Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 07/Le Parterre fleuri de l’esprit

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 7p. 159-246).


LE PARTERRE FLEURI DE L’ESPRIT
ET LE JARDIN DE LA GALANTERIE

AL-RACHID ET LE PET


Il m’est revenu, ô Roi fortuné, que le khalifat Haroun Al-Rachid, pris d’ennui et se trouvant dans le même état d’esprit où se trouve en ce moment Ta Sérénité, sortit se promener sur la route qui va de Baghdad à Bassra, en emmenant avec lui son vizir Giafar Al-Barmaki, son échanson favori Abou-Ishak et le poète Abou-Nowas.

Pendant qu’ils se promenaient et que le khalifat avait l’œil sombre et les lèvres fermées, un cheikh vint à passer sur la route, monté sur son âne. Alors le khalifat se tourna vers son vizir Giafar et lui dit : « Interroge ce cheikh sur son lieu de destination ! » Et Giafar, qui depuis un moment ne savait qu’inventer pour distraire le khalifat, résolut aussitôt de l’amuser aux dépens du cheikh qui allait tranquillement son chemin en laissant flotter la corde sur le cou de son âne amène. Il s’approcha donc du cheikh et lui demanda : « Pour où comme ça, ô vénérable ? » Le cheikh répondit : « Pour Baghdad en venant de Bassra, mon pays ! » Giafar demanda : « Et pour quel motif un si long voyage ? » Il répondit : « Par Allah ! c’est pour trouver à Baghdad un médecin savant qui me prescrive un collyre pour mon œil ! » Il dit : « La chance et la guérison sont entre les mains d’Allah, ô cheikh ! Mais que me donneras-tu si, pour t’éviter les recherches et les dépenses, je te prescris ici, moi-même, un collyre capable de te guérir l’œil en une nuit ? » Il répondit : « Allah seul est capable de te rémunérer selon tes mérites ! » Alors Giafar se tourna vers le khalifat et vers Abou-Nowas et leur cligna de l’œil ; puis il dit au cheikh : « Puisqu’il en est ainsi, mon bon oncle, retiens bien la prescription que je vais te faire, car elle est fort simple. Voici : prends trois onces de souffle de vent, trois onces de rayons de soleil, trois onces de rayons de lune et trois onces de lumière de lanterne ; mêle soigneusement le tout dans un mortier sans fond et laisse-le pendant trois mois exposé au grand air. Alors il te faudra piler le mélange pendant trois mois et le verser dans une écuelle percée que tu exposeras au vent et au soleil pendant encore trois mois. Cela fait, le collyre se trouvera à point, et tu n’auras plus qu’à t’en saupoudrer l’œil trois cents fois la première nuit, en employant trois grosses pincées chaque fois, et tu dormiras. Le lendemain tu te réveilleras guéri, si Allah veut ! »

En entendant ces paroles, le cheikh, en signe de gratitude et de respect, s’inclina à plat ventre sur son âne devant Giafar, et tout d’un coup lâcha un détestable pet suivi de deux longues vesses, et dit à Giafar : « Hâte-toi, ô médecin, de les recueillir avant qu’ils ne s’éparpillent. C’est pour le moment la seule réponse de ma gratitude à ton remède venteux ; mais crois bien qu’à peine de retour dans mon pays, si Allah veut, je t’enverrai en cadeau une esclave au derrière aussi ridé qu’une figue sèche, qui te donnera tant de plaisir que tu en expireras ton âme ; et alors ton esclave aura tant de douleur et d’émotion que, pleurant sur toi, elle ne pourra se retenir ainsi de pisser sur ton visage si froid et d’arroser ta barbe sèche ! »

Et le cheikh caressa tranquillement son âne et continua sa route, tandis que le khalifat, à la limite du trémoussement, se laissait tomber sur son derrière et étouffait de rire en voyant la mine de son vizir, cloué dans une surprise embarrassée et sans répartie, et Abou-Nowas qui, paterne, lui ébauchait des gestes de félicitation.


— Lorsqu’il eut entendu cette anecdote, le roi Schahriar se rasséréna soudain et dit à Schahrazade : « Hâte-toi, Schahrazade, de me raconter encore cette nuit une anecdote au moins aussi amusante ! » Et la petite Doniazade s’écria : « Ô Schahrazade, ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses ! » Alors, après un court silence, elle dit :


LE JOUVENCEAU ET SON MAÎTRE


On raconte que le vizir Badreddîn, gouverneur du Yamân, avait un frère qui était un jouvenceau doué d’une beauté incomparable, tellement que sur son passage les hommes et les femmes se retournaient pour l’admirer et se baigner les yeux de ses charmes. Aussi le vizir Badr, craignant pour lui quelque aventure considérable, le tenait-il soigneusement éloigné des regards des hommes et l’empêchait-il de fréquenter les jeunes gens de son âge. Comme il ne voulait pas le mettre à l’école, de peur de ne pouvoir assez le surveiller, il lui fit venir à la maison, comme maître, un cheikh vénérable et pieux, aux mœurs notoirement chastes, et le mit entre ses mains. Et le cheikh se rendait ainsi tous les jours auprès de son élève, avec lequel il s’enfermait quelques heures dans une chambre que le vizir leur avait réservée pour les leçons.

Au bout d’un certain temps, la beauté et les charmes de l’adolescent ne manquèrent pas d’opérer leur effet habituel sur le cheikh qui finit par devenir éperdument épris de son élève et sentir son âme, à sa vue, chanter de tous ses oiseaux et réveiller par son chant tout ce qui était endormi.

Aussi, ne sachant plus que faire pour calmer son émoi, il se décida un jour à faire part du trouble de son âme à l’adolescent et lui déclara qu’il ne pouvait plus se passer de sa présence. Alors l’adolescent, fort touché de l’émoi de son maître, lui dit : « Hélas ! tu sais bien que j’ai les mains liées et que tous mes mouvements sont surveillés par mon frère ! » Le cheikh soupira et dit : « Je voudrais bien passer une soirée en tête à tête avec toi ! » L’adolescent répondit : « Y songes-tu ! Si mes journées sont si surveillées, que ne doivent point être mes nuits ! » Le cheikh reprit : « Je le sais bien, mais la terrasse de ma maison fait suite, sans discontinuer, à la terrasse de cette maison où nous sommes, et cela te serait chose facile, une fois ton frère endormi, cette nuit, de monter sans bruit là-haut, où je te cueillerai et t’emmènerai, en traversant simplement le petit mur bas de séparation, sur ma terrasse où personne ne viendra nous surveiller ! »

L’adolescent accepta la proposition en disant : « J’écoute et j’obéis… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

Et le roi Schahriar se dit : « Je ne la tuerai certes pas avant de savoir ce qui va se passer entre cet adolescent et son maître ! »

AUSSI LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-QUINZIÈME NUIT

Schahrazade dit :

… L’adolescent accepta la proposition et, la nuit venue, il fit semblant de dormir et, lorsque le vizir se fut retiré dans sa chambre, il monta sur la terrasse où l’attendait le cheikh qui le prit aussitôt par la main et se hâta de le conduire sur sa terrasse où étaient rangés les coupes pleines et les fruits. Ils s’assirent donc sur la natte blanche, au clair de lune, et, l’inspiration aidant et la sérénité d’une belle nuit, ils se mirent à chanter et à boire, tandis que les doux rayons de l’astre les illuminaient jusqu’à l’extase.

Pendant qu’ils passaient ainsi le temps, le vizir Badr eut l’idée, avant de se coucher, d’aller voir son jeune frère, et fut bien surpris de ne le trouver pas. Il se mit à sa recherche par toute la maison et finit par monter sur la terrasse et s’approcher du mur bas de séparation : il vit alors son frère et le cheikh, la coupe à la main, assis à chanter l’un à côté de l’autre. Mais le cheikh également avait eu le temps de le voir s’avancer de loin et, avec un à propos admirable, il interrompit la chanson qu’il disait pour, sans changer de ton, improviser aussitôt sur le même mode ces vers qu’il chanta :

« Il me fait boire un vin mêlé à la salive de sa bouche ; et le rubis de la coupe brille sur ses joues que colore à la fois la pourpre de la pudeur.

Mais quel nom lui donnerais-je ? Son frère s’appelle déjà la Pleine-Lune de la Religion, et d’ailleurs nous éclaire comme la lune en ce moment. Je l’appellerai donc la Pleine-Lune de la Beauté ! »

Lorsque le vizir Badreddîn eut entendu ces vers qui contenaient cette allusion délicate à son égard, comme il était discret et fort galant, et que d’ailleurs il ne voyait se passer rien d’inconvenant, il se retira en se disant : « Par Allah ! je ne troublerai pas leur entretien ! » Et tous deux furent dans une parfaite félicité.

— Et, ayant raconta cette anecdote, Schahrazade s’arrêta un instant et dit ensuite :


LE SAC PRODIGIEUX


On raconte que le khalifat Haroun Al-Rachid, tourmenté une nuit par une de ses fréquentes insomnies, fit venir Giafar, son vizir, et lui dit : « Ô Giafar, cette nuit ma poitrine est rétrécie à l’extrême par l’insomnie, et je souhaite fort te voir me la dilater ! » Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, j’ai un ami appelé Ali le Persan, qui possède dans sa sacoche quantité d’histoires délicieuses propres à effacer les chagrins les plus tenaces et à calmer les humeurs irritées ! » Al-Rachid répondit : « À moi donc ton ami à l’instant ! » Et Giafar le fit venir aussitôt entre les mains du khalifat qui le fit s’asseoir et lui dit : « Écoute, Ali ! On m’a dit que tu savais des histoires capables de dissiper le chagrin et l’ennui, et même de procurer le sommeil à qui souffre de l’insomnie. Je désire de toi une de ces histoires-là ! » Ali le Persan répondit : « J’écoute et j’obéis, ô émir des Croyants ! Mais je ne sais s’il faut t’en raconter une que j’aie entendue avec mon oreille ou bien une que j’aie vue avec mon œil ! » Al-Rachid dit : « Je préfère une de celles où tu as toi-même figuré ! » Alors Ali le Persan dit :

« J’étais un jour assis dans ma boutique à vendre et à acheter, quand un Kourde vint me marchander quelques objets ; mais soudain il s’empara d’un petit sac qui était à ma devanture et, sans même prendre la peine de le cacher, voulut s’en aller avec, absolument comme s’il lui appartenait depuis la naissance. Alors moi je bondis de ma boutique dans la rue, je l’arrêtai par le pan de sa robe, et lui enjoignis de me rendre mon sac ; mais il haussa les épaules et me dit : « Ce sac ! mais il m’appartient avec tout ce qu’il contient ! » Alors moi, à la limite de la suffocation, je m’écriai : « Ô musulmans ! sauvez mon bien des mains de ce mécréant ! » À mes cris, tout le souk s’attroupa autour de nous, et les marchands me conseillèrent d’aller me plaindre au kâdi à l’instant. Moi, j’acceptai, et ils m’aidèrent à entraîner le Kourde, ravisseur de mon sac, chez le kâdi.

Lorsque nous fûmes arrivés devant le kâdi, nous restâmes debout respectueusement entre ses mains et il commença par nous demander : « Qui de vous est le plaignant, et de qui se plaint-il ? » Alors le Kourde, sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche, fit quelques pas en avant et répondit : « Qu’Allah donne l’appui à notre maître le kâdi ! Ce sac que voici est mon sac, et tout ce qu’il contient m’appartient. Je l’avais perdu, et je viens de le retrouver à la devanture de cet homme ! » Le kâdi lui demanda : « Quand l’avais-tu perdu ? » Il répondit : « Dans la journée d’hier, et sa perte m’a empêché de dormir toute la nuit ! » Le kâdi lui demanda : « Dans ce cas, énumère-moi les objets qu’il contient ! » Alors le Kourde, sans hésiter un instant, dit : « Dans mon sac, ô notre maître le kâdi, il y a deux flacons de cristal remplis de kohl, deux baguettes d’argent pour étendre le kohl, un mouchoir, deux verres à limonade dont le pourtour est doré, deux flambeaux, deux cuillers, un coussin, deux tapis pour table de jeu, deux pots à eau, deux bassins, un plateau, une marmite, un réservoir à eau en terre cuite, une louche de cuisine, une grosse aiguille à tricoter, deux sacs à provisions, une chatte enceinte, deux chiennes, une écuelle à riz, deux ânes, deux litières de femme, un habit de drap, deux pelisses, une vache, deux veaux, une brebis avec ses deux agneaux, une chamelle et deux petits chameaux, deux dromadaires de course avec leurs femelles, un buffle et deux bœufs, une lionne et deux lions, une ourse, deux renards, un divan, deux lits, un palais avec deux grandes salles de réception, deux tentes en toile verte, deux baldaquins, une cuisine à deux portes et une assemblée de Kourdes de mon espèce tout prêts à témoigner que ce sac est mon sac ! »

Alors le kâdi se tourna vers moi et me demanda…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors le kâdi se tourna vers moi et me demanda : « Et toi, qu’as-tu à répondre ? »

Moi, ô émir des Croyants, j’étais stupéfait de tout cela. Pourtant je m’avançai un peu et répondis : « Qu’Allah élève et honore notre maître le kâdi ! Moi, je sais que dans mon sac il y a seulement un pavillon en ruine, une maison sans cuisine, un logement pour les chiens, une école de garçons, des jeunes gens qui jouent aux dés, un repaire de brigands, une armée avec ses chefs, la ville de Bassra et la ville de Baghdad, le palais antique de l’émir Scheddad ben-Aâd, un fourneau de forgeron, un filet de pêcheur, un bâton de berger, cinq jolis garçons, douze jeunes filles intactes, et mille conducteurs de caravane prêts à témoigner que ce sac est mon sac ! »

Lorsque le Kourde eut entendu ma réponse, il éclata en pleurs et en sanglots, puis s’écria en larmoyant : « Ô notre maître le kâdi, ce sac qui m’appartient est connu et reconnu, et tout le monde sait qu’il est ma propriété. Il renferme en outre deux villes fortifiées et dix tours, deux alambics d’alchimiste, quatre joueurs d’échecs, une jument et deux poulains, un étalon et deux chevaux hongres, deux longues lances, deux lièvres, un garçon enculé et deux entremetteurs, un aveugle et deux clairvoyants, un boiteux et deux paralytiques, un capitaine marin, un navire avec ses matelots, un prêtre chrétien et deux diacres, un patriarche et deux moines, et enfin un kâdi et deux témoins prêts à témoigner que ce sac est mon sac ! »

Le kâdi, à ces paroles, se tourna vers moi et me demanda : « Qu’as-tu à répondre, toi, à tout cela ? » Moi, ô émir des Croyants, je me sentais bourré de rage jusqu’à mon nez. J’avançai pourtant de quelques pas et répondis avec tout le calme dont j’étais capable : « Qu’Allah éclaire et consolide le jugement de notre maître le kâdi ! Je dois ajouter que dans ce sac il y a, en outre, des médicaments contre le mal de tête, des philtres et des enchantements, des cottes de mailles et des armoires remplies d’armes, mille béliers dressés à lutter des cornes, un parc à bestiaux, des hommes adonnés aux femmes, des amateurs de garçons, des jardins remplis d’arbres et de fleurs, des vignes chargées de raisin, des pommes et des figues, des ombres et des fantômes, des flacons et des coupes, des nouveaux mariés avec toute la noce, des cris et des plaisanteries, douze pets honteux et autant de vesses sans odeur, des amis assis dans une prairie, des bannières et des drapeaux, une mariée sortant du hammam, vingt chanteuses, cinq belles esclaves Abyssines, trois Indiennes, quatre Grecques, cinquante Turques, soixante-dix Persanes, quarante Kachemiriennes, quatre-vingts Kourdes, autant de Chinoises, quatre-vingt-dix Géorgiennes, tout le pays de l’Irak, le Paradis Terrestre, deux étables, une mosquée, plusieurs hammams, cent marchands, une planche de bois, un clou, un nègre qui joue de la clarinette, mille dinars, vingt caisses remplies d’étoffes, vingt danseuses, cinquante magasins de réserve, la ville de Koufa, la ville de Gaza, Damiette, Assouân, le palais de Khosrou-Anouschirwân et celui de Soleïmân, toutes les contrées situées entre Balkh et Ispahân, les Indes et le Soudan, Baghdad et le Khorassân ; il contient, en outre, — qu’Allah préserve les jours de notre maître le kâdi ! — un linceul, un cercueil et un rasoir pour la barbe du kâdi si le kâdi ne veut point reconnaître mes droits et juger que ce sac est mon sac ! »

Lorsque le kâdi eut entendu tout cela, il nous regarda et me dit : « Par Allah ! ou bien vous êtes deux garnements qui vous moquez de la loi et de son représentant, ou bien ce sac doit être un abîme sans fond ou même la Vallée-du-Jour-du-Jugement ! »

Et aussitôt le kâdi, pour contrôler nos paroles, fit ouvrir le sac devant les témoins. Il contenait quelques écorces d’oranges et des noyaux d’olives !

