Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Sindbad le marin septième voyage

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 181-204).


L’HISTOIRE SEPTIÈME
DES HISTOIRES DE SINDBAD LE MARIN
ET C’EST LE SEPTIÈME ET DERNIER VOYAGE


Sachez, ô mes amis, qu’à mon retour du sixième voyage, je laissai résolument de côté toute idée d’en faire d’autres désormais ; car non seulement mon âge ne me permettait plus les expéditions lointaines, mais vraiment je n’avais plus guère le désir de tenter de nouvelles aventures après tous les dangers courus et les maux éprouvés. D’ailleurs, j’étais devenu l’homme le plus riche de Baghdad, et le khalifat me faisait souvent appeler auprès de lui pour entendre de ma bouche le récit des choses extraordinaires que j’avais vues durant mes voyages.

Un jour que le khalifat m’avait fait venir, selon son habitude, je me disposais à lui raconter une ou deux ou trois de mes aventures, quand il me dit : « Sindbad, il faut aller auprès du roi de Serendib lui porter ma réponse et les cadeaux que je lui destine. Nul ne connaît comme toi la route qui conduit à ce royaume dont le roi sera certainement fort content de te revoir ! Prépare-toi donc à partir aujourd’hui même ; car il ne serait pas bienséant pour nous d’être redevables au roi de cette île, ni digne de nous de différer davantage notre réponse et notre envoi ! »

À ces paroles du khalifat, le monde noircit devant mon visage, et je fus à la limite de la perplexité et de la surprise. Pourtant je parvins à maîtriser mes sentiments, pour ne point déplaire au khalifat ; et, bien que j’eusse fait vœu de ne jamais plus sortir de Baghdad, j’embrassai la terre entre les mains du khalifat et répondis par l’ouïe et l’obéissance. Alors il me fit donner dix mille dinars d’or pour mes frais de voyage, et me remit une lettre écrite de sa main et les cadeaux destinés au roi de Serendib.

Et voici en quoi consistaient ces cadeaux. Il y avait d’abord un magnifique lit complet de velours cramoisi, qui pouvait bien valoir une somme énorme de dinars d’or ; il y avait un autre lit d’une autre couleur, et encore un d’une autre couleur. Il y avait cent robes en étoffe fine et brodée de Koufa et d’Alexandrie, et cinquante de Baghdad. Il y avait un vase, en cornaline blanche, qui datait des temps anciens, et sur le fond duquel était figuré un guerrier armé de son arc tendu contre un lion. Il y avait encore bien d’autres choses qu’il serait interminable d’énumérer, et, de plus, une paire de chevaux de la plus belle race d’Arabie…

— À ce moment de sa narration, Schahrazâde vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT DOUZIÈME NUIT

Elle dit :

… une paire de chevaux de la plus belle race d’Arabie.

Alors, moi, je fus bien obligé de partir, contre mon gré cette fois, et je m’embarquai à Bassra sur un navire en partance.

Le destin nous favorisa tellement qu’au bout de deux mois, jour pour jour, nous arrivâmes à Serendib en toute sécurité. Et je me hâtai de porter au roi les présents et la lettre de l’émir des Croyants.

Le roi, en me revoyant, se dilata et s’épanouit ; et il fut très satisfait de la courtoisie du khalifat. Il voulut alors me retenir auprès de lui pour un long séjour ; mais je ne voulus rester que juste le temps de me reposer. Après quoi, je pris congé de lui, et, comblé d’égards et de cadeaux, je me hâtai de me rembarquer pour prendre la route de Bassra, comme j’étais venu.

Le vent nous fut d’abord favorable, et le premier endroit où nous abordâmes fut une île nommée l’île de Sin. Et vraiment jusque-là nous avions été dans un état parfait de contentement ; et, pendant toute la traversée, nous parlions entre nous et nous causions et nous devisions de choses et d’autres, fort agréablement.

Mais un jour, comme nous avions quitté depuis une semaine l’île en question où les marchands avaient fait divers échanges et achats, et comme nous étions étendus bien tranquilles, selon notre habitude, soudain sur nos têtes un orage terrible éclata et une pluie torrentielle nous inonda. Alors nous nous hâtâmes de tendre de la toile de chanvre sur nos ballots et nos marchandises pour éviter que l’eau les détériorât, et nous nous mîmes à supplier Allah d’éloigner tout danger de notre route.

