Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/La suite et la fin de l’histoire des enfants

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Mais pour ce qui est du siège de Constantinia, il y avait déjà quatre ans qu’il traînait en longueur, sans résultat décisif ; et les soldats et les chefs commençaient à souffrir vivement d’être loin de leurs parents et de leurs amis ; et la rébellion était imminente.

Aussi le roi Daoul’makân fut prompt à prendre ses résolutions, et il appela les trois grands chefs Bahramân, Rustem et Turkash, et en présence du vizir Dandân, leur dit : « Vous êtes témoins de ce qui a lieu, et de la fatigue qui pèse sur nous tous par suite de ce siège de malheur, et des fléaux irrémédiables que la vieille Mère-des-Calamités a fait tomber sur nos têtes, ne serait-ce seulement que la mort de mon frère, l’héroïque Scharkân. Réfléchissez donc sur ce qui nous reste à faire, et répondez-moi comme il faut que vous répondiez ! » Alors les trois chefs de l’armée baissèrent la tête et réfléchirent longuement ; puis ils dirent : « Ô roi, le vizir Dandân est plus expérimenté que nous tous, et il a vieilli dans la sagesse ! » Et le roi Daoul’makân se tourna vers le vizir Dandân et lui dit : « Nous sommes tous ici dans l’attente de tes paroles ! »

Alors le vizir Dandân s’avança entre les mains du roi et dit : « Sache, ô roi du temps, qu’il nous est, en effet, désormais nuisible de demeurer plus longtemps sous les murs de Constantinia. D’abord tu dois toi-même, ô roi, être pris du désir de revoir ton jeune fils Kanmakân et aussi ta nièce Force-du-Destin, fille de notre défunt prince Scharkân, laquelle est à Damas, dans le palais, avec les femmes. Et puis tous ici nous sentons vivement la douleur d’être si loin de notre pays et de nos maisons. Mon idée est donc que nous retournions à Baghdad, quitte à revenir ici, plus tard, pour ne laisser de cette ville mécréante que juste de quoi faire nicher les corbeaux et les vautours ! » Et le roi dit : « En vérité, ô mon vizir, tu as répondu selon mes vues ! » Et aussitôt il fit annoncer à tout le camp, par les crieurs publics, que dans trois jours devait avoir lieu le départ.

Et, en effet, le troisième jour, bannières au vent et trompettes sonnantes, l’armée leva le campement et reprit le chemin de Baghdad. Et après des jours et des nuits elle arriva dans la Ville-de-Paix, où elle fut reçue avec de grands transports de joie par tous les habitants.

Mais pour ce qui est du roi Daoul’makân, la première chose qu’il fit fut d’aller voir et d’embrasser son fils Kanmakân qui venait d’atteindre sa septième année d’âge ; et la seconde chose qu’il fit fut d’appeler à lui son ancien ami, le vieux chauffeur du hammam. Et lorsqu’il le vit, il se leva du trône en son honneur, et l’embrassa et le fit s’asseoir à ses côtés, et le loua énormément devant tous ses émirs et tous les assistants. Or, pendant tout cet espace de temps, le chauffeur du hammam était devenu méconnaissable, à force de manger, de boire et de se reposer ; il avait grossi à la limite de l’embonpoint ; son cou était devenu comme le cou d’un éléphant, son ventre comme le ventre d’une baleine, et sa figure aussi luisante qu’un pain arrondi sortant du four.

Donc il avait commencé par se défendre d’accepter l’invitation que lui faisait le roi de s’asseoir à côté de lui, et lui avait dit : « Ô mon maître, qu’Allah me préserve de commettre pareil abus ! Il y a longtemps qu’ils sont passés, les jours où il m’était permis d’oser m’asseoir en ta présence ! » Mais le roi Daoul’makân lui avait dit : « Ces jours ne peuvent maintenant, pour toi, que recommencer, ô mon père ! Car c’est toi qui m’as sauvé la vie ! » Et il avait obligé le chauffeur à s’asseoir avec lui sur la grand lit du trône.

Alors le roi dit au chauffeur : « Je veux te voir me demander une faveur, car je suis prêt à t’accorder tout ce que tu désires, fût-ce même le partage de mon royaume ! Parle donc, et Allah t’écoutera ! » Alors le vieux chauffeur dit : « Je voudrais bien te demander quelque chose que je souhaite depuis longtemps, mais j’aurais si peur de paraître indiscret ! » Et le roi fut très affligé et dit : « Il faut absolument que tu m’en parles ! » Le chauffeur dit : « Tes ordres sont sur ma tête ! Voici : je souhaite, ô roi, avoir, de ta main, un brevet par lequel je sois nommé président général des chauffeurs de tous les hammams de la Ville-Sainte, ma ville ! » À ces paroles le roi et tous les assistants rirent extrêmement ; et le chauffeur crut que sa demande était exorbitante ; et il en fut à la limite de la désolation. Mais le roi lui dit : « Par Allah ! demande-moi autre chose ! » Et le vizir Dandân, également, s’approcha doucement du chauffeur et lui pinça la jambe et lui cligna de l’œil pour lui dire : « Demande donc autre chose ! » Et le chauffeur dit : « Alors, ô roi du temps, je souhaiterais fort être nommé cheikh principal de toute la corporation des balayeurs d’ordures, dans la Ville-Sainte, ma ville ! » À ces paroles le roi et les assistants furent pris d’un tel rire qu’ils lancèrent leurs jambes en l’air. Puis le roi dit au chauffeur : « Voyons, mon frère, il te faut absolument me demander quelque chose qui soit digne de toi et qui vaille vraiment la peine ! » Le chauffeur dit : « J’ai peur que tu ne puisses me l’accorder ! » Le roi dit : « Rien n’est impossible à Allah ! » Et le chauffeur dit : « Nomme-moi alors sultan de Damas, à la place du défunt prince Scharkân ! » Et le roi Daoul’makân répondit : « Sur mes yeux ! » Et à l’heure même il fit écrire la nomination du chauffeur comme sultan de Damas et lui donna, en tant que nouveau roi, le nom de Zablakân El-Moujahed. Puis il chargea le vizir Dandân d’accompagner le nouveau roi, avec un cortège magnifique, jusqu’à Damas, puis de revenir en ramenant de là-bas la fille du défunt prince Scharkân, Force-du-Destin. Et, avant le départ, il fit ses adieux au chauffeur et l’embrassa et lui recommanda d’être bon et juste envers ses nouveaux sujets ; puis il dit à tous les assistants : « Que tous ceux qui ont pour moi de l’affection et des égards, témoignent leur joie au sultan El-Zablakân par des cadeaux ! » Et aussitôt les présents affluèrent autour du nouveau roi que Daoul’makân revêtit lui-même de la robe royale ; et quand tous les préparatifs furent faits, le roi Daoul’makân lui donna, pour sa garde particulière, cinq mille jeunes mamalik et des porteurs chargés d’un palanquin royal rouge et or. Et c’est ainsi que le chauffeur du hammam, devenu le sultan El-Moujahed El-Zablakân, suivi de toute sa garde, du vizir Dandân, des émirs Rustem, Turkash et Bahramân, sortit de Baghdad et arriva à Damas, son royaume.

Or, le premier soin du nouveau roi fut de commander aussitôt un cortège splendide pour accompagner à Baghdad la jeune princesse de huit ans, Force-du-Destin, fille du défunt prince Scharkân ; et il mit à son service dix jeunes filles et dix jeunes nègres, et lui remit beaucoup de cadeaux et notamment de la pure essence de roses et des confitures d’abricots dans de grandes boîtes bien scellées contre l’humidité, sans oublier non plus les entrelacs délicieux, mais si fragiles qu’ils ne pourraient probablement arriver intacts jusqu’à Baghdad ; et il lui donna aussi vingt grands pots remplis de dattes cristallisées, liées par un sirop parfumé aux clous de girofle et vingt caisses de pâtisseries en feuilleté et vingt caisses de douceurs variées, commandées spécialement chez les meilleurs marchands de douceurs de Damas. Et le tout fit la charge de quarante chameaux, sans compter les grands ballots de soieries et d’étoffes d’or tissées par les plus habiles tisserands du pays de Scham, et les armes précieuses et les vases de cuivre et d’or repoussé et les broderies.

Puis, ces préparatifs étant terminés, le sultan El-Zablakân voulut également faire un riche cadeau en argent au vizir Dandân ; mais le vizir ne voulut point l’accepter, disant : « Ô roi, tu es encore nouveau dans ce royaume, et tu auras besoin de faire de cet argent meilleur usage qu’en me le donnant ! » Puis le convoi se mit en marche, par petites étapes ; et, au bout d’un mois, Allah leur écrivit la sécurité, et ils arrivèrent tous en bonne santé à Baghdad. Alors le roi Daoul’makân reçut la jeune Force-du-Destin avec des transports de joie et la remit aux mains de sa mère Nôzhatou et de l’époux de Nôzhatou, le grand-chambellan. Et il lui fit donner les mêmes maîtres qu’à Kanmakân ; et ces deux enfants devinrent ainsi inséparables et furent pris l’un pour l’autre d’une affection qui ne fit qu’augmenter avec l’âge. Et cet état de choses dura de la sorte l’espace de huit ans, pendant lesquels le roi Daoul’makân ne perdait pas de vue les armements et les préparatifs pour la guerre contre les Roum mécréants.

Mais, à la suite de toutes les fatigues et peines endurées pendent sa jeunesse perdue, le roi Daoul’makàn baissait tous les jours en forces et en santé. Et, son état ne faisant qu’empirer sensiblement, il fit appeler un jour le vizir Dandân et lui dit : « Ô mon vizir, je te fais venir pour te soumettre un projet que je désire réaliser. Réponds-moi donc en toute droiture ! » Le vizir dit : « Quoi donc, ô roi du temps ? » Il dit : « J’ai résolu d’abdiquer le pouvoir, de mon vivant, et de mettre à ma place, sur le trône, mon fils Kanmakân, et de me réjouir ainsi de le voir régner avec gloire, avant ma mort ! Qu’en penses-tu ? dis-le moi, ô mon vizir à l’âme saturée de sagesse ! »

À ces paroles, le vizir Dandân baisa la terre entre les mains du roi, et, la voix très émue, il lui dit : « Le projet que tu me soumets, ô roi fortuné, ô doué de prudence et d’équité, n’est point réalisable ni opportun, — pour deux motifs : le premier est que ton fils, le prince Kanmakân, est encore très jeune ; et le second est que c’est une chose certaine que le roi qui fait régner son fils de son vivant, a dès lors ses jours comptés sur le livre de l’ange ! » Mais le roi dit : « Pour ce qui est de ma vie, en vérité, je sens qu’elle est finie ; mais pour ce qui est de mon fils Kanmakân, puisqu’il est encore si jeune, je vais nommer comme son tuteur pour le règne le grand-chambellan, époux de ma sœur Nôzhatou ! »

Et aussitôt le roi fit assembler ses émirs, ses vizirs et tous les grands du royaume et nomma le grand-chambellan tuteur de son fils Kanmakân, et lui recommanda, comme recommandation suprême, de marier ensemble, à leur majorité, Force-du-Destin et Kanmakân. Et le grand-chambellan répondit : « Je suis l’accablé de tes bienfaits, et le plongé dans l’immensité de ta bonté ! « Alors le roi Daoul’makân se tourna vers son fils Kanmakân et lui dit, des larmes pleins les yeux : « Ô mon fils, sache qu’après ma mort le grand-chambellan sera ton tuteur et ton conseil, mais le grand-vizir Dandân sera ton père à ma place. Car voici que moi-même je me sens m’en aller de ce monde périssable vers la demeure éternelle. Mais je veux auparavant, ô mon fils, te dire qu’il me reste une seule chose à souhaiter sur la terre, avant de mourir : c’est la vengeance à tirer de celle qui fut la cause de la mort de ton grand-père le roi Omar Al-Némân et de ton oncle le prince Scharkân, la vieille de malheur et de malédiction qui a nom Mère-des-Calamités ! » Et le jeune Kanmakân répondit : « Aie l’âme en paix, ô père, Allah vous vengera tous par mon entremise ! » Alors le roi Daoul’makân sentit une grande sérénité lui rafraîchir l’âme, et il s’étendit plein de quiétude sur la couche d’où il ne devait plus se relever.

En effet, quelque temps après, le roi Daoul’makân, comme toute créature sous la main qui la créa, redevint ce qu’il avait été dans l’au-delà insondable : et il fut de lui comme s’il n’avait jamais été. Car le temps fauche tout et ne se souvient pas !

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, n’en dit pas davantage cette nuit-là.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

… et il fut de lui comme s’il n’avait jamais été. Car le temps fauche tout et ne se souvient pas ! Et cela est pour que celui qui veut savoir la destinée de son nom dans le futur apprenne à regarder la destinée de ceux qui l’ont précédé dans la mort !

Et telle est l’histoire du roi Daoul’makân, fils du roi Omar Al-Némân et frère du prince Scharkân — qu’Allah les ait tous en sa miséricorde infinie !