Alors moi, je déclarai au kâdi ahuri à la limite de l’ahurissement que ce sac-là appartenait au Kourde, mais que le mien avait disparu ! Et je m’en allai. »

Lorsque le khalifat Haroun Al-Rachid eut entendu cette histoire, il se renversa sur son derrière par la force explosive de son rire, et donna un magnifique cadeau à Ali le Persan. Et cette nuit-là il dormit d’un profond sommeil jusqu’au matin !


— Puis Schahrazade ajouta : « Mais ne crois point, ô Roi fortuné, que cette anecdote soit plus délicieuse que celle où Al-Rachid se trouve dans un cas embarrassant d’amour ! » Et le roi Schahriar demanda : « Quelle est cette anecdote que je ne connais pas ? » Alors Schahrazade dit :


AL-RACHID JUSTICIER D’AMOUR


On raconte qu’une nuit Haroun Al-Rachid s’étant couché entre deux belles adolescentes qu’il aimait également, dont l’une était de Médine et l’autre de Koufa, ne voulut pas exprimer sa préférence, quant à la terminaison finale, spécialement à l’une au détriment de l’autre. Le prix devait donc revenir à celle qui le mériterait le mieux. Aussi l’esclave de Médine commença par lui prendre les mains et se mit à les caresser gentiment, tandis que celle de Koufa, couchée un peu plus bas, lui massait les pieds et en profitait pour glisser sa main jusqu’à la marchandise du haut et la soupeser de temps en temps. Sous l’influence de ce soupèsement délicat, la marchandise se mit soudain à augmenter de poids considérablement. Alors l’esclave de Koufa se hâta de s’en emparer et, l’attirant en entier à elle, de la cacher dans le creux de ses mains ; mais l’esclave de Médine lui dit : « Je vois que tu gardes le capital pour toi seule, et tu ne songes même pas à m’abandonner les intérêts ! » Et, d’un geste rapide, elle repoussa sa rivale et s’empara du capital à son tour en le serrant soigneusement dans ses deux mains. Alors l’esclave ainsi frustrée, qui était fort versée dans la connaissance des traditions du Prophète, dit à l’esclave de Médine : « C’est moi qui dois avoir droit au capital, en vertu de ces paroles du Prophète (sur lui la prière et la paix !) : Celui qui fait revivre une terre morte, en devient le seul propriétaire ! » Mais l’esclave de Médine, qui ne lâchait pas la marchandise, n’était pas moins versée dans la Sunna que sa rivale de Koufa, et lui répondit aussitôt : « Le capital m’appartient en vertu de ces paroles du Prophète (sur lui la prière et la paix !), qui nous ont été conservées et transmises par Sofiân : « Le gibier appartient, non point à celui qui le lève, mais à celui qui le prend ! »

Lorsque le khalifat eut entendu ces citations, il les trouva si justes qu’il satisfit également les deux adolescentes cette nuit-là !

— Puis Schahrazade ajouta : « Mais, ô Roi fortuné, aucune de ces anecdotes ne vaut celle où deux femmes discutaient pour savoir s’il fallait donner la préférence en amour à l’adolescent ou à l’homme mûr !


À QUI LA PRÉFÉRENCE ?
À L’ADOLESCENT OU À L’HOMME MÛR ?


L’anecdote suivante nous est rapportée par Aboul-Aïna. Il dit :

« J’étais un soir monté sur ma terrasse pour prendre l’air, quand j’entendis une conversation de femmes sur la terrasse voisine. Celles qui causaient ainsi étaient les deux épouses de mon voisin, lesquelles avaient chacune un amant qui les contentait autrement que ne le faisait le vieil époux impotent. Mais l’amant de l’une était un bel adolescent, encore tout à fait tendre et les joues roses et imberbes, et l’amant de l’autre était un homme mûr et poilu dont la barbe était compacte et drue. Or, justement mes deux voisines, ne se sachant pas écoutées, discutaient sur les mérites respectifs de leurs amoureux. L’une disait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… l’une disait : « Ô ma sœur, comment peux-tu faire pour supporter la rudesse de la barbe de ton amant, lors du baiser, quand sa barbe vient frotter tes seins et que ses moustaches viennent heurter de leurs épines tes joues et tes lèvres ? Comment fais-tu pour ne pas être chaque fois abîmée quant à ta peau, et cruellement déchirée ? Crois-moi, ma sœur, change d’amoureux et fais comme moi : trouve-toi quelque adolescent aux joues légèrement duvetées et désirables comme un fruit, à la chair délicate qui fonde dans ta bouche sous le baiser. Par Allah ! il saura bien compenser auprès de toi son manque de barbe par tant d’autres choses pleines de saveur ! »

À ces paroles, sa compagne lui répondit : « Que tu es sotte, ma sœur, et que tu manques de finesse et de bon sens ! Ne sais-tu donc pas que l’arbre n’est beau que chargé de ses feuilles, et que le concombre n’est savoureux qu’avec tout son duvet et ses aspérités ? Quoi de plus laid au monde qu’un homme imberbe et chauve comme un topinambour ? Sache donc que la barbe et les moustaches sont pour l’homme ce que les tresses des cheveux sont pour les femmes. Et cela est tellement notoire qu’Allah Très-Haut (qu’il soit glorifié !) a spécialement créé dans le ciel un ange qui n’a d’autre occupation que de chanter les louanges du Créateur pour avoir donné la barbe aux hommes et doué les femmes de longs cheveux ! Que me dis-tu donc de choisir pour amoureux un adolescent imberbe ? Crois-tu que je consentirais à m’étendre sous quelqu’un qui, à peine monté, songe à descendre, à peine tendu, songe à se détendre, à peine noué, songe à dénouer le nœud, à peine en place, songe à se défaire, à peine solidifié, songe à fondre, à peine érigé, songe à s’effondrer, à peine enlacé, songe à se délier, à peine collé, songe à se dissoudre, et à peine tiré, songe à se relâcher ? Détrompe-toi, ma pauvre sœur ! Jamais je ne quitterai l’homme qui à peine a reniflé qu’il enlace, qui lorsqu’il entre reste en place, lorsqu’il se vide se remplit, lorsqu’il finit recommence, lorsqu’il remue est excellent, lorsqu’il s’agite est supérieur, lorsqu’il donne est généreux, et lorsqu’il fonce perfore ! »

En entendant cette explication, la femme dont l’amant était imberbe, s’écria : « Par le Maître de la Kaâba sainte ! ô ma sœur, tu me donnes envie de goûter à l’homme barbu ! »

— Puis Schahrazade, après un court silence, dit immédiatement :


LE PRIX DES CONCOMBRES


Un jour l’émir Moïn ben-Zaïda rencontra à la chasse un Arabe, monté sur son âne, qui venait du désert. Il alla au-devant de lui et, après les salams, lui demanda : « Où vas-tu ainsi, frère Arabe, et que portes-tu si soigneusement enroulé dans ce petit sac ? » L’Arabe répondit : « Je vais trouver l’émir Moïn pour lui porter ces concombres qui ont poussé avant leur temps dans ma terre dont c’est la première récolte. Comme c’est l’homme le plus généreux que l’on connaisse, je suis sûr qu’il me payera mes concombres un prix digne de sa libéralité ! » L’émir Moïn, que l’Arabe n’avait pas encore vu jusque-là, lui demanda : « Et combien espères-tu que te donnera l’émir Moïn pour ces concombres ? » L’Arabe répondit : « Au moins mille dinars d’or ! » Il demanda : « Et si l’émir te disait que c’est trop ? » Il répondit : « Je n’en demanderais que cinq cents ! » — « Et s’il te disait que c’est trop ? » — « Je demanderais trois cents ! » — « Et s’il te disait que c’est trop ? » — « Cent ! » — « Et s’il te disait que c’est trop ? » — « Cinquante ! » — « Et s’il te disait que c’est trop ? » — « Trente ! » — Et s’il te disait que c’est encore trop ? » — « Oh ! alors je ferais entrer mon âne dans son harem et je prendrais la fuite les mains vides ! »

En entendant ces paroles, Moïn se mit à rire et éperonna son cheval pour courir rejoindre sa suite et rentrer en hâte à son palais où il avisa ses esclaves et son chambellan de laisser entrer l’Arabe avec ses concombres.

Aussi lorsque, une heure plus tard, l’Arabe arriva au palais, le chambellan s’empressa-t-il de le conduire dans la salle de réception où l’attendait l’émir Moïn assis majestueusement au milieu de la pompe de sa cour et entouré de ses gardes l’épée nue à la main. Aussi l’Arabe fut loin de reconnaître en lui le cavalier qu’il avait rencontré sur la route et, le sac de concombres entre les mains, il attendit, après les salams, que l’émir l’interrogeât le premier. L’émir lui demanda : « Que m’apportes-tu dans ce sac, frère Arabe ? » Il répondit : « Confiant dans la libéralité de notre maître l’émir, je lui apporte la primeur de jeunes concombres qui ont poussé dans mon champ ! » — « Quelle bonne inspiration ! Et combien estimes-tu ma libéralité ? — « Mille dinars ! » — « C’est un peu trop ! » — « Cinq cents ! » — « C’est trop ! » — « Trois cents ! » — « C’est trop ! » — « Cent ! » — « C’est trop ! » — « Cinquante ! » — C’est trop ! » — « Trente alors ! » — « C’est encore trop ! » Alors l’Arabe s’écria : « Par Allah ! quelle rencontre de mauvais augure ai-je faite tout à l’heure à rencontrer ce visage de goudron que j’ai vu dans le désert ! Non, par Allah ! ô émir, je ne puis laisser mes concombres à moins de trente dinars ! »

En entendant ces paroles, l’émir Moïn sourit et ne répondit pas. Alors l’Arabe le regardait, s’étant aperçu que l’homme rencontré dans le désert n’était autre que l’émir Moïn lui-même, il dit : « Par Allah ! ô mon maître, fais venir les trente dinars, car l’âne est attaché là-bas à la porte ! » À ces paroles, l’émir Moïn partit d’un tel éclat de rire qu’il tomba sur son derrière ; et il fit venir son intendant et lui dit : « Il faut compter immédiatement à ce frère Arabe d’abord mille dinars, puis cinq cents, puis trois cents, puis cent, puis cinquante, et enfin trente, pour le décider à laisser son âne attaché où il est ! » Et l’Arabe fut à la limite de la stupéfaction de recevoir mille neuf cent quatre-vingts dinars pour un sac de concombres. Or, telle était la libéralité de l’émir Moïn ! Que la miséricorde d’Allah soit sur eux tous à jamais !

— Puis Schahrazade dit :


CHEVEUX BLANCS


Aba-Souwaïd raconte :

« J’étais un jour entré dans un verger pour y acheter des fruits, quand j’aperçus de loin, assise à l’ombre d’un abricotier, une femme qui se peignait les cheveux. Je m’en approchai aussitôt et je vis qu’elle était vieille et que ses cheveux étaient blancs ; mais son visage était parfaitement gentil et son teint frais et délicieux. En me voyant m’approcher d’elle, elle ne fit aucun mouvement pour se voiler le visage ni aucun geste pour se couvrir la tête, et continua en souriant à se démêler les cheveux avec son peigne qui était d’ivoire. Moi je m’arrêtai en face d’elle et, après les salams, je lui dis : « Ô vieille par l’âge, mais si jeune de visage, pourquoi ne pas te teindre les cheveux et ressembler alors tout à fait à une jeune fille ? Quel motif t’empêche de le faire…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … Quel motif t’empêche de le faire ? » Elle leva alors la tête, me regarda avec de grands yeux et me répondit par les vers suivants :

« Je les ai teints autrefois, mais la couleur a disparu et celle du temps est restée.

« Pourquoi les teindrais-je encore, puisque je puis, quand je veux, balancer ma croupe fastueusement, et me le faire mettre au choix par devant ou par derrière ? »

— Et Schahrazade dit ensuite


LE DIFFÉREND TRANCHÉ


On raconte que le vizir Giafar reçut chez lui une nuit le khalifat Haroun Al-Rachid, et n’épargna rien pour l’amuser agréablement. Soudain le khalifat lui dit : « Giafar, il m’est revenu que tu as acheté pour toi une esclave fort belle que j’avais remarquée et que je voulais acheter pour moi-même. Je désire donc de toi que tu me la cèdes au prix qui te convient ! » Giafar répondit : « Je n’ai guère l’intention de la vendre, ô émir des Croyants ! » Il dit : « Alors offre-la-moi en présent ! » Giafar répondit : « Je n’ai point cette intention-là, ô émir des Croyants ! » Alors Al-Rachid fronça les sourcils et s’écria : « Je jure par les trois serments[1] que je divorce à l’instant d’avec mon épouse Sett Zobéida, si tu ne veux pas consentir à me vendre l’esclave ou à me la céder ! » Giafar répondit : « Je jure par les trois serments que je divorce à l’instant d’avec mon épouse, la mère de mes enfants, si je consens à te vendre l’esclave ou à te la céder ! » Lorsqu’ils eurent fait tous deux ce serment, soudain ils s’aperçurent qu’ils s’étaient laissés aller trop loin, aveuglés par les fumées du vin, et, d’un commun accord, se demandèrent quel moyen employer pour sortir d’embarras. Après quelques instants de perplexité et de réflexion, Al-Rachid dit : « Nous n’avons d’autre moyen de sortir de ce cas si embarrassant que de recourir aux lumières du kâdi Abi-Youssouf, si versé dans la jurisprudence en matière de divorce ! » Ils l’envoyèrent aussitôt chercher, et Abi-Youssouf pensa : « Si le khalifat m’envoie chercher au milieu de la nuit, c’est qu’un événement fort grave se passe dans l’Islam ! » Puis il sortit en toute hâte de sa maison, enfourcha sa mule, et dit à son esclave qui suivait la mule : « Prends avec toi le sac à fourrage de la bête qui n’a pas encore fini sa ration, et n’oublie pas de le lui suspendre à la tête, à notre arrivée, pour qu’elle continue à manger ! »

Lorsqu’il entra dans la salle où l’attendaient le khalifat et Giafar, le khalifat se Leva en son honneur et le fit s’asseoir à côté de lui : privilège qu’il n’accordait jamais qu’au seul Abi-Youssouf. Puis il lui dit : « Je t’ai mandé pour une affaire de la plus grande gravité ! » Et il lui expliqua le cas. Alors Abi-Youssouf dit : « Mais la solution, ô émir des Croyants, est la chose la plus simple qui soit ! » Il se tourna alors vers Giafar et lui dit : « Tu n’as qu’à vendre au khalifat la moitié de l’esclave et à lui donner en présent la seconde moitié ! »

