Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 07/Histoire d’Ibn Al-Mansour


HISTOIRE D’IBN AL-MANSOUR
AVEC LES DEUX ADOLESCENTES


Il est déjà venu à notre connaissance, ô Roi fortuné, que le khalifat Haroun Al-Rachid souffrait de fréquentes insomnies provoquées par les soucis que lui causait son royaume. Or, une nuit, il eut beau se tourner dans son lit tantôt sur un côté et tantôt sur l’autre, il ne put réussir à s’assoupir ; et même il fut bien fatigué de l’inutilité de ses tentatives. Il repoussa alors violemment du pied les couvertures et, frappant dans ses mains, il appela Massrour, son porte-glaive, qui veillait toujours à la porte, et lui dit : « Massrour, trouve-moi un moyen de me distraire puisque je ne puis arriver à m’assoupir ! » Il répondit : « Mon seigneur, rien n’égale les promenades nocturnes pour calmer l’âme et assoupir les sens ! Dehors la nuit est belle dans le jardin. Nous descendrons parmi les arbres, parmi les fleurs ; et nous contemplerons les étoiles et leurs incrustations magnifiques, et nous admirerons la beauté de la lune qui lentement s’avance au milieu d’elles et descend jusqu’au fleuve se baigner dans l’eau. » Le khalifat dit : « Massrour, mon âme ne souhaite point voir ces choses, cette nuit ! » Il reprit : « Mon seigneur, tu as dans ton palais trois cents secrètes ; et chaque secrète a, pour elle seule, un pavillon. J’irai les prévenir toutes d’être prêtes ; et alors toi tu viendras derrière les rideaux de chaque pavillon et tu admireras chacune d’elles dans sa simple nudité, d’autant mieux que tu ne trahiras pas ta présence ! » Le khalifat dit : « Massrour, ce palais est mon palais, et ces jeunes femmes sont ma propriété ; mais mon âme, ce soir, ne souhaite rien de tout cela ! » Il reprit : « Mon seigneur, ordonne et je ferai s’assembler entre tes mains les savants, les sages et les poètes de Baghdad. Les sages te diront de belles sentences ; les savants te mettront au courant de leurs découvertes dans les annales ; et les poètes te charmeront l’esprit de leurs rythmes en vers ! » Le khalifat répondit : « Massrour, mon âme ne souhaite rien de tout cela, ce soir ! » Il reprit : « Mon seigneur, dans ton palais il y a de charmants échansons et de délicieux jeunes gens agréables à voir. Je vais, si tu me l’ordonnes, les faire venir pour qu’ils te tiennent compagnie ! » Le khalifat répondit : « Massrour, mon âme ne souhaite rien de tout cela, ce soir ! » Massrour dit : « Mon seigneur, alors coupe-moi la tête ! Ce sera peut-être le seul moyen de dissiper ton ennui…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUARANTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Mon seigneur, alors coupe-moi la tête ! Ce sera peut-être le seul moyen de dissiper ton ennui ! » À ces paroles, Al-Rachid se mit à rire aux éclats ; puis il dit : « Hé, Massrour, cela peut-être t’arrivera un jour ! Mais à présent va voir s’il y a encore dans la salle d’entrée quelqu’un de vraiment agréable à voir et à écouter ! »

Aussitôt Massrour sortit exécuter l’ordre, et revint bientôt en disant au khalifat : « Ô émir des Croyants, je n’ai trouvé dehors que ce vieux mauvais sujet d’Ibn Al-Mansour ! » Et Al-Rachid demanda : « Quel Ibn Al-Mansour ? Est-ce bien Ibn Al-Mansour de Damas ? » Le chef des eunuques dit : « Lui-même, le vieux malicieux ! » Al-Rachid dit : « Fais-le vite entrer ! » Et Massrour introduisit Ibn Al-Mansour qui dit : « Le salam sur toi, ô émir des Croyants ! » Il lui rendit le salam et dit : « Ya Ibn Al-Mansour, mets-moi au courant d’une de tes aventures ! » Il répondit : « Ô émir des Croyants, dois-je t’entretenir d’une chose que j’aie vue par moi-même ou d’une chose que j’aie entendue seulement ? » Le khalifat répondit : « Si tu as vu quelque chose de tout à fait étonnant hâte-toi de m’en parler, car les choses que l’on a vues sont de beaucoup préférables à celles qu’on a seulement entendu raconter ! » Il dit : « Alors, ô émir des Croyants, donne-moi toute ton ouïe et une attention sympathique ! » Le khalifat répondit : « Ya Ibn Al-Mansour, me voici prêt à t’écouter de mon oreille, à te voir de mon œil et à te donner une attention d’un cœur sympathique ! » Alors Ibn Al-Mansour dit :


« Sache, ô émir des Croyants, que chaque année j’allais à Bassra passer quelques jours auprès de l’émir Môhammad Al-Haschami, ton lieutenant dans cette ville. Une année, j’allai donc à Bassra, selon mon habitude, et, en arrivant au palais, je vis l’émir qui était sur le point de monter à cheval pour aller à la chasse à courre. Lorsqu’il me vit, il ne manqua pas, après les salams de bienvenue, de m’inviter à l’accompagner ; mais je lui dis : « Excuse-moi, seigneur ; car vraiment la vue seule d’un cheval m’arrête la digestion, et c’est tout au plus si je sais me tenir à âne. Je ne puis aller à la chasse à courre à dos d’âne ! » L’émir Môhammad m’excusa, mit à ma disposition tout le palais et chargea ses officiers de me servir avec tous les égards, et de ne me laisser manquer de rien durant tout mon séjour. Et c’est ce qu’ils firent.