Mais aussi c’est à partir de ce jour, et pour ne point démentir le proverbe qui dit : « Celui qui laisse une postérité, ne meurt pas ! » que commencèrent les Aventures du jeune Kanmakân, fils de Daoul’makân.

En effet, pour ce qui est du jeune Kanmakân et de sa cousine Force-du-Destin, ya Allah ! qu’ils étaient devenus beaux ! En grandissant, l’harmonie de leurs traits se fit plus exquise, et leurs perfections germèrent dans leur plénitude ; et on ne pouvait, en vérité, les comparer qu’à deux rameaux chargés de leurs fruits ou à deux lunes de splendeur. Et, pour parler de chacun d’eux en particulier, il faut dire que Force-du-Destin avait en elle tout ce qu’il fallait pour rendre fou : dans sa royale solitude, loin de tous les regards, la blancheur de son teint s’était faite sublime, sa taille était devenue mince, juste comme il fallait, et aussi droite que la lettre aleph ; ses hanches, absolument adorables dans leur massive lourdeur ; quant au goût de sa salive, ô lait ! ô vins ! ô douceurs ! qu’êtes-vous ? Et pour dire un mot de ses lèvres, de la couleur des grenades, vous, délices des fruits mûrs, parlez ! Mais quant à ses joues, ses joues ! les roses elles-mêmes avaient reconnu leur suprématie. Aussi qu’elles sont vraies ces paroles du poète à son égard :

Enivre-toi, mon cœur ! Dansez de joie dans vos orbites, ô mes yeux ! La voici ! Elle fait les délices de Celui même qui l’a créée !

Ses paupières défient le kohl de les rendre plus brunes. Aïe ! aïe ! je sens leurs regards me transpercer le cœur aussi sûrement que si c’était le glaive de l’émir des Croyants.

Ah ! ah ! quand je goûte ses lèvres ! Ô jus qui coules des raisins mûrs avant qu’on ne les presse ! Et toi, sirop qui filtres sous le pressoir de ses perles !…

Quant à vous, palmiers qui secouez sous la brise les grappes pendantes de vos cheveux, voici sa chevelure !

Telle était la jeune princesse Force-du-Destin, fille de Nôzhatou. Mais, pour ce qui est de son cousin le jeune Kanmakân, c’était encore bien autre chose. Les exercices et la chasse, l’équitation et les joutes à la lance et au javelot, le tir à l’arc et les courses de chevaux avaient assoupli son corps et aguerri son âme ; et il était devenu le plus beau cavalier des pays musulmans, et le plus courageux d’entre les guerriers des villes et des tribus. Et, avec tout cela, son teint était resté aussi frais que celui d’une vierge, et sa figure plus jolie à voir que les roses et les narcisses ; comme dit le poète à son sujet :

À peine circoncis, la soie légère amoureusement duveta la douceur de son menton, pour, avec l’âge, ombrager ses joues d’un velours noir au tissu très serré.

Aux yeux réjouis de ceux qui le regardaient, il était tel le faon qui esquisse une danse derrière les pas de sa mère.

Aux âmes attentives qui le suivaient, ses joues s’offraient dispensatrices de l’ivresse, ses joues où tendrement circulait la rougeur d’un sang aussi délicat que le miel naturel de sa salive.

Mais moi, qui consacrais ma vie à l’adoration de ses charmes, ce qui me ravissait l’âme, c’était surtout la couleur verte de son caleçon.

Mais il faut savoir que, depuis déjà un certain temps, le grand-chambellan, tuteur de Kanmakân, malgré toutes les remontrances de son épouse Nôzhatou, et tous les bienfaits dont il était redevable au père de Kanmakân, avait fini par s’emparer complètement du pouvoir et s’était même fait proclamer successeur de Daoul’makân par une partie du peuple et de l’armée. Quant à l’autre partie du peuple et de l’armée, elle était restée fidèle au nom et au descendant d’Omar Al-Némân, et était dirigée dans son devoir par le vieux vizir Dandân. Mais le vizir Dandân, devant les menaces du grand-chambellan, avait fini par s’éloigner de Baghdad, et s’était retiré dans une ville du voisinage, attendant que la destinée se tournât du côté de l’orphelin frustré de ses droits.

Aussi le grand-chambellan, n’ayant plus rien à craindre de personne, avait forcé Kanmakân et sa mère à s’enfermer dans leurs appartements, et avait même défendu à sa fille Force-du-Destin d’avoir désormais des relations avec le fils de Daoul’makân. Et de la sorte la mère et le fils vivaient dans la retraite, attendant qu’Allah voulût bien rendre son droit à qui de droit.

Mais tout de même, malgré la surveillance du grand-chambellan, Kanmakân pouvait des fois voir sa cousine Force-du-Destin, et lui parler, mais en cachette seulement. Or, un jour qu’il ne pouvait la voir, et que l’amour lui torturait le cœur plus que de coutume, il prit une feuille de papier et écrivit à

son amie ces vers passionnés :

« Tu marchais, ô bien-aimée, au milieu de tes femmes, toute baignée dans ta beauté ! Les roses, à ton passage, séchaient d’envie sur leurs tiges, en se comparant à leurs sœurs sur tes joues ;

« Les lis clignaient de l’œil devant le grain de ta blancheur ; et les camomilles en fleurs souriaient du sourire de tes dents.

« Ah ! quand verrai-je mon exil finir et mon cœur guérir des douleurs de l’absence, pour que mes lèvres heureuses se rapprochent enfin de celles de ma bien-aimée ?

« Ah ! pourrai-je enfin connaître si l’union nous est possible, ne fût-ce qu’une nuit, et voir si tu peux éprouver un peu des sensations dont déborde tout mon être ?

« Et qu’Allah me fasse patienter sur mon mal, comme le malade supporte le cautère, en vue de la guérison ! »

Et, ayant cacheté la lettre, il la remit à l’eunuque de service, dont le premier soin fut de la donner en mains propres au grand-chambellan. Aussi à la lecture de cette déclaration, le grand-chambellan écuma et tempêta et jura qu’il allait châtier le jeune insolent. Mais bientôt il songea qu’il valait mieux, pour ne point ébruiter l’affaire, n’en parler seulement qu’à son épouse Nôzhatou. Il alla donc trouver Nôzhatou dans son appartement et, après avoir congédié la jeune Force-du-Destin, en lui disant d’aller respirer l’air dans le jardin, il dit à son épouse…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTE-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Le grand-chambellan dit à son épouse Nôzhatou : « Tu dois savoir que le jeune Kanmakân a depuis longtemps atteint l’âge de la puberté, et qu’il se sent porté à s’essayer sur ta fille Force-du-Destin. Il faut donc les séparer désormais sans espoir de rencontre, car il est fort dangereux d’approcher le bois de la flamme. Désormais il ne faut plus que ta fille puisse sortir de l’appartement des femmes ou se découvrir le visage : car elle n’est plus dans l’âge où les filles peuvent sortir découvertes ! Et surtout prends bien garde de leur permettre à tous deux de communiquer, car je suis disposé, au moindre motif, à empêcher à jamais le jeune homme de se laisser aller aux instincts de sa perversité ! »

À ces paroles, Nôzhatou ne put s’empêcher de pleurer et, une fois son époux parti, elle alla trouver son neveu Kanmakân et le mit au courant de la colère du grand-chambellan. Puis elle lui dit : « Sache pourtant, ô fils de mon frère, que je pourrai quelquefois te ménager des rencontres secrètes avec Force-du-Destin, mais à travers la porte seulement ! Sois donc patient jusqu’à ce qu’Allah te prenne en compassion ! » Mais Kanmakân sentit toute son âme se bouleverser à cette nouvelle et s’écria : « Je ne vivrai point un moment de plus dans un palais où je devrais seul commander ! Et je ne souffrirai plus désormais que les pierres de la maison abritent mes humiliations ! Puis sur-le-champ il se dévêtit de ses habits, se couvrit la tête d’un bonnet de saâlouk, jeta sur ses épaules un vieux manteau de nomade et, sans prendre le temps de faire ses adieux à sa mère et à sa tante, il se dirigea en toute hâte vers les portes de la ville, n’ayant dans son sac, pour toute provision de route, qu’un seul pain, vieux de trois jours. Et lorsque les portes de la ville furent ouvertes, il fut le premier à les franchir ; et il s’éloigna à grands pas en se récitant ces strophes en guise d’adieu à tout ce qu’il venait de quitter :

« Je ne te crains plus, ô mon cœur ; tu peux battre et te rompre même dans ma poitrine, mes yeux ne sauront plus s’attendrir, et en mon âme la pitié ne saura trouver de place.

Cœur alourdi par l’amour, ma volonté, malgré toi, ne fléchira pas et n’acceptera plus d’humiliation, mon corps dût-il fondre en entier de ma sévérité.

Excuse-moi ! à prendre pitié de toi, mon cœur, que deviendrait mon énergie ? Celui qui se laisse détourner par les yeux ardents n’a point ensuite à se plaindre de tomber blessé à mort.

Je veux parcourir par bonds sauvages la terre sans bornes, la bonne terre large et maternelle à qui vagabonde, pour sauver mon âme unique de tout ce qui pourrait abolir sa vigueur !

Je combattrai les héros et les tribus ; je m’enrichirai du butin fait sur tous mes vaincus ; et, puissant désormais de ma gloire et de ma vigueur, je reviendrai ; et toutes les portes s’ouvriront seules !

Car sache-le bien, cœur naïf, pour avoir les cornes précieuses de la bête, il faudra d’abord dompter la bête ou la tuer ! »

Or, pendant que le jeune Kanmakân fuyait ainsi sa ville et ses parents, sa mère, ne l’ayant plus vu de la journée, le chercha partout sans résultat. Alors elle s’assit à pleurer et attendit son retour en proie aux pensées les plus torturantes. Mais le second, puis le troisième et le quatrième jour passèrent, sans que personne eût des nouvelles de Kanmakân. Alors sa mère s’enferma dans son appartement, à pleurer, à se lamenter et à dire du plus profond de sa douleur : « Ô mon enfant, de quel côté t’appeler ? Vers quel pays courir te chercher ? Et que peuvent maintenant ces larmes que je verse sur toi, mon enfant ? Où es-tu ? Où es-tu, ô Kanmakân ? » Puis la pauvre mère ne voulut plus ni boire ni manger ; et son deuil fut connu de toute la ville et partagé par tous les habitants, qui aimaient le jeune homme et aimaient son défunt père. Et tous s’écriaient : « Où es-tu, ô pauvre Daoul’makân, ô roi qui avais été si juste et si bon pour ton peuple ? Voici que ton fils est perdu, et nul de ceux que tu as comblés de tes bienfaits ne sait retrouver ses traces ! Ah ! pauvre postérité d’Omar Al-Némân, qu’es-tu devenue ? »

Mais pour ce qui est de Kanmakân, il se mit à marcher tout le long du jour, et ne se reposa qu’à la nuit noire. Et le lendemain et les jours suivants il continua à voyager, en se nourrissant des plantes qu’il ramassait et en buvant l’eau des sources et des ruisseaux. Et au bout de quatre jours il arriva dans une vallée couverte de forêts, et où couraient des eaux vives et où chantaient les oiseaux et les ramiers. Alors il s’arrêta, fit ses ablutions selon le rite, puis sa prière ; et, ayant ainsi accompli les devoirs prescrits, comme la nuit venait, il s’étendit sous un grand arbre et s’endormit. Et il resta ainsi endormi jusqu’à minuit. Alors, au milieu du silence de la vallée, une voix fusa, sortant des rochers d’alentour, qui le réveilla. Elle chantait :

« Vie de l’homme ! que vaudrais-tu sans l’éclair du sourire sur les lèvres de l’aimée, sans le baume de son visage tranquille ?

Ô mort ! tu serais désirable si mes jours devaient s’écouler toujours loin de l’amie que ne sauraient me faire oublier ni les menaces ni l’exil !

Ô joie des amis réunis sur la prairie à boire les vins exquis des mains de l’échanson ! ô leur joie si les brûle la passion quand ils prennent la coupe des mains de l’échanson.

Printemps ! tes fleurs, aux côtés de la bien-aimée, me guérissent l’âme des duretés passées du sort aveugle ! Ô printemps, tes fleurs sur la prairie…

Et toi, ami, qui bois la liqueur rousse et parfumée, regarde ! sous ta main s’étend une terre joyeuse de ses eaux, de ses couleurs et de sa fécondité ! »

À ce chant admirable qui montait ainsi dans la nuit, Kanmakân se leva, transporté, et essaya de percer les ténèbres du côté d’où lui arrivait la voix ; mais il ne put distinguer d’autres formes que les troncs vagues des arbres au-dessus de la rivière qui coulait au fond de la vallée. Alors il marcha un peu dans la même direction et descendit ainsi jusque sur les bords mêmes de la rivière. Et la voix devint plus distincte et plus émue en chantant ce poème dans la nuit :

« Entre elle et moi il y a des serments d’amour. Et c’est pourquoi j’ai pu la laisser dans la tribu !

