dit : « Ô roi, il faut d’abord que je voie le cheval ; car il est probable que je trouverai, en l’examinant, quelque chose qui me servira pour la guérison de la jeune fille ! » Il répondit : « Avec plaisir et bon cœur ! » et il le prit par la main et le conduisit à l’endroit où se trouvait le cheval d’ébène. Et le prince se mit à faire le tour du cheval, l’examina attentivement, et, l’ayant trouvé intact et en bon, état, il se réjouit fort et dit au roi : « Qu’Allah favorise et exalte le roi ! Me voici prêt à aller trouver la jeune fille, pour voir ce qu’elle peut bien avoir ! Et j’espère, avec le secours d’Allah, arriver à la guérir par ma main guérissante et par l’entremise de ce cheval de bois ! » Et il recommanda aux gardes de faire bien attention au cheval, et se dirigea avec le roi vers l’appartement de la princesse.

Dès qu’il eut pénétré dans la chambre où elle se tenait, il la vit qui se tordait les mains, et se frappait la poitrine, et se jetait et se roulait par terre, en mettant ses vêtements en lambeaux, selon son habitude. Et il vit bien que ce n’était là qu’une folie simulée et que ni genn ni hommes ne lui avaient malmené la raison, au contraire ! Et il comprit qu’elle ne faisait tout cela que dans le but d’empêcher quiconque de l’approcher !

À cette vue, Kamaralakmar s’avança vers elle et lui dit : « Ô enchanteresse des Trois Mondes, loin de toi les peines et les tourments ! » Et elle, l’ayant regardé, le reconnut aussitôt et fut dans une joie si énorme qu’elle poussa un grand cri et tomba sans connaissance. Et le roi ne douta pas que cette crise ne fût l’effet de la crainte que lui inspirait le médecin. Mais Kamaralakmar se pencha sur elle et, l’ayant ranimée, lui dit à voix basse : « Ô Schamsennahar, ô noir de mon œil, noyau de mon cœur, prends soin de ta vie et de ma vie et aie du courage et un peu de patience encore ; car notre situation réclame une grande prudence et des précautions infinies, si nous voulons nous tirer des mains de ce roi tyrannique. Moi, je vais de suite commencer par le raffermir dans son idée à ton sujet, à savoir que tu es possédée par les genn et que c’est de là que découle ta folie ; mais je lui dirai que je viens de te guérir à l’instant au moyen des vertus mystérieuses que je possède ! Toi, seulement, il te faut lui parler avec calme et aménité pour lui donner ainsi la preuve de ta guérison par mon entremise ! Et de la sorte notre but sera atteint, et nous pourrons réaliser notre plan ! » Et la jeune fille répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors Kamaralakmar s’approcha du roi, qui se tenait au fond de la pièce, et, avec un visage de bonne nouvelle, lui dit : « Ô roi fortuné, j’ai pu, grâce à ta bonne destinée, reconnaître sa maladie et trouver le remède de sa maladie. Et je te l’ai guérie ! Tu peux donc t’approcher d’elle et lui parler doucement et avec bonté, et lui promettre ce que tu as à lui promettre ; et tout ce que tu désireras d’elle sera accompli ! » Et le roi, à la limite de l’émerveillement, s’approcha de la jeune fille, qui aussitôt se leva pour lui et embrassa la terre entre ses mains, puis lui souhaita la bienvenue et lui dit : « Ta servante est confuse de l’honneur que tu lui fais en lui rendant visite aujourd’hui ! » Et le roi, en entendant et voyant tout cela, fut sur le point de s’envoler de joie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

… fut sur le point de s’envoler de joie, et donna l’ordre aux servantes, aux esclaves femmes et aux eunuques de se mettre à son service, de la conduire au hammam, et de lui préparer les robes et les ornements. Et les femmes et les esclaves entrèrent, et lui firent leurs salams ; et elle leur rendit les salams de la façon la plus gentille et du ton de voix le plus doux. Alors elles la vêtirent d’habits royaux, lui entourèrent le cou d’un collier de pierreries et la conduisirent au hammam où elles la baignèrent et la servirent pour, ensuite, la ramener à son appartement, telle la lune à son quatorzième jour. Tout cela !

