Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 06/Histoire des six adolescentes

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 6p. 271-299).


HISTOIRE DES SIX ADOLESCENTES
AUX COULEURS DIFFÉRENTES


On raconte qu’un jour d’entre les jours l’émir des Croyants El-Mâmoun s’assit sur son trône, dans la salle de son palais, et fit rassembler entre ses mains, outre ses vizirs, ses émirs et les principaux chefs de son empire, tous les poètes et tous les gens d’esprit délicieux dont il avait fait ses intimes. Or, le plus intime d’entre les plus intimes de ceux qui se trouvaient là réunis, était Môhammad El-Bassri. Et le khalifat El-Mâmoun se tourna vers lui et lui dit : « Ô Môhammad, j’ai bien envie de t’entendre me raconter à cette heure quelque histoire jamais entendue ! » Il répondit : « Ô émir des Croyants, la chose est facile ! Mais veux-tu de moi une histoire que j’aie ouïe de mes oreilles, ou bien quelque fait que, témoin, j’aie observé de mes yeux ? » Et El-Mâmoun dit : « Ô Môhammad, il n’importe ! Mais je veux le plus merveilleux ! » Alors Môhammad El-Bassri dit :

Sache, ô émir des Croyants, que j’ai connu, ces temps derniers, un homme de fortune considérable, natif de l’Yamân, qui avait quitté son pays pour venir habiter dans Baghdad, notre ville, afin d’y mener une vie agréable et tranquille. Il s’appelait Ali El-Yamani. Et comme, au bout d’un certain temps, il avait trouvé les mœurs de Baghdad absolument à sa convenance, il fit venir de l’Yamân ses effets en entier, ainsi que son harem composé de six jeunes esclaves belles comme autant de lunes.

La première de ces adolescentes était blanche, la seconde brune, la troisième grasse, la quatrième mince, la cinquième blonde et la sixième noire. Et toutes les six, en vérité, étaient à la limite des perfections, avaient l’esprit orné de la connaissance des belles-lettres, et excellaient dans l’art de la danse et des instruments d’harmonie.

L’adolescente blanche s’appelait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

L’adolescente, blanche s’appelait Visage-de-Lune ; la brune, s’appelait Flamme-du-Brasier ; la grasse, Pleine-Lune ; la mince, Houria-du-Paradis ; la blonde, Soleil-du-Jour ; la noire, Prunelle-de-l’Œil.

Or, un jour, Ali El-Yamani, heureux de la quiétude goûtée dans la délectable Baghdad, et se sentant dans des dispositions d’esprit meilleures encore que d’habitude, invita ses six esclaves à la fois à venir dans la salle de réunion lui tenir compagnie et passer le temps à boire, à s’entretenir et à chanter avec lui. Et toutes les six se présentèrent aussitôt entre ses mains ; et par toutes sortes de jeux, de réjouissances et d’amusements, ils se délectèrent ensemble infiniment.

Lorsque la gaieté régna sans mélange parmi eux, Ali El-Yamani prit une coupe, la remplit de vin, et, se tournant vers Visage-de-Lune, lui dit : « Ô blanche et aimable esclave, ô Visage-de-Lune, fais-nous entendre quelques accords délicats de ta ravissante voix ! » Et Visage-de-Lune, l’esclave blanche, prit un luth, en harmonisa les sons et y exécuta quelques préludes bas qui firent danser les pierres et se lever les bras ! Puis elle s’accompagna, en chantant ces vers qu’elle improvisa :

« L’ami que j’ai, qu’il soit loin ou qu’il soit près, a pour toujours empreint son image sur mes yeux, et gravé à jamais son nom sur mes membres fidèles.

« Pour dorloter son souvenir je deviens entièrement un cœur, et pour le contempler je deviens entièrement un œil !

« Le censeur qui me blâme sans cesse, m’a dit : « Vas-tu oublier enfin cet amour enflammé ? » Je lui dis : « Ô censeur sévère, laisse-moi et va-t’en ! Ne vois-tu comme tu te leurres en me demandant l’impossible ? »

En entendant ces vers, le maître de Visage-de-Lune fut ému de plaisir, et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Il la remplit alors une seconde fois et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave brune et lui dit : « Ô Flamme-du-Brasier, ô remède des âmes, tâche, sans m’embraser toutefois, de me faire entendre les accents de ta voix, en chantant quelques vers de ton choix ! » Et Flamme-du-Brasier prit le luth et l’accorda sur une autre clef ; puis elle préluda par un jeu qui fit danser les pierres et les cœurs, et tout de suite après elle chanta :

« Je le jure par ce cher visage, je t’aime et n’aimerai que toi jusqu’à la mort ; et jamais je ne trahirai ton amour !

« Ô brillant visage que la beauté enveloppe de ses voiles, tu enseignes aux êtres les plus beaux ce que peut être une chose belle !