Pendant que nous étions en cet état, le capitaine du navire se leva, se serra la taille avec sa ceinture, retroussa ses manches et releva sa robe, puis grimpa au haut du mât, d’où il se mit à regarder longtemps à droite et à gauche. Puis il descendit, bien jaune de teint, nous regarda avec un air de complet désespoir, se mit à se donner en silence de grands coups sur la figure et à s’arracher la barbe. Alors, nous, fort effrayés, nous courûmes vers lui et nous lui demandâmes : « Qu’y a-t-il ? » Il nous répondit : « Demandez à Allah de nous tirer de l’abîme où nous sommes tombés ! Ou plutôt pleurez sur vous-mêmes et faites vous les uns aux autres vos adieux ! Sachez, en effet, que le courant nous a fait dévier de notre route et nous a jetés aux confins des mers du monde ! »

Puis, ayant parlé de la sorte, le capitaine ouvrit sa caisse et en tira un sac en coton qu’il dénoua et d’où il retira de la poussière qui ressemblait à de la cendre. Il mouilla cette terre avec un peu d’eau, patienta quelques instants, et se mit ensuite à renifler le mélange. Après quoi, il prit dans la caisse un petit livre, y lut quelques pages en marmottant, et finit par nous dire : « Sachez, ô passagers, que ce livre prodigieux vient de me confirmer dans mes suppositions. La terre que vous voyez se dessiner devant vous, dans le loin, est la terre connue sous le nom de Climat des Rois. C’est là que se trouve le tombeau de notre seigneur Soleïman ben-Daoud. (Sur eux deux la prière et la paix !) Là on voit des monstres et des serpents à la mine effroyable. De plus, cette mer où nous sommes est habitée par des monstres marins qui peuvent avaler, en une seule bouchée, les navires les plus grands avec leur cargaison et leurs passagers ! Vous voilà donc avertis ! Et adieu ! »

Lorsque nous entendîmes ces paroles du capitaine, nous fûmes stupéfaits à l’extrême ; et nous nous demandions ce qui allait se passer d’épouvantable, quand nous nous sentîmes soulevés avec le navire, puis brusquement descendus, tandis qu’un cri, aussi terrible que le tonnerre, s’élevait de la mer. Nous fûmes si épouvantés que nous fîmes notre dernière prière et nous nous immobilisâmes, comme morts. Et voici que devant nous, sur l’eau bouillonnante, nous aperçûmes s’avancer vers le navire un monstre aussi grand et aussi haut qu’une montagne, puis un second monstre encore plus grand et un troisième qui les suivait, aussi grand que les deux réunis. Ce dernier bondit soudain sur la mer qui s’écartait en gouffre, ouvrit une gueule plus énorme qu’un abîme, et avala notre navire aux trois quarts, avec tout ce qu’il contenait. Moi, j’eus juste le temps de reculer vers le haut du navire et de sauter dans la mer, pendant que le monstre achevait d’engloutir dans son ventre le quatrième quart et disparaissait dans les profondeurs, avec ses deux autres compagnons.

Quant à moi, je réussis à me cramponner à une des planches qui avaient éclaté du navire sous les dents du monstre marin, et je pus, après mille difficultés, aborder à une île qui heureusement était couverte d’arbres fruitiers et arrosée par une rivière à l’eau excellente. Mais je remarquai que cette rivière était d’une grande rapidité de courant, et tellement qu’elle se faisait entendre par un bruit qui s’étendait au loin. Alors, moi, je conçus l’idée, en me rappelant la façon dont j’avais échappé à la mort dans l’ile aux pierreries, de me construire un radeau, comme le précédent, et de me laisser emporter par le courant. Je voulais, en effet, malgré la clémence de cette île nouvelle, essayer de regagner mon pays. Et je me disais : « Si je parviens à me sauver, tout sera pour le mieux, et je ferai le vœu de ne jamais faire venir sur ma langue le mot voyage, et de ne jamais plus penser à la chose durant le reste de ma vie. Si, au contraire, je péris dans ma tentative, tout sera également pour le mieux ; car j’en aurai de la sorte fini avec les tribulations et les dangers, définitivement ! »

Je me levai donc sur l’heure et, après avoir mangé quelques fruits, je ramassai une grande quantité de grosses branches, dont j’ignorais alors l’espèce, mais que plus tard je sus être du bois de sandal, de la qualité la plus estimée par les marchands à cause de sa rareté. Cela fait, je me mis à la recherche de cordes et de ficelles, et je n’en trouvai point d’abord ; mais je remarquai, sur les arbres, des plantes grimpantes et flexibles, fort solides, qui pouvaient faire mon affaire. J’en coupai autant qu’il m’en fallait, et m’en servis pour lier entre elles les grosses branches de sandal. Je confectionnai de la sorte un radeau énorme, sur lequel je plaçai beaucoup de fruits, et je m’y embarquai moi-même, en formulant : « Si je suis sauvé, c’est d’Allah ! »

À peine étais-je sur le radeau et avais-je eu le temps de le détacher de la rive, qu’il fut entraîné avec une rapidité effroyable par le courant, et que j’eus le vertige et tombai évanoui sur le tas de fruits que j’y avais placés, exactement comme un poulet ivre.