Aussi le roi, la poitrine dilatée à l’extrême et l’âme épanouie, dit au jeune prince : « Ô sage, ô savant médecin, ô doué de philosophie, tout ce qui nous arrive là d’heureux est dû à tes mérites et à ta bénédiction. Qu’Allah augmente sur nous les bénéfices de ton souffle guérisseur ! » Il répondit : « Ô roi, pour l’achèvement de la guérison, il est nécessaire que tu sortes avec toute ta suite, tes gardes et tes troupes pour aller vers l’endroit où tu avais trouvé la jeune fille, en l’emmenant elle-même avec toi, et en faisant transporter là-bas le cheval d’ébène qui était avec elle, et qui n’est pas autre chose qu’un genni démoniaque ; et c’est justement lui qui la possédait et la rendait folle. Et alors moi je ferai là-bas les exorcismes nécessaires ; sans cela ce genni reviendra la posséder au commencement de chaque mois, et tout serait à recommencer ; tandis que maintenant, moi, une fois que je m’en serai rendu tout à fait maître, je l’enfermerai et le tuerai ! » Et le roi des Roums s’écria : « De tout cœur amical et comme hommages dus ! » Et aussitôt, accompagné du prince et de la jeune fille et suivi de toutes ses troupes, il prit le chemin de la prairie en question.

Lorsqu’ils furent tous arrivés, Kamaralakmar donna l’ordre de faire monter la jeune fille sur le cheval d’ébène, et de les tenir tous deux assez éloignés à une assez grande distance pour n’être point distinctement aperçus par le roi et ses troupes. Et on exécuta l’ordre à l’instant. Alors il dit au roi des Roums : « Maintenant, avec ta permission et ton bon vouloir, je vais procéder aux fumigations et aux conjurations, et m’emparer de cet ennemi du genre humain, de façon qu’il ne puisse plus être nuisible désormais ! Après quoi je monterai moi aussi sur ce cheval de bois qui semble être d’ébène, et je mettrai la jeune fille derrière moi. Et alors tu verras le cheval s’agiter dans tous les sens et se mouvementer pour aussitôt prendre son élan et venir en courant s’arrêter entre tes mains. Et tu auras de la sorte la preuve que nous l’avons tout à fait en notre puissance. Après cela tu pourras faire tout ce que tu veux avec la jeune fille ! »

Lorsque le roi des Roums entendit ces paroles il se réjouit à la limite de la joie, tandis que Kamaralakmar montait sur le cheval et attachait solidement derrière lui la jeune fille. Et pendant que tous les yeux étaient dirigés vers lui et le regardaient faire, il tourna la cheville de l’ascension ; et le cheval, prenant son essor, s’éleva avec eux en ligne droite en disparaissant au plus haut des airs.

Le roi des Roums, qui était loin de se douter de la vérité, continua à rester dans la prairie avec ses troupes, et à attendre leur retour, pendant une demi-journée. Mais, comme il ne les voyait pas revenir, il finit par se décider à aller les attendre dans son palais. Et ce fut également une attente vaine. Alors il pensa au vieux laid qui était enfermé dans le cachot et, l’ayant fait venir en sa présence, lui dit : « Ah ! vieux traître, ah ! cul de singe, comment as-tu osé me cacher le mystère de ce cheval ensorcelé et possédé par les genn démoniaques ? Voilà maintenant qu’il vient d’enlever dans les airs le médecin qui a guéri la jeune fille de sa folie, et la jeune fille elle-même. Et qui sait ce qui va leur arriver ! De plus je te rends responsable de la quantité de bijoux et de choses précieuses, qui ont la valeur d’un trésor, dont je l’avais fait orner à sa sortie du hammam ! Or à l’instant ta tête va sauter de ton corps ! » Et, sur un signe du roi, le porte-glaive s’avança et, d’un seul tournoiement, fit du Persan deux Persans ! Et voilà pour tous ceux-là !

