Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Histoire du bel Aziz

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 7-74).


HISTOIRE DU BEL AZIZ


[Racontée par Aziz dans l’Histoire d’Aziz et Aziza et du prince Diadème.]


Et le jeune Aziz raconta ainsi son histoire au beau prince Diadème :

Sache, mon jeune seigneur, que mon père était un d’entre les grands marchands ; et il n’avait point d’autre fils que moi. Mais j’avais une cousine qui avait été élevée avec moi dans la maison de mon père, vu que son père à elle était mort.

Or, avant de mourir, mon oncle avait fait promettre à mon père et à ma mère de nous marier ensemble à notre majorité.

Aussi nous laissa-t-on toujours ensemble ; et nous nous attachâmes de la sorte l’un à l’autre ; et la nuit on nous faisait coucher dans le même lit, sans nous séparer. D’ailleurs nous ne nous doutions guère des inconvénients que cela pouvait avoir, bien que, toutefois, ma cousine fût, sur ces questions, beaucoup plus clairvoyante que moi et plus instruite et plus expérimentée ; ce dont je jugeai plus tard, en réfléchissant à la façon dont elle m’enlaçait de ses bras et dont elle serrait les cuisses en s’endormant contre moi.

Sur ces entrefaites, comme nous venions d’atteindre l’âge voulu, mon père dit à ma mère : « Il nous faut, cette année, marier sans retard notre fils Aziz avec sa cousine Aziza. » Et il tomba d’accord avec elle sur le jour de l’écriture du contrat, et se mit aussitôt à faire les préparatifs des festins pour la cérémonie ; et il alla inviter les parents et les amis, leur disant : « Ce vendredi, après la prière, nous allons écrire le contrat du mariage d’Aziz avec Aziza. » Et ma mère, de son côté, alla prévenir de la chose toutes les femmes de sa connaissance et toutes ses proches. Et, pour bien recevoir les invités, ma mère et les femmes de la maison lavèrent à grande eau la salle de réception et firent étinceler les marbres qui la pavaient, et étendirent les tapis par terre et ornèrent les murs des belles étoffes et des tapisseries ouvrées d’or contenues dans les grands coffres. Quant à mon père, il se chargea, lui, de faire les commandes de pâtisseries et de douceurs, et de préparer et de ranger avec soin les grands plateaux des boissons. Moi, enfin, ma mère m’envoya, avant l’heure fixée pour l’arrivée des invités, prendre un bain au hammam, et eut soin de faire porter derrière moi, par un esclave, une belle robe neuve, tout ce qu’il y avait de mieux, pour que je la vêtisse après le bain.

J’allai donc au hammam et, une fois mon bain fini, je vêtis la somptueuse robe en question qui était toute parfumée et si puissamment que, sur ma route, les passants s’arrêtaient pour en renifler l’arôme dans l’air.

Je me dirigeai donc vers la mosquée pour la prière qui, en ce jour du vendredi, devait précéder la cérémonie, quand je me rappelai, en route, un ami que j’avais oublié d’inviter. Et je me mis à marcher très vite pour ne pas être en retard, et si bien que je m’égarai dans une ruelle qui m’était inconnue. Alors, comme j’étais tout moite de sueur à cause du bain chaud et à cause aussi de la robe neuve, dont l’étoffe était rigide, je profitai de la fraîcheur d’ombre de cette ruelle pour m’asseoir un moment sur un banc le long du mur ; mais avant de m’asseoir je tirai de ma poche un mouchoir brodé d’or et je l’étendis sous moi. Et la sueur continuait à couler de mon front sur ma figure, tant la chaleur était intense ; et je n’avais rien sur moi pour l’essuyer, mon mouchoir étant étendu sous moi ; et j’en étais, bien marri ; et ma torture activait encore ma transpiration. Enfin, pour sortir de cette fâcheuse perplexité, je me disposais à relever le pan de ma robe neuve pour essuyer les grosses gouttes qui me sillonnaient les joues, quand soudain je vis tomber devant moi, léger comme un souffle de la brise, un mouchoir blanc en étoffe de soie, dont la seule vue me rafraîchit l’âme et dont le parfum eût guéri l’infirme. Je me hâtai de le ramasser et de regarder au-dessus de ma tête pour me rendre compte de ce que pouvait être l’affaire ; et alors mes yeux rencontrèrent les yeux d’une jeune personne, celle-là même, ô mon seigneur, qui, dans la suite de l’histoire, me donnera la première gazelle brodée sur l’étoffe carrée. Donc je la vis elle-même…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TREIZIÈME NUIT

Elle dit :

Et je la vis elle-même penchée et souriante à la fenêtre de bronze de l’étage supérieur. Je n’essaierai même pas de dépeindre sa beauté, ma langue en étant trop incapable, en vérité.