Quand je repris connaissance, je regardai autour de moi, et je fus plus que jamais immobilisé d’épouvante et assourdi par un bruit de tonnerre. La rivière n’était plus qu’un torrent d’écume bouillonnante qui, plus rapide que le vent et avec des fracas contre les rochers, se précipitait vers un précipice béant que je sentais plus que je ne voyais. J’allais indubitablement me fracasser en y tombant qui sait de quelle hauteur !

À cette idée terrifiante, je me cramponnai de toutes mes forces aux branches du radeau, et je fermai les yeux d’instinct pour ne pas me voir en état d’écrasement et réduit en bouillie, et j’invoquai le nom d’Allah, avant de mourir. Et tout d’un coup, au lieu de rouler dans l’abîme, je sentis le radeau s’arrêter brusquement sur l’eau, et j’ouvris les yeux une minute pour juger du point où j’en étais de ma mort, et ce fut pour me voir non point, fracassé contre les rochers, mais saisi, avec mon radeau, dans un immense filet que des gens avaient lancé sur moi du rivage. Je fus pris de la sorte et traîné vers la terre, et là je fus retiré, mort à moitié et vivant à moitié, d’entre les mailles du filet, tandis qu’on ramenait mon radeau sur la rive.

Comme j’étais là étendu, inerte et grelottant, vers moi s’avança un vénérable cheikh à barbe blanche qui commença par me souhaiter la bienvenue et par me couvrir de vêtements chauds qui me firent le plus grand bien…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

… qui me firent le plus grand bien.

Une fois ranimé par les frictions et le massage qu’eut la bonté de me faire le vieillard, je pus me lever sur mon séant, sans toutefois recouvrer encore l’usage de la parole. Alors le vieillard me soutint par le bras et me conduisit doucement au hammam où il me fit donner un bain excellent qui acheva de me restituer mon âme, puis il me fit humer des parfums exquis et m’en répandit sur tout le corps, puis il m’emmena chez lui.

Lorsque je fus introduit dans la maison de ce vieillard, toute sa famille se réjouit fort de mon arrivée et me reçut avec beaucoup de cordialité et de démonstrations d’amitié. Le vieillard lui-même me fit m’asseoir au milieu du divan de la salle de réception et me fit manger des choses de premier ordre et boire d’une eau agréablement parfumée aux fleurs. Après quoi, on brûla autour de moi de l’encens, et les esclaves m’apportèrent de l’eau chaude et parfumée pour m’en laver les mains et me présentèrent des serviettes ourlées de soie pour m’essuyer les doigts, la barbe et les lèvres. Après quoi, le vieillard me conduisit dans une chambre fort bien meublée, où il me laissa seul, et se retira avec beaucoup de discrétion. Mais il laissa à mes ordres divers esclaves qui, de temps à autre, venaient voir si je n’avais pas besoin de leurs services.

Pendant trois jours je fus traité de la sorte, sans que personne m’eût interrogé ou posé une question quelconque ; et on ne me laissait manquer de rien, me soignant avec beaucoup d’obligeance, jusqu’à ce qu’enfin j’eusse senti mes forces complètement revenues et mon âme et mon cœur calmés et rafraîchis. Alors, comme c’était le matin du quatrième jour, le vieillard vint s’asseoir à côté de moi, après les salams, et me dit : « Ô notre hôte, que ta présence nous a remplis d’aise et de plaisir ! Qu’Allah soit béni qui nous a mis sur ta route pour te sauver de l’abîme ! Qui es-tu et d’où viens-tu ? » Alors, moi, je remerciai beaucoup le vieillard pour le service énorme qu’il m’avait rendu en me sauvant la vie et ensuite en me faisant manger excellemment et boire excellemment et en me parfumant excellemment, et je lui dis : « Je m’appelle Sindbad le Marin ! On me nomme ainsi à cause de mes grands voyages sur mer et des choses extraordinaires qui m’arrivèrent et qui, si elles étaient écrites avec les aiguilles sur le coin de l’œil, serviraient de leçon aux lecteurs attentifs ! » Et je racontai au vieillard mon histoire depuis le commencement jusqu’à la fin, sans omettre un détail.