« Par ta gentillesse tu as fait la conquête de tous les cœurs, car tu es bien l’œuvre pure sortie des doigts du Créateur ! »

En entendant ces vers, le maître de Flamme-du-Brasier fut ému de plaisir, et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Il la remplit alors une seconde fois et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave à l’embonpoint considérable, et lui dit : « Pleine-Lune, ô lourde à la surface mais au sang si sympathique et si léger, veux-tu nous chanter un air sur de beaux vers clairs comme ta chair ! » Et l’adolescente grasse prit le luth et l’accorda et préluda de façon à faire vibrer les âmes et les roches les plus dures, et, après quelques agréables murmures, elle chanta d’une voix pure :

« Si je pouvais réussir à te plaire, ô toi, objet de mon désir, je braverais tout l’univers et sa colère, avec ton seul sourire comme salaire.

« Si vers mon âme qui soupire tu t’avançais de ta fière démarche balancée, les rois de la terre entière disparaîtraient que je ne m’en apercevrais !

« Si tu agréais l’humilité de mon amour, mon bonheur serait de passer à tes pieds tous mes jours, ô toi vers qui convergent les attributs de la beauté et ses atours ! »

En entendant ces vers, le maître de la grasse Pleine-Lune fut ému de plaisir, et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Alors il la remplit de nouveau et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave mince et lui dit : « Ô svelte Houria-du-Paradis, à ton tour maintenant de nous procurer l’extase des beaux chants ! » Et la svelte adolescente s’inclina sur le luth, comme une mère sur son enfant, et chanta les vers suivants :

« Pour toi mon ardeur est extrême, et ton indifférence l’égale. Où est la loi qui conseille des sentiments si opposés ?

« Est-il un juge suprême des cas d’amour, afin d’y avoir recours ? Il rendrait les parties égales en donnant l’excès de mon ardeur au bien-aimé, et en me donnant l’excès de son indifférence ! »

En entendant ces vers, le maître de la mince et svelte Houria-du-Paradis fut ému de plaisir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Après quoi, il la remplit de nouveau et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave blonde et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

… il se tourna vers l’esclave blonde et lui dit : « Ô Soleil-du-Jour, ô corps d’ambre et d’or, veux-tu, sur un délicat motif d’amour, nous broder quelques vers encore ? » Et la blonde adolescente inclina sa tête d’or sur l’instrument sonore, ferma à demi ses yeux clairs comme l’aurore, préluda par quelques mélodieux accords qui firent vibrer sans effort les âmes et les corps, au dedans comme au dehors, et, après avoir incité les transports par un début pas trop fort, elle donna à sa voix, trésor des trésors, le plein de son essor, et chanta pour lors :

« L’ami que j’ai, lorsque devant lui je parais,

« Il me contemple et darde sur mon cœur

« Le glaive tranchant de ses regards.

« Je dis à mon pauvre cœur transpercé : « Pourquoi ne veux-tu pas guérir de tes blessures ?

« Pourquoi ne te tiens-tu pas sur tes gardes envers lui ? »

« Mais mon cœur ne me répond pas, et toujours cède au penchant qui l’entraîne sous ses pas ! »

En entendant ces vers, le maître de la blonde esclave Soleil-du-Jour fut ému de plaisir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but. Après quoi, il la remplit de nouveau et, la tenant à la main, il se tourna vers l’esclave noire et lui dit : « Ô Prunelle-de-l’Œil, ô noire à la surface et si blanche au dedans, toi dont le corps porte la couleur de deuil et dont le visage de bon accueil cause le bonheur de notre seuil, cueille-nous quelques vers qui soient des merveilles aussi vermeilles que le soleil ! »

Alors, la noire Prunelle-de-l’Œil prit le luth et y joua des variantes de vingt manières différentes. Après quoi, elle reprit le premier air et chanta ce chant qu’elle chantait d’ordinaire, et qu’elle avait composé sur le mode impair :

« Mes yeux, laissez couler abondamment vos larmes

« Sur le meurtre de mon cœur par le feu de mon amour.

« Tout ce feu dont je brûle, toute cette passion qui me consume,

« Je les dois à l’ami cruel qui me fait languir,

« Au cruel qui fait la joie de mes rivales.

« Mes censeurs me blâment, et m’encouragent à renoncer aux roses de ses joues en fleur !

« Mais que faire d’un cœur sensible aux fleurs et aux roses ?…

« Maintenant, voici la coupe de vin qui circule là-bas,

« Et les sons de la guitare invitent au plaisir nos âmes, et nos corps à la volupté…

« Moi, je n’aime que son haleine ! —

« Mes joues hélas ! sont flétries par les feux de mes désirs. Mais que m’importe ! Les roses du Paradis — ses joues — les voici !

« Que m’importe, puisque je l’adore ! Si, toutefois, mon crime n’est pas trop grand d’aimer la créature ! »

En entendant ces vers, le maître de Prunelle-de-l’Œil fut ému de plaisir et, après avoir mouillé ses lèvres à la coupe, il l’offrit à l’adolescente qui la but.