Sache seulement que la jeune fille, à peine eut-elle remarqué mon regard attentif, me fit les signes suivants : elle enfonça son index entre ses lèvres ; puis elle abaissa son doigt du milieu et le colla contre son index gauche pour ensuite les porter tous les deux entre ses seins. Cela fait, elle rentra la tête et, refermant la fenêtre, elle disparut.

Et, tout saisi, tout perplexe et soudainement enflammé de désir, j’eus beau regarder vers la fenêtre, espérant revoir cette apparition qui m’enlevait l’âme, la fenêtre resta obstinément fermée. Et je ne désespérai que lorsque, ayant attendu là, sur ce banc, jusqu’au coucher du soleil, oubliant et mon contrat de mariage et ma fiancée, je constatai que décidément mon attente était vaine.

Alors je me levai, le cœur bien en peine, et je me dirigeai vers ma maison. En route je me mis à déplier le mouchoir en question, dont le seul parfum me délecta si intensément que je me crus déjà au paradis. Lorsque je l’eus tout à fait déplié, je vis qu’il portait, sur l’un de ses coins, ces vers inscrits d’une belle écriture entrelacée :

J’ai essayé de me plaindre pour lui faire sentir la passion de mon âme, au moyen de cette écriture fine et compliquée. Car toute écriture est l’empreinte même de l’âme qui l’imagine.

Mais il me dit, l’ami : « Ton écriture, pourquoi si fine et torturée, et telle qu’elle se subtilise à ma vue ? »

Je répondis : « Moi-même je suis si énervée et torturée ! Es-tu donc si naïf que tu n’y reconnaisses pas l’indice de l’amour ? »

Et sur l’autre coin du mouchoir, ces vers étaient écrits en grands caractères réguliers :

Les perles unies à l’ambre, et la pudeur incarnadine des pommes sous les feuilles jalouses, à peine pourraient-elles te dire la clarté de ses joues sous le duvet.

Et si tu cherchais la mort, tu la trouverais sous les lourds regards de ses yeux aux victimes sans nombre. Mais si c’est l’ivresse que tu désires, laisse les vins de l’échanson ! N’as-tu point les joues rougissantes de l’échanson ?

Et si tu veux connaître sa fraîcheur, les myrtes te la diront, et sa flexibilité, les courbes des rameaux !

Alors moi, ô mon maître, affolé, je finis tout de même par arriver à la maison, à la tombée de la nuit. Et je trouvai la fille de mon oncle assise tout en larmes ; mais, en me voyant, elle s’essuya rapidement les yeux et vint à moi et m’aida à me déshabiller et m’interrogea doucement sur le motif de mon retard et me dit que tous les invités, les émirs, les grands marchands et les autres, ainsi que le kâdi et les témoins, avaient longtemps attendu mon arrivée, mais que ne voyant rien venir, ils avaient mangé et bu à satiété et étaient tous partis en leur voie. Puis elle ajouta : « Quant à ton père, cela l’a mis dans une fort grande rage ; et il a juré que notre mariage serait retardé jusqu’à l’année prochaine ! Mais toi, ô fils de mon oncle, pourquoi enfin avoir agi de la sorte ? »