Ma tribu dans le désert est la plus riche en chevaux parfaits et en filles aux yeux noirs. C’est la tribu de Taïm.

Brise ! ton souffle m’arrive de chez les Bani-Taïm ! Elle pacifie mon foie et m’enivre à l’extrême.

Dis-moi, esclave Saâd, celle dont la cheville est cerclée du grelot sonore se souvient-elle parfois de nos serments d’amour, et que dit-elle ?

Ah ! pulpe de mon cœur, un scorpion t’a piquée. Viens, amie ! Je guérirai, de l’antidote de tes lèvres, en humant leur salive et ta fraîcheur ! »

Lorsque Kanmakân eut entendu pour la seconde fois ce chant de l’invisible, il essaya encore de voir dans les ténèbres ; mais comme il ne put y réussir, il monta sur le sommet d’un rocher et, de toute sa voix, il clama…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTIÈME NUIT

Elle dit :

… il monta sur le sommet d’un rocher et, de toute sa voix, il clama : « Ô passant dans les ténèbres de la nuit, de grâce ! rapproche-toi d’ici que j’entende ton histoire qui doit ressembler à mon histoire. Et nous essaierons de nous distraire mutuellement ! » Puis il se tut.

Au bout de quelques instants, la voix qui avait chanté répondit : « Ô toi qui m’appelles, qui donc es-tu ? Es-tu homme de la terre ou génie souterrain ? Si tu es un génie, continue ton chemin ! Mais, si tu es un homme, attends ici l’apparition de la lumière ! Car la nuit est pleine d’embûches et de trahisons ! »

À ces paroles, Kanmakân se dit en lui-même : « Sûrement, le propriétaire de la voix est un homme dont l’aventure ressemble étrangement à la mienne ! » Puis il resta sans plus bouger jusqu’à l’apparition du matin.

Or, il vit s’avancer vers lui, à travers les arbres de la forêt, un homme vêtu comme les Bédouins du désert, grand et armé d’un glaive et d’un bouclier ; et il se leva et le salua ; et le Bédouin lui rendit son salut, et, après les formules d’usage, le Bédouin lui demanda, étonné de son jeune âge : « Ô jeune homme que je ne connais pas, qui donc es-tu ? À quelle tribu appartiens-tu ? Et quels sont tes parents chez les Arabes ? En vérité tu es d’un âge où l’on ne voyage pas seul dans la nuit et dans les contrées où l’on ne voit que troupes armées. Raconte-moi donc ton histoire. » Kanmakân dit : « Mon grand-père était le roi Omar Al-Némân ; mon père, le roi Daoul’makân, et je suis moi-même Kanmakân qui brûle d’amour pour sa cousine la princesse Force-du-Destin ! » Alors le Bédouin lui dit : « Mais comment se fait-il qu’étant roi fils de rois, tu sois habillé comme un saâlouk et voyages sans une escorte digne de ton rang ? » Il répondit : « Je me ferai désormais mon escorte moi-même, et je commencerai par te prier d’être le premier à en faire partie ! » À ces paroles, le Bédouin se mit à rire et lui dit : « Tu parles, ô jeune garçon, comme si tu étais déjà un guerrier accompli ou un héros illustré dans vingt combats ! Or, pour te démontrer ton insuffisance, je vais à l’instant m’emparer de toi pour que tu me serves comme esclave ! Et alors, si vraiment tes parents sont des rois, ils seront assez riches pour payer ta rançon ! » Et Kanmakân sentit la fureur lui jaillir des paupières et il dit au Bédouin : « Par Allah ! nul ne paiera ma rançon que moi-même ! Garde à toi, ô Bédouin ! À entendre tes vers, je t’avais cru doué de manières exquises… »

Et Kanmakân s’élança sur le Bédouin qui, pensant ne faire qu’un jeu de cet enfant, l’attendait en souriant. Mais comme il le pensait à tort ! En effet, Kanmakân, dans un corps-à-corps avec le Bédouin, se campa solidement en terre, sur des jambes plus solides que des montagnes et plus d’aplomb que des minarets. Puis, s’étant bien consolidé en s’appuyant, il serra contre lui le Bédouin à lui faire craquer les ossements et à lui vider les entrailles ! Et soudain il le souleva de terre dans ses bras, et, ainsi chargé, il courut à grands pas vers la rivière. Alors le Bédouin, qui n’avait pas encore eu le temps de revenir de l’effarement de voir tout à coup se révéler une telle force chez cet enfant, s’écria : « Que vas-tu faire ainsi, me transportant vers l’eau du courant ? » Et Kanmakân répondit : « Je vais te précipiter dans ce courant qui te portera jusqu’au Tigre ; le Tigre te portera jusqu’au Nahr-Issa ; le Nahr-Issa te portera jusqu’à l’Euphrate ; et l’Euphrate alors te conduira jusque vers ta tribu ! Et alors ceux de la tribu jugeront de ta vaillance et de ton héroïsme, ô Bédouin ! » Et le Bédouin, devant le danger pressant, au moment où Kanmakân le soulevait plus en l’air pour le jeter dans la rivière, s’écria : « Ô jeune héros, je t’adjure par les yeux de ton amoureuse Force-du-Destin de m’accorder la vie sauve ! Et désormais je serai le plus soumis de tes esclaves ! » Et aussitôt Kanmakân recula vivement et le déposa à terre doucement en lui disant : « Tu m’as désarmé par ce serment ! » Et ils s’assirent tous deux sur le bord du courant et le Bédouin tira de sa besace un pain d’orge qu’il rompit et dont il donna la moitié à Kanmakân avec aussi un peu de sel : et leur amitié désormais se consolida sincèrement. Alors Kanmakân lui demanda : « Compagnon, maintenant que tu sais qui je suis, veux-tu me dire toi-même ton nom et celui de tes parents ? » Et le Bédouin dit :

« Je suis Sabah ben-Remah ben-Hemam de la tribu de Taïm, dans le désert de Scham. Et voici, en peu de mots, mon histoire :

« J’étais encore en très bas âge quand mon père mourut. Et je fus recueilli par mon oncle et élevé dans sa maison en même temps que sa fille Nejma. Or, j’ai aimé Nejma, et Nejma également m’aima. Et lorsque je fus en âge de me marier, je la voulus pour épouse ; mais son père, me voyant pauvre et sans ressources, ne voulut point consentir à notre mariage. Pourtant, devant les remontrances des principaux cheikhs de la tribu, mon oncle voulut bien me promettre Nejma comme épouse, mais à condition de lui constituer une dot composée de cinquante chevaux, cinquante chamelles de race, dix esclaves femmes, cinquante charges de blé et cinquante charges d’orge, et plutôt plus que moins. Alors, moi je jugeai que la seule façon de constituer cette dot de Nejma était de sortir de ma tribu et d’aller au loin attaquer les marchands et piller les caravanes. Et telle est la cause de mon séjour, cette nuit, dans l’endroit où tu m’as entendu chanter. Mais, ô compagnon, qu’est ce chant si tu le comparais à la beauté de Nejma ! Car, qui voit seulement Nejma une fois dans la vie, se sent l’âme pleine de bénédiction et de bonheur pour le restant de ses jours ! » Et, ayant dit ces paroles, le Bédouin se tut.

Alors Kanmakân lui dit : « Je savais bien, compagnon, que ton histoire devait ressembler à la mienne ! Aussi désormais nous allons combattre côte à côte et gagner nos amantes avec le fruit de nos exploits ! »

Et, comme il venait de terminer ces mots, une poussière s’éleva dans le loin pour se rapprocher rapidement ; et, une fois dissipée, devant eux apparut un cavalier dont le visage était jaune comme celui d’un mourant, et dont les habits étaient imprégnés de sang, et il s’écria : « Ô Croyants, un peu d’eau pour laver ma blessure ! Et soutenez-moi, car je vais rendre l’âme ! Secourez-moi et, si je meurs, mon cheval vous appartient ! » Et, en effet, le cheval que montait le cavalier n’avait pas son égal parmi tous les chevaux des tribus, et sa beauté rendait perplexes tous ceux qui le regardaient, car il atteignait à la perfection des qualités requises d’un cheval du désert. Et le Bédouin, qui se connaissait en chevaux comme tous ceux de sa race, s’écria : « En vérité, ô cavalier, ton cheval est un de ceux qu’on ne voit plus en ce temps ! » Et Kanmakân lui dit : « Mais, ô cavalier, tends-moi le bras que je t’aide à descendre ! » Et il prit le cavalier, qui se sentait s’en aller, et le déposa doucement sur le gazon, et lui dit : « Mais qu’as-tu donc, frère, et quelle est cette blessure ? » Et le Bédouin entr’ouvrit son vêtement et montra son dos qui n’était plus qu’une plaie énorme d’où le sang s’échappait à flots. Alors Kanmakân s’accroupit près du blessé et lui lava attentivement ses blessures, et les recouvrit doucement d’herbe fraîche ; puis il donna à boire au mourant et lui dit : « Mais qui donc t’a mis en cet état, ô frère d’infortune ? » Et l’homme dit :

« Sache, ô toi à la main secourable, que le cheval que tu vois là dans sa beauté est la cause qui m’a mis dans cet état. Ce cheval était la propriété du roi Aphridonios lui-même, maître de Constantinia ; et sa réputation nous était connue à tous, nous les Arabes du désert. Or, un cheval de cette sorte ne doit pas rester dans les écuries d’un roi mécréant ; et, pour l’enlever au milieu des gardes qui le soignaient et le veillaient jour et nuit, je fus désigné par ceux de ma tribu. Et je partis aussitôt et j’arrivai de nuit sous la tente où était gardé le cheval, et je liai connaissance avec ses gardiens ; puis je profitai du moment où ils me demandaient mon avis sur ses perfections et me priaient de l’essayer, pour l’enfourcher d’un bond et, d’un coup de fouet, l’enlever au galop. Alors les gardes, leur surprise passée, me poursuivirent sur leurs chevaux en me lançant des flèches et des javelots, dont plusieurs, comme tu le vois, m’ont atteint dans le dos. Mais le cheval m’emportait toujours plus rapide que l’étoile filante, et il finit par me mettre totalement hors de leur portée. Et voici trois jours que je suis sur son dos, sans arrêt ! Mais mon sang s’est écoulé, et mes forces se sont en allées ; et je sens la mort me fermer les paupières !

« Aussi, puisque tu m’as secouru, le cheval, à ma mort, doit te revenir. Il est connu sous le nom d’El-Kâtoul El-Majnoun, et c’est le plus beau spécimen de la race d’El-Ajouz !

« Mais auparavant, ô jeune homme dont les habits sont si pauvres et le visage si noble, rends-moi le service de me prendre derrière toi sur le cheval et de me transporter au milieu de ma tribu, pour que je meure sous la tente où je suis né ! »

À ces paroles, Kanmakân lui dit : « Ô frère du désert, j’appartiens, moi aussi, à une lignée où la noblesse et la bonté sont coutumes. Or, je suis prêt, même si le cheval ne devait pas me revenir, à te rendre le service demandé ! » Et il s’approcha de l’Arabe pour le soulever ; mais l’Arabe poussa un grand soupir et dit : « Attends encore un peu ! Peut-être que mon âme va sortir sur l’heure ! Je vais témoigner de ma foi ! » Alors il ferma les yeux à demi, étendit la main, en tournant la paume vers le ciel, et dit :

« Je témoigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah. Et je témoigne que notre seigneur Mohammad est l’Envoyé d’Allah ! »

Puis, s’étant ainsi préparé à la mort, il entonna ce chant, qui fut ses dernières paroles :

« J’ai parcouru le monde au galop de mon cheval, semant sur ma route la terreur et le carnage. Torrents et montagnes, je les ai franchis pour le vol, le meurtre et la débauche.

Je meurs comme j’ai vécu, errant le long des routes, blessé par ceux-là mêmes que j’ai vaincus ! Et le fruit de mes peines, je l’abandonne, sur le bord d’un torrent, si loin du ciel natal !

Et pourtant sache, ô toi, étranger qui hérites du seul trésor du Bédouin, que mon regret avec mon âme s’envolerait si j’étais sûr que Kâtoul, mon coursier, ait en toi un cavalier digne de sa beauté ! »

Et à peine l’Arabe eut-il fini ce chant qu’il ouvrit convulsivement la bouche, poussa un râle profond et ferma les yeux pour toujours.

Alors Kanmakân et son compagnon, après avoir creusé une fosse où ils enterrèrent le mort, après les prières d’usage, partirent ensemble voir leur destinée sur le chemin d’Allah.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et remit au lendemain la suite de son récit.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

… voir leur destinée sur le chemin d’Allah. Et Kanmakân avait enfourché son nouveau cheval Kâtoul, et le Bédouin Sabah s’était contenté de le suivre fidèlement à pied, car il lui avait juré amitié et soumission et l’avait reconnu à jamais pour son maître en faisant le serment sur le temple saint de la Kaâba, la maison d’Allah !