Alors le vieillard fut prodigieusement étonné et resta une heure de temps sans pouvoir parler, tant il était ému par ce qu’il venait d’entendre. Ensuite il releva la tête, me réitéra l’expression de sa joie de m’avoir secouru, et me dit : « Maintenant, ô mon hôte, si tu voulais écouter mon conseil, tu vendrais tes marchandises qui valent certainement beaucoup d’argent, à cause de leur rareté et de leur qualité ! »

À ces paroles du vieillard, je fus à la limite de l’étonnement, et, ne sachant ni ce qu’il voulait dire, ni de quelles marchandises il parlait, puisque j’étais dénué de tout, je me tus d’abord pendant quelques instants ; puis, comme je ne voulais pas tout de même laisser échapper une occasion si extraordinaire qui se présentait fortuitement, je pris un air entendu, et répondis : « Cela se peut bien ! » Alors le vieillard me dit : « N’aie aucune préoccupation, mon enfant, au sujet de ta marchandise. Tu n’as seulement qu’à te lever et à m’accompagner au souk. Et je me charge de tout le reste. Si elle rapporte à la criée un prix qui vraiment puisse nous convenir, nous l’accepterons ; sans quoi, je te rendrai le service de garder la marchandise dans mes magasins jusqu’à la hausse du cours ; et alors nous pourrons en tirer le prix le plus avantageux ! »

Alors, moi, je fus intérieurement de plus en plus perplexe ; mais je n’en fis rien paraître, car je me disais : « Patiente encore, Sindbad, et tu verras bien de quoi il s’agit ! » Et je dis au vieillard : « Ô mon oncle vénérable, j’écoute et j’obéis ! Tout ce que tu jugeras bon de faire sera plein de bénédiction ! Pour ma part, après tout ce que tu as fait pour mon bien, je ne saurais que me conformer à ta volonté ! » Et je me levai sur l’heure et l’accompagnai au souk.

Lorsque nous arrivâmes au milieu du souk où se faisait la criée publique, quel ne fut pas mon étonnement de voir mon radeau transporté là et entouré par une foule de courtiers et de marchands qui le regardaient avec respect et haussements de tête. Et de tous les côtés j’entendais les exclamations d’admiration : « Ya Allah ! quelle merveilleuse qualité de sandal ! Nulle part dans le monde il n’y a une qualité pareille ! » Alors, moi, je compris que c’était là la marchandise en question, et je jugeai important pour la vente de prendre un air digne et réservé.

Mais voici que tout de suite le vieillard, mon protecteur, s’approchant du chef des courtiers, lui dit : « Ouvre la criée ! » Et la criée fut ouverte, comme première mise à prix sur le radeau, à mille dinars ! Et le chef courtier cria : « À mille dinars, le radeau de sandal, ô acheteurs ! » Alors le vieillard s’écria : « Je suis preneur à deux mille ! » Mais un autre cria : « À trois mille ! » Et les marchands continuèrent à hausser la mise à prix jusqu’à dix mille dinars ! Alors le chef courtier regarda de mon côté et me demanda : « C’est dix mille ! on n’augmente plus. » Mais moi je dis : « Je ne vends pas à ce prix-là ! »

Alors mon protecteur s’approcha de moi et me dit : « Mon enfant, le souk, ces temps-ci, n’est pas très prospère, et la marchandise a un peu perdu de sa valeur. Il vaut donc mieux accepter le prix offert. Mais moi, si tu veux, je vais encore hausser à mon compte, et j’augmente de cent dinars ! Veux-tu donc me laisser le tout à dix mille dinars et cent dinars ? » Je répondis : « Par Allah ! mon bon oncle, pour toi seulement je ferai la chose, afin de reconnaître tes bienfaits ! Je consens à te laisser le bois pour la somme ! » À ces paroles, le vieillard ordonna à ses esclaves de transporter tout le sandal dans les magasins de réserve, et m’emmena à sa maison, où il me compta sur l’heure les dix mille dinars et cent dinars, et les renferma dans une caisse solide dont il me remit la clef, en me remerciant encore de ce que j’avais fait pour lui.