Lorsqu’il fut parti, moi je me dis : « Par Allah ! Ya Ibn Al-Mansour, voici des années et des années que tu viens régulièrement de Baghdad à Bassra, et jusqu’aujourd’hui tu t’es contenté, pour toutes promenades en ville, d’aller du palais au jardin et du jardin au palais. Cela n’est pas suffisant pour ton instruction. Va donc, maintenant que tu en as tout le loisir, essayer de voir quelque chose d’intéressant par les rues de Bassra. D’ailleurs il n’y a rien de préférable à la marche pour aider à la digestion ; et ta digestion est bien lourde ; et tu engraisses et tu te gonfles comme une outre ! » Alors moi j’obéis à la voix de mon âme offusquée de mon embonpoint, et sur l’heure je me levai, je mis mes plus beaux habits, et sortis du palais pour errer un peu, de ci, de là, à l’aventure.

Or tu sais bien, ô émir des Croyants, qu’il y a dans Bassra soixante-dix rues, et que chaque rue est longue de soixante-dix parasanges en mesure de l’Irak. Aussi moi, au bout d’un certain temps, je me vis soudain perdu au milieu de tant de rues, et, dans ma perplexité, je me mis à marcher plus vite, n’osant pas demander ma route de peur d’être tourné en ridicule. Cela fit que je me mis à transpirer beaucoup ; et j’eus également bien soif ; et je crus que le soleil terrible allait indubitablement liquéfier la graisse sensible de ma peau.

Je me hâtai alors de prendre la première ruelle de traverse pour chercher à me mettre un peu à l’ombre, et j’arrivai de la sorte dans un cul-de-sac où se trouvait l’entrée d’une grande maison de fort belle apparence. Cette entrée était à moitié cachée par une portière en soie rouge, et donnait sur un grand jardin qui précédait la maison. De chaque côté, il y avait un banc de marbre ombragé par le feuillage d’une vigne grimpante, et qui m’invita à m’y asseoir pour prendre haleine.

Pendant que je m’essuyais le front et soufflais de chaleur, j’entendis venir du jardin une voix de femme qui chantait ces paroles sur un air plaintif :

« Depuis le jour où m’a quittée mon jeune daim, mon cœur est devenu l’asile de la douleur.

Est-ce donc, comme il le prétend une faute si lourde de se laisser aimer par les jeunes filles ? »

La voix qui chantait était si belle et je fus tellement intrigué par ces paroles que je dis en mon âme : « Si la propriétaire de cette voix est aussi belle que ce chant me le donne à croire, elle est une bien merveilleuse créature !» Alors moi je me levai et m’approchai de l’entrée dont je relevai tout doucement le rideau ; et petit à petit je regardai, de façon à ne pas donner l’éveil. Et j’aperçus, au milieu du jardin, deux adolescentes dont l’une semblait être la maîtresse et l’autre l’esclave. Et toutes deux étaient extraordinaires de beauté. Mais la plus belle était celle justement qui chantait ; et l’esclave l’accompagnait du luth. Et moi je crus voir la lune elle-même descendue dans le jardin, à son quatorzième jour ; et je me rappelai, à son sujet, ces vers du poète :

Babylone la voluptueuse brille dans ses yeux qui tuent par leurs cils recourbés plus sûrement que les grandes épées et le fer trempé des lances.

Quand retombent ses cheveux noirs sur son cou de jasmin, je me demande si c’est la nuit qui vient la saluer !

Mais sur sa poitrine sont-ce deux petites gourdes en ivoire ou des grenades ou ses seins ? Et sous sa chemise qu’est-ce qui ondule ainsi ? Est-ce sa taille ou du sable mouvant ?

Et elle me fit également penser à ces vers du poète :

Ses paupières sont deux pétales de narcisse ; son sourire est comme l’aurore ; sa bouche est scellée par deux rubis, — ses lèvres délicieuses ; et tous les jardins du paradis dodelinent sous sa tunique.

Alors moi, ô émir des Croyants, je ne pus m’empêcher de m’exclamer : « Ya Allah ! ya Allah ! » et je restai là, immobile, mangeant et buvant des yeux des charmes si miraculeux. Aussi l’adolescente, ayant tourné la tête de mon côté, m’aperçut et vivement abaissa son petit voile de visage ; puis, avec tous les signes d’une grande indignation, dépêcha vers moi la jeune esclave, la joueuse de luth, qui accourut et, après m’avoir dévisagé, me dit : « Ô cheikh, n’as-tu pas honte de regarder ainsi les femmes dans leur maison ? Et ta vieillesse et ta barbe blanche ne te conseillent-elles donc pas le respect des choses honorables ? » Je répondis, à haute voix de façon à être entendu de l’adolescente assise : « Ô ma maîtresse, tu as raison, ma vieillesse est notoire, mais pour ce qui est de ma honte, c’est autre chose…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« … mais pour ce qui est de ma honte, c’est autre chose ! »

Lorsque l’adolescente eut entendu ces paroles, elle se leva et vint rejoindre son esclave pour me dire, émue à l’extrême : « Hé ! y a-t-il donc honte plus grande sur tes cheveux blancs, ô cheikh, que l’action de t’arrêter avec une telle impudence à la porte d’un harem qui n’est pas ton harem, et d’une demeure qui n’est pas ta demeure ? » Je m’inclinai et répondis : « Par Allah ! ô ma maîtresse, la honte sur ma barbe n’est pas considérable, je le jure sur ta vie ! Mon intrusion ici a une excuse ! » Elle demanda : « Et quelle est ton excuse ? » Je répondis : « Je suis un étranger altéré par une soif dont je vais mourir ! » Elle répondit : « Nous acceptons cette excuse, car, par Allah ! elle est valable ! » Et aussitôt elle se tourna vers sa jeune esclave et lui dit : « Ma gentille, cours vite lui chercher à boire ! »

La petite disparut pour revenir au bout d’un moment avec une tasse en or sur un plateau et un foulard de soie verte. Elle m’offrit la tasse qui était remplie d’eau fraîche parfumée agréablement au musc pur. Moi je la pris et me mis à boire fort lentement et à longs traits en jetant à la dérobée des regards admiratifs à l’adolescente principale, et des regards notoirement reconnaissants à toutes les deux. Au bout d’un certain temps de ce manège, je rendis la tasse à la jeune fille qui m’offrit alors la serviette de soie en m’invitant à m’essuyer la bouche. Je m’essuyai la bouche, je lui rendis la serviette qui était délicieusement parfumée au sandal, et je ne bougeai pas de ma place.