Après quoi, toutes les six se levèrent à la fois et embrassèrent la terre entre les mains de leur maître, et le prièrent de leur faire connaître celle dont il avait été le plus charmé et dont les vers et la voix étaient le plus plaisants. Et Ali El-Yamani fut à la limite de la perplexité, et se mit à longtemps les regarder et à admirer leurs charmes et leurs mérites avec des regards indécis ; et il trouvait, en son âme, que leurs formes et leurs couleurs étaient également admirables. Il finit enfin par se décidera parler et dit :

« Louanges à Allah le Distributeur des grâces et de la beauté, qui m’a donné en vous autres, les six, des femmes merveilleuses douées de toutes les perfections ! Eh bien, voici ! Je vous déclare que je vous préfère toutes également, et que je ne puis prendre sur ma conscience d’accorder à l’une d’entre vous la préexcellence. Venez donc, mes agneaux, m’embrasser toutes à la fois ! »

À ces paroles de leur maître, les six adolescentes se précipitèrent dans ses bras, et le caressèrent mille fois, et lui également, pendant une heure de temps. Après quoi, il les fit se ranger en cercle devant lui et leur dit : « Je n’ai point voulu moi-même commettre l’injustice de fixer spécialement mon choix sur l’une de vous, en lui accordant la préférence sur ses compagnes. Mais ce que je n’ai point fait, vous pouvez le faire vous-mêmes. Toutes, en effet, vous êtes également versées dans la lecture du Korân et dans les belles-lettres ; vous avez lu les annales des anciens et l’histoire de nos pères musulmans ; vous êtes enfin douées d’éloquence et d’une diction merveilleuse. Je veux donc que chacune de vous se donne les louanges qu’elle croit mériter, qu’elle fasse remarquer ses avantages et ses qualités, et qu’elle rabaisse les charmes de sa rivale. Ainsi, que la lutte s’engage, par exemple, entre deux rivales de couleurs ou de formes différentes, entre la blanche et la noire, la maigre et la grasse, la blonde et la brune ; mais dans cette lutte vous ne devez pas vous battre autrement qu’avec les belles paroles, les belles maximes, les citations des sages et des savants, l’autorité des poètes et l’appui du Korân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

« … l’autorité des poètes et l’appui du Korân ! » Et les six adolescentes répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se disposèrent à la lutte charmante.

La première qui se leva fut la blanche esclave Visage-de-Lune, qui fit signe à la noire Prunelle-de-l’Œil de venir se tenir vis à vis d’elle. Et aussitôt elle dit :

« Ô noire, il est rapporté dans les livres des savants que la Blancheur parla ainsi : « Je suis une lumière éclatante ! Je suis une lune qui se lève à l’horizon ! Ma couleur est claire et évidente ! Mon front brille de l’éclat de l’argent. Et ma beauté a inspiré le poète qui a dit :

«  Blanche, aux joues lisses et douces et polies, elle est une perle de beauté soigneusement gardée.

« Elle est droite comme la lettre aleph ; la lettre mim, c’est sa bouche ; ses sourcils sont deux nouns renversés ; et ses regards sont des flèches lancées par l’arc redoutable de ses sourcils.

« Mais si tu veux savoir ses joues et sa taille, je te dirai : Ses joues — des feuilles de rose, des fleurs de myrte et des narcisses. Sa taille — un tendre rameau flexible qui gracieux se balance dans le jardin, et pour lequel on donnerait le jardin entier et ses parterres ! »

« Mais, ô noire, je continue !

« Ma couleur est la couleur du jour. Elle est aussi la couleur de la fleur d’oranger et de l’étoile perlée du matin.

« Sache qu’Allah Très-Haut, dans le Livre vénéré, dit à Moussa (sur lui la prière et la paix !) qui avait la main couverte de lèpre : « Fais entrer ta main dans ta poche ; et quand tu l’en retireras tu la trouveras blanche, c’est-à-dire pure et intacte ! »

« Il est également écrit dans le Livre de notre foi : « Ceux qui ont su garder leur visage blanc, c’est-à-dire indemne de toute souillure, seront du nombre des élus dans la miséricorde d’Allah ! »

« Ma couleur est donc la reine des couleurs, et ma beauté, c’est ma perfection, et ma perfection, c’est ma beauté.

« Les beaux vêtements et les belles parures siéent toujours à ma couleur, et font mieux ressortir mon éclat qui subjugue les âmes et les cœurs.

« Ignores-tu que la neige qui tombe du ciel est toujours blanche ?

« Ignores-tu que les Croyants ont choisi de préférence la mousseline blanche comme toile pour leur turban ?