Cette solution ravit le khalifat à l’extrême, et il en admira toute la finesse : car elle les déliait tous deux de leur serment en le faisant bénéficier de l’esclave qu’il souhaitait. Ils firent donc venir l’esclave sur le champ, et le khalifat dit : « Je ne puis attendre que soit passé le temps réglementaire pour la libération définitive qui me permettra de prendre l’esclave à son premier maître. Il faut donc, ô Abi-Youssouf, que tu me trouves également le moyen de faire immédiatement cette libération ! » Abi-Youssouf répondit : « La chose est encore plus facile ! Qu’on fasse venir un jeune mamelouk ! » Aussitôt on fit venir le mamelouk en question, et Abi-Youssouf dit : « Pour que cette libération immédiate soit licite, il faut que l’esclave soit légitimement mariée. Je vais donc la donner en mariage à ce mamelouk qui, moyennant rétribution, divorcera d’avec elle avant de la toucher ! Et alors seulement, ô émir des Croyants, l’esclave pourra t’appartenir comme concubine ! » Et il se tourna vers le mamelouk et lui dit : « Acceptes-tu cette esclave comme épouse légitime ? » Il répondit : « Je l’accepte ! » Alors le kâdi lui dit : « Tu es marié ! Maintenant voici mille dinars pour toi ! Divorce d’avec elle ! » Le mamelouk répondit : « Du moment que je suis marié légitimement, je tiens à rester marié, car l’esclave me plaît ! »

En entendant cette réponse du mamelouk, le khalifat fronça les sourcils de colère, et dit au kâdi : « Par l’honneur de mes ancêtres ! ta solution va te mener à la potence ! » Mais Abi-Youssouf, amène, dit : « Que notre maître le khalifat ne se préoccupe pas du refus de ce mamelouk, et qu’il soit persuadé que la solution devient plus facile que jamais ! » Puis il ajouta : « Permets-moi seulement, ô émir des Croyants, d’user de ce mamelouk comme s’il était mon esclave ! » Le khalifat lui dit : « Je te le permets ! Il est ton esclave et ta propriété ! » Alors Abi-Youssouf se tourna vers l’adolescente et lui dit : « Je te fais cadeau de ce mamelouk et te le donne comme esclave acheté ! L’acceptes-tu ainsi ? » Elle répondit : « Je l’accepte ! » Abi-Youssouf s’écria : « Dans ce cas le mariage qu’il vient de contracter avec toi est cassé de lui-même. Et tu es déliée d’avec lui ! Ainsi le veut la loi du mariage ! J’ai jugé ! »

En entendant ce jugement, Al-Rachid, à la limite de l’admiration, se leva debout sur ses deux pieds et s’écria : « Ô Abi-Youssouf, il n’y a pas ton second dans l’Islam ! » Et il lui fit apporter un grand plateau rempli d’or et le pria de l’accepter. Le kâdi remercia le khalifat, mais ne sut comment emporter tout cet or. Soudain il se rappela le sac à picotin de la mule, et, l’ayant fait apporter, il y vida tout l’or du plateau et s’en alla.

Or, cette anecdote est pour nous prouver que l’étude de la jurisprudence mène aux honneurs et à la richesse. Que la miséricorde d’Allah soit donc sur tous ceux-là ! »

— Ensuite Schahrazade dit :


ABOU-NOWAS ET LE BAIN DE SETT ZOBÉIDA


On raconte que le khalifat Haroun Al-Rachid qui aimait d’un amour extrême son épouse et cousine Sett Zobéida, lui avait fait construire, dans un jardin réservé à elle seule, un grand bassin d’eau environné d’un bosquet d’arbres touffus, où elle pouvait se baigner sans jamais être exposée aux regards des hommes ni aux rayons du soleil, tant ce bosquet était impénétrable et feuillu.

Or, un jour que la chaleur était grande Sett Zobéida vint toute seule dans le bosquet, se dévêtit complètement au bord du bassin, et descendit dans l’eau. Mais elle n’y baigna seulement que ses jambes jusqu’aux genoux ; car elle avait peur du frisson que donne l’eau au corps qui s’y plonge en entier, et, en outre, elle ne savait pas nager. Mais avec une tasse qu’elle avait apportée elle se versait de l’eau sur les épaules par petites ondées en tressaillant sous la caresse humide de la fraîcheur.

Le khalifat, qui l’avait vue se diriger vers le bassin, la suivit doucement et, amortissant le bruit de ses pas, arriva au moment où elle était déjà nue. À travers les feuilles, il se mit à l’observer et à admirer sa nudité blanche sur l’eau. Comme il avait la main appuyée sur une branche, soudain la branche craqua et Sett Zobéida…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT SOIXANTE-DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

… soudain la branche craqua et Sett Zobéida, saisie de frayeur, se retourna en portant ses deux mains sur son histoire pour, d’un geste instinctif, la soustraire aux regards. Or, l’histoire de Sett-Zobéida était chose si considérable que les deux mains ne parvenaient guère à la cacher qu’à moitié ; et cette histoire-là était si grasse et si glissante que Sett Zobéida ne put réussir à la retenir, et elle lui glissa entre les doigts et apparut dans toute sa gloire aux yeux du khalifat.

Al-Rachid, qui jusqu’alors n’avait pas eu l’occasion d’observer l’histoire de sa cousine à l’air libre et au naturel, fut émerveillé à la fois et stupéfait de son énormité et de son faste, et se hâta de s’éloigner furtivement comme il était venu. Mais ce spectacle éveilla en lui l’inspiration, et il se sentit en veine d’improviser. Il commença par trouver, sur un rythme léger, le vers suivant :

Dans le bassin, j’ai vu l’argent candide…

Mais il eut beau ensuite se torturer l’esprit pour construire d’autres rythmes, il ne put guère réussir non seulement à achever le poème mais à faire un second vers qui donnât la rime ; et il se sentait bien malheureux, et il transpirait en répétant : « Dans le bassin, j’ai vu l’argent candide… » et il ne parvenait point à sortir d’embarras. Alors il se décida à faire venir le poète Abou-Nowas, et lui dit : « Voyons si toi tu peux arriver à composer un court poème dont le premier vers serait : « Dans le bassin j’ai vu l’argent candide… » Alors Abou-Nowas, qui, lui aussi, avait rôdé aux alentours du bassin et remarqué toute la scène en question, répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, à la stupéfaction du khalifat, il improvisa tout de suite les vers suivants :

« Dans le bassin j’ai vu l’argent candide, et mes yeux se sont enivrés de lait.

« Une gazelle a captivé mon âme sous l’ombre de ses hanches, quand de ses doigts joints a glissé son histoire.

« Oh ! que n’ai-je pu me changer en onde pour caresser cette délicate histoire qui glisse, ou me changer en poisson pour une heure ou deux ! »

Le khalifat ne chercha pas à savoir comment Abou-Nowas avait pu donner à ses vers une signification exacte, et le rémunéra largement pour lui prouver sa satisfaction.


— Puis Schahrazade ajouta : « Mais ne crois point, ô Roi fortuné, que cette finesse d’esprit d’Abou-Nowas ait été plus admirable que sa charmante improvisation dans l’anecdote que voici :


ABOU-NOWAS IMPROVISANT


Une nuit le khalifat Haroun Al-Rachid, pris d’une tenace insomnie, se promenait seul sous les galeries de son palais, quand il aperçut une de ses esclaves, qu’il aimait à l’extrême, se diriger vers son pavillon réservé. Il la suivit et pénétra derrière elle dans le pavillon. Il la prit alors dans ses bras et se mit à la caresser et à jouer avec elle, si bien que le voile tomba qui l’enveloppait, et que la tunique glissa également de ses épaules.

À cette vue, le désir s’alluma dans l’âme du khalifat qui voulut à l’instant posséder sa belle esclave ; mais elle se récusa, disant : « De grâce ! ô émir des Croyants, remettons la chose à demain, car ce soir je ne m’attendais pas à l’honneur de ta visite, et je ne me suis guère préparée pour cela. Mais demain, si Allah veut ! tu me trouveras toute parfumée, et sur la couche mes jasmins embaumeront ! » Alors Al-Rachid n’insista pas et retourna se promener.

Le lendemain, à la même heure, il envoya le chef des eunuques, Massrour, prévenir l’adolescente de la visite projetée. Mais justement l’adolescente avait eu dans la journée un commencement de fatigue et, se sentant lasse et plus mal disposée que jamais, se contenta, pour toute réponse à Massrour qui lui rappelait sa promesse de la veille, de citer le proverbe : « Le jour efface les paroles de la nuit ! » Au moment où Massrour rapportait au khalifat ces paroles de l’adolescente, entrèrent les poètes Abou-Nowas, El-Rakaschi, et Abou-Mossâb. Et le khalifat se tourna vers eux et leur dit : « Que chacun de vous m’improvise à l’instant quelques rythmes en y faisant entrer ces mots : « Le jour efface les paroles de la nuit ! »

Alors, le premier, le poète El-Rakaschi dit :

« Garde-toi, mon cœur, d’une belle enfant inflexible qui n’aime ni faire ni recevoir les visites, qui promet un rendez-vous et n’y est point fidèle, et qui s’excuse en disant : « Le jour efface les paroles de la nuit ! »

Ensuite, Abou-Mossâb s’avança et dit :

« Mon cœur vole à toute vitesse, et elle se joue de son ardeur. Mes yeux pleurent, et mes entrailles brillent de son désir ; mais elle se contente de sourire. Et si je lui rappelle sa promesse, elle me répond : « Le jour efface les paroles de la nuit ! »

Le dernier, Abou-Nowas s’avança et dit :

« Ô ! qu’elle était jolie dans son trouble, ce soir-là ! et que sa résistance avait de charme !

« Le vent ivre de la nuit lentement balançait le rameau de sa taille et sa lourde croupe qui ondulait ; et son buste pliait aussi où pointaient deux petites grenades, ses seins.

« Par des jeux aimables, par des caresses hardies ma main fit glisser le voile qui la drapait ; et de ses épaules, ô rondeur de perles ! la tunique aussi glissa.

« Elle parut alors à moitié nue, sortant de sa robe retournée comme une fleur de son calice.

« Alors, comme la nuit abaissait sur nous le rideau des ombres, je voulus être plus audacieux ; et je lui dis : « Le couronnement ! »

« Mais elle me répondit : « La suite à demain ! »

« Je vins à elle le lendemain et lui dis : « La promesse ! » Elle se renversa, riant, et me répondit : « Le jour efface les paroles de la nuit ! »

Ayant entendu ces diverses improvisations, Al-Rachid lit donner une grosse somme d’argent à chacun des poètes, excepté à Abou-Nowas dont il ordonna la mise à mort à l’instant, en s’écriant : « Par Allah ! tu es d’intelligence avec la jeune fille ! Sinon comment as-tu pu faire une si exacte description d’une scène où j’étais seul présent ? » Abou-Nowas se mit à rire et répondit : « Notre maître le khalifat oublie que le vrai poète est celui qui sait deviner ce qu’on lui cache, d’après ce qu’on lui dit ! Et d’ailleurs le Prophète (sur lui la prière et la paix !) nous a dépeints excellemment quand, parlant de nous, il a dit : « Les poètes suivent toutes les routes comme des insensés. Seule leur inspiration les guide, et le démon ! Et ils racontent et disent des choses qu’ils ne font pas ! »

Al-Rachid, à ces paroles, ne voulut pas approfondir davantage ce mystère et, après avoir pardonné à Abou-Nowas, lui donna une somme double de celle qu’avaient reçue les deux autres poètes.

— Lorsque le roi Schahriar eut entendu cette anecdote, il s’écria : « Non ! par Allah, moi je ne lui aurais pas pardonné à cet Abou-Nowas-là, et j’aurais approfondi ce mystère, et j’aurais fait couper la tête de ce vaurien. Je ne veux plus, m’entends-tu, Schahrazade, que tu me parles encore de cette crapule-là qui ne respectait ni les khalifats ni les lois ! » Et Schahrazade dit : « Alors, ô Roi fortuné, je vais te raconter l’anecdote de l’âne ! »


L’ÂNE


Un jour, un brave homme d’entre les hommes qui sont tellement les dupes d’autrui, marchait dans le souk en conduisant son âne derrière lui par une simple corde qui servait de licou à la bête. Un larron fort expérimenté l’aperçut, et résolut de lui voler l’âne. Il fit part de son projet à un de ses compagnons qui lui demanda : « Mais comment feras-tu pour ne pas éveiller l’attention de l’homme ? » Il répondit : « Suis-moi, et tu vas voir…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Suis-moi, et tu vas voir ! » Il s’approcha alors de l’homme par derrière, et, tout doucement, défit le licou de l’âne, se le passa à lui-même, sans que l’homme se fût aperçu du changement, et marcha comme une bête de somme, tandis que son compagnon s’éloignait avec l’âne mis en liberté.

Lorsque le larron se fut assuré que l’âne était déjà loin, il s’arrêta brusquement dans sa marche ; et l’homme, sans se retourner, essaya en tirant sur lui de l’obliger à marcher. Mais, sentant de la résistance, l’homme se retourna pour objurguer l’âne, et vit le larron pris dans le licou à la place de la bête, et l’air bien humble et avec des yeux qui imploraient. Il fut si stupéfait qu’il resta immobile en face du larron ; et, au bout d’un moment, il put enfin articuler quelques syllabes et demander : « Quelle chose es-tu ? » Le larron, des larmes plein la voix, s’écria : « Je suis ton âne, ô mon maître ! Mais mon histoire est étonnante ! Sache, en effet, que j’étais dans ma jeunesse un vaurien adonné à toutes sortes de vices honteux. Un jour, je rentrai tout à fait ivre et dégoûtant chez ma mère, qui, à ma vue, ne put guère maîtriser son ressentiment, m’accabla de reproches et voulut me chasser de la maison. Mais moi je la repoussai et même, dans mon ivresse, je la frappai. Alors, indignée de ma conduite à son égard, elle me maudit, et l’effet de sa malédiction fut que je changeai aussitôt de forme et devins un âne. Alors toi, ô mon maître, tu m’as acheté au souk des ânes pour cinq dinars, et tu m’as gardé tout ce temps-là et tu t’es servi de moi comme bête de somme, et tu m’aiguillonnais le derrière, quand, fourbu, je refusais de marcher, et tu me lançais mille jurons que je n’oserais jamais te répéter. Tout cela ! et moi je ne pouvais guère me plaindre, puisque la parole m’était enlevée, et c’est tout au plus si, des fois, mais rarement, je réussissais à péter pour remplacer la parole qui me manquait ! Enfin, aujourd’hui ma pauvre mère a dû certainement se souvenir de moi avec aménité, et la pitié a dû entrer dans son cœur et l’inciter à implorer pour moi la miséricorde du Très-Haut. Or c’est, je n’en doute pas, par l’effet de cette miséricorde que tu me vois maintenant revenir à ma forme première humaine, ô mon maître ! »

À ces paroles, le pauvre homme s’écria : « Ô mon semblable, pardonne-moi mes torts à ton égard, par Allah sur toi ! et oublie les mauvais traitements que je t’ai fait endurer à mon insu ! Il n’y a de recours qu’en Allah ! » Et il se hâta de défaire le licou qui attachait le larron, et s’en alla bien contrit à sa maison, où il ne put fermer l’œil cette nuit-là, tant il avait de remords et de chagrin.

Quelques jours après, le pauvre homme alla au souk des ânes, pour s’acheter un autre âne, et quelle ne fut point sa surprise de retrouver sur le marché son premier âne sous l’aspect qu’il avait avant son changement ! Et il pensa en lui-même : « Certainement le vaurien a dû commettre encore quelque délit ! » Et il s’approcha de l’âne, qui s’était mis à braire en le reconnaissant, se pencha sur son oreille et lui cria de toutes ses forces : « Ô l’incorrigible vaurien ! tu as encore dû outrager et frapper ta mère, pour de nouveau être ainsi transformé en âne. Mais, par Allah ! ce n’est pas moi qui t’achèterai encore ! » Et, furieux, il lui cracha au visage et s’en alla acheter un autre âne notoirement connu comme descendant de père et de mère de l’espèce des ânes.