Lorsque la belle adolescente vit mon immobilité dépasser les limites permises, elle me dit d’un ton gêné : « Ô cheikh, qu’attends-tu encore pour t’en retourner en ta voie sur le chemin d’Allah ? » Je répondis d’un air songeur : « Ô ma maîtresse, j’ai des pensées qui me préoccupent l’esprit extrêmement, et tu me vois plongé dans des réflexions que je ne puis arriver à résoudre par moi-même ! » Elle me demanda : « Et quelles sont ces réflexions ? » Je dis : « Ô ma maîtresse, je réfléchis au revers des choses et à la marche des événements qui sont les fruits du temps ! » Elle me répondit : « Certes, ce sont là de graves pensées, et nous avons tous à déplorer quelque méfait du temps ! Mais toi, ô cheikh, qu’est-ce qui a pu t’inspirer de pareilles réflexions à la porte de notre maison ? » Je dis : « Justement, ô ma maîtresse, je pensais au maître de cette maison ! Je me le rappelle bien maintenant ! Il m’avait dit autrefois demeurer dans cette ruelle composée d’une seule maison avec jardin. Oui, par Allah ! le propriétaire de cette maison était mon meilleur ami ! » Elle me demanda : « Alors tu dois bien te rappeler le nom de ton ami ? » Je dis : « Certes, ô ma maîtresse ! Il s’appelait Ali ben-Môhammad, et était le syndic respecté de tous les bijoutiers de Bassra ! Il y a des années que je l’ai perdu de vue, et je pense qu’il est maintenant dans la miséricorde d’Allah ! Permets-moi donc, ô ma maîtresse, de te demander s’il a laissé de la postérité ? »

À ces paroles, les yeux de l’adolescente se mouillèrent de larmes, et elle dit : « Que la paix et les grâces d’Allah soient sur le syndic Ali ben-Môhammad ! Sache, ô cheikh, puisque tu as été son ami, que le défunt syndic a laissé une fille nommée Badr, comme seule descendance. Et c’est elle qui est l’unique héritière de ses biens et de ses immenses richesses ! » Moi je m’écriai : « Par Allah ! la fille bénie de mon ami ne peut être que toi-même, ô ma maîtresse ! » Elle sourit et répondit : « Par Allah ! tu l’as deviné ! » Je dis : « Qu’Allah accumule sur toi ses bénédictions, ô fille d’Ali ben-Môhammad ! Mais, autant que j’en puis juger à travers la soie qui te voile le visage, ô lune, il me semble que tes traits sont empreints d’une grande tristesse ! Ne crains pas de m’en révéler la cause ; car peut-être qu’Allah m’envoie pour que j’essaie de porter remède à cette douleur qui altère ta beauté ! » Elle répondit : « Mais comment puis-je te parler de ces choses intimes, puisque tu ne m’as encore dit ni ton nom ni ta qualité ! » Je m’inclinai et répondis : « Je suis ton esclave Ibn Al-Mansour, de Damas, un de ceux que notre maître le khalifat Haroun Al-Rachid honore de son amitié et a choisis comme ses compagnons intimes ! »

À peine eus-je prononcé ces paroles, ô émir des Croyants, que Sett Badr me dit : « Sois le bienvenu dans ma maison, ô cheikh Ibn Al-Mansour, et puisses-tu trouver ici l’hospitalité large et amicale ! » Et elle m’invita à l’accompagner et à entrer m’asseoir dans la salle de réception.

Alors tous trois nous entrâmes dans la salle de réception, au fond du jardin, et lorsque nous fûmes assis, et, après les rafraîchissements d’usage, qui furent exquis, Sett Badr me dit : « Puisque tu veux, ô cheikh Ibn Al-Mansour, savoir la cause d’une peine que tu as devinée sur mes traits, promets-moi le secret et la fidélité ! » Je répondis : « Ô ma maîtresse, le secret est dans mon cœur comme dans un coffret d’acier dont la clef est introuvable ! » Elle me dit alors : « Écoute donc mon histoire, ô cheikh ! » Et, après que la jeune esclave, si gentille, m’eut encore offert une cuillerée de confiture de roses, Sett Badr dit :

« Sache, ô Ibn Al-Mansour, que je suis amoureuse et que mon amoureux est loin de moi ! Voilà toute mon histoire ! »

Et Sett Badr, après ces paroles, poussa un grand soupir et se tut. Et moi je lui dis : « Ô ma maîtresse, tu es douée de la beauté parfaite, et celui que tu aimes doit être parfaitement beau ! Comment s’appelle-t-il ? » Elle me dit : « Oui, Ibn Al-Mansour, mon amoureux est, comme tu l’as dit, parfaitement beau. C’est l’émir Jobaïr, chef de la tribu des Bani-Schaïbân. Il est sans aucun doute l’adolescent le plus admirable de Bassra et de l’Irak ! » Je dis : « Ô ma maîtresse, il ne peut en être autrement. Mais votre mutuel amour a-t-il été en paroles seulement, ou bien vous en êtes-vous donné des preuves intimes par diverses rencontres prolongées ou riches de conséquences ? » Elle dit : « Certes, nos rencontres eussent été riches de conséquences, si leur longue durée eût pu suffire à lier les cœurs ! Mais l’émir Jobaïr m’a été infidèle sur un simple soupçon ! »