Quant au prince Kamaralakmar et à la princesse Schamsennahar, ils continuèrent tranquillement leur rapide voyage aérien, et arrivèrent en toute sécurité à la capitale du roi Sabour. Ils atterrirent cette fois, non plus dans le pavillon du jardin, mais sur la terrasse même du palais. Et le prince se hâta de mettre en lieu sûr sa bien-aimée pour aller au plus vite aviser son père et sa mère de leur arrivée. Il entra donc dans l’appartement où, plongés dans les larmes et le désespoir, se tenaient le roi, la reine et les trois princesses, ses sœurs, et leur souhaita la paix en les embrassant, tandis que, à sa vue, leur âme se remplissait de bonheur et que leur cœur s’allégeait du poids des afflictions et des tourments.

Alors, pour fêter ce retour et la venue de la princesse, fille du roi de Sana, le roi Sabour donna de grands festins aux habitants de la ville et des réjouissances qui durèrent un mois entier. Et Kamaralakmar entra dans la chambre nuptiale et se réjouit avec la jeune fille durant de longues nuits bénies. Après quoi le roi Sabour, pour avoir désormais l’esprit tranquille, fit mettre en pièces le cheval d’ébène et détruisit lui-même son mécanisme.

De son côté Kamaralakmar écrivit une lettre…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA QUATRE CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… De son côté Kamaralakmar écrivit une lettre au roi de Sana, père de son épouse, où il le mettait au courant de toute leur histoire, lui annonçait leur mariage et leur séjour ensemble dans le bonheur le plus complet. Et il envoya cette lettre par un messager accompagné de porteurs de présents magnifiques et de choses rares d’une grande valeur. Et le messager arriva à Sana, dans l’Yamân, et remit la lettre et les cadeaux au père de la princesse, qui, ayant lu la lettre, se réjouit à la limite de la joie et accepta les cadeaux. Après quoi il prépara à son tour de fort riches présents pour son gendre, le fils du roi Sabour, et les lui envoya avec le même messager.

Au reçu des présents du père de son épouse, le beau prince Kamaralakmar se réjouit extrêmement ; car il lui eût été pénible de savoir le vieux roi de Sana mécontent de leur conduite à tous deux. Et même il prit pour règle de lui envoyer chaque année une nouvelle lettre et de nouveaux présents. Et il continua à agir de la sorte jusqu’à la mort du roi de Sana. Puis, quand son propre père, le roi Sabour, mourut à son tour, il lui succéda sur le trône du royaume, et commença son règne en mariant sa plus jeune sœur, celle qu’il aimait tant, avec le nouveau roi de l’Yamân. Après quoi il gouverna son royaume avec sagesse et ses sujets avec équité ; et de cette façon il acquit la suprématie sur toutes les contrées, et la fidélité de cœur de tous les habitants. Et lui et son épouse Schamsennahar continuèrent à vivre dans la vie la plus délicieuse, la plus douce, la plus calme et la plus tranquille, jusqu’à ce vînt à eux la Destructrice des délices, la Séparatrice des sociétés et des amis, la Pillarde des palais et des cabanes, la Bâtisseuse des tombeaux et la Pourvoyeuse des cimetières !

Et maintenant gloire au Seul Vivant qui ne meurt point et qui tient dans Ses mains la domination des Mondes et l’empire du Visible et de l’Invisible !


— Et Scharazade, la fille du vizir, ayant ainsi terminé cette histoire, se tut. Alors le roi Schahriar lui dit : « Cette histoire, Schahrazade, est prodigieuse ! Et je voudrais bien connaître le mécanisme extraordinaire de ce cheval d’ébène ! » Schahrazade dit : « Hélas ! il a été détruit ! » Et Schahriar dit : « Par Allah ! mon esprit est bien torturé de cette recherche-là ! » Schahrazade répondit : « Alors, ô Roi fortuné, pour te reposer l’esprit, je suis disposée, si toutefois tu me le permets, à te raconter l’histoire la plus dilatante que je connaisse, celle où il est question de Dalila-la-Rouée et de sa fille Zeinab-la-Fourbe ! » Et le roi Schahriar s’écria : « Par Allah ! tu peux parler ! Car je ne connais pas cette histoire-là ! Après cela je me déciderai quant à ta tête ! »

Alors Schahrazade dit :

  1. Kamar Al-Akmar : lune des lunes.