Alors commença pour eux une vie pleine d’exploits et d’aventures, de luttes contre les bêtes et de combats contre les brigands, de chasses et de voyages, de nuits passées à l’affût des animaux sauvages et de jours à guerroyer contre les tribus et à amasser du butin. Et ils amassèrent de la sorte, au prix de bien des périls, une quantité incalculable de bestiaux avec leurs gardiens, de chevaux avec les esclaves et de tentes avec leurs tapis. Et Kanmakân avait chargé son compagnon Sabah de la surveillance générale de toutes leurs acquisitions, qu’ils poussaient partout devant eux dans leurs incursions continuelles. Et, quand ils s’asseyaient tous deux pour le repos, ils ne manquaient pas de se raconter mutuellement leurs peines et leurs espoirs d’amour, en parlant l’un de sa cousine Force-du-Destin et l’autre de sa cousine Nejma. Et cette vie dura de la sorte l’espace de deux ans. Et voici, entre mille, l’un des exploits du jeune Kanmakân.

Un jour, Kanmakân, sur son cheval Kâtoul, marchait à l’aventure, précédé par son fidèle Sabah. Celui-ci ouvrait la marche, une épée nue à la main, et poussait de temps en temps des cris terribles en ouvrant des yeux comme des cavernes et en hurlant, bien que la solitude fût absolue dans le désert : « Hoh ! ouvrez la route ! Droite ! Gauche ! » Et ils venaient de terminer un repas où ils avaient mangé, à eux deux, une gazelle à la broche et bu d’une eau de source fraîche et légère. Au bout d’un certain temps, ils arrivèrent à une éminence au pied de laquelle s’étendait un pâtis couvert de chamelles et de chameaux, de moutons, de vaches et de chevaux ; et, plus loin, sous une tente, des esclaves armés étaient accroupis tranquillement. À cette vue, Kanmakân dit à Sabah : « Reste là ! Je vais à moi seul m’emparer de tout le troupeau, ainsi que des esclaves. » Et, ayant dit ces paroles, il fondit au galop de son coursier du haut de la colline, comme le tonnerre soudain d’un nuage qui crève, et se précipita sur les gens et les bêtes en entonnant cet hymne guerrier :

« Nous sommes de la race d’Omar Al-Némân, des hommes aux grands desseins, des héros.

Nous sommes les seigneurs qui frappons au cœur les tribus hostiles, quand se lève le jour du combat.

Nous protégeons les faibles contre les puissants, et nous nous servons de la tête des vaincus pour l’ornement de nos lances.

Gare à vos têtes, ô vous tous, voici les héros ! ceux aux grands desseins, ceux de la race d’Omar Al-Némân ! »

À cette vue, les esclaves terrifiés se mirent à lancer de grands cris, en appelant au secours, croyant que tous les Arabes du désert les attaquaient à l’improviste. Alors sortirent des tentes trois guerriers qui étaient les maîtres des troupeaux ; ils sautèrent sur leurs chevaux et se précipitèrent à la rencontre de Kanmakân, en s’écriant : « C’est le voleur du cheval Kâtoul ! Nous le tenons enfin ! Sus au voleur ! » À ces paroles, Kanmakân leur cria : « C’est, en effet, Kâtoul lui-même, mais les voleurs c’est vous, ô fils de putains ! » Et il se pencha près des oreilles de Kâtoul en lui parlant pour l’encourager ; et Kâtoul bondit comme un ogre sur une proie ; et Kanmakân, de sa lance, ne se fit qu’un jeu de la victoire ; car, dès la première passe, il enfonça la pointe de son arme dans le ventre du premier qui se présenta, et la fit sortir de l’autre côté avec un rognon au bout. Puis il fit subir le même sort aux deux autres cavaliers : et, de l’autre côté de leur dos, un rognon ornait la perforante lance. Puis il se tourna du côté des esclaves. Mais lorsque ceux-ci eurent vu le sort subi par leurs maîtres, ils se précipitèrent la face contre terre, demandant la vie sauve. Et Kanmakân leur dit : « Allez ! et, sans perdre de temps, poussez devant moi ces troupeaux et conduisez-les à tel endroit où se trouvent ma tente et mes esclaves ! » Et, poussant devant lui bêtes et esclaves, il continua sa route, rejoint bientôt par son compagnon Sabah qui, suivant les ordres reçus, n’avait pas bougé de son poste durant le combat.

Or, pendant qu’ils cheminaient de la sorte avec, au-devant d’eux, les esclaves et le troupeau, ils virent soudain s’élever une poussière qui, dissipée, laissa apparaître cent cavaliers armés selon le mode des Roum de Constantinia. Alors Kanmakân dit à Sabah : « Surveille les troupeaux et les esclaves et laisse-moi agir seul contre ces mécréants ! » Et le Bédouin aussitôt se retira plus loin, derrière une colline, ne s’occupant que de la garde ordonnée. Et seul Kanmakân s’élança au-devant des cavaliers Roum, qui aussitôt l’enveloppèrent de toutes parts ; alors leur chef, s’étant avancé vers lui, dit : « Qui donc es-tu, ô jeune fille charmante qui sais si bien tenir les rênes d’un cheval de bataille, alors que tes yeux sont si tendres et tes joues si lisses et fleuries ? Approche-toi que je te baise sur les lèvres ; et nous verrons ensuite. Viens ! Et je te ferai reine de toutes les terres où se promènent les tribus ! »

À ces paroles Kanmakân sentit une grande honte lui monter au visage et s’écria : « À qui donc penses-tu parler, ô chien, fils de chien ? Si mes joues n’ont point de poils, mon bras, que tu vas sentir, te prouvera l’erreur de ta grossièreté, ô Roumi aveugle et qui ne sais distinguer les guerriers d’avec les jeunes filles ! » Alors le chef des cent s’avança plus près de Kanmakân et constata, en effet, que, malgré la douceur et la blancheur de son teint et le velouté de ses joues vierges de poils rugueux, c’était, à en juger par la flamme de ses yeux, un guerrier point facile à dompter.

Alors le chef des cent cria à Kanmakân : « À qui donc appartient ce troupeau ? Et où vas-tu toi-même ainsi, plein d’insolence et de bravade ? Livre-toi à discrétion, ou tu es mort ! » Puis il ordonna à l’un de ses cavaliers de s’approcher du jeune homme et de le faire prisonnier. Mais à peine le cavalier était-il arrivé près de Kanmakân, que, d’un seul coup de son glaive, Kanmakân lui coupa en deux le turban, la tête, le corps, ainsi que la selle et le ventre du cheval. Puis le deuxième cavalier qui s’avança et le troisième et le quatrième subirent exactement le même sort.

À cette vue, le chef des cent ordonna à ses cavaliers de se retirer et s’avança plus près de Kanmakân et lui cria : « Ta jeunesse est très belle, ô guerrier, et ta vaillance l’égale ! Or, moi, Kahroudash, dont l’héroïsme est réputé dans tous les pays des Roum, je veux, à cause même de ton courage, t’accorder la vie sauve ! Retire-toi donc en paix, car je te pardonne la mort de mes hommes, pour ta beauté ! » Mais Kanmakân lui cria : « Que tu sois Kahroudash, cela ne peut m’intéresser ! Ce qui importe, c’est que tu laisses de côté toutes ces paroles et que tu viennes éprouver la pointe de ma lance. Et sache aussi, puisque tu t’appelles Kahroudash, que, moi, je suis Kanmakân ben-Daoul’makân ben-Omar Al-Némân ! » Alors le chrétien lui dit : « Ô fils de Daoul’makân, j’ai connu dans les batailles la vaillance de ton père ! Or, toi, tu as su unir la force de ton père à une élégance parfaite ! Retire-toi donc, en emportant tout ton butin. C’est mon plaisir ! » Mais Kanmakân lui cria : « Ce n’est point ma coutume, ô chrétien, de faire tourner bride à mon cheval ! Garde à toi ! » Il dit, et caressa son cheval Kâtoul qui comprit le désir de son maître et, baissant les oreilles et relevant la queue, s’élança. Et alors luttèrent les deux guerriers, et les chevaux s’entrechoquèrent comme deux béliers s’entrecornant ou deux taureaux s’entr’éventrant. Et plusieurs passes terribles restèrent sans résultat. Puis soudain Kahroudash, de toute sa force, poussa sa lance contre la poitrine de Kanmakân ; mais celui-ci, d’une volte rapide de son cheval, sut l’éviter à temps et, se tournant brusquement, détendit son bras, la lance en avant. Et du coup il perfora le ventre du chrétien en faisant sortir par son dos le fer reluisant. Et Kahroudash cessa à jamais de compter au nombre des guerriers mécréants !

À cette vue, les cavaliers de Kahroudash se confièrent à la rapidité de leurs chevaux et disparurent au loin dans la poussière, qui les masqua.

Alors Kanmakân, essuyant sa lance sur les corps étendus, continua sa route en faisant signe à Sabah de pousser en avant les troupeaux et les esclaves.

Or, c’est justement après cet exploit que Kanmakân rencontra la négresse errante du désert, qui racontait, de tribu en tribu, des histoires sous la tente et des contes sous les étoiles. Et Kanmakân, qui en avait si souvent entendu parler, la pria de s’arrêter se reposer sous sa tente et de lui raconter quelque chose qui lui fit passer le temps et lui réjouit l’esprit en lui dilatant le cœur. Et la vieille errante répondit : « Avec amitié et respect ! » Puis elle s’assit à côté de lui, sur la natte, et lui raconta cette Histoire du Mangeur de haschisch :

« Sache que la chose la plus délicieuse dont mon oreille se soit réjouie, ô mon jeune seigneur, est cette histoire qui m’est parvenue d’un haschasch d’entre les haschaschîn !

« Il y avait un homme qui adorait la chair des vierges…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

« Il y avait un homme qui adorait la chair des vierges et dont c’était le seul souci. Aussi, comme cette chair est d’un prix très élevé, surtout quand elle est choisie et sur commande, et comme nulle fortune ne peut résister indéfiniment quand les goûts de son propriétaire sont si coûteux, l’homme en question, qui ne prenait jamais de repos à ce sujet et se laissait ainsi aller à l’intempérance de ses désirs, — car en toute chose il n’y a que l’excès qui soit répréhensible — finit par se ruiner complètement.

« Or, un jour que, vêtu d’habits sordides et pieds nus, il marchait dans le souk en mendiant son pain pour s’en nourrir, un clou lui entra dans la plante du pied et fit couler son sang avec abondance. Alors il s’assit par terre, essaya d’étancher le sang et finit par bander son pied avec un morceau de chiffon. Mais, comme le sang continuait à couler, il se dit : « Allons au hammam nous laver le pied et le plonger dans l’eau : cela lui fera du bien. » Et il alla au hammam et entra dans la salle commune où vont les pauvres gens, mais qui tout de même était exquise de propreté et reluisait à charmer, et il s’accroupit sur le bassin central et se mit à se laver le pied.

« Or, à côté de lui, un homme était assis qui avait fini de prendre son bain et qui mâchait quelque chose entre les dents. Et notre blessé fut très excité par la mastication de l’autre, et l’envie le prit ardemment de mastiquer aussi de ce quelque chose. Alors il demanda à l’autre : « Que mâches-tu ainsi, mon voisin ? » Il répondit à voix basse, pour que personne ne l’entendit : « Tais-toi ! C’est du haschisch ! Si tu veux, je vais t’en donner un morceau. » Il dit : « Certes ! j’en voudrais goûter, depuis le temps que je le souhaite ! » Alors l’homme qui mastiquait, retira un morceau de sa bouche et le donna au blessé en lui disant : « Puisses-tu t’alléger de tous tes soucis ! » Et notre homme prit le morceau et le mâcha et l’avala en entier. Et, comme il n’était pas habitué au haschisch, bientôt, quand l’effet se fut produit dans son cerveau par la circulation de la drogue, il entra d’abord dans une hilarité extraordinaire et lança dans toute la salle des éclats énormes de rire ! Puis il s’affaissa, un instant après, sur le marbre nu et fut la proie d’hallucinations diverses dont voici l’une des plus délicieuses :

« Il crut d’abord être tout nu sous la domination des mains d’un terrible masseur et de deux nègres vigoureux qui s’étaient complètement emparés de son individu ; et il se voyait comme un jouet entre leurs mains ; ils le tournaient et le manipulaient dans tous les sens en lui enfonçant dans les chairs leurs doigts noueux, mais experts infiniment ; et il geignait sous le poids de leurs genoux quand ils s’appuyaient sur son ventre pour le lui masser avec art. Après cela ils le lavèrent à grand renfort de bassins de cuivre et de frottements avec des fibres végétales ; puis le grand masseur voulut lui laver lui-même certaines parties délicates de son individu, mais, comme ça le chatouillait fort, il dit : « Je ferai la chose moi-même ! » Puis, le bain terminé, le grand masseur lui entoura la tête, les épaules et les reins de trois foulards aussi blancs que le jasmin et lui dit : « Maintenant, seigneur, c’est le moment d’entrer chez ton épouse qui t’attend : » Mais il s’écria : « Quelle épouse, ô masseur ? Je suis célibataire ! Aurais-tu par hasard mangé du haschisch pour ainsi radoter ? » Mais le masseur lui dit. « Ne plaisante donc pas de la sorte ! Allons chez ton épouse qui est dans l’impatience ! » Et il lui jeta sur les épaules un grand voile de soie noire, et il ouvrit la marche, tandis que les deux nègres le soutenaient par les épaules en lui chatouillant de temps en temps le derrière, pour plaisanter seulement. Et lui, riait extrêmement.