À ces paroles, ô émir des Croyants, moi je m’écriai : « Hé ! peut-on soupçonner le lys d’aimer la boue si la brise l’incline vers le sol ! Même si les soupçons de l’émir Jobaïr sont fondés, ta beauté est l’excuse vivante, ô ma maîtresse ! » Elle sourit et me dit : « Encore, ô cheikh, s’il s’était agi d’un homme ! Mais l’émir Jobaïr m’accuse d’aimer une jeune fille, celle-ci même qui est sous tes yeux, la gentille, la douce qui nous sert ! » Je m’écriai : « J’en demande pardon à Allah pour l’émir, ô ma maîtresse ! Que le Malin soit confondu ! Et comment les femmes peuvent-elles s’entr’aimer ? Mais veux-tu, du moins, me dire sur quoi l’émir a basé ses soupçons ? » Elle répondit :

« Un jour, après avoir pris mon bain dans le hammam de ma maison, je m’étais étendue sur ma couche et livrée aux mains de mon esclave favorite, cette jeune fille que voici, pour les soins de ma toilette et pour me faire peigner les cheveux. La chaleur était suffocante et mon esclave, pour me donner de la fraîcheur, avait fait glisser les grandes serviettes qui drapaient mes épaules et couvraient mes seins et s’étais mise à arranger les tresses de ma chevelure. Lorsqu’elle eut fini, elle me regarda et, m’ayant trouvée belle ainsi, elle m’entoura le cou de ses bras, et me baisa sur la joue en me disant : « Ô ma maîtresse, je voudrais être un homme pour t’aimer encore plus que je ne fais ! » Et, par mille jeux aimables, elle essayait de m’amuser, la gentille. Et voici que juste à ce moment entra l’émir ; il nous jeta à toutes deux un regard singulier, et ressortit brusquement, pour m’envoyer quelques instants après un billet sur lequel ces mots étaient tracés : « L’amour ne peut rendre heureux que lorsqu’il est sans partage ! » Et depuis ce jour-là je ne l’ai plus revu ; et il n’a jamais voulu m’envoyer de ses nouvelles, ya Ibn Al-Mansour ! »

Alors moi je lui demandai : « Mais vous étiez-vous unis par un contrat de mariage ? » Elle répondit : « Et pourquoi faire, un contrat ? Nous n’étions unis que par notre volonté, sans l’intervention du kâdi et des témoins ! » Je dis : « Alors, ô ma maîtresse, si tu veux me le permettre, moi je veux être le trait d’union entre vous deux, simplement pour le plaisir de savoir de nouveau ensemble deux êtres de choix ! » Elle s’écria : « Béni soit Allah qui nous amis sur ta route, ô cheikh au visage blanc ! Ne crois pas que tu vas obliger une personne oublieuse qui ignore le prix des bienfaits ! Je vais donc sur l’heure écrire de ma main à l’émir Jobaïr une lettre que tu lui remettras en tâchant de lui faire entendre raison. » Et elle dit à sa favorite : « Ma gentille, apporte-moi l’encrier et une feuille de papier ! » Elle les lui apporta, et Sett Badr écrivit :

« Mon bien-aimé, pourquoi cette durée dans la séparation ? Ne sais-tu que la douleur bannit le sommeil loin de mes yeux, et que ton image, lorsqu’en songe elle m’apparaît, n’est plus reconnaissable, tant elle est altérée ?

« Dis ! je t’en conjure, pourquoi avoir laissé ta porte ouverte à mes calomniateurs ? Lève-toi, secoue la poussière des mauvaises pensées, et reviens-moi sans délai ! Quel jour de fête pour nous deux, celui qui verra notre réconciliation ! »

Lorsqu’elle eut fini d’écrire cette lettre, elle la plia, la cacheta, et me la remit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTIÈME NUIT

Elle dit :

…Lorsqu’elle eut fini d’écrire cette lettre, elle la plia, la cacheta et me la remit ; et, en même temps, elle glissa dans ma poche, sans me donner le temps de l’en empêcher, une bourse qui contenait mille dinars d’or et que je me décidai à garder en souvenir des bons offices qu’autrefois j’avais rendus au digne syndic, son défunt père, et en prévision de l’avenir. Je pris alors congé de Sett Badr et je me dirigeai vers la demeure de Jobaïr, émir des Bani-Schaïbân, dont j’avais également connu le père, mort depuis de longues années.

Lorsque j’arrivai au palais de l’émir Jobaïr, on m’apprit qu’il était également à la chasse, et j’attendis son retour. Il ne tarda pas à arriver et, dès qu’il eut appris mon nom et mes titres, il me fit prier d’accepter son hospitalité et de considérer sa maison comme la mienne propre. Et lui-même vint bientôt me recevoir en personne.

Or moi, ô émir des Croyants, en constatant la beauté accomplie du jeune homme, je demeurai interdit, et je sentis ma raison me quitter définitivement. Et lui, en voyant que je ne bougeais pas, crut que c’était la timidité qui me retenait, et il vint vers moi en me souriant et, selon l’usage, m’embrassa ; et moi aussi je l’embrassai, et crus à ce moment embrasser le soleil, la lune et l’univers entier avec tout son contenu. Et, comme le temps était venu de nous restaurer, l’émir Jobaïr me prit par le bras et me fit m’asseoir à côté de lui sur le matelas. Et aussitôt les esclaves apportèrent devant nous la table.

C’était une table couverte de vaisselle du Khorassân, en or et en argent, et de tous les mets frits ou rôtis que le palais, le nez et les yeux pouvaient souhaiter, vraiment. Il y avait là, entre autres choses admirables, des oiseaux farcis de pistaches et de raisins, et des poissons assis sur des galettes soufflées, et surtout une salade de pourpier dont le seul aspect me remplissait d’eau la bouche. Je ne parle pas des autres choses, par exemple un merveilleux riz à la crème de buffle, où j’eusse voulu plonger ma main jusqu’au coude, ni de la confiture de carottes aux noix, que j’aime tant — ô ! celle-ci, je n’en doute pas, me fera mourir quelque jour — ni des fruits ni des boissons.