« Que de choses admirables n’aurais-je pas encore à dire sur ma couleur ! Mais je ne veux pas m’étendre davantage sur mes mérites, car la vérité est évidente par elle-même, comme la lumière frappe les regards. Et puis je veux tout de suite commencer ta critique, ô noire, couleur de l’encre et du fumier, limaille du forgeron, visage du corbeau, le plus néfaste des oiseaux !

« Et d’abord rappelle-toi les vers du poète qui parlait de la blanche et de la noire :

« Ne sais-tu que la valeur d’une perle tient à sa blancheur, et qu’un sac de charbon s’achète pour un drachme à peine ?

« Ne sais-tu que les visages blancs sont de bon augure et qu’ils portent le signe du paradis, mais que les visages noirs ne sont que de la poix et du goudron destinés à entretenir le feu de l’enfer ? »

« Apprends aussi que les annales des hommes justes rapportent que le saint homme Nouh s’endormit un jour, alors que ses deux fils Sâm et Hâm étaient à ses côtés. Et voici que s’éleva une brise qui vint soulever sa robe et mettre à nu ses membres cachés. À cette vue, Hâm se mit à rire et, fort amusé du spectacle, car Nouh, second père des hommes, était fort riche en rigides somptuosités, ne voulut pas recouvrir la nudité de son père. Alors Sâm se leva gravement et se hâta de cacher le tout en ramenant la robe. Sur ces entrefaites, le vénérable Nouh se réveilla et, voyant rire Hâm, il le maudit ; et, voyant la mine grave de Sâm, il le bénit. Et à l’instant la figure de Sâm devint blanche, et celle de Hâm devint noire. Et, dès lors, Sâm fut la souche d’où naquirent les prophètes, les pasteurs des peuples, les sages et les rois ; et Hâm, qui s’était enfui de la présence de son père, fut le tronc d’où naquirent les nègres, les soudaniens ! Et tu sais bien, ô noire, que tous les savants, et tous les hommes en général, sont d’accord sur cette opinion, à savoir : qu’il ne peut y avoir un sage dans l’espèce nègre et dans les pays noirs ! »

À ces paroles de l’esclave blanche, son maître lui dit : « Tu peux maintenant t’arrêter ! Au tour de la noire ! » Alors Prunelle-de-l’Œil, qui s’était tenue immobile, regarda Visage-de-Lune, et lui dit :

« Ne connais-tu pas, ô blanche ignorante, le passage du Korân où Allah Très-Haut a juré par la nuit ténébreuse et le jour éclatant ? Or, Allah Très-Haut, dans ce serment, a commencé par nommer d’abord la nuit, et ensuite le jour. Il ne l’aurait pas fait, s’il ne préférait la nuit au jour.

« Et puis ! La couleur noire des poils et des cheveux n’est-elle pas le signe et l’ornement de la jeunesse, comme la couleur blanche est l’indice de la vieillesse et de la fin des jouissances de la vie ? Et si la couleur noire n’était pas la plus estimée des couleurs…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

« … Et si la couleur noire n’était pas la plus estimée des couleurs, Allah ne l’eût pas rendue tellement chère au noyau des yeux et du cœur. Aussi, qu’elles sont vraies ces paroles du poète :

« Si j’aime tant un corps d’ébène, c’est qu’il est jeune et contient un cœur chaud et des prunelles de feu.

« Quant à ce qui est blanc, ô l’horreur extrême ! Si des fois je suis forcé d’avaler un blanc d’œuf, ou de me consoler, à défaut de mieux, d’une chair couleur de blanc d’œuf, c’est fort rare !

« Mais jamais vous ne me verrez éprouver un amour extrême pour un linceul blanc, ou me plaire à des cheveux de même couleur. »

« Et un autre poète a dit :

« Si je deviens fou de l’excès de mon amour pour cette femme noire au corps lustré, ne vous étonnez pas, ô mes amis,

« Car toute folie, nous apprennent les médecins, est toujours précédée par des idées noires ! »

« Un autre a dit également :

« Je n’aime point ces femmes blanches dont on croirait la peau recouverte de farine dartreuse !

« L’amie que j’aime est une noire dont la couleur est celle de la nuit et le visage celui de la lune : couleur et visage inséparables, car si la nuit n’existait pas il n’y aurait pas de clarté de lune ! »

« Et puis ! Quand se font-elles, les réunions intimes des amis, si ce n’est la nuit ? Et quelle gratitude ne doivent-ils point, les amoureux, aux ténèbres de la nuit qui favorisent leurs ébats, les préservent des indiscrets et les abritent contre les blâmes. Mais, par contre, quels sentiments de répulsion n’ont-ils point contre le jour indiscret qui les dérange et les compromet ? Cette seule différence devrait te suffire, ô blanche ! Mais écoute encore ce que dit le poète :

« Je n’aime point ce garçon lourd dont la couleur blanche est due à la graisse dont il est bouffi ; mais j’aime ce jeune noir, svelte et mince, aux chairs fermes.