« Ils arrivèrent ainsi, avec lui, dans une salle à demi obscure et chaude et parfumée à l’encens ; et, en son milieu, il y avait un grand plateau chargé de fruits, de pâtisseries, de sorbets, et des vases remplis de fleurs ; et, après l’avoir fait s’asseoir sur un escabeau d’ébène, le masseur et les deux nègres lui demandèrent la permission de se retirer et disparurent.

« Alors entra un jeune garçon qui se tint debout, attendant ses ordres, et qui lui dit : « Ô roi du temps, je suis ton esclave ! » Mais, sans faire attention à la gentillesse du jeune garçon, il partit d’un éclat de rire qui fit retentir toute la salle, et s’écria : « Par Allah ! quel endroit rempli de mangeurs de haschisch ! Voici que maintenant ils m’appellent roi ! » Puis il dit au petit garçon : « Toi, avance ici, et coupe-moi la moitié d’une pastèque bien rouge et bien fondante ! C’est ce que j’aime le mieux. Il n’y a rien qui vaille la pastèque pour me rafraîchir le cœur. » Et le jeune garçon lui apporta la pastèque coupée en tranches admirables. Alors il lui dit : « Toi, va-t’en ! Tu ne fais pas l’affaire ! Cours vite me chercher ce que j’aime le plus, avec une bonne pastèque, de la chair vierge de première qualité ! » Et le garçon disparut.

« Et bientôt entra dans la salle une adolescente toute jeune qui s’avança vers lui en mouvant ses hanches qui se dessinaient à peine, tant elles étaient encore enfantines. Et lui, à cette vue, se mit à renifler avec joie ; et il prit la petite dans ses bras et la mit entre ses cuisses et l’embrassa avec chaleur ; et il la fit glisser sous lui ; et il sortit son mâle et le lui mit dans la main ; et il allait qui sait quoi faire, quand soudain, sous la sensation d’un froid intense, il se réveilla de son rêve.

« Or, à ce moment-là, et une fois qu’il eut réfléchi que tout cela n’était que l’effet du haschisch sur son cerveau, il se vit entouré par tous les baigneurs du hammam qui le regardaient en riant de tout leur gosier et en ouvrant des bouches comme des fours ; et ils se montraient du doigt, mutuellement, son zebb nu qui se raidissait en l’air à la limite de la raideur et apparaissait aussi énorme que celui d’un âne ou d’un éléphant ; et ils jetaient dessus de grands seaux remplis d’eau froide en lui décochant des plaisanteries, comme celles que l’on fait d’ordinaire dans le hammam, par point de comparaison, entre baigneurs.

« Alors il devint bien confus et il ramena sur ses jambes la serviette et dit lamentablement à ceux qui riaient : « Pourquoi alors avez-vous enlevé la fillette, ô bonnes gens, au moment même où j’allais placer les choses à leur place ? » À ces paroles, ils trépignèrent de joie et se mirent à battre des mains et lui crièrent : « N’as-tu pas honte, ô mangeur de haschisch, de tenir de pareils propos après avoir, sous l’effet de l’herbe que tu as avalée, si bien joui de l’air du temps ? »

À ces paroles de la négresse, Kanmakân ne put se retenir plus longtemps, et se mit à rire tellement qu’il se convulsa de joie. Puis il dit à la négresse : « Quelle histoire délicieuse ! De grâce, hâte-toi de m’en dire la suite qui doit être admirable aux oreilles et exquise à l’esprit ! » Et la négresse dit : « Certes, ô mon maître, la suite est tellement merveilleuse que tu en oublieras, en vérité, tout ce que tu viens d’entendre ; et elle est tellement pure et savoureuse et étrange que même les sourds s’en trémousseraient de plaisir ! » Et Kanmakân dit : « Ah ! continue alors ! Je suis dans un ravissement extrême ! »

Or, comme la négresse se disposait à narrer la suite de son histoire, Kanmakân vit arriver et s’arrêter devant sa tente un courrier à cheval qui, ayant mis pied à terre, lui souhaita la paix ; et Kanmakân lui rendit son salam. Alors le courrier lui dit : « Seigneur, je suis un des cent courriers que le grand-vizir Dandân a envoyés dans toutes les directions pour essayer de trouver les traces du jeune prince Kanmakân, qui depuis trois années est parti de Baghdad. Car le grand-vizir Dandân a réussi à soulever toute l’armée et tout le peuple contre l’usurpateur du trône d’Omar Al-Némân ; et il a fait prisonnier l’usurpateur et l’a enfermé dans le cachot le plus souterrain. Aussi, à l’heure actuelle, la faim, la soif et la honte ont dû lui enlever l’âme ! Voudrais-tu me dire, ô seigneur, si, par hasard, tu n’aurais pas rencontré, un jour, le prince Kanmakân, à qui revient de droit le trône de son père ? »

Lorsque le prince Kanmakân…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Lorsque le prince Kanmakân eut entendu cette nouvelle si inattendue, il se tourna vers son fidèle Sabah et, d’une voix très calme, il lui dit : « Tu vois, ô Sabah, que toute chose arrive au temps qui lui est fixé. Lève-toi donc. Et allons à Baghdad ! »

À ces paroles, le courrier comprit qu’il se trouvait en présence de son nouveau roi, et aussitôt il se prosterna et baisa la terre entre ses mains, comme firent aussi Sabah et la négresse. Et Kanmakân dit à la négresse : « Tu viendras aussi avec moi à Baghdad, où tu achèveras pour moi cette histoire du désert ! » Et Sabah dit : « Permets-moi alors, ô roi, de courir te précéder pour annoncer ton arrivée au vizir Dandân et aux habitants de Baghdad ! » Et Kanmakân le lui permit. Puis, pour récompenser le courrier de sa bonne nouvelle, il lui céda, comme cadeau, toutes les tentes, tous les bestiaux et tous les esclaves qu’il avait conquis dans ses luttes de trois ans. Puis, précédé par le Bédouin Sabah et suivi par la négresse juchée sur un chameau, il partit pour Baghdad au grand trot de son cheval Kâtoul.

Or, comme le prince Kanmakân avait pris soin de se laisser distancer d’une journée par son fidèle Sabah, celui-ci avait mis en quelques heures toute la ville de Baghdad en émoi. Et tous les habitants et toute l’armée, avec le vizir Dandân en tête et les trois chefs Rustem, Turkash et Bahramân, étaient sortis hors des portes attendant l’arrivée de ce Kanmakân qu’ils aimaient et qu’ils n’espéraient plus revoir ; et ils faisaient des vœux pour la prospérité et la gloire de la race d’Omar Al-Némân.

Aussi à peine le prince Kanmakân eut-il paru, arrivant au grand galop de son cheval Kâtoul, que les cris de joie et les invocations s’élevèrent de tout l’espace, poussés par des milliers de voix d’hommes et de femmes qui l’acclamaient comme leur roi. Et le vizir Dandân, malgré son grand âge, sauta lestement à terre et vint souhaiter la bienvenue et jurer fidélité au descendant de tant de rois. Puis tous ensemble entrèrent à Baghdad, cependant que la négresse, sur le chameau qu’entourait une foule considérable, racontait une histoire d’entre les histoires.

Or, la première chose que Kanmakân fit, en arrivant au palais, fut d’embrasser le grand-vizir Dandân, le plus fidèle à la mémoire de ses rois, puis les chefs Rustem, Turkash et Bahramân ; et la seconde chose que fit Kanmakân fut d’aller baiser les mains de sa mère qui sanglotait de joie ; et la troisième chose fut de dire à sa mère : « Ô ma mère, dis-moi, de grâce, comment va ma bien-aimée cousine Force-du-Destin ! » Et sa mère lui répondit : « Ô mon enfant, je ne puis te répondre à ce sujet, car depuis que je t’ai perdu je n’ai plus pensé à autre chose qu’à la douleur de ton absence ! » Et Kanmakân lui dit : « Je te supplie, ô mère, d’aller toi-même prendre de ses nouvelles et des nouvelles de ma tante Nôzhatou ! » Alors la mère sortit et alla dans l’appartement où se trouvaient maintenant Nôzhatou et sa fille Force-du-Destin, et revint avec elles dans la salle où les attendait Kanmakân. Et c’est alors qu’eut lieu la vraie joie et que furent dits les plus beaux vers, dont ceux-ci entre mille :

Ô sourire de perles sur les lèvres de l’aimée, sourire bu sur les perles mêmes !

Joues des amants ! Que de baisers ne connûtes-vous, que de caresses sur la soie !

Caresses des cheveux épars au matin, caresses des doigts qui fourmillent nombreux !

Et toi, glaive brillant tel l’acier hors du fourreau, glaive sans repos, glaive de la nuit…

Or, comme leur félicité fut à sa limite, avec la grâce d’Allah, il n’y a rien à dire là-dessus. Et d’ailleurs, c’est depuis lors que les malheurs s’éloignèrent de la demeure où vivait la postérité d’Omar Al-Némân, pour s’abattre à jamais sur tous ceux qui avaient été ses ennemis !

En effet, une fois que le roi Kanmakân eut passé de longs mois de bonheur dans les bras de la jeune Force-du-Destin, devenue son épouse, il réunit un jour, en présence du grand-vizir Dandân, tous ses émirs, ses chefs de troupes et les principaux de son empire et leur dit : « Le sang de mes pères n’est pas encore vengé, et les temps sont venus ! Or, voici qu’il m’est parvenu qu’Aphridonios est mort, et mort aussi Hardobios de Kaïssaria. Mais la vieille Mère-des-Calamités est encore en vie, et c’est elle qui, au dire de nos courriers, gouverne et règle les affaires dans tous les pays des Roum. Et à Kaïssaria le nouveau roi s’appelle Roumzân, et on ne lui connaît ni père ni mère.

« Donc, ô vous tous, mes guerriers, dès demain la guerre recommence contre les mécréants ! Et je jure sur la vie de Mohammad (sur lui la paix et la prière !) de ne retourner dans notre ville Baghdad qu’après avoir arraché la vie à la vieille de malheur et vengé tous nos frères morts dans les combats ! »

Et tous les assistants répondirent par l’assentiment. Et dès le lendemain l’armée était en marche sur Kaïssaria.

Or, comme ils étaient arrivés sous les murs de l’ennemi et qu’ils se disposaient à l’assaut pour mettre tout à feu et à sang dans cette ville mécréante, ils virent s’avancer vers la tente du roi un jeune homme si beau qu’il ne pouvait être qu’un fils de roi et une femme, le visage découvert et l’air respectable, qui marchait derrière lui. Et, à ce moment, sous la tente du roi, étaient réunis le vizir Dandân et la princesse Nôzhatou, tante de Kanmakân, qui avait voulu accompagner l’armée des Croyants, habituée qu’elle était aux fatigues des voyages.

Et le jeune homme et la femme demandèrent l’audience, qui aussitôt leur fut accordée. Mais à peine étaient-ils entrés que Nôzhatou poussa un grand cri et tomba évanouie, et la femme aussi poussa un grand cri et tomba évanouie. Et, quand elles furent revenues de leur évanouissement, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en s’embrassant : car la femme n’était autre que l’ancienne esclave de la princesse Abriza, la fidèle Grain-de-Corail !