Pourtant, ô émir des Croyants, je le jure sur la noblesse de tes ancêtres ! moi je comprimai les sollicitations de mon âme, et je ne pris pas une bouchée. Au contraire ! j’attendis que mon hôte m’eût invité beaucoup à tendre la main, et je lui dis : « Par Allah ! j’ai fait vœu de ne toucher à aucun des mets de ton hospitalité, émir Jobaïr, avant que tu n’aies accédé à une prière qui est l’objet même de ma visite dans ta maison ! » Il me demanda : « Puis-je au moins savoir, ô mon hôte, avant de m’engager à une chose si grave et qui risque de te faire renoncer à mon hospitalité, quel est l’objet de cette visite ? » Moi, pour toute réponse, je tirai de mon sein la lettre et la lui tendis.

Il la prit, l’ouvrit et la lut. Mais aussitôt il la déchira, en jeta les morceaux à terre, les piétina et me dit : « Ya Ibn Al-Mansour ! demande-moi tout ce que tu veux, et cela te sera accordé à l’instant. Mais ne me parle pas du sujet de cette lettre, à laquelle je n’ai aucune réponse à faire ! »

Alors moi je me levai sur l’heure et voulus m’en aller ; mais il me retint en s’attachant à mes vêtements, et me supplia de rester, en me disant : « Ô mon hôte ! si tu savais le motif de mon refus, tu n’insisterais pas un instant de plus ! D’ailleurs, ne crois point que tu sois le premier auquel on aurait confié une pareille mission ! Et, si tu veux, je vais te dire exactement les paroles qu’elle t’a chargé de me répéter ! » Et aussitôt il me répéta les paroles en question, absolument comme s’il avait été là au moment où on les avait prononcées. Puis il ajouta : « Crois-moi ! ne t’occupe plus de cette affaire-là ! Et reste te reposer dans ma maison tant que le souhaitera ton âme ! »

Ces paroles me décidèrent à rester. Et je passai le reste de la journée et toute la soirée à manger, à boire et à m’entretenir avec l’émir Jobaïr. Cependant comme je n’entendais pas de chants ni de musique, je m’étonnai de constater cette exception à des usages si établis dans les festins ; et je me décidai à la fin à en témoigner ma surprise au jeune émir. Je vis aussitôt son visage s’assombrir et je remarquai en lui une grande gêne ; puis il me dit : « Depuis longtemps j’ai supprimé les chants et la musique de mes festins. Toutefois, puisque tel est ton désir, je vais te satisfaire ! » Et à l’instant il fit appeler une de ses esclaves qui vint avec un luth indien enveloppé d’un étui de satin, et s’assit devant nous pour aussitôt préluder sur vingt et un tons différents. Elle revint ensuite au premier ton, et chanta :

« Les filles du destin, les cheveux défaits, pleurent et gémissent dans la douleur, ô mon âme !

La table est pourtant chargée des mets les plus exquis, les roses sont odorantes, les narcisses nous sourient et l’eau rit dans le bassin.

Ô mon âme, âme triste, arme-toi de courage. Un jour l’espoir, de nouveau, luira dans les yeux, et tu boiras à la coupe du bonheur ! »

Elle passa ensuite à un ton plus plaintif, et chanta :

« Celui qui n’a pas savouré les délices de l’amour et goûté son amertume, ne sait ce qu’il perd par la perte d’un ami !

Celui que n’ont pas atteint les blessures de l’amour, ne peut savoir les tourments délectables qu’elles procurent.

Où sont les nuits heureuses aux côtés de mon ami, nos jeux aimables, nos lèvres unies, le miel de sa salive ! Ah ! douceur ! ah ! douceur !

Nos nuits jusqu’au matin, nos jours jusqu’au soir ! Ô passé ! Que faire contre les décrets d’un destin farouche, ô cœur brisé ! »

À peine la chanteuse eut-elle laissé expirer ces dernières plaintes, que je vis mon jeune hôte tomber évanoui en poussant un cri douloureux. Et l’esclave me dit : « Ô cheikh, c’est ta faute ! Car il y a longtemps que nous évitons de chanter devant lui, à cause de l’état d’émotion où cela le met et de l’agitation que lui procure tout poème sur l’amour ! » Et moi j’eus beaucoup de regret d’avoir été la cause d’un ennui pour mon hôte et, sur l’invitation de l’esclave, je me retirai dans ma chambre, pour ne point le gêner davantage par ma présence.

Le lendemain, au moment où je me disposais à partir et où je priais l’un des serviteurs de transmettre à son maître mes remercîments pour cette hospitalité, un esclave vint qui me remit une bourse de mille dinars de la part de l’émir, en me priant de l’accepter pour le dérangement, et en me disant qu’il était chargé de recevoir mes adieux. Alors moi, n’ayant guère réussi dans mon ambassade, je quittai la maison de Jobaïr et retournai vers celle dont j’étais l’envoyé.

En arrivant au jardin, je trouvai Sett Badr à la porte qui m’attendait, et qui, sans me donner le temps d’ouvrir la bouche, me dit : « Ya Ibn Al-Mansour, je sais que tu n’as guère réussi dans ta mission ! » Et elle me fit, point par point, le récit de tout ce qui s’était passé entre moi et l’émir Jobaïr, et si exactement que je supposai à sa solde des espions qui lui rendaient compte de ce qui pouvait l’intéresser. Pourtant je lui demandai : « Comment se fait-il, ô ma maîtresse, que tu sois si bien informée ? Étais-tu donc là même, sans que l’on t’ait aperçue ? » Elle me dit : « Ya Ibn Al-Mansour, sache que les cœurs des amants ont les yeux qui voient ce que les autres ne peuvent soupçonner ! Mais tu n’es pour rien dans le refus, je le sais. C’est ma destinée ! » Puis elle ajouta, en levant les yeux au ciel : « Ô Seigneur, maître des cœurs, souverain des âmes, fais que désormais je sois aimée sans jamais aimer ! Fais que ce qui reste d’amour en ce cœur pour Jobaïr, soit déversé, pour son tourment, dans le cœur de Jobaïr ! Fais qu’il revienne me supplier de l’écouter, et donne-moi de le faire souffrir ! »

Après quoi, elle me remercia pour ce que j’avais voulu faire pour elle, et me donna congé. Et moi je retournai au palais de l’émir Môhammad, et de là je revins à Baghdad.