Alors moi je lui dis : « Il s’est passé telle et telle chose. » Et je lui racontai en détail l’aventure. Aussitôt elle prit le mouchoir que je lui tendais et, après avoir lu ce qui y était écrit, elle versa d’abondantes larmes. Puis elle me dit : « Mais ne t’a-t-elle pas parlé ? » Je répondis : « Par des signes seulement, auxquels d’ailleurs je n’ai rien compris, et dont je voudrais bien te voir me donner l’explication. » Et je lui mimai les signes en question. Elle me dit : « Ô mon très aimé cousin, si même tu me demandais mes yeux, je n’hésiterais pas à les faire sortir pour toi de mes paupières ! Sache donc que, pour rendre la paix à ton âme, je suis prête à te servir de tout mon dévouement et à te faciliter une rencontre avec cette femme qui te préoccupe et qui certainement est amoureuse de toi. Car ces signes, qui n’ont point de mystère pour nous autres femmes, signifient clairement qu’elle te désire avec passion et qu’elle te donne rendez-vous dans deux jours : ses doigts ramenés entre ses deux seins te fixent le nombre deux, tandis que son doigt entre ses lèvres t’indique que tu es pour elle à l’égal de son âme qui donne la vie à son corps. Sois donc sûr que mon amour pour toi me fera te rendre n’importe quel service ; et je vous mettrai tous deux sous mon aile qui vous protégera. » Alors moi je la remerciai pour son dévouement et ses bonnes paroles qui me donnaient de l’espoir, et je restai deux jours à la maison à attendre l’heure du rendez-vous. Et j’étais bien triste ; et je reposais ma tête sur les genoux de ma cousine qui ne cessait de m’encourager et de me raffermir le cœur. Aussi, lorsque fut proche l’heure du rendez-vous, ma cousine se hâta de m’aider à mettre mes habits ; et elle me parfuma de ses mains…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUATORZIÈME NUIT

Elle dit :

Le bel Aziz continua ainsi son histoire au jeune prince Diadème :

Et elle me parfuma de ses mains et brûla sous ma robe du benjoin et m’embrassa tendrement et me dit : « Ô mon bien-aimé cousin, voici l’heure calmante. Prends courage et reviens-moi tranquillisé et satisfait. Et voici que moi-même je te souhaite la paix de l’âme, et je ne serai heureuse que de ton bonheur. Mais reviens-moi vite pour me raconter l’aventure. Et il y aura encore de beaux jours pour nous deux et de belles nuits bénies ! » Alors moi j’essayai de calmer les battements de mon cœur et de comprimer mon émotion ; et je pris congé de ma cousine et sortis. Arrivé à la ruelle ombreuse, j’allai m’asseoir sur le banc en question, dans un état d’excitation extrême. Et à peine étais-je là que je vis la fenêtre s’entr’ouvrir ; et aussitôt un vertige me passa devant les yeux. Mais je me raffermis et je regardai vers la fenêtre ; et de mes yeux je vis l’adolescente. À la vue de ce visage adoré, je chancelai et me laissai tomber tremblant sur le banc. Et l’adolescente restait toujours à la fenêtre à me regarder avec une lueur dans les yeux ; et elle tenait à la main ostensiblement un miroir et un mouchoir rouge. Mais bientôt, sans dire une seule parole, elle releva ses manches, découvrant ses bras jusqu’aux épaules ; puis elle ouvrit la main et, étendant ses cinq doigts, elle se toucha les seins ; puis elle tendit le bras hors de la fenêtre en tenant le miroir et le mouchoir rouge ; et par trois fois elle agita le mouchoir en l’élevant et en l’abaissant ; puis elle fit le geste de tordre le mouchoir et de le plier ; ensuite elle pencha la tête vers moi longuement et, rentrant vivement, elle referma la fenêtre et disparut. Tout cela ! et sans prononcer un seul mot. Au contraire ! Elle me laissa ainsi dans une perplexité inimaginable ; et je ne sus si je devais rester ou m’en aller ; et, dans le doute, je restai ainsi à regarder la fenêtre durant des heures, jusqu’à minuit. Alors, malade de mes pensées, je regagnai la maison, où je trouvai ma pauvre cousine dans l’attente, les yeux rouges de larmes versées et le visage empreint de tristesse et de résignation. Alors moi, à bout de forces, je me laissai tomber à terre dans un état pitoyable. Et ma cousine, qui s’était hâtée de courir à moi, me reçut dans ses bras, et m’embrassa sur les yeux et me les essuya du coin de sa manche et me donna à boire, pour calmer mes esprits, un verre de sirop légèrement parfumé à l’eau de fleurs ; et elle finit par doucement m’interroger sur tout ce retard et sur ma mine affligée.