Ensuite, il fit tendre la nappe, et nous mangeâmes, et nous bûmes et nous devisâmes gaiement. Après quoi, nous nous lavâmes les mains et la bouche ; puis il me dit : « Mon enfant, je veux te faire une demande que je souhaite beaucoup te voir accepter ! » Je répondis : « Mon bon oncle, tout me sera aisé à t’accorder ! » Il me dit : « Tu vois, mon fils, que je suis devenu un homme très avancé en âge, et que je n’ai point d’enfant mâle qui puisse hériter un jour de mes biens. Mais je dois te dire que j’ai une fille, toute jeune encore, pleine de charme et de joliesse, qui sera fort riche à ma mort. Aussi je souhaite te la donner en mariage, à condition que tu consentes à habiter notre pays et à vivre notre vie. Tu seras ainsi le maître de tout ce que je possède et de tout ce que ma main dirige. Et tu me remplaceras dans mon autorité et dans la possession de mes biens ! »

Lorsque j’eus entendu ces paroles du vieillard, je baissai la tête en silence, et restai de la sorte sans dire une parole. Il reprit alors : « Crois-moi, ô mon fils, accorde-moi ce que je te demande ! Cela te portera la bénédiction ! J’ajouterai, pour tranquilliser ton âme, qu’après ma mort tu pourras retourner dans ton pays en emmenant ton épouse, ma fille. Je ne te demande que de rester ici le temps qui m’est encore échu sur la terre ! » Alors moi je répondis : « Par Allah, mon oncle le cheikh, tu es comme mon père et, devant toi, je ne puis avoir d’opinion ni prendre de résolution autres que celles qui te conviennent ; car, moi, chaque fois que j’ai voulu dans ma vie exécuter un projet, je n’ai eu que des malheurs et des déceptions. Je suis donc prêt à me conformer à ta volonté ! »

Aussitôt le vieillard, extrêmement réjoui de ma réponse, ordonna à ses esclaves d’aller quérir le kâdi et les témoins, qui ne tardèrent pas à arriver…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

… le kâdi et les témoins qui ne tardèrent pas à arriver. Et le vieillard me maria avec sa fille, et nous donna un festin énorme et nous fit une noce splendide. Après quoi il me prit et me conduisit chez sa fille que je n’avais pas encore vue. Je la trouvai à la perfection de la beauté et de la gentillesse, de la finesse de taille et des proportions. De plus, elle était parée de somptuosités et de bijoux, de soieries et de brocarts, de joyaux et de pierreries ; et ce qu’elle portait sur elle valait des milliers et des milliers de pièces d’or, et même personne n’en aurait pu faire exactement l’estimation.

Aussi, lorsque je fus auprès d’elle, elle me plut. Nous devînmes amoureux l’un de l’autre. Et nous restâmes ensemble longtemps, à la limite de la câlinerie et du bonheur.

Quelque temps après, le vieillard, père de mon épouse, trépassa dans la paix et la miséricorde du Très-Haut. Nous lui fîmes de belles funérailles et nous l’enterrâmes. Et moi, je mis la main sur tout ce qu’il possédait, et tous ses esclaves et ses serviteurs devinrent mes esclaves et mes serviteurs, sous ma seule autorité. De plus, les marchands de la ville me nommèrent leur chef, à sa place, et je fus à même alors d’étudier les mœurs des habitants de cette ville et leur manière de vivre.

En effet, je remarquai un jour, à ma stupéfaction, que les gens de cette ville éprouvaient chaque année une mue, à l’époque du printemps : ils muaient du jour au lendemain en changeant de forme et d’aspect ; des ailes leur poussaient aux épaules, et ils devenaient des volatiles. Ils pouvaient alors s’envoler jusqu’au plus haut de la voûte aérienne ; et ils profitaient de leur état nouveau pour s’envoler tous de la ville, n’y laissant que les femmes et les enfants qui, eux, n’avaient pas ce pouvoir d’avoir des ailes.

Cette découverte m’étonna les premiers temps, mais je finis par m’habituer à ces changements périodiques. Seulement, un jour vint où je commençai à avoir honte d’être le seul homme sans ailes, et d’être obligé de garder à moi seul la ville avec les femmes et les enfants. J’eus beau alors m’informer auprès des habitants du moyen à employer pour que des ailes me poussassent aux épaules, nul ne put ni ne voulut me répondre à ce sujet. Et moi, je fus bien mortifié de n’être que Sindbad le Marin, sans pouvoir ajouter à mon surnom la qualité d’aérien.