Or, l’année suivante je dus, selon mon habitude, aller de nouveau à Bassra pour mes affaires ; car je dois te dire, ô émir des Croyants, que l’émir Môhammad était mon débiteur, et je n’avais que ce moyen de voyages réguliers pour arriver à lui faire payer l’argent qu’il me devait. Or moi, le lendemain de mon arrivée, je me dis : « Par Allah ! il me faut savoir la suite de l’aventure des deux amants ! » Et je me rendis d’abord à la maison de Sett Badr.

Je trouvai la porte du jardin fermée et je fus affecté de la tristesse émanant du silence d’alentour. Je regardai alors, à travers le grillage de la porte, et, au milieu de l’allée, sous un saule aux branches en larmes, je vis un tombeau de marbre encore tout neuf dont je ne réussis guère, à cause de l’éloignement, à lire l’inscription funéraire. Et je me dis : « Elle n’est donc plus ! Sa jeunesse a été fauchée ! Quel dommage qu’une pareille beauté soit à jamais perdue ! Le chagrin a dû la déborder et lui noyer le cœur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« … Quel dommage qu’une pareille beauté soit à jamais perdue ! Le chagrin a dû la déborder et lui noyer le cœur ! »

Je me décidai alors, la poitrine rétrécie d’angoisse, à me rendre au palais de l’émir Jobaïr. Là un spectacle bien plus attristant m’attendait. Tout était désert ; les murs tombaient en ruines ; le jardin était desséché et l’on n’y voyait pas trace d’un soin quelconque. La porte du palais n’était gardée par aucun esclave, et il n’y avait là pas un être vivant qui pût me renseigner sur ceux qui habitaient à l’intérieur. À ce spectacle, moi je dis en mon âme : « Lui aussi a dû mourir ! » Puis, bien triste, bien en peine, je m’assis à la porte et improvisai cette élégie :

« Ô demeure ! je m’arrête à ton seuil pour pleurer avec tes pierres au souvenir de l’ami qui n’est plus.

Où est-il, l’hôte généreux dont l’hospitalité s’étendait largement sur les voyageurs ?

Où sont les amis pleins de gaieté qui t’habitaient, palais, au temps de ta splendeur ?

Fais comme eux, toi qui passes ; mais du moins n’oublie pas les bienfaits dont les traces existent encore malgré les ruines du temps ! »

Pendant que je me laissais aller ainsi à exprimer la tristesse qui était en moi, parut un esclave noir qui s’avança vers moi et me dit, sur un ton violent : « Tais-toi, vieux cheikh ! Puisses-tu avoir ta vie coupée ! Pourquoi dis-tu des choses funèbres à notre porte ? » Je répondis : « J’improvisais simplement des vers à la mémoire d’un ami d’entre mes amis qui habitait cette maison et s’appelait Jobaïr, de la tribu des Bani-Schaïbân ! » L’esclave répliqua : « Le nom d’Allah sur lui et autour de lui ! Prie pour le Prophète, ô cheikh ! Mais pourquoi dis-tu que l’émir Jobaïr est mort ! Glorifié soit Allah ! Notre maître est toujours en vie, au sein des honneurs et des richesses ! » Moi je m’écriai : « Mais pourquoi donc cet air de tristesse épars sur la maison et le jardin ? » Il répondit : « À cause de l’amour ! L’émir Jobaïr est en vie, mais c’est comme s’il était déjà au nombre des morts ! Il est étendu sur son lit sans mouvement ; et quand il a faim il ne dit jamais : « Donnez-moi à manger ! » et quand il a soif il ne dit jamais : « Donnez-moi à boire ! »

À ces paroles du nègre, je dis : « Va vite, par Allah sur toi ! ô visage blanc, lui faire part de mon désir de le revoir ! Dis-lui : « C’est Ibn Al-Mansour qui attend à la porte ! » Le nègre s’en alla et, au bout de quelques instants revint me prévenir que son maître pouvait me voir. Il me fit entrer en me disant : « Je te préviens qu’il n’entendra rien de ce que tu lui diras, à moins que tu ne saches le toucher par certaines paroles ! »

Je trouvai, en effet, l’émir Jobaïr étendu sur sa couche, le regard perdu dans le vide, le visage bien pâle et amaigri, et méconnaissable vraiment. Je le saluai aussitôt ; mais il ne me rendit pas le salam. Je lui parlai, mais il ne me répondit pas. Alors l’esclave me dit dans l’oreille : « Il ne comprend que le langage des vers ! Pas autre chose ! » Or par Allah ! moi je ne demandais pas mieux, pour entrer en causerie avec lui. Je me recueillis donc un instant ; puis, d’une voix distincte, j’improvisai ces vers :

« L’amour de Sett Badr te tient-il encore à l’âme, ou as-tu trouvé le repos après les transes de la passion ?

Passes-tu toujours tes nuits dans les veilles, ou bien tes paupières connaissent-elles enfin le sommeil ?