« Car de ma nature j’ai toujours préféré comme monture, pour la joute des lances, un jeune étalon aux fins jarrets, et j’ai laissé les autres monter les éléphants ! »

« Et un autre a dit :

« L’ami est venu me voir cette nuit, et nous nous couchâmes côte à côte avec délices. Le matin nous surprit accolés encore !

« Si j’ai un vœu à formuler au Seigneur, c’est de faire de tous mes jours des nuits pour que jamais ne me quitte l’ami ! »

« Si donc, ô blanche, je devais continuer à t’énumérer les mérites et les louanges de la couleur noire, j’irais contre ce dicton : « Des mots nets et courts valent mieux qu’un long discours ! » Seulement je dois encore te dire que tes mérites à côté des miens font une bien piètre mine. Tu es blanche, en effet, comme la lèpre est blanche et fétide et suffocante ! Et si tu te compares à la neige, oublies-tu donc que dans l’enfer il n’y a pas seulement du feu, mais que, dans certains endroits, la neige produit un froid terrible qui torture les réprouvés plus que la brûlure des flammes ? Et si tu me compares à l’encre, oublies-tu que c’est avec l’encre noire qu’est écrit le Livre d’Allah, et que noir est le musc précieux dont les rois se font des présents ? Enfin je te conseille, pour ton bien, de te rappeler ces vers du poète :

« N’as-tu point remarqué que le musc ne serait plus le musc s’il n’était si noir, et que le plâtre n’est si méprisable que parce qu’il est blanc ?

« Et le noir de l’œil, quel prix n’y attache-t-on pas, alors qu’on s’inquiète si peu du blanc ! »

À ces paroles de Prunelle-de-l’Œil, son maître, Ali El-Yamani, lui dit : « Certes, ô noire, et toi esclave blanche, vous avez toutes deux excellemment parlé. Au tour maintenant de deux autres ! »

Alors la grosse et la mince se levèrent, tandis que la blanche et la noire regagnaient leur place. Et elles se tinrent debout en face l’une de l’autre, et la grosse Pleine-Lune se disposa à parler la première.

Mais auparavant elle commença par se déshabiller, en mettant à découvert ses poignets, ses chevilles, ses bras et ses cuisses, et elle finit par se mettre presque complètement nue, de façon à bien faire valoir l’opulence de son ventre aux magnifiques plis superposés, et la rondeur de son nombril ombreux, et la richesse de sa croupe considérable. Et elle ne garda sur elle que sa chemise fine dont le tissu léger et transparent, sans cacher ses formes arrondies, les voilait agréablement. Et alors seulement, après quelques frissonnements, elle se tourna vers sa rivale, la mince Houria-du-Paradis, et lui dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

… Et alors seulement la grasse Pleine-Lune, après quelques frissonnements, se tourna vers sa rivale la mince Houria-du-Paradis, et lui dit :

« Louanges à Allah qui m’a créée avec de l’embonpoint, qui a mis des coussins dans tous mes coins et mes recoins, qui a pris soin de me farcir la peau avec de la graisse qui sent le benjoin de près et de loin, et qui, néanmoins, n’a point refusé de me donner, comme appoint, assez de muscles pour, en cas de besoin, appliquer à mon ennemi un coup de poing qui en fasse une marmelade de coings.

« Or, ô maigre, sache que les sages ont dit : « La joie de la vie et la volupté consistent en trois choses : manger de la chair, monter sur de la chair, et faire entrer la chair dans la chair ! »

« Qui pourrait, sans frémir de plaisir, contempler mes formes plantureuses ? Allah lui-même, dans le Livre, fait l’éloge de la graisse quand il commande d’immoler dans les sacrifices des moutons gras ou des agneaux gras ou des veaux gras.

« Mon corps est un verger dont les fruits sont : les grenades, mes seins ; les pêches, mes joues ; les pastèques, mes fesses.

« Quel est le volatile qui fut le plus regretté dans le désert par les Bani-Israïl en fuite hors d’Égypte ? N’est-ce point la caille à la chair juteuse et grasse ?

« A-t-on jamais vu quelqu’un s’arrêter chez le boucher pour lui demander de la chair étique ? Et le boucher ne donne-t-il pas à ses meilleurs clients les morceaux les plus charnus ?

« Écoute, d’ailleurs, ô maigre, ce que le poète dit au sujet de la femme grasse comme je le suis :

« Regarde-la marcher quand elle remue des deux côtés deux outres balancées, lourdes et redoutables dans leur lasciveté !

« Regarde-la quand elle s’assied, comme elle laisse à l’endroit quitté, en souvenir de son passage, ses fesses imprimées !