Un jour, comme je désespérais de pouvoir arriver jamais à leur faire avouer ce secret de la croissance des ailes, j’avisai l’un d’eux, auquel j’avais rendu maints services, et, le prenant par le bras, je lui dis : « Par Allah sur toi, au moins rends-moi une fois, en raison de ce que j’ai fait pour toi, le service de me laisser me suspendre à toi, et de m’en voler avec toi dans ta course à travers les airs. C’est là un voyage qui me tente beaucoup, et que je veux ajouter au nombre de ceux que j’ai faits sur mer ! » L’homme ne voulut pas d’abord m’écouter ; mais à force de prières je finis par le décider à consentir. Je fus tellement enchanté de la chose que je ne pris même pas le temps d’avertir mon épouse et les gens de ma maison ; je me suspendis à lui en le prenant par la taille, et il m’emporta dans les airs en s’envolant, les ailes largement éployées.

Notre course à travers les airs fut d’abord ascendante en droite ligne, pendant un temps considérable. Aussi nous finîmes par arriver si haut dans la voûte céleste, que je fus à même d’entendre distinctement les anges chanter leurs mélodies sous la coupole des cieux.

En entendant ces chants merveilleux, je fus à la limite de l’émotion religieuse, et je m’écriai, moi aussi : « Louange à Allah au profond des cieux ! Béni soit-il et glorifié par toutes les créatures ! »

À peine avais-je prononcé ces paroles, que mon porteur ailé lança un jurement effroyable, et brusquement, dans un coup de tonnerre précédé d’un éclair terrible, descendit avec une rapidité telle que l’air me manqua et que je faillis m’évanouir et lâcher prise au risque de tomber dans l’abîme insondable. Et, en un clin d’œil, nous arrivâmes sur le sommet d’une montagne où mon porteur, me jetant un regard infernal, m’abandonna et disparut en reprenant son vol dans l’invisible.

Alors, moi, resté seul sur cette montagne déserte ; je ne sus plus que devenir ni de quel côté me diriger pour retourner auprès de mon épouse, et je m’écriai, à la limite de la perplexité : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah le Très-Haut l’Omnipotent ! Chaque fois que je finis avec une calamité, je recommence avec une autre encore pire ! Au fond je mérite bien tout ce qui m’arrive là ! »

Je m’assis alors sur un rocher pour réfléchir au moyen de remédier au présent, quand soudain je vis s’avancer vers moi deux jeunes garçons d’une beauté merveilleuse qui ressemblaient à deux lunes. Chacun d’eux tenait à la main une canne en or rouge, sur laquelle il s’appuyait en marchant. Alors, moi, je me levai vivement, j’allai à leur rencontre et leur souhaitai la paix. Ils me rendirent gentiment mon souhait : ce qui m’encouragea à leur adresser la parole, et je leur dis : « Par Allah sur vous deux, ô merveilleux jeunes garçons, dites-moi qui vous êtes et ce que vous faites ! » Ils me répondirent : « Nous sommes des adorateurs du vrai Dieu ! » Puis l’un d’eux, sans ajouter une parole de plus, me fit de la main un signe dans une direction, comme pour m’inviter à diriger mes pas de ce côté-là, me laissa entre les mains sa canne d’or, et, prenant son beau compagnon par la main, il disparut avec lui à mes yeux.

Alors, moi, je pris la canne d’or en question et n’hésitai pas à me diriger dans le sens qui m’avait été indiqué, tout en m’émerveillant au souvenir de ces deux garçons si beaux. Comme je marchais de la sorte depuis un certain temps, je vis soudain sortir de derrière un rocher un serpent gigantesque qui tenait dans sa gueule un homme aux trois quarts avalé et dont je ne voyais que la tête et les bras. Les bras se débattaient désespérément et la tête criait : « Ô passant, sauve-moi de la gueule de ce serpent, et tu n’auras pas à te repentir de ton action ! » Moi, alors, je courus derrière le serpent et lui assénai par derrière avec ma canne d’or rouge un coup si bien ajusté qu’il resta inanimé à l’heure et à l’instant. Et je tendis la main à l’homme avalé et l’aidai à sortir du ventre du serpent.