— Et, cette nuit-là, Schahrazade dit encore :


LE FLAGRANT DÉLIT DE SETT ZOBÉIDA


On raconte que le commandeur des Croyants Haroun Al-Rachid entra un jour faire sa sieste dans l’appartement de Sett Zobéida, son épouse, et il allait s’étendre sur le lit quand il y remarqua, juste sur le milieu, une large tache encore fraîche dont l’origine était péremptoire d’elle-même. À cette vue, le monde noircit devant son visage et il fut à la limite de l’indignation. Il fit aussitôt mander Sett Zobéida et, les yeux enflammés de colère et la barbe tremblante, il lui cria : « Qu’est-ce que c’est que cette tache-là sur notre lit ? » Sett Zobéida pencha la tête sur la tache en question, la renifla et dit : « C’est de la semence d’homme, ô émir des Croyants ! » Il lui cria, contenant à grand’peine le bouillonnement de sa colère : « Et peux-tu m’expliquer la présence de ce liquide-là encore tout tiède sur un lit où je n’ai pas couché avec toi depuis plus d’une semaine ? » Elle s’écria, bien émue : « La fidélité sur moi et autour de moi, ô émir des Croyants ! Me soupçonnerais-tu par hasard de fornication ? » Al-Rachid dit : « Je te soupçonne tellement que je vais tout de suite faire venir le kâdi Abi-Youssouf pour qu’il expertise la chose et me donne là-dessus son sentiment. Et, par l’honneur de nos ancêtres ! ô fille de mon oncle, je ne reculerai devant rien si tu es reconnue coupable par le kâdi ! »

Lorsque le kâdi fut arrivé, Al-Rachid lui dit : « Ô Abi-Youssouf, dis-moi ce que peut bien être cette tache-là ! » Le kâdi s’approcha du lit, mit son doigt au milieu de la tache, le porta ensuite à la hauteur de son œil et de son nez et dit : « C’est de la semence d’homme, ô émir des Croyants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … C’est de la semence d’homme, ô émir des Croyants ! » Il demanda : « Quelle peut en être l’origine immédiate ? » Le kâdi, fort perplexe et ne voulant pas affirmer une chose qui lui aurait attiré l’inimitié de Sett Zobéida, leva la tête au plafond comme pour réfléchir, et aperçut dans une fente l’aile d’une chauve-souris qui y était blottie. Aussi une idée de salut lui illumina l’entendement, et il dit : « Donne-moi une lance, ô émir des Croyants ! » Le khalifat lui remit une lance, et Abi-Youssouf en perça la chauve-souris qui tomba lourdement. Alors il dit : « Ô émir des Croyants, les livres de médecine nous enseignent que la chauve-souris a une semence qui ressemble étrangement à celle de l’homme. Le délit a donc certainement été commis par elle, à l’aspect de Sett Zobéida endormie ! Tu vois que je viens de l’en châtier par la mort ! »

Cette explication satisfit pleinement le khalifat qui, ne doutant plus de l’innocence de son épouse, combla le kâdi de présents, en signe de gratitude. Et Sett Zobéida, de son côté, à la limite de la jubilation, lui fit de somptueux cadeaux et l’invita à rester avec elle et le khalifat manger quelques fruits et des primeurs, qu’on lui avait apportés. Le kâdi s’assit entre le khalifat et Sett Zobéida, sur les tapis, et Sett Zobéida éplucha une banane et, la lui offrant, lui dit : « J’ai dans mon jardin d’autres fruits, rares en cette époque-ci de l’année ; les préfères-tu aux bananes ? » Il répondit : « J’ai pour principe, ô ma maîtresse, de ne jamais prononcer de jugement par défaut. Il faut donc que je voie d’abord ces primeurs-là pour les comparer à ces primeurs-ci, et donner ensuite mon avis sur leur excellence respective ! » Sett Zobéida fit aussitôt cueillir et apporter les primeurs de son jardin et, les ayant fait goûter au kâdi, lui demanda : « Lesquels de ces fruits préfères-tu maintenant ? » Le kâdi sourit d’un air entendu, regarda le khalifat, puis Sett Zobéida et leur dit : « Par Allah ! la réponse est bien difficile ! si je préférais l’un de ces fruits, je condamnerais l’autre par le fait même, et je risquerais ainsi une indigestion que, dans sa rancune contre moi, il m’occasionnerait ! »

En entendant cette réponse, Al-Rachid et Zobéida se mirent tellement à rire qu’ils se renversèrent sur leur derrière !

— Et Schahrazade, voyant à certains indices que le roi Schahriar avait l’air, lui, plutôt de vouloir condamner sans miséricorde Sett Zobéida, en la chargeant elle-même du délit, se hâta, pour faire diversion, de lui raconter l’anecdote suivante :


MÂLE OU FEMELLE ?


On raconte, entre diverses anecdotes sur le roi de Perse le grand Khosrou, que ce roi était un grand amateur de poissons. Un jour qu’il était assis sur sa terrasse avec son épouse la belle Schirîn, un pêcheur vint lui apporter en présent un poisson d’une grosseur et d’une beauté extraordinaires. Le roi fut émerveillé de ce présent, et ordonna de faire donner quatre mille drachmes au pêcheur. Mais la belle Schirîn, qui n’approuvait jamais la généreuse prodigalité du roi, attendit le départ du pêcheur et dit : « Il n’est pas permis d’être prodigue au point de donner à un pêcheur quatre mille drachmes pour un seul poisson. Tu devrais te faire rendre cette somme, sinon tous ceux qui, à l’avenir, t’apporteraient un présent, régleraient leurs espoirs sur ce prix-là, comme point de départ ; et tu ne pourrais plus faire face à leurs prétentions ! » Le roi Khosrou répondit : « Ce serait pourtant un opprobre pour un roi de reprendre ce qu’il a donné. Oublions donc ce qui est passé ! » Mais Schirîn répondit : « Non ! il n’est pas possible de laisser la chose courir de la sorte ! Il y a moyen de reprendre la somme sans que le pêcheur ni personne puisse trouver à redire. On n’a pour cela qu’à faire revenir le pêcheur et à lui demander : « Le poisson que tu m’as apporté est-il mâle ou femelle ? » S’il te répond que c’est un mâle rends-lui le poisson en disant : « C’est une femelle que je veux ! » et s’il te dit que c’est une femelle, rends-le tout de même en disant : « C’est un mâle que je veux ! »

Le roi Khosrou, qui aimait d’un amour extrême la belle Schirîn, ne voulut pas la contrarier, et se hâta de faire, mais avec regret, ce qu’elle lui conseillait. Seulement, le pêcheur était un homme doué de finesse d’esprit et d’à-propos, et lorsque Khosrou, l’ayant fait revenir, lui eut demandé : « Le poisson est-il mâle ou femelle ? » il embrassa la terre et répondit : « Ce poisson-là, ô roi, est hermaphrodite ! »

À ces paroles, Khosrou se dilata d’aise et se mit à rire, puis ordonna à son intendant de donner au pêcheur huit mille drachmes au lieu de quatre mille. Le pêcheur s’en alla avec l’intendant qui lui compta les huit mille drachmes ; et il les mit dans le sac qui lui avait servi à apporter le poisson, et sortit.

Lorsqu’il fut dans la cour du palais, il laissa, par inadvertance, tomber du sac un drachme d’argent. Aussitôt il s’empressa de poser son sac par terre, de chercher ce drachme et de le ramasser avec une satisfaction très grande.

Or, Khosrou et Schirîn l’observaient de la terrasse, et virent ce qui venait de se passer. Alors Schirîn, contente de l’occasion qui s’offrait à elle, s’écria…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors Schirîn, contente de l’occasion qui s’offrait à elle, s’écria : « Voilà ce pêcheur ! Quelle ignominie est la sienne ! Il laisse tomber un drachme, et, au lieu de le laisser là pour qu’il soit ramassé par quelque pauvre, il est assez vil pour le reprendre et en frustrer le besogneux ! » À ces paroles, Khosrou fut très impressionné et, faisant rappeler le pêcheur, lui dit : « Ô être abject ! tu n’es certes pas un homme, pour avoir une âme si petite ! Ton avarice te perd, qui te fait déposer un sac rempli d’or pour ramasser un seul drachme tombé pour la chance du besogneux ! »

Alors le pêcheur embrassa la terre et répondit : « Qu’Allah prolonge la vie du roi ! Si j’ai ramassé ce drachme ce n’est point parce qu’il m’est cher comme prix, mais parce que sa valeur est grande à mes yeux ! Ne porte-t-il pas, en effet, sur une de ses faces l’image du roi et sur l’autre son nom ? Je n’ai point voulu le laisser exposé à être foulé par inadvertance aux pieds de quelque passant. Et je me suis hâté de le ramasser, suivant en cela l’exemple du roi qui m’a tiré moi-même de la poussière, moi qui vaux un drachme à peine ! »

Cette réponse plut tellement au roi Khosrou qu’il fit encore donner quatre mille drachmes au pêcheur, et ordonna aux crieurs publics de crier par tout l’empire : « Il ne faut jamais se laisser guider par le conseil des femmes. Car celui qui les écoute commet deux fautes en voulant éviter la moitié d’une ! »

— Le roi Schahriar, en entendant cette anecdote dit : « J’approuve fort la conduite de Khosrou et sa méfiance des femmes. Elles sont la cause de bien des calamités ! » Mais déjà Schahrazade, souriante, disait :


LE PARTAGE


Une nuit, le khalifat Haroun Al-Rachid se plaignait de ses insomnies devant son vizir Giafar et son porte-glaive Massrour, quand soudain Massrour partit d’un éclat de rire. Le khalifat le regarda en fronçant les sourcils, et lui dit : « Et de quoi ris-tu donc ainsi ? Serait-ce par folie ou par moquerie ? » Massrour répondit : « Non, par Allah ! ô émir des Croyants, je te le jure par la parenté qui te rattache au Prophète, si je ris ce n’est point par l’effet d’aucune de ces causes, mais simplement parce que je me suis rappelé les bons mots d’un certain Ibn Al-Karabi autour duquel on faisait cercle hier sur le Tigre pour l’écouter. » Le khalifat dit : « Dans ce cas, va vite me chercher cet Ibn Al-Karabi. Peut-être réussira-t-il à me dilater un peu la poitrine ! »

Aussitôt il courut à la recherche du plaisant Ibn Al-Karabi et, l’ayant rencontré, lui dit : « J’ai parlé de toi au khalifat, et il m’envoie te chercher pour que tu le fasses rire. » Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Massrour alors ajouta : « Oui ! je veux bien te conduire auprès du khalifat, mais c’est, bien entendu, à la condition que tu me donneras les trois quarts de ce que t’accordera le khalifat comme rémunération ! » Ibn Al-Karabi dit : « C’est trop ! Je te donnerai les deux tiers pour ton courtage. Ce sera suffisant ! » Massrour, après quelques difficultés, pour la forme, finit par accepter l’accord, et conduisit l’homme auprès du khalifat.

Al-Rachid, en le voyant entrer, lui dit : « On prétend que tu sais de bons mots fort amusants. Dévide-les pour voir ! Mais sache bien que si tu ne parviens pas à me faire rire, la bastonnade t’attend ! »

Cette menace eut pour résultat de glacer complètement l’esprit d’Ibn Al-Karabi qui ne sut alors trouver que des banalités à l’effet désastreux ; car Al-Rachid, au lieu d’en rire, sentit augmenter son irritation, et à la fin s’écria : « Qu’on lui administre cent coups de bâton sur la plante des pieds pour faire dévier vers ses extrémités le sang qui lui obstrue le cerveau ! » Aussitôt on étendit l’homme et on lui administra des coups de bâton en mesure sur la plante des pieds. Soudain, lorsque le chiffre de trente coups fut dépassé, l’homme s’écria : « Qu’on rémunère maintenant Massrour à qui reviennent, d’après l’accord intervenu entre nous, les deux autres tiers ! » Les gardes alors, sur un signe du khalifat, s’emparèrent de Massrour, l’étendirent, et commencèrent, sur la plante de ses pieds, à faire sentir le rythme du bâton. Mais dès les premiers coups, Massrour s’écria : « Par Allah ! je veux bien me contenter du tiers seulement et même du quart, et je lui abandonne tout le reste ! »

À ces paroles, le khalifat se mit à rire tellement qu’il se renversa sur son derrière, et fit donner mille dinars à chacun des deux patients.

— Ensuite Schahrazade ne voulut pas laisser passer la nuit sans raconter l’anecdote suivante :


LE MAÎTRE D’ÉCOLE


Une fois, un homme, dont le métier était de vagabonder et de vivre aux dépens d’autrui, eut l’idée, bien qu’il ne sût ni lire ni écrire, de se faire maître d’école, puisque c’était le seul métier qui pût lui permettre de gagner de l’argent sans rien faire ; car il est notoire qu’on peut être maître d’école, et ignorer complètement les règles et les premiers éléments de la langue ; il suffit pour cela d’être assez roué pour faire croire aux autres qu’on est soi-même un grand grammairien ; et l’on sait qu’un savant grammairien est d’ordinaire un pauvre homme à l’esprit étroit, mesquin, déprimant, incomplet et impotent.

Donc, notre vagabond s’improvisa ainsi maître d’école, et n’eut pour cela que la peine d’augmenter le nombre de tours et le volume de son turban, et aussi d’ouvrir, au fond d’une petite rue, une salle qu’il décora de tableaux d’écriture et autres choses semblables, et où il attendit les clients.

Or, à la vue d’un turban si imposant, les habitants du quartier ne doutèrent pas un instant de la science de leur voisin, et se hâtèrent de lui envoyer leurs enfants…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… et se hâtèrent de lui envoyer leurs enfants.

Mais, comme il ne savait ni lire ni écrire, il trouva un moyen fort ingénieux de se tirer d’affaire : ce moyen consistait à faire donner des leçons par les enfants qui savaient un peu lire et écrire, à ceux qui ne savaient rien du tout, pendant que lui faisait semblant de surveiller, d’approuver et de désapprouver. De cette façon, l’école prospéra et les affaires du maître prirent une tournure excellente.

Un jour qu’il tenait sa baguette à la main et faisait des yeux terribles aux malheureux petits enfants effondrés d’épouvante, une femme entra dans la salle, en tenant à la main une lettre, et se dirigea vers le maître pour le prier de la lui lire, comme il est d’usage chez les femmes qui ne savent pas lire. À sa vue, le maître d’école ne sut comment faire pour éviter une pareille épreuve, et soudain se leva en hâte pour sortir. Mais la femme le retint, en le suppliant de lui lire la lettre avant de sortir. Il répondit : « Je ne puis attendre davantage : le muezzin vient d’annoncer la prière de midi, et il faut que je me rende à la mosquée ! » Mais la femme ne voulut pas le lâcher, et lui dit : « Par Allah sur toi ! cette lettre me vient de mon époux, absent depuis cinq années, et toi seul, dans le quartier, peux me la lire ! » Et elle l’obligea à prendre la lettre.

Le maître d’école fut bien forcé alors de prendre la lettre ; mais il la tint à rebours, et, dans l’embarras extrême où il se trouvait, il se mit à froncer les sourcils, en regardant l’écriture, à se frapper le front, à déplacer son turban et à transpirer de peine.