« Regarde-la danser quand d’un coup de hanche elle fait se pâmer nos âmes, et tomber nos cœurs à ses pieds ! »

« Quant à toi, ô maigre, à quoi peux-tu bien ressembler sinon à quelque moineau déplumé ; et tes jambes sont-elles faites autrement que les pattes du corbeau ; et tes cuisses ne ressemblent-elles pas au bâton du four ; et ton corps enfin n’est-il point sec et dur comme le poteau du pendu ? Et c’est bien de toi, femme décharnée, qu’il s’agit dans ces vers du poète :

« Qu’Allah me préserve d’être jamais forcé d’accoler cette femme maigre, et de servir de frottoir dans son passage obstrué de cailloux.

« Elle a dans chaque membre une corne qui se heurte et se bat avec mes os, tant que je me réveille avec la peau bleuie et fendillée ! »

Lorsque Ali El-Yamani eut entendu ces paroles de la grasse Pleine-Lune, il lui dit : « Tu peux maintenant t’arrêter ! Au tour de Houria-du-Paradis ! »

Alors la mince et svelte adolescente regarda la grasse Pleine-Lune en souriant et lui dit :

« Louanges à Allah qui m’a créée en me donnant la forme du flexible rameau du peuplier, la souplesse de la tige du cyprès et le balancement du lis !

« Lorsque je me lève, je suis légère ; lorsque je m’assieds, je suis gentille ; lorsque je plaisante, je suis charmante. Mon haleine est douce et parfumée, car mon âme est simple et pure de tout contact épaississant.

« Je n’ai jamais, ô grasse, entendu un amant louer sa bien-aimée en disant : « Elle est énorme comme l’éléphant ; elle est charnue comme une montagne est haute ! »

« Par contre, j’ai toujours entendu l’amant, pour dépeindre sa bien-aimée, dire : « Sa taille est mince et souple et élégante. Sa démarche est si légère que ses pas s’impriment à peine sur le sol ! Peu de chose suffit à la nourrir, et quelques gouttes d’eau apaisent sa soif. Ses jeux et ses caresses sont discrets, et ses embrassements pleins de volupté. Elle est plus agile que le moineau, et plus vive que l’étourneau ! Elle est flexible comme la tige du bambou ! Son sourire est gracieux et gracieuses sont ses manières. Si je l’attire à moi, c’est sans faire d’effort. Et quand elle se penche sur moi, elle s’incline délicatement ; et si elle s’assied sur mes genoux, elle ne tombe pas lourdement, mais elle se pose comme une plume d’oiseau ! »

« Sache donc, ô grasse, que c’est moi la svelte, la fine, pour qui brûlent tous les cœurs. C’est moi qui inspire les passions les plus violentes et qui rend fous les hommes les plus sensés !

» C’est moi enfin qu’on compare à la vigne grimpante autour du palmier, qui s’enlace à la tige avec tant de nonchalance. C’est moi, la gazelle svelte aux beaux yeux humides et languissants. Et mon nom de Houria n’est point usurpé !

« Quant à toi, ô grasse, laisse-moi maintenant te dire tes vérités…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

« … Quant à toi, ô grasse, laisse-moi maintenant te dire tes vérités.

« Ô monceau de graisse et de chair, quand tu marches, c’est comme le canard ; quand tu manges, c’est comme l’éléphant. Dans la copulation tu es insatiable, et dans le repos tu es intraitable.

« D’ailleurs, quel est l’homme au membre assez long pour arriver à ta cavité cachée par les montagnes de ton ventre et de tes cuisses ?

« Et si cet homme se rencontre et qu’il puisse te pénétrer, il est aussitôt repoussé d’un coup de ton ventre gonflé !

« Tu n’as guère l’air de te douter que, grasse comme tu es, tu n’es bonne que comme viande de boucherie !

« Ton âme est aussi grossière que ton corps. Ta plaisanterie est si pesante qu’elle suffoque. Tes jeux sont si lourds qu’ils tuent. Et ton rire si épouvantable qu’il fracasse les os de l’oreille.

« Si ton amant soupire dans tes bras, tu peux à peine respirer ; s’il t’embrasse, tu es moite et gluante de sueur.

« Lorsque tu dors, tu es ronflante ; lorsque tu veilles, tu souffles comme un buffle ; tu peux à peine changer de place ; et lorsque tu reposes, tu es un fardeau pour toi-même. Ta vie se passe à mouvoir tes mâchoires, comme la vache, et à régurgiter comme le chameau.

« Si tu pisses, tu mouilles tes robes ; si tu jouis, tu inondes les matelas ; si tu vas à la selle, tu t’y plonges jusqu’au cou ; et si tu vas au bain, tu ne peux atteindre ta vulve, qui reste macérée dans son jus et embrouillée dans ses poils jamais épilés !

« Si l’on te regarde par devant, tu es comme l’éléphant ; si l’on te regarde de côté, tu es comme le chameau ; et si l’on te regarde par derrière tu es comme une outre gonflée.

« Enfin c’est de toi certainement que le poète a dit :

« Elle est lourde comme une vessie gonflée d’urine ; ses cuisses sont deux contreforts de montagne, et sa démarche ébranle le sol comme un tremblement.