Lorsque j’eus mieux regardé l’homme au visage, je fus à la limite de la surprise de reconnaître en lui le volatile qui m’avait fait faire mon voyage aérien et avait fini par se précipiter avec moi, au risque de m’abîmer, du haut de la voûte du ciel sur le sommet de la montagne, où il m’avait abandonné en danger de mourir de faim et de soif. Mais je ne voulus tout de même pas lui montrer de la rancune pour sa mauvaise action, et me contentai de lui dire doucement : « Est-ce ainsi que les amis agissent avec leurs amis ? » Il me répondit : « J’ai d’abord à te remercier de ce que tu viens de faire pour moi. Seulement tu ignores que c’est toi, grâce à tes invocations inopportunes en prononçant le Nom, qui m’as, malgré moi, précipité du haut des airs ! Le Nom a sur nous tous cet effet ! Aussi nous ne le prononçons jamais ! » Alors, moi, pour qu’il me tirât de cette montagne, je lui dis : « Excuse-moi et ne me blâme pas, car vraiment je ne pouvais deviner les conséquences funestes de mon hommage au Nom ! Je te promets de ne plus le prononcer, durant le trajet, si tu veux maintenant consentir à me transporter à ma maison ! »

Alors le volatile se baissa, me prit sur son dos et, en un clin d’œil, me déposa sur la terrasse de ma maison, et retourna chez lui.

Lorsque mon épouse me vit, descendant de la terrasse, entrer dans la maison après une si longue absence, elle comprit tout ce qui venait de se passer, et elle bénit Allah qui m’avait encore une fois sauvé de la perdition. Puis, après les effusions du retour, elle me dit : « Il ne faut plus désormais fréquenter les habitants de cette ville : ce sont les frères des démons ! » Je lui dis : « Mais comment donc ton père vivait-il avec eux ? » Elle me répondit : « Mon père n’appartenait pas à leur société, et ne faisait guère comme eux et ne vivait point de leur vie. En tout cas, si j’ai un conseil à te donner, nous n’avons rien de mieux à faire, puisque mon père est mort…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

« … nous n’avons rien de mieux à faire, puisque mon père est mort, que de quitter cette ville impie, après avoir toutefois vendu nos biens, nos maisons et nos propriétés. Tu réaliseras tout cela le mieux que tu pourras, tu achèteras de belles marchandises avec une partie de la somme que tu toucheras, et tous deux nous nous en irons à Baghdad, ton pays, voir tes parents et tes amis, et vivre dans la paix et la sécurité, et dans le respect dû à Allah Très-Haut ! » Alors, moi, je répondis par l’ouïe et l’obéissance.

Aussitôt je me mis à vendre, au mieux de mon savoir-faire, pièce par pièce, et chaque chose en son temps, tous les biens de mon oncle le cheikh, père de mon épouse, le défunt qu’Allah ait en sa pitié et en sa miséricorde ! Et je réalisai de la sorte tout ce qui nous appartenait, comme meubles ou propriétés, en pièces d’or ; et je fis ainsi un bénéfice de cent pour un.

Après quoi, j’emmenai mon épouse et les marchandises que j’avais pris soin d’acheter, j’affrétai à mon compte un navire qui, avec la volonté d’Allah, eut une heureuse et fructueuse navigation ; si bien que, d’île en île et de mer en mer, nous finîmes par arriver en sécurité à Bassra, où nous ne nous arrêtâmes que fort peu de temps. Nous remontâmes le fleuve et nous entrâmes dans Baghdad, la cité de paix.

Je me dirigeai alors, avec mon épouse et mes richesses, vers ma rue et ma maison, où mes parents nous reçurent avec de grands transports de joie, et aimèrent beaucoup mon épouse, la fille du cheikh.

Quant à moi, je me hâtai de mettre ordre définitivement à mes affaires, j’emmagasinai mes belles marchandises, j’enfermai mes richesses, et je pus enfin, en paix, recevoir les félicitations de mes amis et de mes proches qui, ayant calculé le temps que j’étais resté absent, trouvèrent que ce septième voyage, le dernier de mes voyages, avait duré exactement vingt-sept années d’un bout à l’autre. Et moi, je leur racontai en détail mes aventures durant cette longue absence ; et je fis le vœû, que je tiens scrupuleusement, comme vous voyez, de ne jamais plus, durant le reste de ma vie, entreprendre un voyage, par mer fût-il ou simplement par terre. Et je ne manquai de rendre grâces à Allah Très-Haut de m’avoir, à plusieurs reprises et malgré mes récidives, délivré de tant de dangers et ramené au milieu de ma famille et de mes amis !