Puis Grain-de-Corail se tourna vers le roi Kanmakân et lui dit : « Ô roi, je vois que tu portes au cou une gemme précieuse blanche et arrondie ; et la princesse Nôzhatou en porte également une au cou. Or, tu sais que la reine Abriza avait la troisième. Et cette troisième la voici ! » Et la fidèle Grain-de-Corail, se tournant vers le jeune homme qui était entré avec elle, montra, attachée à son cou, la troisième gemme ; puis, les yeux éclairés de joie, elle s’écria : « Ô roi, et toi, ma maîtresse Nôzhatou, ce jeune homme est le fils de ma pauvre maîtresse Abriza. Et c’est moi-même qui l’ai élevé depuis sa naissance. Et c’est lui-même, ô vous tous qui m’écoutez, qui est à l’heure présente le roi de Kaïssaria, Roumzân fils d’Omar Al-Némân. C’est donc ton frère, ô ma maîtresse Nôzhatou, et ton oncle à toi, ô roi Kanmakân ! »

À ces paroles de Grain-de-Corail, le roi Kanmakân et Nôzhatou se levèrent et embrassèrent le jeune roi Roumzân en pleurant de joie ; et le vizir Dandân également embrassa le fils de son maître le roi Omar Al-Némân (qu’Allah l’ait en sa miséricorde infinie !) Puis le roi Kanmakân demanda au roi Roumzân, maître de Kaïssaria : « Dis-moi, ô frère de mon père, tu es le roi d’un pays chrétien et tu vis au milieu des chrétiens ! Serais-tu aussi Nousrani ? » Mais le roi Roumzân étendit la main et, levant son index, il s’écria : « La ilah ill’Allah, oua Mohammad rassoul Allah ![1] »

Alors la joie de Kanmakân, de Nôzhatou et du vizir Dandân fut à sa limite extrême, et ils s’écrièrent : « Louange à Allah qui choisit les siens et les réunit ! » Puis Nôzhatou demanda : « Mais comment as-tu pu être guidé dans la voie droite, ô mon frère, au milieu de tous ces mécréants qui ignorent Allah et ne connaissent point son Envoyé ? » Il répondit : « C’est la bonne Grain-de-Corail qui m’a inculqué les principes simples et admirables de notre foi ! Car elle était elle-même devenue musulmane, en même temps que ma mère Abriza, lors de leur séjour à Baghdad, dans le palais de mon père le roi Omar Al-Némân. Aussi Grain-de-Corail a été pour moi non seulement celle qui m’a recueilli à ma naissance et m’a élevé et m’a tenu lieu de mère en toute chose, mais celle également qui a fait de moi un vrai Croyant dont la destinée est entre les mains d’Allah le Maître des rois ! »

À ces paroles, Nôzhatou fit asseoir Grain-de-Corail à côté d’elle sur le tapis et la voulut considérer désormais comme sa sœur.

Quant à Kanmakân, il dit à son oncle Roumzân : « Ô mon oncle, c’est à toi que revient, par droit d’aînesse, le trône de l’empire des musulmans. Et dès cette minute je me considère comme ton fidèle sujet. » Mais le roi de Kaïssaria dit : « Ô mon neveu, ce qu’Allah a fait est bien fait ! Comment oserais-je songer à troubler l’ordre établi par l’Ordonnateur ! » À ce moment, intervint le grand-vizir Dandân qui leur dit : « Ô rois, la plus juste idée est que vous régniez à tour de rôle chacun un jour, restant rois tous deux ! » Et ils répondirent : « Ton idée est admirable, ô vénérable vizir de notre père ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

… Et ils répondirent : « Ton idée est admirable, ô vénérable vizir de notre père ! » Et ils convinrent entre eux de la chose. Alors, pour fêter cet heureux événement, le roi Roumzân revint sur ses pas et rentra dans la ville, dont il fit ouvrir les portes à l’armée des musulmans. Puis il fit crier, par les crieurs publics, que désormais l’Islam était la religion des habitants, mais que tous les chrétiens étaient libres de rester dans leur erreur. Pourtant aucun des habitants ne voulut continuer à être mécréant ; et en un seul jour, l’acte de foi fut prononcé par mille mille nouveaux Croyants ! Ainsi ! Glorifié soit à jamais Celui qui a envoyé son Prophète pour être un symbole de paix parmi toutes les créatures de l’Orient et de l’occident !

À cette occasion, les deux rois donnèrent de grandes réjouissances et de grands festins, tout en régnant à tour de rôle, chacun son jour. Et ils restèrent ainsi à Kaïssaria un certain temps, à la limite de la joie et de l’épanouissement.

Et c’est alors qu’ils songèrent à se venger enfin de la vieille Mère-des-Calamités. À cet effet, le roi Roumzân, du consentement du roi Kanmakân, se hâta d’envoyer un courrier à Constantinia, porteur d’une lettre pour Mère-des-Calamités, qui ignorait le nouvel état de choses et s’imaginait toujours que le roi de Kaïssaria était chrétien comme son grand-père maternel, le défunt roi Hardobios, père d’Abriza. Et cette lettre était ainsi conçue :

« À la glorieuse et vénérable dame Schaouahi Omm El-Daouahi, la redoutable, la terrible, le fléau pesant de calamités sur les têtes ennemies, l’œil qui veille sur la cité chrétienne, la parfumée de vertus et de sagesse, l’odorante du saint encens suprême et véridique du grand Patriarche, la colonne de Christ au milieu de Constantinia.

« De la part du maître de Kaïssaria, Roumzân, de la postérité de Hardobios le Grand à la renommée étendue sur l’univers.

« Voici, ô notre mère à tous, que le Maître du ciel et de la terre a fait triompher nos armes sur les musulmans, et nous avons anéanti leur armée et fait prisonnier leur roi dans Kaïssaria, et réduit également en captivité le vizir Dandân et la princesse Nôzhatou, fille d’Omar Al-Némân et de la reine Safîa, fille du défunt roi Aphridonios de Constantinia.

« Nous attendons donc ta venue au milieu de nous pour fêter ensemble notre victoire et faire couper, devant tes yeux, la tête au roi Kanmakân, au vizir Dandân et à tous les chefs musulmans.

« Et tu peux venir à Kaïssaria sans escorte nombreuse, car désormais toutes les routes sont sûres et toutes les provinces pacifiées depuis l’Irak jusqu’au Soudan et depuis Mossoul et Damas jusqu’aux extrêmes limites de l’orient et de l’occident.

« Et ne manque pas d’emmener avec toi de Constantinia la reine Safîa, mère de Nôzhatou, pour lui donner la joie de revoir sa fille qui est honorée, en tant que femme, dans notre palais.

« Et que le Christ, fils de Mariam, te garde et te conserve comme une essence pure contenue précieusement dans l’or inaltérable ! »

Puis il signa la lettre de son nom, Roumzân, et la cacheta de son cachet royal, et la remit à un courrier qui partit aussitôt pour Constantinia.

Or, jusqu’au moment où arriva la vieille de malheur, pour sa perdition sans recours, il se passa quelques jours durant lesquels les deux rois eurent la joie de régler des comptes arriérés à qui de droit. Voici en effet ce qui se passa :

Un jour que les deux rois, le vizir Dandân et la douce Nôzhatou, qui ne se voilait jamais la figure en présence du vizir Dandân qu’elle considérait comme un père, étaient assis à causer des probabilités d’arrivée de la vieille calamiteuse et du sort qu’on lui réservait, l’un des chambellans entra et annonça aux rois qu’il y avait dehors un vieux marchand qui avait été assailli par des brigands, et qu’il y avait aussi les brigands enchaînés. Et le chambellan dit : « Ô rois, ce marchand sollicite une audience de votre magnanimité, car il a deux lettres à vous remettre. » Et les deux rois dirent : « Fais-le entrer ! »

Alors entra un vieillard dont la figure portait l’empreinte de la bénédiction et qui pleurait ; il baisa la terre entre les mains des rois et dit : « Ô rois du temps, est-il possible qu’un musulman soit respecté chez les mécréants et dépouillé et malmené chez les vrais Croyants, dans les pays où règne la concorde et la justice ? » Et les rois lui dirent : « Mais que t’est-il donc arrivé, ô respectable marchand ? » Il répondit : « Ô mes maîtres, sachez que j’ai sur moi deux lettres qui m’ont toujours fait respecter dans tous les pays musulmans ; car elles me servent de sauf-conduit et me dispensent de payer les dîmes et les droits d’entrée sur mes marchandises. Et l’une de ces lettres, ô mes maîtres, outre cette vertu précieuse, me sert également de consolation dans la solitude et me tient compagnie dans mes voyages ; car elle est écrite en vers admirables, et si beaux, en vérité, que je préférerais perdre mon âme que de m’en séparer ! » Alors les deux rois lui dirent : « Mais, ô marchand, tu peux au moins nous faire voir cette lettre ou seulement nous en lire le contenu ! » Et le vieux marchand, tout tremblant, tendit les deux lettres aux rois, qui les remirent à Nôzhatou en lui disant : « Toi qui sais lire les écritures les plus compliquées et si bien donner aux vers l’intonation qui sied, de grâce ! hâte-toi de nous en délecter ! »

Or, à peine Nôzhatou eut-elle défait le rouleau et jeté un regard sur les deux lettres qu’elle poussa un grand cri, devint plus jaune que le safran, et tomba évanouie. Alors on se hâta de l’asperger avec de l’eau de roses ; et lorsqu’elle fut revenue de son évanouissement, elle se leva vivement, les yeux tout en larmes, et courut au marchand, et, lui prenant la main, elle la baisa. Alors tous les assistants furent à l’extrême limite de l’ahurissement, devant une action aussi contraire à toutes les coutumes des rois et des musulmans ; et le vieux marchand, dans son émotion, chancela et faillit tomber à la renverse. Mais la reine Nôzhatou le soutint et, le conduisant, elle le fit s’asseoir sur le tapis même où elle était assise et lui dit : « Ne me reconnais-tu donc plus, ô mon père ? Suis-je donc si vieillie depuis le temps ? »

À ces paroles, le vieux marchand crut rêver et s’écria : « Je reconnais la voix ! Mais, ô ma maîtresse, mes yeux sont vieux et ne peuvent plus rien distinguer ! » Et la reine dit : « Ô mon père, je suis celle-là même qui t’a écrit la lettre en vers, je suis Nôzhatou’zamân ! » Et le vieux marchand, cette fois, s’évanouit complètement. Alors, pendant que le vizir Dandân jetait de l’eau de roses sur la figure du vieux marchand, Nôzhatou, se tournant vers son frère Roumzân et son neveu Kanmakân, leur dit : « C’est lui, le bon marchand qui m’a délivrée quand j’étais l’esclave du Bédouin brutal qui m’avait volée dans les rues de la Ville-Sainte ! »

Aussi, lorsque le marchand fut revenu de son évanouissement, les deux rois se levèrent en son honneur et l’embrassèrent ; et à son tour il baisa les mains de la reine Nôzhatou et du vieux vizir Dandan ; et tous se félicitèrent mutuellement de cet événement et rendirent grâces à Allah qui les avait tous réunis ; et le marchand leva les bras et s’écria : « Béni soit et glorifié Celui qui modèle des cœurs inoublieux et les parfume de l’admirable encens de gratitude ! »

Après quoi, les deux rois nommèrent le vieux marchand. cheikh général de tous les khâns et de tous les souks de Kaïssaria et de Baghdad, et lui donnèrent libre accès au palais, de jour comme de nuit. Puis ils lui dirent : « Mais comment as-tu été attaqué avec ta caravane ? » Il répondit : « C’est dans le désert ! Des brigands, des Arabes de la mauvaise qualité, de ceux qui dépouillent les marchands non armés, m’ont assailli soudain. Ils étaient plus de cent ! Mais leurs chefs sont trois : l’un est un nègre effroyable, l’autre un Kurde épouvantable et le troisième un Bédouin extraordinairement fort ! Ils m’avaient lié sur un chameau et me traînaient derrière eux, quand Allah voulut qu’un jour ils fussent assaillis par les guerriers réguliers qui les capturèrent, et moi avec eux. »

À ces paroles, les rois dirent à l’un des chambellans : « Fais d’abord entrer le nègre ! » Et le nègre entra. Or, il était plus laid que le derrière d’un vieux singe, et ses yeux plus méchants que ceux du tigre. Et le vizir Dandân lui demanda : « Comment t’appelles-tu et pourquoi es-tu brigand ? » Mais avant que le nègre eût le temps de répondre, Grain-de-Corail, l’ancienne suivante de la reine Abriza, était entrée pour appeler sa maîtresse Nôzhatou ; et ses yeux rencontrèrent par hasard les yeux du nègre ; et aussitôt elle poussa un cri terrible et s’élança comme une lionne sur le nègre et lui enfonça ses doigts dans les yeux et les lui arracha en une seule fois, en criant : « C’est lui, l’horrible Morose qui a tué ma pauvre maîtresse Abriza ! » Puis, lançant à terre les deux yeux sanglants qu’elle venait de faire sauter comme des noyaux hors des orbites du nègre, elle ajouta : « Loué soit le Juste, le Très-Haut, qui me permet enfin de venger ma maîtresse de ma main ! » Alors le roi Roumzân fit un seul signe ; et aussitôt le porte-glaive s’avança et d’un seul coup fit deux nègres d’un seul ! Puis les eunuques traînèrent le corps par les pieds et allèrent le jeter aux chiens, sur les décombres, hors de la ville.

Après quoi les rois dirent : « Qu’on fasse entrer le Kurde ! » Et le Kurde entra. Or, il était plus jaune qu’un citron et plus galeux qu’un âne de moulin et certainement plus pouilleux qu’un buffle resté un an sans se plonger dans l’eau. Et le vizir Dandân lui demanda : « Comment t’appelles-tu ? Et pourquoi es-tu brigand ? » Il répondit : « Moi, de mon métier j’étais chamelier dans la Ville-Sainte. Or, un jour, on me donna à transporter à l’hôpital de Damas un jeune homme malade… » À ces paroles, le roi Kanmakân et Nôzhatou et le vizir Dandân, sans lui laisser le temps de continuer, s’écrièrent : « C’est le chamelier traître qui abandonna le roi Daoul’makân sur le tas de fumier à la porte du hammam ! » Et soudain le roi Kanmakân se leva et dit : « On doit rendre le mal par le mal, et doublement ! Sinon le nombre augmenterait des malfaiteurs et des impies qui méconnaissent les lois ! Et nulle pitié en faveur des méchants, dans la vengeance, car la pitié comme l’entendent les chrétiens est la vertu des eunuques, des malades et des impuissants ! » Et de sa propre main le roi Kanmakân, d’un seul coup de son glaive, fit deux chameliers d’un seul ! Mais ensuite il ordonna aux esclaves de faire enterrer le corps, selon les rites religieux.