Si tes larmes suivent encore leur cours, si tu nourris encore ton âme de désolation, sache que tu atteindras le comble de la folie ! »

Lorsqu’il entendit ces vers, il ouvrit les yeux et me dit : « Sois le bienvenu, Ibn Al-Mansour ! Les choses ont pris en moi une tournure grave ! » Je répondis aussitôt : « Puis-je au moins, seigneur, t’être de quelque utilité ? » Il dit : « Toi seul peux encore me sauver ! Mon intention est d’envoyer une lettre par ton entremise à Sett Badr, car tu es capable de lui persuader de me répondre ! » Moi je répondis : « Sur ma tête et sur mon œil ! » Alors, ranimé, il se leva sur son séant, déroula une feuille de papier sur la paume de sa main, prit un calam et écrivit :

« Ô dure bien-aimée, j’ai perdu la raison, et je roule dans le désespoir. J’avais, avant ce jour, cru chose futile l’amour, chose aisée, chose légère. Mais je vois, hélas ! par mon naufrage sur ses flots, que c’est, pour qui s’y aventure, une mer terrible et démontée. Je reviens à toi le cœur meurtri, et j’implore le pardon du passé. Aie pitié de moi, et souviens-toi de notre amour ! Si tu veux ma mort, oublie la générosité. »

Il cacheta alors cette lettre et me la remit. Moi, bien que je fusse ignorant du sort de Sett Badr, je n’hésitai pas : je pris la lettre et me rendis au jardin. Je traversai la cour et entrai, sans avertir, dans la salle de réception.

Or, quel ne fut point mon étonnemement d’apercevoir, assises sur les tapis, dix jeunes esclaves blanches au milieu desquelles se trouvait, pleine de vie et de santé, mais en habits de deuil, Sett Badr, tel un pur soleil, devant mes regards étonnés. Je me hâtai pourtant de m’incliner en lui souhaitant la paix ; et elle, sitôt qu’elle m’eut vu entrer, me sourit, me rendit mon salam et me dit : « Sois le bienvenu, Ibn Al-Mansour ! Assieds-toi ! La maison est tienne ! » Alors moi je lui dis : « Que tous les malheurs soient loin d’ici, ô ma maîtresse ! Mais pourquoi te vois-je ainsi en habits de deuil ? » Elle répondit : « Oh ! ne m’interroge pas, Ibn Al-Mansour ! Elle est morte, la gentille ! Tu as pu voir, dans le jardin, la tombe où elle dort ! » Et elle fondit en larmes, tandis que toutes ses compagnes essayaient de la consoler.

Je crus d’abord de mon devoir de garder le silence, puis je dis : « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! Et qu’en retour, sur toi-même, ô ma maîtresse, soit déversé tout l’arriéré que la vie devait encore à cette jeune fille, ta douce favorite, que tu pleures ! Car c’est certainement elle-même qui est morte ! » Elle dit : « C’est elle-même, cette pauvre ! »

Alors moi, je profitai de cet état d’attendrissement ou elle était et lui remis, l’ayant tirée de ma ceinture, la lettre. Et j’ajoutai : « De ta réponse, ô ma maîtresse, dépendra sa vie ou sa mort ! Car, en vérité, l’attente de cette réponse est la seule chose qui l’attache encore à la terre ! » Elle prit la lettre, l’ouvrit, la lut, sourit et dit : « Est-il donc maintenant arrivé à un tel état de passion, lui qui ne voulait même pas lire mes lettres autrefois ? Il m’a suffi depuis lors de garder le silence et d’user de dédain pour le voir me revenir plus enflammé que jamais ! » Moi je répondis : « Certes, tu as raison ! Oui, certes ! Tu as même le droit d’en parler avec plus d’amertume…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« … Tu as même le droit d’en parler avec plus d’amertume. Mais le pardon des torts est l’apanage des âmes généreuses. Et puis que ferais-tu dans ce palais, seule avec ta douleur, puisqu’elle est morte, la gentille amie qui te consolait par sa douceur ? » À ces paroles, je vis ses yeux se remplir de larmes, et elle-même rester songeuse pendant une heure de temps. Après quoi, elle me dit : « Ibn Al-Mansour, je crois que tu as dit vrai. Je vais lui répondre ! »

Alors, ô émir des Croyants, elle prit du papier et écrivit une lettre dont jamais les meilleurs scribes de ton palais ne sauraient égaler l’éloquence émue. Je ne me souviens pas des termes exacts de cette lettre ; mais, en substance, il y était dit :

« Malgré le désir, ô mon amant, jamais je n’ai compris le motif de notre séparation. Il est possible, à bien réfléchir, que j’aie été fautive dans le passé. Mais le passé n’est plus, et toute jalousie doit mourir avec la victime de la Séparatrice.

« Laisse-moi maintenant te mettre sous mes paupières pour reposer mes yeux mieux que ne le ferait le sommeil.

« Alors ensemble nous boirons à nouveau les gorgées désaltérantes ; et, si nous nous grisons, nul ne pourra nous blâmer. »

Puis elle cacheta cette lettre et me la remit ; et moi je lui dis : « Par Allah ! voilà de quoi apaiser la soif de l’altéré et guérir les maux de l’infirme ! » Et je me disposai à prendre congé pour aller porter la bonne nouvelle à celui qui l’attendait, quand elle m’arrêta encore pour me dire : « Ya Ibn Al-Mansour, tu peux également ajouter que cette nuit sera sur nous deux une nuit de bénédiction ! » Et moi, plein de joie, je courus chez l’émir Jobaïr, que je trouvai les yeux rivés à la porte par où je devais entrer.

Lorsqu’il eut parcouru la lettre et en eut compris la portée, il poussa un grand cri de joie et tomba évanoui. Il ne tarda pas à revenir à lui, et me demanda, encore bien anxieux : « Dis-moi, est-ce que c’est elle-même qui a rédigé cette lettre ? Et l’a-t-elle écrite avec sa main ? » Je lui répondis : « Par Allah ! je ne savais pas jusqu’ici que l’on pût quelquefois écrire avec le pied ! »

Or, ô émir des Croyants, moi j’avais à peine prononcé ces mots que nous entendîmes un cliquetis de bracelets derrière la porte, et un bruit de grelots et de soieries, pour, un instant après, voir apparaître l’adolescente en personne.