À cette vue, la pauvre femme pensa : « Il n’y a plus de doute ! pour que le maître d’école devienne si agité, il doit lire de mauvaises nouvelles ! Ô calamité ! mon époux est peut-être mort ! » Puis, pleine d’anxiété, elle demanda au maître d’école : « De grâce ! ne me cache rien ! Est-il mort ? » Pour toute réponse il haussa la tête d’un signe vague, et garda le silence. Elle s’écria alors : « Ô calamité sur ma tête ! dois-je me déchirer les habits ? » Il répondit : « Déchire ! » Elle demanda, à la limite de l’anxiété : « Dois-je me frapper et me griffer les joues ? » Il répondit : « Frappe et griffe ! »

À ces paroles, la pauvre femme, affolée, s’élança hors de l’école et courut à sa maison qu’elle remplit de cris de deuil. Alors toutes les voisines accoururent chez elle, et se mirent à la consoler, mais en vain. À ce moment, un des parents de la malheureuse entra, vit la lettre et, l’ayant lue, dit à la femme : « Mais qui donc a pu t’annoncer la mort de ton époux ? Il n’y a rien de cela dans la lettre. En voici le contenu : « Après les salams et les souhaits. Ô fille de mon oncle, je continue à jouir d’une excellente santé, et j’espère être de retour auprès de toi dans quinze jours. Mais auparavant, je t’envoie, pour te prouver ma sollicitude, une toile de lin enveloppée dans une couverture. Ouassalam ! »

La femme prit alors la lettre et retourna à l’école pour reprocher au maître de l’avoir ainsi induite en erreur. Elle le trouva assis à sa porte, et lui dit : « N’est-ce point une honte sur toi de tromper de la sorte une pauvre femme et de lui annoncer la mort de son époux, alors que dans la lettre il est écrit que mon époux doit bientôt revenir, et qu’il m’envoie à l’avance une toile et une couverture ? » À ces paroles, le maître d’école répondit : « Certes ! ô pauvre femme, tu as raison de me faire ces reproches. Mais pardonne-moi, car au moment où j’avais ta lettre entre les mains, j’étais fort préoccupé, et, ayant lu un peu vite et de travers, j’ai cru que la toile et la couverture étaient un souvenir qu’on t’envoyait des effets de ton époux mort ! »

— Schahrazade dit ensuite :


INSCRIPTION D’UNE CHEMISE


On raconte qu’El-Amîn, frère du khalifat El-Mâmoun, étant allé un jour en visite chez son oncle El-Mahdi, aperçut une jeune esclave d’une grande beauté, qui jouait du luth ; et il en devint aussitôt amoureux. Aussi El-Mahdi ne tarda pas à remarquer l’impression que l’esclave avait produite sur son neveu, et, pour lui faire un agréable cadeau, attendit qu’il fût parti pour lui envoyer l’esclave chargée de bijoux et de riches habits. Mais El-Amîn crut que son oncle avait déjà eu la primeur de l’adolescente, et la lui donnait défraîchie ; car il le savait excessivement amateur de fruits encore acides. Il ne voulut donc pas accepter l’esclave, et la lui renvoya avec une lettre où il lui disait qu’une pomme mordue par le jardinier avant la maturité ne dulcifiait jamais la bouche de l’acheteur.

Alors El-Mahdi fit déshabiller complètement l’adolescente, lui mit un luth à la main, et la renvoya de nouveau à El-Amîn, vêtue seulement d’une chemise de soie sur laquelle cette inscription courait en lettres d’or :

Le butin caché à l’ombre de mes plis est vierge de tout toucher.

Seul le regard l’a examiné pour en admirer les perfections !

En voyant les charmes de l’esclave ainsi vêtue de cette chemise gentille, et en lisant l’inscription, El-Amîn n’eut plus de raison de résister, et accepta le cadeau qu’il honora particulièrement.

— Schahrazade, cette nuit-là, dit encore :


INSCRIPTION D’UNE COUPE


Le khalifat El-Motawakkel tomba un jour malade, et son médecin Yahia lui prescrivit des remèdes si excellents que la maladie se dissipa, et survint la convalescence. Alors de tous côtés affluèrent auprès du khalifat les cadeaux de félicitation. Or, entre autres envois, le khalifat reçut d’Ibn-Khakân, en cadeau, une jeune fille intacte dont les seins défiaient par leur belle forme les seins de toutes les femmes de son époque. En même temps que sa beauté, la jeune fille apportait au khalifat, en se présentant à lui, une admirable carafe de cristal remplie d’un vin choisi. Elle tenait d’une main la carafe et de l’autre main une coupe d’or sur laquelle, en rubis, était gravée cette inscription…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Elle tenait d’une main la carafe et de l’autre main une coupe d’or sur laquelle, en rubis, était gravée cette inscription :

Quel philtre ou quelle thériaque, quel baume ou quel dictame vaut cette liqueur de pourpre au goût exquis, ce remède universel aux maux du corps et à l’ennui ?

Or, le savant médecin Yahia se trouvait à ce moment auprès du khalifat. En lisant cette inscription, il se mit à rire et dit au khalifat : « Par Allah ! ô émir des Croyants, cette adolescente et la médecine qu’elle t’apporte feront mieux pour le retour de tes forces que tous les remèdes anciens et modernes ! »

— Puis Schahrazade, sans s’arrêter, commença immédiatement l’anecdote suivante :


LE KHALIFAT DANS LA CORBEILLE


L’histoire que voici nous est rapportée par le fameux chanteur Ishak de Mossoul. Il dit :

« J’étais une nuit sorti tard d’un festin chez le khalifat El-Mâmoun, et, comme j’étais fort gêné d’une rétention d’urine dont je souffrais, je pris une ruelle où l’on ne voyait pas de lumière, je m’approchai d’un mur, pas trop près cependant de peur de recevoir le jet de ma propre urine, je m’accroupis commodément et je pissai mon plein avec soulagement. À peine avais-je fini et m’étais-je secoué, que je sentis quelque chose me tomber sur la tête au milieu de l’obscurité. Je sautai sur mes jambes, bien saisi, en vérité, j’attrapai l’objet et, l’ayant tâté de tous côtés, je remarquai, à ma surprise extrême, que c’était une grande corbeille attachée par ses quatre oreilles à une corde qui pendait de la maison sous laquelle je me trouvais. Je la tâtai encore, et la trouvai garnie de soie intérieurement, avec deux coussins qui sentaient bon.

Or moi, ayant bu un peu plus que de coutume, je fus poussé par mon esprit enivré à entrer m’asseoir dans cette corbeille qui s’offrait d’elle-même à mon repos. Je ne pus résister à la tentation et je me mis dans la corbeille, pour aussitôt, avant d’avoir pu sauter à terre, me voir enlever rapidement jusqu’à la terrasse où je fus cueilli, sans un mot, par quatre jeunes filles qui me déposèrent dans la maison et m’invitèrent à les suivre. L’une d’elles marcha devant moi, un flambeau à la main, et les trois autres se tinrent derrière moi, et me firent descendre un escalier de marbre et entrer dans une salle d’une magnificence comparable à celle du palais du khalifat. Et moi je pensai en mon âme : « On doit me prendre pour un autre à qui l’on aura donné rendez-vous cette nuit ! Allah arrangera la situation ! »

Comme j’étais encore dans cette perplexité, un grand rideau de soie qui cachait une partie de la salle se souleva, et j’aperçus dix jeunes filles ravissantes, à la taille souple, à la démarche exquise, qui portaient les unes des flambeaux et les autres des cassolettes d’or où brûlaient du nard et de l’aloès de la qualité la plus fine. Au milieu d’elles s’avançait, comme une lune, une adolescente qui aurait rendu jalouses toutes les étoiles. Elle se balançait en marchant et regardait gentiment de côté, à faire s’envoler les âmes les plus lourdes. Or moi, à sa vue, je sautai sur mes deux pieds et m’inclinai devant elle jusqu’à terre. Et elle me regarda en souriant et me dit : « Bienvenu le visiteur ! » Puis elle s’assit et, d’une voix charmante, me dit : « Repose-toi, seigneur ! » Moi, je m’assis avec déjà l’ivresse du vin dissipée et remplacée par une griserie bien plus forte. Alors elle me dit : « Et comment as-tu fait, seigneur, pour venir dans notre rue et t’asseoir dans la corbeille ? » Je répondis : « Ô ma maîtresse, c’est l’angoisse de mon urine, seulement qui m’a poussé jusqu’à la rue ; c’est ensuite le vin qui m’a fait m’asseoir dans la corbeille ; et maintenant, c’est ta générosité qui m’introduit dans cette salle où tes charmes ont remplacé dans mon cerveau l’ivresse par la griserie ! »

À ces paroles, l’adolescente fut visiblement satisfaite, et me demanda : « Quel métier exerces-tu ? » Moi je me gardai bien de lui dire que j’étais le chanteur et le musicien du khalifat, et lui répondis : « Je suis tisserand dans le souk des tisserands à Baghdad ! » Elle me dit : « Tes manières sont exquises et font honneur au souk des tisserands. Si à cela tu unis la connaissance de la poésie, nous n’aurons point à regretter de t’avoir reçu au milieu de nous ! Sais-tu des vers ? » Je répondis : « J’en sais un peu ! » Elle dit : « Dis-nous en quelques-uns ! » Je répondis : « Ô ma maîtresse, le visiteur est toujours un peu ému de la réception qu’on lui fait. Encourage-moi donc en commençant, toi la première, à nous réciter quelques-unes des poésies de ton choix ! » Elle me répondit : « Volontiers ! » Et aussitôt elle me récita un choix d’admirables poèmes des poètes les plus anciens, tels qu’Amri’lkaïs, Zohaïr, Antara, Nabigha, Amrou ben-Kalthoum, Tharafa et Chanfara, et des poètes les plus modernes tels qu’Abou-Nowas, El-Rakaschi, Abou-Mossab et les autres ! Et moi j’étais aussi émerveillé de sa diction qu’ébloui de sa beauté. Puis elle me dit : « J’espère maintenant que ton émotion est passée ! » Je dis : « Oui ! par Allah ! » Et à mon tour je choisis, parmi les vers que je connaissais, ceux qui étaient les plus délicats, et je les lui récitai avec beaucoup de sentiment. Lorsque j’eus fini, elle me dit : « Par Allah ! je ne savais point qu’il y eût des gens aussi exquis dans le souk des tisserands…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … des gens aussi exquis dans le souk des tisserands.

Après quoi on servit le festin où ne furent épargnés ni les fruits ni les fleurs ; et elle me servit elle-même les meilleurs morceaux. Puis, la nappe enlevée, on apporta les boissons et les coupes, et elle me versa elle-même à boire, et me dit : « Voici le meilleur moment de la causerie. Connais-tu de belles histoires ? » Moi je m’inclinai et lui racontai aussitôt quantité de détails amusants sur les rois, leur cour et leurs manières, tant qu’elle m’arrêta soudain pour me dire : « En vérité, je suis surprise prodigieusement de voir un tisserand si au courant des usages des rois ! » Je répondis : « Il n’y a là rien d’étonnant, car j’ai pour voisin un homme délicieux qui est reçu chez le khalifat, et qui, dans ses loisirs, se plaît à m’orner l’esprit de ses propres connaissances ! » Elle me dit : « Dans ce cas, je n’admire pas moins la sûreté de ta mémoire qui retient si exactement des détails aussi précis ! »

Tout cela ! Et moi, en sentant les parfums de nard et d’aloès qui embaumaient la salle, et en regardant cette beauté et en l’écoutant me parler des yeux et des lèvres, je me sentais à la limite du ravissement, et je pensais en mon âme : « Que ferait le khalifat s’il était ici à ma place ? Sûrement il ne se posséderait plus d’émoi, et s’envolerait d’amour ! »

L’adolescente me dit ensuite : « En vérité, tu es un homme excessivement distingué, ton esprit est orné de fort belles connaissances et tes manières sont raffinées à l’extrême. Il ne me reste plus qu’une seule chose à te demander ! » Je répondis : « Sur ma tête et sur mon œil ! » Elle dit : « Je désire t’entendre me chanter quelques vers en t’accompagnant sur le luth ! » Or moi, musicien de profession, il ne m’était guère agréable de chanter moi-même ; aussi je répondis : « Autrefois j’ai cultivé l’art du chant ; mais comme je ne suis guère arrivé à un bon résultat, j’ai préféré le délaisser. Je voudrais bien pouvoir m’exécuter, mais mon excuse est dans mon ignorance. Quant à toi, ô ma maîtresse, tout m’indique que ta voix doit être parfaitement belle ! Si donc tu voulais nous chanter quelque chose pour rendre notre nuit plus délicieuse encore ! »

Elle fit alors apporter un luth et chanta. Or, de ma vie je n’avais entendu timbre de voix plus plein, plus grave ou plus parfait, et une science si consommée des effets. Elle vit mon émerveillement et me demanda : « Sais-tu de qui sont les vers et de qui la musique ? » Je répondis, bien que je fusse fixé à ce sujet : « Je l’ignore tout à fait, ô ma maîtresse ! » Elle s’écria : « Est-il possible vraiment que quelqu’un au monde puisse ignorer cet air-là ! Sache-le donc, les vers sont d’Abou-Nowas, et la musique, qui est admirable, est du grand mucisien Ishak de Mossoul ! » Je répondis, sans me trahir : « Par Allah ! Ishak n’est plus rien à côté de toi ! » Elle s’écria : « Bakh ! bakh ! quelle erreur est la tienne ! Y a-t-il au monde quelqu’un qui soit l’égal d’Ishak ? On voit bien que tu ne l’as jamais entendu ! » Puis elle se mit à chanter encore, en s’interrompant pour voir si je ne manquais de rien ; et nous continuâmes à nous réjouir de la sorte jusqu’à l’apparition de l’aurore.

Alors une vieille femme, qui devait être sa nourrice, vint la prévenir que l’heure était arrivée de lever la séance ; et l’adolescente, avant de se retirer, me dit : « Ai-je besoin de te recommander la discrétion, ô mon hôte ? Les réunions intimes sont comme un gage qu’on laisse à la porte avant de se retirer ! » Je répondis en m’inclinant : « Je ne suis pas de ceux qui ont besoin de pareilles recommandations ! » Et, une fois que j’eus pris congé d’elle, on me mit dans la corbeille et on me descendit dans la rue.

J’arrivai chez moi où je fis ma prière du matin, et me mis au lit où je dormis jusqu’au soir. À mon réveil, je m’habillai à la hâte et me rendis au palais ; mais les chambellans me dirent que le khalifat était sorti et me faisait dire d’attendre son retour, car il avait un festin pour la nuit et ma présence lui était nécessaire pour le chant. Moi j’attendis un bon moment ; puis, comme le khalifat tardait à revenir, je me dis que ce serait folie de manquer une soirée comme celle de la veille, et je courus à la ruelle où je trouvai la corbeille qui pendait. Je me mis dedans, et, une fois remonté, je me présentai à la dame.

En me voyant, elle me dit, en riant : « Je crois bien, par Allah ! que tu as l’intention d’établir ta demeure auprès de nous ! » Je m’inclinai et répondis : « Et qui ne ferait pareil souhait ! Seulement tu sais bien, ô ma maîtresse, que les droits de l’hospitalité durent trois jours, et je ne suis qu’au deuxième. Si je revenais après le troisième, tu aurais le droit de prendre mon sang ! »

Nous passâmes cette nuit fort agréablement, à nous entretenir, à raconter des histoires, à réciter des vers et à chanter, comme la veille. Mais, au moment de descendre dans la corbeille, je pensai à la colère du khalifat, et me dis : « Il n’admettra aucune excuse, à moins que je ne lui raconte l’aventure. Et il ne croira pas à l’aventure, à moins qu’il ne la contrôle par lui-même ! » Je me tournai donc vers l’adolescente et lui dis : « Ô ma maîtresse, je vois que tu aimes le chant et les belles voix. Or, j’ai un cousin qui est bien plus gentil de visage que moi, bien plus distingué de manières, qui a beaucoup plus de talents que moi et connaît mieux que n’importe qui au monde les airs d’Ishak de Mossoul ! Veux-tu donc me permettre de l’amener avec moi demain, qui est le troisième et dernier jour de ton hospitalité charmante…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

« … le troisième et dernier jour de ton hospitalité charmante ? » Elle me répondit : « Voilà que déjà tu vas commencer à être indiscret. Mais puisque ton cousin est si agréable, tu peux me l’amener ! » Je la remerciai et m’en allai par le même chemin.