Alors les deux rois dirent au chambellan : « Fais maintenant entrer le Bédouin ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Alors les deux rois dirent au chambellan : « Fais maintenant entrer le Bédouin ! » Et le Bédouin fut introduit. Mais à peine sa tête de brigand eut-elle paru dans l’ouverture de la porte que la reine Nôzhatou s’écria : « C’est lui le Bédouin qui m’a vendue à ce bon marchand ! » À ces paroles, le Bédouin dit : « Je suis Hamad ! Et je ne te connais pas ! » Alors Nôzhatou se mit à rire et s’écria : « C’est vraiment lui ! Car jamais on ne verra un fou semblable à lui ! Regarde-moi donc, ô Bédouin Hamad ! Je suis celle que tu as volée dans les rues de la Ville-Sainte et que tu as tant maltraitée ! »

Lorsque le Bédouin eut entendu ces paroles, il s’écria : « Par Allah ! c’est elle-même ! Ma tête va tout de suite s’envoler de mon cou, certainement ! » Et Nôzhatou se tourna vers le marchand, qui était assis, et lui demanda : « Le reconnais-tu maintenant, mon bon père ? » Le marchand dit : « C’est lui-même, le maudit ! Et il est plus fou à lui seul que tous les fous de la terre ! » Alors Nôzhatou dit : « Mais ce Bédouin, malgré toutes ses brutalités, avait une qualité : il aimait les beaux vers et les belles histoires. » Alors le Bédouin s’écria : « Ô ma maîtresse, c’est la vérité, par Allah ! Et je connais d’ailleurs une histoire tout à fait étrange qui m’est arrivée à moi-même. Or, si je la raconte et qu’elle plaise à tous ceux ici présents, tu me pardonneras et m’accorderas la grâce de mon sang ! » Et la douce Nôzhatou sourit et dit : « Soit ! raconte-nous ton histoire, ô Bédouin ! »

Alors le Bédouin Hamad dit :

« En vérité je suis un grand brigand, et la couronne sur la tête de tous les brigands ! Mais la chose la plus surprenante de toute ma vie dans les villes et le désert est la suivante :

« Une nuit que j’étais seul, étendu sur le sable près de mon cheval, je me sentis l’âme haletante sous le poids des incantations maléfiques des sorcières, mes ennemies. Et ce fut pour moi une nuit terrible d’entre toutes les nuits ; car tantôt j’aboyais comme un chacal et tantôt je rugissais comme un lion et tantôt je me plaignais sourdement, en bavant, comme un chameau ! Quelle nuit ! Et avec quels tremblements n’attendais-je pas sa fin et l’apparition du matin ! Enfin le ciel s’éclaira et mon âme se calma ; et alors, pour chasser les dernières fumées de ces rêves obsédants, je me levai vivement, et je ceignis mon épée et saisis ma lance et sautai sur mon coursier que je lançai au galop, plus rapide que la gazelle.

« Or, pendant que je galopais de la sorte, je vis soudain, droit devant moi, une autruche qui me regardait. Et elle était plantée juste en face de moi et semblait pourtant ne me voir pas. Et moi j’allais être sur elle. Mais, au moment précis où j’allais la toucher de ma lance, elle rua terriblement, tourna le dos, étendit toutes larges ses grandes ailes touffues et fila comme un trait dans le désert. Alors moi je la poursuivis sans arrêt et continuai de la sorte jusqu’à ce qu’elle m’eût entraîné dans une solitude pleine d’effroi où il n’y avait que la présence d’Allah et des pierres nues, et où l’on n’entendait que les sifflements des vipères, les appels retentissants des génies de l’air et de la terre et les hurlements des goules en quête de proies ! Et l’autruche disparut comme dans un trou invisible à mes yeux ou dans quelque espace que voir je ne pouvais pas ! Et je frissonnai dans toute ma chair ; et mon cheval se cabra et recula en soufflant !

« Alors je fus dans une perplexité et une terreur considérables, et je voulus tourner bride et revenir sur mes pas. Mais, où aller maintenant que la sueur coulait des flancs de mon cheval et que la chaleur de midi se faisait inexorable ? Et, de plus, une soif torturante me saisit à la gorge et fit haleter mon cheval dont le ventre s’ouvrait et se fermait comme un soufflet de forgeron. Et je pensai en mon âme : « Ô Hamad ! c’est ici que tu mourras ! et ta chair servira à nourrir les petits des goules et les bêtes de l’épouvante ! Ici la mort, ô Bédouin ! »

« Or, au moment où je me disposais à faire mon acte de foi et à mourir, je vis dans le loin se dessiner horizontale une ligne de fraîcheur, avec des palmiers épars ; et mon cheval hennit et secoua la tête et, tirant la bride en avant, s’élança ! Et en un temps de galop je me vis transporté hors de l’horreur nue et brûlante du désert de pierres. Et devant moi, près d’une source qui coulait sous les pieds des palmiers, une tente magnifique était dressée, près de laquelle deux juments superbes, les jambes réunies, paissaient l’herbe humide et glorieuse.

« Alors je me hâtai de mettre pied à terre et d’abreuver mon cheval, dont les naseaux jetaient le feu, et de boire moi-même de cette eau de source limpide et douce à mourir. Puis je pris une longue corde dans ma besace et j’attachai mon cheval pour qu’il pût librement se rafraîchir au vert de cette prairie. Après quoi une curiosité m’invita à me diriger vers la tente pour voir ce que pouvait être l’affaire. Et voici ce que je vis.

« Sur une natte blanche était assis à son aise un adolescent aux joues vierges de poil ; et il était aussi beau que le croissant de la nouvelle lune ; et à sa droite une jeune fille délicieuse, nonchalante, de taille mince, délicate et souple tel le rameau jeune du saule, était étendue dans la splendeur de sa beauté.

« Alors moi, à l’heure même et au moment, je devins amoureux à l’extrême limite de la passion, mais je ne sus exactement si c’était de l’adolescente ou de l’adolescent ! Car, par Allah ! la lune est-elle plus belle, ou le croissant ?

« À cette vue, je fis entendre ma voix et je leur dis : « La paix sur vous ! » Et aussitôt la jeune fille se couvrit le visage et le jeune homme se tourna vers moi et se leva et répondit : « Et sur toi la paix ! » Je dis : « Je suis Hamad ben-El-Fezari de la principale tribu de l’Euphrate ! Je suis l’illustre, le guerrier réputé, le cavalier redoutable, celui qui compte, par son courage et sa témérité, parmi les Arabes, à l’égal de la valeur réunie de cinq cents cavaliers ! Comme je poursuivais une autruche, le sort me conduisit jusqu’ici ; et je viens te demander une gorgée d’eau ! » Alors le jeune homme se tourna vers la jeune fille et lui dit : « Porte-lui à boire et à manger. » Et la jeune fille se leva ! Et elle marcha ! Et chacun de ses pas était marqué par le bruit harmonieux des grelots d’or de ses chevilles ; et derrière elle sa chevelure éployée la couvrait entière et lourdement se balançait et tellement ! que l’adolescente en trébuchait. Alors moi, malgré les regards du jeune homme, je regardai fixement l’adolescente pour n’en plus détacher mes yeux. Et elle revint en portant sur la paume de sa main droite un vase rempli d’eau fraîche, et sur la paume de sa main gauche un plateau couvert de dattes, de porcelaines de lait caillé et de plats de viande de gazelle.

« Mais moi je ne pus, tant la passion m’anéantissait, ni tendre la main ni toucher à rien de toutes ces choses. Je ne sus que regarder l’adolescente et réciter ces vers que je construisis à l’instant même :

« La neige de ta peau, ô jeune fille, ah ! Et la teinture de henné est fraîche et noire encore sur tes doigts et sur la paume de tes mains !

Et je crois voir, devant mes yeux émerveillés, se dessiner sur la blancheur de tes mains la figure de quelque brillant oiseau au noir plumage !

« Lorsque le jeune homme eut entendu ces vers et remarqué le feu de mes regards, il se mit à rire et tellement qu’il faillit s’évanouir. Puis il me dit : « En vérité, je vois que tu es un guerrier hors de pair, et un cavalier extraordinaire ! » Je répondis : « Je passe pour tel ! Mais toi, qui donc es-tu ? » Et je grossis ma voix pour lui faire peur et me faire respecter. Et le jeune homme me dit : « Je suis Ebad ben-Tamim ben-Thâlaba, de la tribu des Bani-Thâlaba. Et cette jeune fille est ma sœur. » Alors moi je m’écriai : « Hâte-toi donc de me donner ta sœur comme épouse, car je l’aime passionnément et je suis de noble filiation ! » Mais il me répondit : « Sache que ni ma sœur ni moi nous ne nous marierons jamais. Car nous avons choisi cette terre fertile au milieu du désert pour y vivre notre vie en toute tranquillité, loin de tous les soucis ! » Je dis : « Il me faut ta sœur comme épouse, ou à l’instant même tu vas compter au nombre des morts, par le tranchant de ce glaive ! »

« À ces paroles, le jeune homme bondit vers l’extrémité de sa tente et me dit : « Arrière, ô scélérat qui méconnais l’hospitalité ! La lutte entre nous livrera le vaincu à discrétion ! » Et il détacha du poteau où ils pendaient son glaive et son bouclier, tandis que je m’élançais du côté où paissait mon cheval et que je sautais en selle et me tenais en garde. Et le jeune homme, s’étant armé, sortit également et enfourcha son cheval et il se disposait déjà à le lancer, quand la jeune fille, sa sœur, sortit, les yeux pleins de larmes, et s’attacha à ses genoux qu’elle embrassa en récitant ces vers :

« Ô mon frère, voici que pour défendre ta sœur fragile, tu t’exposes au sort de la lutte et aux coups d’un ennemi que tu ne connais pas !

Que puis-je, sinon faire des vœux au Donateur de la victoire pour ton triomphe, et pour que je me garde intacte de toute souillure et conserve pour toi seul le sang de mon cœur ?

Mais si la destinée farouche te ravissait à mon âme, ne crois point qu’un pays puisse me voir vivante, fût-il le plus beau de tous les pays, et débordant des produits de toute la terre.

Et ne crois point que je te survive un instant ; car la tombe recèlera nos corps unis dans le trépas comme dans la vie ! »

« Lorsque le jeune homme eut entendu ces vers désolés de sa sœur, ses yeux se remplirent de larmes, et il se pencha vers la jeune fille et souleva légèrement le voile qui lui cachait le visage et l’embrassa entre les yeux ; et cela me permit de voir pour la première fois les traits de la jeune fille : elle était exactement aussi belle que le soleil qui apparaît soudain sortant d’un nuage ! Puis le jeune homme tint un instant la tête du cheval du côté de la jeune fille et récita ces vers :

« Arrête-toi, ô sœur, et regarde les prodiges que mon bras accomplira.

Si pour toi, ô ma sœur, je ne combats pas, pourquoi donc mes armes et mon cheval ?

Et si pour te défendre je ne lutte pas, pourquoi donc la vie ?

Et si je recule quand il s’agit de ta beauté, n’est-ce point un signe pour les oiseaux de proie de se jeter sur un corps sans âme désormais ?

Quant à celui-là, qui se dit redoutable et nous vante la fermeté de son courage, je vais, sous tes yeux, lui faire sentir un coup qui le perforera du cœur au talon ! »

« Puis il se tourna vers moi et me cria :

« Et toi qui souhaites la jouissance après ma mort, à tes dépens va s’accomplir un exploit qui remplira les livres à venir !

Car, moi qui construis ces vers au rythme guerrier, je suis celui qui enlèvera ton âme avant que tu puisses seulement t’en douter ! »

« Et il lança son cheval contre le mien et, d’un coup, il envoya mon épée voler au loin et, sans me laisser le temps de piquer des deux et de filer dans le désert, il me saisit dans sa main et m’enleva de ma selle comme on enlève un sac vide, et me lança comme une balle en l’air, et me rattrapa au vol sur sa main gauche, et me soutint ainsi, le bras tendu, comme s’il eût tenu sur le doigt un oiseau apprivoisé. Quant à moi, je ne savais plus si tout cela n’était point un songe noir ou si ce jeune homme, aux joues soyeuses et rosées, n’était pas un genni qui habitait sous cette tente avec une houria ! Et d’ailleurs ce qui se passa après me fit supposer qu’il devait plutôt en être ainsi.