Comme la joie ne peut se décrire dignement par la parole, je n’essaierai point une tentative vaine. Je te dirai seulement, ô émir des Croyants, que les deux amants coururent l’un vers l’autre et s’embrassèrent dans le ravissement, leurs bouches unies en silence.

Lorsqu’ils sortirent de cette extase, Sett Badr resta debout en refusant de s’asseoir, malgré les instances de son ami. Cela m’étonna beaucoup et je lui en demandai la raison. Elle me dit : « Je m’assiérai seulement lorsque notre pacte sera exécuté ! » Je dis : « Quel pacte, ô ma maîtresse ? » Elle dit : « C’est un pacte qui ne regarde que les amoureux ! » Et elle se pencha vers l’oreille de son ami et lui parla à voix basse. Il répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il appela un de ses esclaves auquel il donna un ordre ; et l’esclave disparut.

Quelques instants après, je vis entrer le kâdi et les témoins qui dressèrent le contrat de mariage des deux amants, et s’en allèrent ensuite avec un cadeau de mille dinars que leur donna Sett Badr. Je voulus également me retirer, mais l’émir n’y consentit pas, me disant : « Il ne sera pas dit que tu auras seulement pris parte nos tristesses, sans partager notre joie ! » Et ils m’invitèrent à un festin qui dura jusqu’à l’aurore. Alors ils me laissèrent me retirer dans la chambre qu’ils m’avaient fait réserver.

Le matin, à mon réveil, un petit esclave entra dans ma chambre porteur d’une cuvette et d’une aiguière, et moi je fis mes ablutions et ma prière du matin. Après quoi j’allai m’asseoir dans la salle de réception où bientôt je vis arriver, sortant encore frais du hammam, après leurs amours, les deux époux. Je leur souhaitai une matinée heureuse et leur adressai mes compliments de bonheur et mes félicitations ; puis j’ajoutai : « Je suis heureux d’avoir été pour quelque chose dans votre réunion. Mais, par Allah ! émir Jobaïr, si tu tiens à me donner une preuve de ton bon vouloir à mon égard, explique-moi ce qui a pu autrefois t’irriter à ce point et te pousser à te séparer, pour ton malheur, de ton amoureuse Sett Badr. Elle m’a bien expliqué elle-même la scène où la petite esclave, après lui avoir peigné et tressé les cheveux, l’avait embrassée et câlinée ! Mais, émir Jobaïr, il est inadmissible, il me semble, que cela seul ait pu causer ton ressentiment, si par ailleurs tu n’avais eu une autre cause de courroux ou d’autres preuves et soupçons ! »

L’émir Jobaïr, à ces paroles, sourit et me dit : « Ibn Al-Mansour, ta sagacité est excessivement merveilleuse. Maintenant que la favorite de Sett Badr est morte, ma rancune est éteinte. Je puis donc te dire sans mystère l’origine de notre mésintelligence. Elle provient simplement d’une plaisanterie que me rapporta, comme ayant été dite par elles deux, un batelier qui les avait prises dans sa barque un jour qu’elles faisaient une promenade sur l’eau. Il me dit : « Seigneur, comment prends-tu sur toi-même de voir une femme qui se moque de toi avec une favorite qu’elle aime. Sache, en effet, que dans ma barque elles étaient appuyées avec nonchalance l’une sur l’autre, et chantaient des choses bien inquiétantes sur l’amour des hommes. Et elles finirent leurs chants sur ces vers :

» Le feu est moins brûlant que mes entrailles ; mais si je m’approche de mon maître, l’incendie s’éteint et la glace est moins froide que mon cœur devant ses désirs.

Mais mon maître, c’est autre chose ! Chez lui ce qui doit être dur est mou et ce qu’il doit avoir de tendre est dur ; car dur est son cœur comme la roche, et son autre chose est molle comme l’eau !

« Alors moi, à ce récit du batelier, je vis le monde noircir devant mes yeux et je courus à la maison de Sett Badr où je vis ce que je vis. Et cela a suffi à consolider mes soupçons…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT CINQUANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

« … je courus à la maison de Sett Badr où je vis ce que je vis. Et cela a suffi à consolider mes soupçons. Mais, grâce à Allah ! maintenant tout est oublié ! »

Alors il me pria d’accepter, comme preuve de sa gratitude pour mes bons offices, la somme de trois mille dinars ; et moi je lui réitérai mes vœux… »


Ibn Al-Mansour s’arrêta soudain dans son récit. Il venait, en effet, d’entendre un ronflement qui lui coupa la parole. C’était le khalifat qui dormait profondément, gagné enfin par le sommeil que lui avait procuré cette histoire. Aussi Ibn Al-Mansour, craignant de le réveiller, s’esquiva doucement par la porte que lui ouvrit plus doucement encore le chef des eunuques.


Et Schahrazade, ayant fini de parler, se tut un instant, regarda le roi Schahriar et lui dit : « En vérité, ô Roi fortuné, je m’étonne que le sommeil ne t’ait pas gagné également, à cette histoire ! » Le roi Schahriar dit : « Pas du tout ! Tu te trompes, Schahrazade ! Je n’ai guère envie de dormir cette nuit ; et prends garde, si tu ne me racontes tout de suite une histoire instructive, que je ne mette moi-même à exécution à ton égard la menace d’Al-Rachid à son porte-glaive ! Ainsi n’aurais-tu pas à me dire quelques mots sur, par exemple, le remède contre les femmes qui tourmentent leurs époux par un désir de chair jamais satisfait et leur ouvrent de la sorte la porte du tombeau ? »

Schahrazade, à ces paroles, réfléchit un instant et dit : « Justement, ô Roi fortuné, il n’y a aucune histoire dont je me souvienne aussi bien que celle ayant trait à ce sujet-là, et je vais tout de suite te la raconter ! »

Et Schahrazade dit :