Et tel a été, ô mes invités, ce voyage septième et dernier qui fut le définitif remède à mes désirs aventureux ! »

Lorsque Sindbad le Marin eut terminé de la sorte son récit, au milieu des convives silencieux et émerveillés, il se tourna vers Sindbad le Portefaix et lui dit : « Et maintenant, ô Sindbad terrien, considère les travaux que j’ai accomplis et les difficultés que j’ai surmontées par la grâce d’Allah, et dis-moi si ton sort comme portefaix, n’a pas été de beaucoup plus favorable à une vie tranquille que celui qui m’est échu par la destinée ? Tu es, il est vrai, resté pauvre et moi j’ai acquis des richesses incalculables ; mais n’est-ce point que chacun de nous a été rétribué selon son effort ? » À ces paroles, Sindbad le Portefaix vint baiser la main de Sindbad le Marin et lui dit : « Par Allah sur toi, ô mon maître, excuse l’inconséquence de ma chanson ! »

Alors Sindbad le Marin fit tendre la nappe pour ses invités, et leur donna un festin qui dura trente nuits. Puis il voulut garder auprès de lui, comme intendant de sa maison, Sindbad le Portefaix. Et tous deux vécurent en amitié parfaite et à la limite de la dilatation jusqu’à ce que vint les visiter celle qui fait s’évanouir les délices, qui rompt les amitiés, qui détruit les palais et élève les tombeaux, l’amère mort. Gloire au Vivant qui ne meurt pas !

— Lorsque Schahrazade, la fille du vizir, eut fini de raconter l’histoire de Sindbad le Marin, elle se sentit légèrement fatiguée, et, comme elle voyait d’ailleurs s’approcher le matin et ne voulait pas, discrète selon son habitude, abuser de la permission accordée, elle se tut en souriant.

Alors la petite Doniazade qui avait écouté, émerveillée et les yeux dilatés, cette histoire étonnante, se leva du tapis où elle était blottie et courut embrasser sa sœur en lui disant : « Ô Schahrazade, ma sœur, que tes paroles sont douces et gentilles et pures et délicieuses au goût et savoureuses en leur fraîcheur ! Et qu’il est terrible et prodigieux et téméraire, Sindbad le Marin ! »

Et Schahrazade lui sourit et dit : « Oui, ma sœur ! Mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai à tous deux la nuit prochaine, si je suis encore en vie par la grâce d’Allah et le bon plaisir du Roi ! »

Et le roi Schahriar, qui avait trouvé les voyages de Sindbad beaucoup plus longs que celui qu’il avait fait lui-même avec son frère Schahzaman dans la prairie, au bord de la mer, là où leur était apparu le genni chargé de la caisse, se tourna vers Schahrazade et lui dit : « En vérité, Schahrazade, je ne vois pas quelle histoire tu peux encore me raconter ! En tout cas, j’en veux une qui soit farcie de poèmes ! Tu m’en avais déjà promis, et tu n’as pas l’air de te douter que si tu diffères davantage d’accomplir ta promesse, ta tête ira rejoindre les têtes de celles qui t’ont précédée ! » Et Schahrazade dit : « Sur mes yeux ! Justement celle que je te réserve, ô Roi fortuné, te donnera entière satisfaction, et, de plus, elle est infiniment plus attachante que toutes celles que tu as entendues ! Tu peux déjà en juger par le titre qui est : Histoire de la belle Zoumourroud[1] et d’Alischar fils de Gloire. »

Alors le roi Schahriar dit en son âme : « Je ne la tuerai qu’après ! » Puis il la prit dans ses bras et passa avec elle le reste de la nuit.

Au matin, il se leva et sortit vers la salle de sa justice. Et le diwan fut rempli de la foule des vizirs, des émirs, des chambellans, des gardes et des gens du palais. Et le dernier qui entra fut le grand-vizir, père de Schahrazade, qui arriva avec, sous le bras, le linceul destiné à sa fille qu’il croyait, cette fois, trépassée pour de bon. Mais le Roi ne lui dit rien à ce sujet, et continua à juger, à nommer aux emplois, à destituer, à gouverner et à terminer les affaires pendantes, et cela jusque la fin du jour. Puis le diwan fut levé et le Roi rentra dans le palais, tandis que le grand-vizir restait dans la perplexité et à l’extrême limite de l’étonnement.

Puis, lorsque vint la nuit, le roi Schahriar pénétra chez Schahrazade et ils firent ensemble leur chose ordinaire.

ET COMME C’ÉTAIT
LA TROIS CENT SEIZIÈME NUIT

La petite Doniazade, une fois la chose terminée entre le Roi et Schahrazade, s’écria de l’endroit où elle était blottie :

« Ô ma sœur, je t’en prie, qu’attends-tu encore pour commencer l’histoire promise de la belle Zoumourroud avec Alischar fils de Gloire ? »

Et Schahrazade, en souriant, répondit : « Je n’attends que la permission de ce Roi bien élevé et doué de bonnes manières ! » Alors le roi Schahriar prononça : « Tu peux ! »

Et Schahrazade dit :

  1. Zoumourroud : émeraude.