En arrivant chez moi, j’y trouvai les gardes du khalifat qui m’accablèrent d’injures, s’emparèrent de moi et me traînèrent devant El-Mâmoun. Je le vis assis sur son trône, comme aux pires jours de sa colère, les yeux flamboyants et terribles. Et à peine m’aperçut-il qu’il me cria : « Ah ! fils de chien, tu as osé me désobéir ! » Je lui dis : « Non par Allah ! ô émir des Croyants ! J’ai ma justification ! » Il dit : « Et quelle est-elle ? » Je répondis : « Je ne puis t’en parler qu’en secret ! » Il ordonna aussitôt à tous ceux qui étaient là de se retirer, et me dit : « Parle ! » Alors je lui racontai l’aventure dans tous ses détails, et j’ajoutai : « Et maintenant l’adolescente nous attend tous deux pour cette nuit ; car je le lui ai promis ! »

Lorsque El-Mâmoun eut entendu mes paroles, il se rasséréna et me dit : « Certes ! la raison est excellente. Et tu as été bien inspiré de songer à moi pour cette nuit ! » Et, dès cet instant, il ne sut plus comment faire pour attendre avec patience la tombée de la nuit. Et moi je lui recommandai beaucoup de bien se garder de se trahir et de me trahir en m’appelant par mon nom devant l’adolescente. Il me le promit formellement et, dès que le moment propice fut venu, il se déguisa en marchand et m’accompagna à la ruelle.

Nous trouvâmes, à la place ordinaire, deux corbeilles au lieu d’une, et nous prîmes place chacun dans l’une d’elles. Nous fûmes aussitôt enlevés et déposés sur la terrasse, d’où nous descendîmes dans la magnifique salle en question, où bientôt vint nous rejoindre l’adolescente, plus belle cette nuit qu’elle ne l’avait jamais été.

À sa vue, je remarquai que le khalifat en devenait éperdument épris. Mais lorsqu’elle se mit à chanter, ce fut du délire, d’autant plus que déjà les vins qu’elle nous présentait avec grâce avaient échauffé nos raisons. Dans sa gaîté et son enthousiasme, le khalifat oublia soudain la résolution qu’il avait prise, et me dit : « Eh bien ! Ishak, qu’attends-tu pour lui donner la réplique par quelque chant sur un air nouveau de ton invention ? » Alors moi, bien embarrassé, je fus obligé de répondre : « J’écoute et j’obéis à ton ordre, ô émir des Croyants ! »

Sitôt qu’elle eut entendu ces paroles, l’adolescente nous regarda un instant et se leva en toute hâte pour se couvrir le visage et disparaître, comme il était séant de la part d’une femme en présence de l’émir des Croyants. Alors El-Mâmoun, un peu désappointé de son départ, du fait de l’oubli qu’il avait eu, médit : « Informe-toi à l’instant du maître de cette maison ! » Alors je fis appeler la vieille nourrice et lui demandai le renseignement de la part du khalifat. Elle me répondit : « Quelle calamité sur nous ! ô opprobre sur notre tête ! C’est la fille du vizir du khalifat, Hassan ben-Sehl ! » Aussitôt El-Mâmoun dit : « À moi le vizir ! » La vieille disparut en tremblant, et, quelques instants après, le vizir Hassân ben-Sehl, à la limite de la stupéfaction, faisait son entrée entre les mains du khalifat.

En le voyant, El-Mâmoun se mit à rire et lui dit : « Tu as une fille ? » Il dit : « Oui ! ô émir des Croyants ! » Il demanda : « Comment s’appelle-t-elle ? » Il répondit : « Khadiga ! » Il demanda : « Est-elle mariée ou vierge ? » Il répondit : « Vierge, ô émir des Croyants ! » Il dit : « Je la veux de toi comme épouse légitime ! » Il s’écria : « Ma fille et moi, nous sommes les esclaves de l’émir des Croyants ! » Il dit : « Je lui reconnais cent mille dinars de dot que tu toucheras pour toi-même demain matin au palais, sur le trésor ! En même temps, tu feras conduire ta fille au palais, avec toute la magnificence que comporte la cérémonie du mariage, et tu feras distribuer au sort, à toutes les personnes qui seront du cortège de la mariée, en cadeau de ma part, mille villages et mille terres de mes propriétés particulières ! »

Après quoi le khalifat se leva, et je le suivis. Nous sortîmes cette fois par la porte principale, et il me dit : « Garde-toi bien, Ishak, de parler de l’aventure à qui que ce soit. Ta tête me répondra de ta discrétion ! »

Moi je gardai le secret jusqu’à la mort du khalifat et de Sett Khadiga, qui était certainement la femme la plus belle que mes yeux aient vue parmi les filles des hommes. Mais Allah est plus savant ! »

— Lorsque Schahrazade eut raconté cette anecdote, la petite Doniazade, de la place où elle était blottie, s’écria : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et savoureuses et gentilles ! » Et Schahrazade sourit et dit : « Mais que sera-ce lorsque tu auras entendu l’anecdote du Nettoyeur de tripes ? » Et aussitôt elle dit :


LE NETTOYEUR DE TRIPES


On raconte qu’un jour à la Mecque, au temps du pèlerinage annuel, au moment où la foule compacte des hadjs faisait les sept tours autour de la Kaâba sainte, un homme se détacha du groupe, s’approcha du mur de la Kaâba et, prenant des deux mains le voile sacré qui recouvrait tout l’édifice, se mit dans l’attitude de la prière et, avec un accent qui lui partait du fond du cœur, s’écria : « Fasse Allah que de nouveau cette femme s’irrite contre son mari, pour que je puisse coucher avec elle ! »

Lorsque les hadjs eurent entendu cette étrange prière, dite en ce lieu saint, ils furent si scandalisés qu’ils se précipitèrent sur l’homme, le jetèrent à terre et le rassasièrent de coups. Après quoi ils le traînèrent devant l’émir el-hadj, dont l’autorité s’exerçait sur tous les pèlerins avec les droits les plus étendus, et lui dirent : « Nous avons entendu cet homme, ô émir, proférer des paroles impies en tenant le voile de la Kaâba ! » Et ils lui répétèrent les paroles prononcées. Alors l’émir el-hadj dit : « Qu’on le pende…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors l’émir el-hadj dit : « Qu’on le pende ! » Mais l’homme se jeta aux pieds de l’émir et lui dit : « Ô émir, par les mérites de l’Envoyé d’Allah (sur lui la prière et la paix !) je te conjure d’écouter d’abord mon histoire, et tu feras ensuite de moi ce que tu jugeras équitable de faire ! » L’émir acquiesça d’un signe de tête, et le condamné à la pendaison dit :

« Sache, ô notre émir, que de mon métier je ramasse les immondices des rues et, en outre, je nettoie les tripes des moutons pour les vendre et gagner ma vie. Or, un jour je marchais tranquillement derrière mon âne chargé de tripes encore pleines, que je venais d’enlever de l’abattoir, quand je rencontrai quantité de personnes affolées qui s’enfuyaient de tous côtés ou se cachaient à l’intérieur des portes ; et, un peu plus loin, je vis paraître plusieurs esclaves armés de longs bâtons qui chassaient devant eux tous les passants. Moi je m’informai de ce que pouvait bien être l’affaire, et il me fut répondu que le harem d’un grand personnage allait passer dans la rue, et qu’il fallait que la rue fût déserte de passants. Alors moi, sachant que je m’exposais à un grand danger si je persistais à continuer ma route, j’arrêtai mon âne et m’enfonçai avec lui dans un coin de muraille, en m’effaçant le plus que je pouvais, et en tournant le visage du côté du mur pour ne pas être tenté de regarder les femmes de ce grand personnage. Bientôt j’entendis le passage du harem, que je n’osais regarder, et j’allais songer à me retourner et à continuer mon chemin, quand je me sentis brusquement saisi par deux bras de nègre, et je vis mon âne entre les mains d’un autre nègre qui le prit et s’éloigna. Et moi, terrifié, je tournai la tête, et je vis dans la rue, toutes me regardant, trente adolescentes au milieu desquelles s’en trouvait une semblable, par ses regards languissants, à une gazelle que la soif rend moins farouche et, par sa taille souple et élégante, au rameau flexible de l’arbre de ban. Et moi, les mains liées derrière le dos par le nègre qui me tenait, je fus entraîné de force par les autres eunuques, malgré mes protestations et malgré les cris et les témoignages de tous les passants qui m’avaient vu contre le mur, et qui disaient à mes ravisseurs : « Il n’a rien fait ! C’est un pauvre homme, balayeur d’immondices et nettoyeur de tripes ! Il est illicite devant Allah d’arrêter et de ligoter un innocent ! » Mais eux, sans rien vouloir entendre, continuèrent à m’entraîner derrière le harem.

« Pendant ce temps, moi je pensais en moi-même : « Quel délit ai-je pu commettre ? Sans doute ce doit être l’odeur assez désagréable des tripes qui a offusqué l’odorat de la dame, laquelle doit être probablement enceinte et, par le fait, a dû ressentir quelque dérangement dans son intérieur. Je crois bien que c’est là le motif, ou peut-être aussi mon aspect assez dégoûtant et ma robe déchirée qui laisse voir les parties malséantes de mon individu. Il n’y a de recours qu’en Allah seul ! »

« Je continuai donc à être ainsi entraîné par les eunuques, au milieu des protestations des passants apitoyés sur moi, jusqu’à ce que nous fussions tous arrivés à la porte d’une grande maison et que l’on me fît entrer dans une avant-cour dont je ne saurais jamais dépeindre la magnificence. Et moi je pensai en mon âme : « Voilà l’endroit réservé à mon supplice. Je vais être mis à mort, et personne de ma famille ne saura la cause de ma disparition ! » Et je pensai aussi, dans ces derniers instants, à mon pauvre âne qui était si serviable et qui ne buttait jamais du pied, jamais, et ne renversait ni les tripes ni les hottes d’immondices. Mais bientôt je fus tiré de mes affligeantes pensées par l’arrivée d’un joli petit esclave qui vint me prier doucement de le suivre, et me conduisit dans un hammam où me reçurent trois belles esclaves qui me dirent : « Hâte-toi de te débarrasser de tes haillons ! » Moi je m’exécutai, et aussitôt elles m’introduisirent dans la salle chauffée où elles me baignèrent de leurs propres mains, en se chargeant qui de ma tête, qui de mes jambes, qui de mon ventre, me massèrent, me frictionnèrent, me parfumèrent et me séchèrent. Après quoi elles m’apportèrent de magnifiques habits, et me prièrent de m’en revêtir. Mais moi je fus bien perplexe, et je ne sus par quel bout les prendre, ni comment les mettre n’en ayant jamais vu dans mon existence ; et je dis aux jeunes filles : « Par Allah ! ô mes maîtresses, je crois bien que je vais rester nu, car jamais je ne parviendrai à me vêtir tout seul de ces habits extraordinaires ! » Alors elles s’approchèrent de moi en riant, et m’aidèrent à m’habiller, tout en me chatouillant et me pinçant et soulevant le poids de ma marchandise, qu’elles trouvèrent énorme et de bon aloi…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

»… tout en me chatouillant et me pinçant et soulevant le poids de ma marchandise qu’elles trouvèrent énorme et de bon aloi. Et moi, au milieu d’elles, je ne savais ce que j’allais devenir, quand, ayant fini de m’habiller et de m’asperger avec de l’eau de roses, elles me prirent par les bras et, comme on conduit un nouveau marié, elles me guidèrent vers une salle meublée avec une élégance que jamais ma langue ne saurait dépeindre, et ornée de peintures en lignes entrelacées et coloriées fort agréablement. Et à peine y étais-je entré que je vis, étendue avec nonchalance sur un lit de bambou et d’ivoire, et vêtue d’une robe légère en étoffe de Mossoul, la dame elle-même entourée de quelques-unes de ses esclaves. En me voyant, elle m’appela en me faisant signe d’approcher. Je m’approchai, et elle me dit de m’asseoir ; je m’assis. Elle ordonna alors aux esclaves de nous servir le repas ; et on nous servit des mets étonnants dont je ne pourrais jamais citer le nom, n’en ayant jamais de ma vie vu de semblables. J’en mangeai quelques porcelaines, de quoi satisfaire ma faim ; puis je me lavai les mains pour manger les fruits. Alors on apporta les coupes des boissons et les cassolettes remplies de parfums ; et, après que l’on nous eût parfumés aux vapeurs d’encens et de benjoin, la dame me versa à boire de ses propres mains, et but avec moi à la même coupe, jusqu’à ce que nous fussions ivres tous les deux. Alors elle fit un signe à ses esclaves qui disparurent toutes et nous laissèrent seuls dans la salle. Aussitôt elle m’attira à elle et me prit dans ses bras. Et moi je lui servis la confiture de façon à la dulcifier, en lui donnant à la fois les tranches du fruit et la gelée. Et chaque fois que je la pressais contre moi, je me sentais grisé par le parfum de musc et d’ambre de son corps et je croyais être en rêve ou tenir dans mes bras quelque houria du paradis.

« Nous demeurâmes ainsi enlacés jusqu’au matin ; puis elle me dit que le moment était venu pour moi de me retirer ; mais auparavant elle me demanda où je demeurais ; et, lorsque je lui eus donné les indications nécessaires à ce sujet, elle me dit qu’elle enverrait me prévenir au moment favorable, et me donna un mouchoir brodé d’or et d’argent, dans lequel il y avait quelque chose de noué de plusieurs nœuds, en me disant : « C’est pour acheter de quoi manger à ton âne ! » Et je sortis de chez elle, absolument dans le même état que si je sortais du paradis.

« Lorsque je fus arrivé à la triperie où j’avais mon logement, je dénouai le mouchoir en me disant : « Il ne contiendrait que cinq ronds de cuivre, que j’aurais tout de même de quoi m’acheter à déjeuner ! » Or, quelle ne fut point ma surprise d’y trouver cinquante mitkals d’or ! Je me hâtai de creuser un trou et de les y enterrer pour les jours mauvais, et je m’achetai, pour deux cuivres, du pain et un oignon dont je fis mon repas, assis à la porte de ma triperie et rêvant à l’aventure qui m’arrivait.

« À la tombée de la nuit, un petit esclave vint me chercher de la part de celle qui m’aimait ; et moi je le suivis. Arrivé dans la salle où elle m’attendait, j’embrassai la terre entre ses mains ; mais elle me releva aussitôt et s’étendit avec moi sur le lit de bambou et d’ivoire, et me fit passer une nuit aussi bénie que la précédente. Et le matin elle me donna un second mouchoir contenant, comme la veille, cinquante mitkals d’or. Et je continuai à vivre de la sorte pendant huit jours entiers, avec, chaque fois, un festin de la confiture sèche et humide, de part et d’autre, et cinquante mitkals d’or pour moi.