« Mais si elle vient à lâcher un pet en Occident, l’Orient entier en retentit ! »

À ces paroles de Houria-du-Paradis, Ali El-Yamani, son maître, lui dit : « En vérité, ô Houria, ton éloquence est notoire ! Et toi, Pleine-Lune, ton langage est admirable. Mais maintenant il est temps de regagner vos places afin de laisser parler la blonde et la brune ! »

Alors Soleil-du-Jour et Flamme-du-Brasier se levèrent et vinrent se tenir en face l’une de l’autre. Et, la première, l’adolescente blonde dit à sa rivale :

« C’est moi la blonde décrite longuement dans le Korân ! C’est moi qu’Allah a qualifiée quand il a dit : « Le jaune est la couleur qui réjouit les regards ! » Je suis ainsi la plus belle des couleurs !

« Ma couleur est une merveille, ma beauté est une limite, et mon charme est une fin. Car ma couleur donne à l’or sa valeur, et au soleil et aux astres leur beauté.

« C’est elle qui embellit les pommes et les pêches, et donne sa teinte au safran. Je donne leurs tons aux pierres précieuses, et aux blés leur maturité !

« Les automnes me doivent l’or de leur parure, et la terre n’est si belle de son tapis de feuilles qu’à cause de la teinte qui fige sur elle les rayons du soleil.

« Mais toi, ô brune, quand ta couleur se trouve dans un objet, elle suffit pour le déprécier. Rien n’est plus commun ou plus laid que cela ! Regarde les buffles, les ânes, les loups et les chiens : ils sont bruns !

« Nomme-moi un seul mets dans lequel on voie de bon œil ta couleur ! Ni les fleurs, ni les pierreries n’ont jamais été brunes ; seul le cuivre sale a ta couleur.

« Tu n’es point blanche, et tu n’es point noire. Aussi on ne peut t’attribuer aucun des mérites de ces deux couleurs ni aucune des paroles qu’on dit à leur louange ! »

À ces paroles de la blonde, son maître lui dit : « Laisse maintenant parler Flamme-du-Brasier ! »

Alors la brune adolescente fit briller dans un sourire le double collier de ses dents — des perles — et, comme elle avait, outre sa couleur de miel, des formes gracieuses, une taille merveilleuse, des proportions harmonieuses, des manières élégantes et des cheveux de charbon qui retombaient en lourdes nattes jusqu’à sa croupe qui était admirable, elle commença d’abord par mettre en valeur ses charmes, dans un moment de silence, puis elle dit à sa rivale la blonde :

« Louanges à Allah qui ne m’a faite ni grasse difforme, ni maigre maladive, ni blanche comme le plâtre, ni jaune comme les coliques, ni noire comme la poudre de charbon, mais qui a réuni en moi, avec un art admirable, les couleurs les plus délicates et les formes les plus attrayantes.

« Tous les poètes d’ailleurs ont chanté à l’envi mes louanges dans tous les langages, et je suis la préférée de tous les âges et de tous les sages.

« Mais, sans moi-même faire mon éloge, qui n’est plus à faire, voici quelques-uns seulement des poèmes ouvragés en mon honneur.

« Un poète a dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA TROIS CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

»… voici quelques-uns seulement des poèmes ouvragés en mon honneur.

« Un poète a dit :

« Les brunes ont en elles un sens caché. Si tu le devines, tes yeux ne daigneront jamais plus regarder les autres femmes.

« Elles savent, les enchanteresses, l’art subtil dans tous ses détours, et l’enseigneraient même à l’ange Harout. »

« Un autre a dit :

« J’aime une brune charmante dont la couleur m’enchante, et dont la taille est droite comme la lance.

« La soyeuse petite tache noire, tant caressée, tant baisée, qui orne son cou, tant de fois m’a ravi !

« Par la couleur de sa peau lisse, par le parfum délicat qui s’en exhale, elle ressemble à la tige odorante de l’aloès.

« Et quand la nuit étend les voiles des ombres, elle vient me voir, la brune. Et je la retiens auprès de moi, jusqu’à ce que les ombres elles-mêmes deviennent de la couleur de nos songes ! »

« Mais toi, ô jaune, tu es fanée comme les feuilles de la mouloukhia[1] de mauvaise qualité que l’on cueille à Bab El-Louk, et qui est fibreuse et dure.

« Tu as la couleur de la marmite en terre cuite qui sert au marchand de têtes de mouton.

« Tu as la teinte de l’ocre et de l’orpiment dont on se sert au hammam pour s’épiler, et du chiendent.

« Tu as un visage de cuivre jaune, semblable aux fruits de l’arbre Zakoum qui, dans l’enfer, porte comme fruits des crânes diaboliques.