« En effet, lorsque la jeune fille vit le triomphe de son frère, elle s’élança vers lui et l’embrassa sur le front et se suspendit joyeuse au cou de son cheval, qu’elle conduisit elle-même jusqu’à la tente. Là le jeune homme descendit en me tenant sous le bras, comme un paquet, me posa à terre, me fit mettre debout et, me prenant la main, il me fit entrer sous la tente, au lieu de m’écraser la tête sous ses pieds ; et il dit à sa sœur : « Il est désormais l’hôte qui est entré sous notre protection ; traitons-le donc avec égards et avec douceur. » Et il me fit asseoir sur la natte ; et la jeune fille mit derrière moi un coussin pour mieux me faire reposer ; puis elle s’occupa de remettre en place les armes de son frère, et de lui apporter l’eau parfumée et de lui laver le visage et les mains ; puis elle le vêtit d’une robe blanche en lui disant : « Qu’Allah, ô mon frère, fasse parvenir ton honneur à l’extrême limite de la blancheur, et qu’il te mette comme un grain de beauté sur la face glorieuse de nos tribus ! » Et l’adolescent lui répondit par ces vers :

« Ô ma sœur, au sang limpide, de la race des Bani-Thâlaba ! tu m’as vu sur le terrain de la lutte, combattant pour tes yeux ! »

« Elle répondit :

« Les éclairs de ta chevelure éparse sur ton front s’auréolaient de leur lueur, ô mon frère ! »

« Il reprit :

« Voici les lions des solitudes infinies ! Ô ma sœur, conseille-leur de retourner sur leurs pas ! Je ne voudrais point que la honte les tînt à jamais dans la poussière mordue par leurs dents ! »

« Elle répondit :

« Ô vous tous ! c’est mon frère Ebad ! Tous ceux du désert le connaissent par sa vaillance, ses exploits et la noblesse de ses ancêtres ! Reculez ! »

Et toi, Bédouin Hamad ! tu as voulu lutter contre un héros qui t’a fait voir la mort ramper vers toi comme un serpent prêt à fondre sur sa proie ! »

« Or, moi, en voyant tout cela et en entendant ces vers, je fus dans une grande perplexité ; et je fis un retour sur moi-même et je constatai combien j’étais devenu petit à mes propres yeux ; et combien ma laideur était grande en comparaison de la beauté de ces deux adolescents ! Mais bientôt je vis la jeune fille apporter à son frère un plateau couvert de mets et de fruits, sans qu’elle me jetât un seul regard, fût-il même méprisant, comme si j’étais quelque chien dont la présence dût passer inaperçue. Et pourtant, malgré tout, je continuais à la trouver plus merveilleuse encore, surtout quand elle se mit à offrir à manger à son frère, en le servant elle-même et en se négligeant elle-même pour qu’il ne manquât de rien. Mais le jeune homme finit par se tourner de mon côté et m’invita à partager le repas avec lui : alors je poussai un soupir de soulagement, car je me sentais désormais certain d’avoir la vie sauve. Et il me tendit lui-même une porcelaine de lait caillé et une soucoupe pleine d’une décoction de dattes dans l’eau aromatisée. Et je mangeai et je bus en tenant la tête basse, et je lui jurai mille et cinq cents serments que j’étais désormais le plus fidèle de ses esclaves et le plus acquis à sa dévotion. Mais il sourit et fit un signe à sa sœur qui se leva aussitôt et ouvrit une grande caisse et en tira une à une dix robes admirables, plus belles les unes que les autres ; elle en mit neuf dans un paquet et m’obligea à l’accepter ; puis elle me força à me vêtir de la dixième. Et c’est cette dixième, si somptueuse, dont vous me voyez, ô vous tous, en ce moment habillé !

« Après quoi, le jeune homme fit un second signe, et l’adolescente sortit un instant pour revenir aussitôt ; et je fus invité par eux deux à aller prendre possession d’une chamelle chargée de toutes sortes de vivres et aussi de cadeaux que j’ai conservés précieusement jusqu’aujourd’hui. Et m’ayant ainsi comblé de toutes sortes d’égards et de présents, sans que j’eusse fait quoi que ce soit pour les mériter, au contraire ! ils m’invitèrent à user de leur hospitalité autant de temps qu’il me plairait. Mais, ne voulant plus abuser de rien, je pris congé d’eux en embrassant sept fois la terre entre leurs mains et, ayant enfourché mon alezan, je pris la chamelle par le licou et je me hâtai de retourner sur le chemin du désert, d’où j’étais venu.

« Et c’est alors que, devenu le plus riche de ma tribu, je me fis chef d’une bande de brigands coupeurs de routes. Et il arriva ce qui arriva !

« Et telle est l’histoire que je vous ai promise et qui mérite, sans aucun doute, la rémission de tous mes crimes lesquels, à la vérité, ne sont pas d’un poids minime ! »


Lorsque le Bédouin Hamad eut fini son histoire, Nôzhatou dit aux deux rois et au vizir Dandân : « On doit respecter les fous, mais les mettre hors de portée de nuire. Or, ce Bédouin a le crâne irrémédiablement disloqué ; il faut donc lui pardonner ses méfaits à cause de sa sensibilité aux beaux vers et de sa mémoire étonnante ! » À ces paroles, le Bédouin se sentit soulagé si considérablement qu’il s’affala sur les tapis. Et les eunuques vinrent et le ramassèrent.

Or, à peine le Bédouin venait-il de disparaître qu’un courrier entra en haletant et, ayant embrassé la terre entre les mains des rois, dit : « La Mère-des-Calamités est aux portes de la ville, car elle n’en est plus distante que d’un seul parasange ! »

À cette nouvelle si longtemps attendue, les deux rois et le vizir se convulsèrent de joie et demandèrent des détails au courrier, qui leur dit : « Lorsque la Mère-des-Calamités eut ouvert la lettre de notre roi et vu sa signature au bas de la feuille, elle se réjouit extrêmement ; et à l’heure même et à l’instant elle fit ses préparatifs de départ et invita la reine Safîa à venir avec elle ainsi que cent des principaux guerriers des Roum de Constantinia. Puis elle me dit de prendre les devants pour venir vous annoncer son arrivée. »

Alors le vizir Dandân se leva et dit aux rois : « Il est plus prudent, pour déjouer les perfidies et les embûches dont pourrait encore se servir la vieille mécréante, que nous allions à sa rencontre, après nous être déguisés sous des vêtements de chrétiens occidentaux, et avoir pris avec nous mille guerriers choisis, habillés également selon l’ancienne mode de Kaïssaria. » Et les deux rois répondirent par l’ouïe et l’obéissance et firent ce que leur conseillait le grand-vizir. Aussi, quand elle les vit dans cet accoutrement, Nôzhatou leur dit : « Vraiment, si je ne vous connaissais pas, je vous croirais tout à fait des Afrangi ! » Alors ils sortirent du palais et, s’étant mis à la tête de mille guerriers, ils allèrent au-devant de Mère-des-Calamités.

Et bientôt elle apparut. Alors Roumzân et Kanmakân dirent au vizir Dandân de développer les guerriers sur un grand cercle et de les faire avancer lentement de façon à ne laisser échapper aucun des guerriers de Constantinia. Puis le roi Roumzân dit à Kanmakân : « Laisse-moi d’abord m’avancer le premier au-devant de la vieille maudite : car elle me connaît déjà et ne se méfiera pas. » Et il poussa son cheval. Et en quelques instants il fut aux côtés de Mère-des-Calamités.

Alors Roumzân mit vivement pied à terre et la vieille, l’ayant reconnu, descendit également et se jeta à son cou. Alors le roi Roumzân la prit dans ses bras, la fixa les yeux dans les yeux, et la serra et la comprima si fort et si longtemps qu’elle lança un pet retentissant qui fit se cabrer tous les chevaux et sauter les cailloux du chemin à la tête des cavaliers !

Or, au même moment les mille guerriers, au grand galop, resserrèrent leur cercle et crièrent aux cent chrétiens de mettre bas les armes ; et en un clin d’œil ils les capturèrent jusqu’au dernier, tandis que le vizir Dandân s’avançait vers la reine Safîa et, ayant baisé la terre entre ses mains, la mettait en quelques mots au courant de la situation, cependant que la vieille Mère-des-Calamités, garrottée solidement, comprenait enfin sa perdition et urinait longuement dans ses vêtements.

Puis tout le monde rentra à Kaïssaria ; et, de là, immédiatement on se mit en route pour Baghdad, où l’on arriva sans incident et en toute hâte.

Alors les rois firent illuminer et décorer toute la ville et invitèrent tous les habitants, par les crieurs publics, à se masser devant le palais. Et lorsque toute la place et toutes les rues furent remplies par la foule des habitants, hommes, femmes et enfants, un âne galeux sortit de la grande porte et sur son dos, à rebours, était attachée Mère-des-Calamités, la tête couverte d’un tiare rouge et couronnée de crottin. Et devant elle lentement marchait un grand crieur qui racontait à haute voix les principaux méfaits de la vieille maudite, cause première de tant de calamités sur l’Orient et l’occident.

Et lorsque toutes les femmes et tous les enfants lui eurent craché au visage, on la pendit par les pieds à la grande porte de Baghdad !

Et c’est ainsi que périt, en rendant à Éblis son âme fétide, par l’anus, la pétante calamiteuse, la vieille aux fabuleuses vesses, la rouée, la politique, la perverse mécréante, Schaouahi Omm El-Daouahi. Le sort la trahissait comme elle avait trahi, et cela afin que sa mort pût servir de présage de la prise de Constantinia par les Croyants et du définitif triomphe en Orient, dans le futur, de l’Islam pacifique sur la terre d’Allah en large et en long !

Aussi les cent guerriers chrétiens ne voulurent plus retourner dans leur pays et préférèrent embrasser librement la foi si simple des musulmans.

Et les rois et le vizir Dandân ordonnèrent aux scribes les plus habiles de noter soigneusement dans les annales tous ces détails et ces événements, afin qu’ils pussent servir d’exemple salutaire aux générations de l’avenir.

— Et telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade en s’adressant au roi Schahriar, l’histoire splendide du roi Omar Al-Némân et de ses fils merveilleux Scharkân et Daoul’makân ; de la reine Abriza, de la reine Force-du-Destin et de la reine Nôzhatou ; du grand-vizir Dandân et des rois Roumzân et Kanmakân !

Puis Schahrazade se tut.

Alors, pour la première fois, le roi Schahriar regarda tendrement la diserte Schahrazade, et il lui dit :

« Ô Schahrazade ! par Allah ! que ta sœur, cette petite qui écoute, a raison quand elle te dit que tes paroles sont délicieuses au goût et savoureuses en leur fraîcheur ! En vérité tu commences à me faire regretter le massacre de tant d’adolescentes, et peut-être que tu finiras par me faire oublier complétement le serment que je fis de te tuer comme les autres ! »

Et la petite Doniazade se souleva du tapis où elle était blottie et s’écria : « Ô ma sœur ! que cette histoire est admirable ! Et comme j’aime Nôzhatou et les paroles qu’elle disait et les paroles des jeunes filles ! Et combien je suis contente de la mort de Mère-des-Calamités ! Et que tout cela est merveilleux ! »

Alors Schahrazade regarda sa sœur et lui sourit. Puis elle lui dit : « Mais que dirais-tu alors si tu entendais les paroles des animaux et des oiseaux ? » Et Doniazade s’écria : « Ah ! ma sœur, je t’en prie, dis-nous quelques paroles des animaux et des oiseaux ! Car elles doivent être délicieuses, surtout répétées par ta bouche ! » Mais Schahrazade dit : « De tout cœur amical ! mais certainement pas avant que ne me le permette notre maître le Roi, si toutefois il souffre encore de ses insomnies ! » Et le roi Schahriar fut extrêmement perplexe et dit : « Mais que peuvent bien dire les animaux et les oiseaux ? Et dans quelle langue parlent-ils ? » Et Schahrazade dit : « En prose et en vers, dans le pur arabe ! » Alors le roi Schahriar s’écria : « En vérité, ô Schahrazade, je ne veux rien décider encore concernant ton sort, avant que tu ne m’aies raconté ces choses que je ne connais pas. Car jusqu’ici je n’ai entendu que les paroles humaines ; et je ne serais pas fâché de savoir ce que pensent les êtres qui ne sont pas compris par la plupart des hommes ! »

Alors, comme elle voyait la nuit s’écouler, Schahrazade pria le roi d’attendre jusqu’au lendemain. El Schahriar, malgré l’impatience où il était, voulut bien y consentir. Il prit dans ses bras la belle Schahrazade, et ils s’enlacèrent jusqu’au matin.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-SIXIÈME NUIT

Schahrazade dit :

  1. L’acte de foi musulman. Il suffit de le dire une fois pour prouver que l’on est musulman. Et personne ne songera à demander d’autres preuves. Quant à la circoncision, elle est recommandée, mais n’est pas du tout nécessaire pour devenir musulman.