« Or, je m’étais rendu un soir chez elle, et j’étais déjà sur le lit prêt à déballer ma marchandise, selon la coutume, quand une esclave entra soudain, dit quelques mots à l’oreille de sa maîtresse, et m’entraîna vivement hors de la salle pour m’emmener à l’étage supérieur, où elle m’enferma à clef, et s’en alla. Et moi j’entendis en même temps un grand bruit de chevaux dans la rue, et je vis, par la fenêtre qui donnait sur la cour, entrer dans la maison un jeune homme comme la lune, accompagné d’une suite nombreuse de gardes et d’esclaves. Il entra dans la salle où se trouvait l’adolescente, et passa avec elle toute la nuit, en ébats, assauts et autres choses semblables. Et moi j’entendais leurs mouvements et je pouvais compter sur mes doigts le nombre des clous qu’ils enfonçaient, au bruit étonnant qu’ils faisaient chaque fois. Et je pensais en mon âme : « Par Allah ! ils ont installé sur le lit un établi de forgeron ! Et la barre de fer doit être bien chaude pour que l’enclume gémisse tellement…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … la barre de fer doit être bien chaude pour que l’enclume gémisse tellement ! »

« Enfin le bruit cessa avec le matin, et je vis le jeune homme au marteau retentissant sortir par la grande porte, et s’en aller suivi de son escorte. À peine avait-il disparu, que l’adolescente vint me trouver et me dit : « Tu as sans doute vu le jeune homme qui vient de partir ? » Je répondis : « Certainement ! » Elle me dit : « C’est mon mari ! Mais je vais tout de suite te raconter ce qui s’est passé entre nous et t’expliquer la cause qui m’a fait te choisir pour amant ! Sache donc que j’étais assise un jour à côté de lui dans le jardin, quand il me quitta soudain pour disparaître du côté de la cuisine. Je crus d’abord qu’il était allé satisfaire quelque besoin pressant ; mais au bout d’une heure de temps, comme je ne le voyais pas revenir, j’allai à sa recherche là où je le croyais trouver, mais il n’y était pas. Je revins alors sur mes pas, et me dirigeai vers la cuisine pour demander aux servantes de ses nouvelles. En y entrant, je le vis couché sur la natte avec la servante la plus grossière, celle qui lavait les assiettes. À cette vue, je me retirai en toute hâte et je fis le serment de ne pas le recevoir dans mon lit avant que je ne me fusse vengée de lui en me livrant à mon tour à un homme de la condition la plus basse et de l’aspect le plus dégoûtant. Et je me mis aussitôt à parcourir la ville à la recherche de cet homme-là. Or, il y avait déjà quatre jours que je parcourais les rues dans ce but, quand je t’ai rencontré, et que ton aspect sale et ton odeur infecte m’ont décidée à te choisir comme l’homme le plus dégoûtant entre tous ceux que j’avais vus. Maintenant il s’est passé ce qui s’est passé, et j’ai accompli mon serment, en ne me réconciliant avec mon mari qu’après m’être livrée à toi. Tu peux donc te retirer, et être sûr que, si mon mari venait à coucher une seconde fois avec l’une de ses esclaves, je ne manquerais pas de te faire appeler pour lui rendre la pareille ! » Et en me congédiant, elle me remit encore, quatre cents mitkals de gratification. Moi je m’éloignai alors, et je vins ici implorer Allah de pousser le mari à retourner auprès de la servante, pour que la femme me fît appeler auprès d’elle ! Et telle est mon histoire, ô maître émir el-hadj ! »

En entendant ces paroles, l’émir el-hadj se tourna vers les assistants et leur dit : « Il nous faut pardonner à cet homme ses paroles condamnables à la Kaâba ; car son histoire l’excuse ! »

— Puis Schahrazade dit :


L’ADOLESCENTE FRAÎCHEUR-DES-YEUX


Amrou ben-Môsseda nous raconte l’anecdote suivante :

« Un jour Abou-Issa, fils de Haroun Al-Rachid, aperçut chez son parent Ali, fils de Hescham, une jeune esclave nommée Fraîcheur-des-Yeux dont il devint violemment épris. Abou-Issa s’étudia à cacher avec le plus grand soin le secret de son amour, et à ne faire part à personne des sentiments qu’il éprouvait ; mais il fit tous ses efforts pour décider indirectement Ali à lui vendre son esclave. Au bout d’un long espace de temps, il vit que toutes ses peines à ce sujet étaient inutiles, et se décida à changer de plan. Il alla trouver son frère le khalifat Al-Mâmoun, fils d’Al-Rachid, et le pria de l’accompagner au palais d’Ali afin de faire à ce dernier une surprise de leur visite. Le khalifat approuva l’idée ; on fit préparer les chevaux, et l’on se rendit au palais d’Ali, fils de Hescham.

Lorsque Ali les vit entrer, il embrassa la terre entre les mains du khalifat, et fit ouvrir la salle des festins où il les introduisit. Et ils trouvèrent une salle de toute beauté dont les piliers et les murs étaient de marbres de différentes couleurs, avec des incrustations de style grec qui faisaient des dessins fort agréables à l’œil ; et le parquet de la salle était recouvert d’une natte des Indes sur laquelle se déployait un tapis de Bassra fait d’une seule pièce, et occupant toute la superficie de la salle en large et en long. Et Al-Mâmoun s’arrêta d’abord un instant à admirer le plafond, les murs et le parquet, puis il dit : « Eh bien, Ali ! qu’attends-tu pour nous donner à manger ? » Aussitôt Ali frappa des mains, et des esclaves entrèrent chargés de mille variétés de poulets, de pigeons, et de rôtis de toute espèce, chauds et froids ; il y avait aussi toutes sortes de mets liquides et de mets solides, et surtout beaucoup de gibier farci de raisins secs et d’amandes ; car Al-Mâmoun aimait énormément le gibier, surtout farci de raisins secs et d’amandes. Le repas fini, on apporta un vin étonnant extrait de grappes choisies grain par grain, et cuit avec des fruits parfumés et des noyaux odorants comestibles ; et il fut servi dans des coupes d’or, d’argent et de cristal, par de jeunes garçons comme des lunes, qui étaient vêtus de légères étoffes ondulantes d’Alexandrie, ornées de délicates broderies d’argent et d’or ; et ces jeunes garçons, en même temps qu’ils présentaient les coupes aux convives, les aspergeaient d’eau de roses musquée, au moyen d’aspersoirs d’or enrichis de pierreries.

Le khalifat fut si charmé de tout cela qu’il embrassa son hôte et lui dit : « Par Allah ! ô Ali, désormais je ne t’appellerai plus Ali, mais le Père-de-la-Beauté ! » Et Ali, fils de Hescham, qui fut, en effet, depuis lors surnommé Aboul-Jamal, baisa la main du khalifat, puis fit un signe à son chambellan. Aussitôt un grand rideau se souleva, au fond de la salle, et apparurent dix jeunes chanteuses habillées de soieries noires, et belles comme un parterre de fleurs. Elles s’avancèrent et vinrent s’asseoir sur des sièges d’or que dix esclaves noirs avaient aussitôt rangés en cercle dans la salle. Elles préludèrent par les jeux des instruments à cordes avec une science parfaite, puis chantèrent en chœur une ode d’amour. Alors Al-Mâmoun regarda celle des dix qui l’avait le plus vivement ému et lui demanda : « Comment t’appelles-tu ? » Elle répondit : « Je m’appelle Harmonie, ô émir des Croyants ! » Il dit : « Que tu portes bien ton nom, Harmonie ! Je désire t’entendre toute seule chanter quelque chose ! » Alors Harmonie accorda son luth et chanta :

« Ma douceur
craint les regards,
et mon cœur sensible
redoute
les yeux des ennemis.
Mais à l’approche de l’ami
le plaisir
me fait frémir,
et toute fondue
je me rends à lui.
Mais s’il s’éloigne,
je tremble d’émoi
comme la gazelle
qui perd son enfant. »

Al-Mâmoun, charmé, lui dit : « Tu as excellé, ô jeune fille ! Et qui a composé ces vers ? » Elle répondit : « C’est Amrou Al-Zobaïdi ; et la musique est de Môbed. » Le khalifat vida la coupe qu’il tenait, et son frère Abou-Issa et Aboul-Jamal firent de même. Comme ils déposaient leurs coupes, entrèrent dix nouvelles chanteuses habillées de soie bleue, et ceintes d’écharpes du Yamân brodées d’or ; elles prirent la place des dix premières, qui s’éloignèrent, accordèrent leurs luths et préludèrent par un chœur d’une science remarquable. Alors le khalifat fixa ses regards sur l’une d’elles, qui était comme un cristal de roche, et lui demanda : « Quel est ton nom, ô jeune fille ? » Elle répondit : « Biche, ô émir des Croyants ! »

Il dit : « Eh bien, Biche, chante-nous quelque chose ! » Alors celle qui s’appelait Biche accorda son luth et chanta…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-DIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Alors celle qui s’appelait Biche accorda son luth et chanta :

« Libres houris et vierges
nous nous rions des soupçons.
Nous sommes les gazelles de la Mecque
qu’il est défendu de chasser.
Les gens grossiers
nous accusent de vices
à cause de nos yeux langoureux
et de notre langage charmant.
Nous avons des gestes indécents
qui font se détourner
les pieux musulmans ! »

Al-Mâmoun trouva délicieuse cette chanson et demanda à l’adolescente : « De qui est-elle ? » Elle répondit : « Les vers sont de Jarir, et la musique est d’Ibn-Sôraïj. » Alors le khalifat et les deux autres vidèrent leurs coupes, tandis que les esclaves se retiraient pour être aussitôt remplacées par dix autres chanteuses vêtues de soie écarlate, et ceintes d’écharpes écarlates, avec leurs cheveux dénoués et retombant lourdement dans le dos. Elles ressemblaient ainsi, en cette couleur rouge, à quelque pierre de rubis aux multiples éclats. Elles s’assirent sur les sièges d’or et chantèrent en chœur en s’accompagnant chacune de son luth. Et Al-Mâmoun se tourna vers celle qui brillait le plus au milieu de ses compagnes, et lui demanda : « Comment t’appelles-tu ? » Elle répondit : « Séduction, ô émir des Croyants ! » Il dit : « Alors, ô Séduction, hâte-toi de nous faire seule entendre ta voix. Et Séduction, en s’accompagnant du luth, chanta :

« Les diamants et les rubis,
les brocarts et les soieries
inquiètent peu les belles filles.
Leurs yeux sont des diamants,
leurs lèvres sont des rubis,
et le reste est la soierie ! »

Le khalifat, extrêmement charmé, demanda à la chanteuse : « De qui ce poème, ô Séduction ? » Elle répondit : « Il est d’Adi ben-Zeïd ; quant à la musique, elle est très ancienne, et l’auteur en est inconnu. » Al-Mâmoun, son frère Abou-Issa et Ali ben-Hescham vidèrent leurs coupes, et dix nouvelles chanteuses, vêtues d’étoffes d’or et la taille serrée par des ceintures d’or étincelantes de pierreries, vinrent se placer sur les sièges et chantèrent comme les précédentes. Et le khalifat demanda à la plus fine de taille : « Ton nom ? » Elle dit : « Goutte-de-Rosée, ô émir des Croyants ! » Il dit : « Eh bien, Goutte-de-Rosée, nous attendons quelques vers de toi ! » Aussitôt elle chanta :

« J’ai bu le vin sur sa joue
et ma raison s’est envolée.
Alors, vêtue seulement
de ma chemise parfumée
de nard et d’aromates,
je me montrai à toute la rue
pour témoigner de nos amours,
dans ma chemise parfumée
de nard et d’aromates ! »

En entendant ces vers, Al-Mâmoun s’écria : « Ya Allah ! tu as excellé, ô Goutte-de-Rosée ! Répète encore ces derniers vers ! » Et Goutte-de-Rosée, ayant pincé les cordes de son luth, répéta, sur un ton plus senti :

« Je me montrai à toute la rue
pour témoigner de nos amours,
dans ma chemise parfumée
de nard et d’aromates ! »

Et le khalifat lui demanda : « De qui sont ces vers, ô Goutte-de-Rosée ? » Elle dit : « D’Abou-Nowas, ô émir des Croyants ; et la musique est d’Ishak. »

Lorsque les dix esclaves eurent fini leur jeu, le khalifat voulut lever la séance et se retirer. Mais Ali ben-Hescham s’avança et lui dit : « Ô émir des Croyants, j’ai encore une esclave que j’ai achetée pour dix mille dinars et que je désire montrer au khalifat ; qu’il daigne donc rester encore quelques moments ! Si elle lui plaît, il pourra la garder comme sienne ; si elle ne lui plaît pas, je l’aurai tout de même soumise à son appréciation ! » Al-Mâmoun dit : « À moi donc cette esclave ! » Au même moment apparut une adolescente d’une incomparable beauté, souple et mince comme un rameau de ban, avec des yeux babyloniens pleins d’enchantements, des sourcils comme l’arc rigoureux, et un teint emprunté aux jasmins ; elle avait le front ceint d’un diadème d’or enrichi de perles et de pierreries, sur lequel ce vers courait, en lettres de diamants :

Enchanteresse, élevée par les génies, elle sait percer les cœurs avec les flèches d’un arc sans corde !

L’adolescente continua à s’avancer lentement, et vint s’asseoir en souriant sur le siège d’or qui lui était réservé. Mais à peine Abou-Issa, le frère du khalifat, l’eut-il vue entrer qu’il laissa tomber sa coupe, et changea de couleur d’une si inquiétante façon qu’Al-Mâmoun s’en aperçut et lui demanda : « Qu’as-tu donc, mon frère, à changer ainsi de teint ? » Il répondit : « Ô émir des Croyants, c’est seulement par suite d’un malaise au foie qui me prend quelquefois ! » Mais Al-Mâmoun insista et lui dit : « Connaîtrais-tu, par hasard, cette adolescente, et l’aurais-tu vue avant ce jour ? » Il ne voulut plus nier, et dit : « Y a-t-il quelqu’un, ô émir des Croyants, qui ignore l’existence de la lune ? » Le khalifat se tourna alors vers l’adolescente et lui demanda : « Comment t’appelles-tu, jeune fille ? » Elle répondit : « Fraîcheur-des-Yeux, ô émir des Croyants ! » Il dit : « Eh bien, Fraîcheur-des-Yeux, chante-nous quelque chose ! » Et elle chanta :

« Sait-il aimer, celui qui ne porte l’amour que sur sa langue et loge l’indifférence dans son cœur ?

Sait-il aimer, celui dont le cœur est un rocher alors que son visage feint la passion ?

On m’a dit que l’absence guérit les tortures de l’amour ! Mais, hélas ! l’absence ne nous a point guéri !

On nous a dit de revenir près de l’objet aimé ; mais le remède est sans vertu, puisque l’aimé méconnaît notre amour ! »

Le khalifat, émerveillé de sa voix, lui demanda : « Et de qui cette chanson, ô Fraîcheur-des-Yeux ? » Elle dit : « Les vers sont d’El-Kherzaï et la musique est de Zarzour. » Mais Abou-Issa, que l’émotion suffoquait, dit à son frère : « Permets-moi de lui répondre, ô émir des Croyants ! » Le khalifat donna son approbation et Abou-Issa chanta :

« Un corps amaigri se trouve dans mes vêtements, et un cœur torturé dans mon sein !

Si j’ai tu mon amour sans le montrer dans mes yeux, c’est par crainte d’offenser la lune qui en est l’objet ! »

Lorsque Ali Père-de-la-Beauté eut entendu cette réponse, il comprit qu’Abou-Issa aimait éperdument son esclave Fraîcheur-des-Yeux. Il se leva aussitôt et, s’inclinant devant Abou-Issa, lui dit : « Ô mon hôte, il ne sera pas dit qu’un souhait ait été formulé, même mentalement, par quelqu’un dans ma maison sans avoir été exaucé à l’instant. Si donc le khalifat veut bien me permettre une offre en sa présence, Fraîcheur-des-Yeux est devenue ton esclave ! » Et le khalifat, ayant donné son consentement, Abou-Issa emmena l’adolescente.

Or telle était la générosité sans pareille d’Ali, et des hommes de son époque ! »

— Puis Schahrazade, pour finir, dit encore cette anecdote :


ADOLESCENTES OU JOUVENCEAUX ?