« Et c’est de toi que le poète a dit :

« Le sort m’a doté d’une femme à la couleur jaune si criarde qu’elle me fait mal à la tête, et que mon cœur et mes yeux tressautent de malaise.

« Si mon âme ne veut pas renoncer pour toujours à la voir, pour me punir je me donnerai de grands coups au visage, de façon à m’arracher les molaires ! »

Lorsque Ali El-Yamani eut entendu ces paroles, il se trémoussa de plaisir, et se mit à rire tellement qu’il tomba à la renverse, après quoi il dit aux deux adolescentes de s’asseoir à leur place ; et, pour leur prouver à toutes la joie qu’il avait eue de les entendre, il leur fit des dons égaux, en belles robes et en pierreries terrestres et marines !


Et telle est, ô émir des Croyants, continua Môhammad El-Bassri en s’adressant au khalifat El-Mâmoun, l’histoire de ces six adolescentes qui maintenant continuent à vivre en bons termes entre elles, dans la demeure de leur maître Ali El-Yamani, à Baghdad, notre ville ! »


Le khalifat fut charmé à l’extrême de cette histoire et demanda : « Mais, ô Môhammad, sais-tu au moins où est la maison du maître de ces adolescentes ? Et pourrais-tu aller lui demander s’il veut les vendre ? S’il veut les vendre, achète-les moi et me les amène ! » Môhammad répondit : « Ce que je puis te dire, ô émir des Croyants, c’est que je suis sûr que le maître de ces esclaves ne voudra pas s’en séparer, vu qu’il en est amoureux à l’extrême ! » El-Mâmoun dit : « Prends avec toi, pour prix de chacune d’elles, dix mille dinars : ce qui fait en tout soixante mille dinars. Tu les remettras de ma part à cet Ali El-Yamani, et tu lui diras que je désire ses six esclaves ! »

À ces paroles du khalifat, Môhammad El-Bassri se hâta de prendre la somme en question, et alla trouver le maître des esclaves, à qui il fit part du désir de l’émir des Croyants. Ali El-Yamani, dans son premier mouvement, n’osa pas se refuser à la demande du khalifat, et, ayant touché les soixante mille dinars, il remit les six esclaves à Môhammad El-Bassri qui les conduisit aussitôt entre les mains d’El-Mâmoun.

Le khalifat, à leur vue, fut à la limite de l’enchantement, tant de la variété de leur couleur, que de leurs manières élégantes, de leur esprit cultivé et de leurs divers agréments. Et il leur donna à chacune, dans son harem, une place de choix, et, durant plusieurs jours, il put jouir de leurs perfections et de leur beauté.

Sur ces entrefaites, le premier maître des six, Ali El-Yamani, sentit peser sur lui la solitude, et se mit à regretter le mouvement qui l’avait fait céder au désir du khalifat. Puis, un jour, à bout de patience, il envoya au khalifat une lettre pleine de désespoir, et où, entre autres choses tristes, il y avait les vers suivants :

« Que mon salut désespéré aille aux belles dont mon âme est séparée. Elles sont mes yeux, mes oreilles, ma nourriture, ma boisson, mon jardin et ma vie.

« Depuis que j’en suis éloigné, rien ne vient distraire ma douleur, et le sommeil lui-même a fui mes paupières !

« Que ne les ai-je, plus jaloux que je ne l’ai été, enfermées toutes les six dans mes yeux, et sur elles que n’ai-je abaissé mes paupières comme rideaux !

« Ô douleur ! ô douleur ! J’eusse préféré n’être point né, que de tomber blessé par des flèches — leurs regards — meurtrières, retirées de la blessure ! »

Lorsque le khalifat El-Mâmoun eut parcouru cette lettre, comme il avait une âme magnanime, il fit appeler en toute hâte les six adolescentes, leur donna à chacune dix mille dinars, et des robes merveilleuses, et d’autres cadeaux admirables, et les fit aussitôt rendre à leur ancien maître.

Lorsque Ali El-Yamani les vit arriver, plus belles qu’elles ne l’avaient jamais été, et plus riches et plus heureuses, il fut à la limite de la joie, et continua à vivre avec elles dans les délices et les plaisirs, jusqu’au jour de la séparation dernière !


— Mais, continua Schahrazade, ne crois point, ô Roi fortuné, que toutes les histoires que tu as entendues jusqu’à présent puissent valoir, de près ou de loin, l’Histoire prodigieuse de la ville d’Airain, que je me réserve de te raconter, la nuit prochaine, si tel est toutefois ton désir !

Et la petite Doniazade s’écria : « Ô ! que tu serais gentille, Schahrazade, de nous en dire, en attendant, les premiers mots seulement ! »

Alors elle sourit et dit :

On raconte qu’il y avait un roi — Allah seul est roi ! — dans la ville de…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

  1. Mouloukhia : plante de la famille des liliacées, le corchorus trilocularis, dont on fait une soupe verte, mets fort estimé en Égypte.