Le sage Omar Al-Homsi raconte :

« En l’année hégirienne cinq cent soixante-unième vînt en tournée à Hama la femme la plus instruite et la plus éloquente de Baghdad, celle que tous les savants de l’Irak appelaient la Maîtresse des Maîtres. Or, en cette année-là, de tous les points des pays musulmans, étaient venus à Hama les hommes les plus versés dans les diverses branches des connaissances ; et tous étaient heureux de pouvoir entendre et interroger cette femme merveilleuse entre toutes les femmes, qui voyageait ainsi de pays en pays, en compagnie de son jeune frère, pour soutenir des thèses publiques sur les questions les plus difficiles, et interroger et être interrogée sur toutes les sciences, la jurisprudence, la théologie et les belles-lettres.

Moi, désireux de l’entendre, je priai mon ami le savant cheikh El-Salhani de m’accompagner au lieu où elle argumentait ce jour-là. Le cheikh El-Salhani accepta, et nous nous rendîmes tous deux dans la salle où Sett Zahia se tenait derrière un rideau de soie, pour ne pas contrevenir à la coutume de notre religion. Nous nous assîmes sur un des bancs de la salle, et son frère eut soin de nous en nous servant des fruits et des rafraîchissements.

Moi, après m’être fait annoncer à Sett Zahia et avoir décliné mon nom et mes titres, j’entamai avec elle une discussion sur la jurisprudence divine et sur les différentes interprétations de la loi faites par les plus savants théologiens des anciens temps. Quant à mon ami, le cheikh El-Salhani, dès l’instant qu’il eut aperçu le jeune frère de Sett Zahia, jouvenceau d’une beauté extraordinaire de visage et de formes, il fut ravi d’admiration à la limite du ravissement, et ne parvint plus à détacher de lui ses regards. Aussi Sett Zahia ne tarda pas à s’apercevoir de la distraction de mon compagnon et, l’ayant observé, finit par comprendre les sentiments qui l’agitaient. Elle l’appela soudain par son nom, et lui dit : « Il me semble, ô cheikh, que tu dois être de ceux qui préfèrent les jouvenceaux aux adolescentes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-ONZIÈME NUIT

Elle dit :

« … de ceux qui préfèrent les jouvenceaux aux adolescentes ! » Mon ami sourit et dit : « Assurément ! » Elle demanda : « Et pourquoi, ô cheikh ? » Il dit : « Parce qu’Allah a modelé le corps des jouvenceaux avec une perfection admirable, au détriment des femmes, et que mes goûts me poussent à préférer en toute chose le parfait à l’imparfait ! » Elle rit derrière le rideau et dit : « Eh bien, si tu veux défendre ton opinion, je suis prête à te répondre ! » Il dit : « Très volontiers ! » Alors elle lui demanda : « En ce cas, explique-moi comment tu pourras me prouver la préexcellence des hommes et des adolescents sur les femmes et les jeunes filles ! » Il dit :

« Ô ma maîtresse, la preuve que tu me demandes peut se faire d’une part par la logique du raisonnement et d’autre part par le Livre et par la Sunna.

« En effet, il est dit dans le Korân : « Les hommes surpassent de beaucoup les femmes, car Allah leur a donné la supériorité. » Il y est dit encore : « Dans un héritage, la part de l’homme doit être le double de celle de la femme ; ainsi le frère héritera deux fois plus que sa sœur. » Ces paroles saintes nous prouvent donc, et établissent d’une façon permanente, qu’une femme ne doit être regardée que comme la moitié d’un homme.

« Quant à la Sunna, elle nous enseigne que le Prophète (sur lui la prière et la paix !) estimait le sacrifice expiatoire d’un homme comme ayant deux fois plus de valeur que celui d’une femme.

« Si maintenant nous recourons à la logique pure, nous voyons que la raison confirme la tradition et renseignement. En effet, si nous nous demandons simplement : « Qui a la priorité ? L’être actif ou l’être passif ? » La réponse sera, sans nul doute, en faveur de l’être actif. Or, l’homme est le principe actif, et la femme est le principe passif. Donc aucune hésitation. L’homme est au-dessus de la femme, et le jeune garçon est préférable à la jeune fille ! »

Mais Sett Zahia répondit : « Tes citations sont exactes, ô cheikh ! Et je reconnais avec toi qu’Allah, dans son Livre, a donné la préférence aux hommes sur les femmes. Seulement Il n’a rien spécifié, et Il a parlé d’une façon générale. Pourquoi donc, si tu cherches la perfection des choses, vas-tu seulement aux jeunes garçons ? Tu devrais plutôt préférer les hommes à barbe, les vénérables cheikhs au front ridé, puisqu’ils sont allés bien plus loin dans la voie de la perfection ! »

Il répondit : « Oui certes ! ô ma maîtresse ! Mais je ne compare pas ici les vieillards avec les vieilles femmes ; il ne s’agit guère de cela, mais seulement des jeunes garçons auxquels j’arrive par la déduction. En effet, tu m’accorderas, ô ma maîtresse, que rien chez la femme ne peut être comparé aux perfections d’un bel adolescent, à sa taille souple, à la finesse de ses membres, au mélange des couleurs tendres sur ses joues, à la gentillesse de son sourire, et au charme de sa voix. D’ailleurs le Prophète lui-même, pour nous mettre en garde contre une chose si claire, nous dit : « Ne prolongez pas vos regards sur les jeunes garçons sans barbe, car ils ont des yeux plus tentants que ceux des houris ! » Tu sais, en outre, que la plus grande louange qu’on puisse donner à la beauté d’une jeune fille, c’est de la comparer à celle d’un jouvenceau. Tu connais bien les vers où le poète Abou-Nowas parla de tout cela, et le poème où il dit :

« Elle a les hanches d’un jeune garçon, et se balance au vent léger comme au souffle du nord se balance le rameau du ban ! »

« Donc, si les charmes des jeunes garçons n’étaient pas notoirement supérieurs à ceux des jeunes filles, pourquoi les poètes s’en serviraient-ils comme point de comparaison ?

« De plus, tu n’ignores pas que l’adolescent ne se contente pas seulement d’être bien fait, mais il sait ravir nos cœurs par le charme de son langage et l’agrément de ses manières. Avec cela il est si délicieux quand un jeune duvet commence à ombrager ses lèvres et ses joues où se marient les pétales des roses ! Et peut-on trouver quelque chose au monde qui soit comparable au charme qu’il dégage à ce moment-là ? Qu’il avait donc raison le poète Abou-Nowas qui s’écriait :

» Ils me dirent, ses calomniateurs envieux : « Les poils commencent à rendre rugueuses ses lèvres ! » Je leur dis : « Que votre erreur est grande ! Comment pouvez-vous regarder cet ornement comme un défaut ?

« Ce duvet relève la blancheur de son visage et de ses dents, comme une parure verte relève l’éclat des perles ! Il est un signe charmant des forces nouvelles qu’acquiert sa croupe !

« Les roses ont fait le serment solennel de ne jamais effacer de ses joues leurs miraculeuses couleurs. Ses paupières savent nous parler un langage plus éloquent que celui des lèvres, et ses sourcils savent répondre avec précision.

« Les poils, objet de votre médisance, n’ont poussé que pour préserver ses charmes et les garder à l’abri de vos yeux grossiers. Ils donnent au vin de sa bouche un goût plus savoureux ; et le vert de sa barbe sur ses joues d’argent y ajoute une couleur gaie pour nous charmer ! »

« Un autre poète a dit également :

» Les envieux me dirent : « Que ta passion est aveugle ! Ne vois-tu donc que les poils recouvrent déjà ses joues ? »

« Je leur dis : « Si la blancheur de son visage n’était tempérée par l’ombre douce de ce duvet, il serait impossible à mes yeux d’en soutenir l’éclat.

« Et d’ailleurs comment pourrais-je, après avoir aimé une terre alors qu’elle était stérile, la délaisser alors que l’a fertilisée le printemps ? »

« Un autre a dit aussi :

« Je n’ai point délaissé l’ami lorsque ses joues n’avaient que des roses ! Comment le quitterais-je quand autour des roses ont poussé les myrtes et les violettes ?

« Enfin un autre, entre mille, a dit :

« Le svelte garçon ! Ses regards et ses joues luttent entre eux à qui ferait le plus de victimes parmi les hommes.

« Il répand le sang des cœurs avec un glaive fait de pétales de narcisse dont le fourreau et le ceinturon sont empruntés aux myrtes.

« Ses perfections suscitent de telles jalousies, que la beauté désire se changer elle-même en joue duvetée ! »

« Voilà donc, ô ma maîtresse, assez de preuves pour démontrer la supériorité de la beauté des garçons sur celle des femmes en général…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

« … la supériorité de la beauté des garçons sur celle des femmes en général ! »

En entendant ces paroles, Sett Zahia répondit : « Qu’Allah te pardonne tes arguments erronés, à moins que tu n’aies parlé par jeu simplement ou pour plaisanter. Mais, maintenant, au tour de la vérité à triompher ! N’endurcis donc pas ton cœur et prépare ton ouïe à mes arguments.

« Par Allah sur toi ! dis-moi ! où est l’adolescent dont la beauté peut être comparée à celle d’une jeune fille ? Oublies-tu que la peau d’une jeune fille n’a pas seulement l’éclat et la blancheur de l’argent, mais encore la douceur du velours et des soieries ! Sa taille ! mais c’est le rameau du myrte et de l’arbre de ban. Sa bouche ! mais c’est une camomille en fleur, et ses lèvres, deux anémones humides ! Ses joues, des pommes ; ses seins, de petites gourdes d’ivoire. Son front rayonne de clarté, et ses deux sourcils hésitent sans cesse pour savoir s’ils doivent se réunir ou se séparer. Lorsqu’elle parle, les perles fines s’égrènent de sa bouche ; lorsqu’elle sourit, des torrents de lumière coulent de ses lèvres qui sont plus douces que le miel et plus fondantes que le beurre. Le sceau de la beauté est imprimé sur la fossette de son menton. Quant à son ventre, il est joli ! Il a des lignes de flanc admirables et des plis généreux qui se superposent l’un sur l’autre. Ses cuisses sont faites d’un seul morceau d’ivoire et sont soutenues par les colonnes de ses pieds formés de pâte d’amande. Mais pour ce qui est de ses fesses, elles sont de bonne nature, et quand elles s’élèvent et s’abaissent on les prendrait pour les vagues d’une mer de cristal ou pour des montagnes de lumière. Ô pauvre cheikh ! peut-on comparer les hommes aux génies ? Ne sais-tu que les rois, les khalifats et les plus grands personnages dont parlent les annales ont été les esclaves obéissants des femmes, et ont considéré comme une gloire de porter leur joug ? Que d’hommes éminents ont courbé le front, subjugués par leurs charmes ! Combien ont tout quitté pour elles : richesses, pays, père et mère ! Que de royaumes ont été perdus par elles ! Ô pauvre cheikh ! n’est-ce point pour elles qu’on élève les palais, qu’on brode la soie et les brocarts, qu’on tisse les riches étoffes ? N’est-ce point pour elles que l’ambre et le musc sont tellement recherchés pour leur parfum si doux ? Oublies-tu que leurs charmes ont damné les habitants du paradis et bouleversé la terre et l’univers, et fait couler des fleuves de sang ?

« Mais pour ce qui est des Paroles du Livre que tu as citées, elles sont bien plus favorables à ma cause qu’à la tienne. Les Paroles sont : « Ne prolongez pas vos regards sur les jeunes garçons sans barbe, car ils ont des yeux plus tentants que ceux des houris ! » En effet, c’est là une louange directe aux houris du paradis, qui sont des femmes et non pas des garçons, puisqu’elles servent de point de comparaison. Et d’ailleurs, vous autres, les amateurs de jeunes garçons, quand vous voulez dépeindre vos amis, vous comparez leurs caresses à celles des jeunes filles ! Vous n’avez point honte de vos goûts corrompus, vous en faites parade, et les satisfaites en public. Vous oubliez les paroles du Livre : « Pourquoi rechercher l’amour des mâles ? Allah n’a-t-il point créé les femmes pour la satisfaction de vos désirs ? Jouissez-en donc à votre guise ! Mais vous êtes un peuple obstiné ! »

« Si toutefois il vous arrive de comparer les jeunes filles aux garçons, c’est uniquement pour donner le change à vos désirs corrompus et à votre goût perverti ! Oui ! nous les connaissons bien, vos poètes amateurs de garçons ! Le plus grand d’entre eux, le cheikh des pédérastes, Abou-Nowas, n’a-t-il pas dit en parlant d’une jeune fille :

« Tel un jeune garçon, elle n’a point de hanches, et s’est même coupé les cheveux ! Mais un tendre duvet veloute son visage et double ses charmes. Elle satisfait ainsi le pédéraste et l’adultérin !

« Mais pour ce qui est du prétendu attrait que donne la barbe aux jeunes hommes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATRE-VINGT-TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mais pour ce qui est du prétendu attrait que donne la barbe aux jeunes hommes, ne sais-tu point, ô cheikh, les vers du poète à ce sujet ? Écoute plutôt :

« Voici qu’aux premiers poils poussés sur sa joue, son amant a pris la fuite.

Quand, en effet, le charbon de la barbe noircit le menton, il réduit en fumée les charmes du jeune homme.

Et quand la page blanche du visage est remplie par le noir de l’écriture, qui voudrait encore prendre la plume, sinon seul l’ignorant ?

« Donc, ô cheikh, rendons hommage à Allah Très-Haut qui a su réunir dans les femmes toutes les jouissances qui peuvent remplir la vie, et qui a promis aux prophètes, aux saints et aux Croyants, comme récompense au paradis, les houris merveilleuses. D’ailleurs, si Allah Très-bon savait qu’il pût y avoir réellement d’autres voluptés en dehors des femmes, il les aurait certainement promises et réservées à ses fidèles Croyants. Or, Allah ne cite jamais les jeunes garçons autrement que pour les représenter comme les serviteurs des élus dans le paradis ; mais aucune fois il ne les a promis pour d’autre fin que celle-là ! Et le Prophète lui-même (sur lui la prière et la paix !) n’a jamais eu un penchant quelconque de ce côté-là, au contraire ! Il avait, en effet, coutume de répéter à ses compagnons : « Trois choses me font aimer ce monde vôtre : les femmes, les parfums et la fraîcheur de l’âme dans la prière ! » Mais je ne saurais mieux résumer mon opinion, ô cheikh, que par ces vers du poète :

« Entre un derrière et un derrière il y a de la différence. Si vous approchez de l’un, votre robe se teinte de jaune, mais si vous touchez l’autre, elle se parfume !

Qui vient comparer le garçon à la fille ? Osa-t-on jamais préférer au bois odorant du nadd les excréments des pourceaux ?

« Mais je vois que la discussion m’a trop animée et m’a fait dépasser les limites de la convenance dont ne doivent point se départir les femmes, surtout en présence des cheikhs et des savants. Je me hâte donc d’en demander pardon à ceux qui auraient pu s’en formaliser ou s’en offusquer, et je compte sur leur discrétion au sortir de cet entretien, car le proverbe dit : « Le cœur des hommes bien nés est un tombeau pour les secrets ! »


— Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette anecdote, elle dit : « Et tel est, ô Roi fortuné, ce que je puis me rappeler des anecdotes renfermées dans le Parterre fleuri de l’esprit et le Jardin de la galanterie ! » Et le roi Schahriar dit : « En vérité, Schahrazade, ces anecdotes m’ont charmé à l’extrême, et me font maintenant souhaiter entendre une histoire comme celles que tu me racontais auparavant ! » Schahrazade répondit : « Justement j’y pensais ! » Et aussitôt elle dit :

  1. Voir, pour plus de détails sur ce serment, le tome VI, dans l’Histoire de Grain-de-Beauté, la scène du Délieur.