Alors moi, bien que brisé de triste lassitude, je la mis au courant de tout, en lui répétant les gestes de la délicieuse inconnue. Et ma cousine Aziza me dit : « Ô Aziz de mon cœur, la signification qui pour moi ressort de ces gestes, surtout des cinq doigts et du miroir, est que la jeune fille t’enverra un message dans cinq jours chez le teinturier du coin de la ruelle. » Alors moi je m’écriai : « Ô fille de mon cœur, puissent tes paroles être vraies ! D’ailleurs, j’ai remarqué qu’au coin de la ruelle, il y a, en effet, la boutique d’un teinturier juif. » Puis ne pouvant plus résister à la houle de mes souvenirs, je me mis à sangloter dans le sein de ma cousine Aziza qui ne ménagea point, pour me consoler, les paroles de douceur et les caresses de tout charme ; et elle me disait : « Songe, ô Aziz, que d’ordinaire les amoureux souffrent des années et des années dans l’attente, et s’arment de fermeté tout de même ; et toi, il y a à peine une semaine que tu connais les tortures du cœur, et te voici dans une émotion et une tristesse sans exemple ! Prends courage, ô fils de mon oncle ! Et lève-toi et mange un peu de ces mets et bois de ce vin que je t’offre. »

Mais moi, ô mon jeune seigneur, je ne pus réussir à avaler ni une bouchée ni une gorgée ; et je perdis même tout sommeil ; et je devins jaune de teint et changé de traits. Car c’était la première fois que je sentais la chaleur de la passion, et que je goûtais à l’amour amer et délectable.

Aussi pendant les cinq jours que dura mon attente, je maigris à l’extrême, et ma cousine, affligée à cause de moi, ne me quitta pas un seul instant et passa jours et nuits assise à mon chevet à me raconter, pour me distraire, les histoires des amoureux ; et, au lieu de dormir, elle veillait sur moi ; et je la surprenais quelquefois essuyant à la hâte des larmes furtives. Enfin, au bout des cinq jours, elle me força à me lever et chauffa l’eau pour moi et me fit entrer au hammam de la maison ; puis elle m’habilla et me dit : « Va vite au rendez-vous ! Et qu’Allah te fasse parvenir à tes fins, et de ses baumes te guérisse l’âme ! » Alors, moi, je me hâtai de sortir et courus à la boutique du teinturier juif.

Or, ce jour-là était un samedi ; et ce juif n’avait malheureusement pas ouvert sa boutique. Malgré tout, je m’assis devant la porte de la boutique et j’attendis là jusqu’à la prière des muezzins sur les minarets, au coucher du soleil. Et comme la nuit s’avançait sans résultat aucun, je fus pris de la frayeur des ténèbres et me décidai à m’en retourner à la maison. Et j’y arrivai comme un homme ivre, ne sachant plus ce que je faisais et disais. Et je trouvai ma pauvre cousine Aziza debout dans la chambre, le visage tourné du côté du mur, un bras appuyé contre un meuble et une main sur le cœur ; et, tristement, elle soupirait des vers plaintifs sur l’amour malheureux.

Mais à peine se fut-elle aperçue de ma présence qu’elle s’essuya les yeux du coin de sa manche et vint au-devant de moi, en essayant de sourire pour me cacher sa douleur, et me dit : « Ô mon cousin bien-aimé, qu’Allah te rende durable la félicité ! Pourquoi, au lieu de revenir ainsi seul, pendant la nuit, par les rues désertes, n’as-tu pas passé le reste de la nuit chez la jeune fille, ton amoureuse ? » Alors moi, impatienté, et croyant un instant que ma cousine voulait me railler, je la repoussai durement et d’une façon si brusque, qu’elle alla tomber tout de son long contre le coin du divan et se fit au front une large blessure d’où le sang se mit à gicler à flots. Alors ma pauvre cousine, loin de s’emporter contre ma brutalité, n’eût pas un seul mot de révolte et se releva tranquillement et alla brûler un morceau d’amadou et en pansa sa blessure et se banda le front de son mouchoir ; puis elle essuya le sang qui tachait les marbres, et, comme si de rien n’était, elle revint près de moi avec un sourire tranquille, et me dit avec la plus grande douceur…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, s’arrêta dans les paroles permises.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUINZIÈME NUIT

Elle dit :

Et, comme si de rien n’était, elle revint près de moi avec un sourire tranquille et me dit avec la plus grande douceur dans la voix : « Ô fils de mon oncle, je suis à la limite de la désolation de t’avoir peiné par des paroles inopportunes. Pardonne-moi, de grâce, et raconte-moi ce qui s’est passé, que je voie si je n’y puis porter remède ! » Alors je lui racontai le contre-temps que j’avais subi et le manque total de nouvelles de l’inconnue. Et Aziza me dit : « Ô Aziz de mes yeux, je puis, sans hésiter, t’annoncer que tu arriveras à tes fins ; car ce n’est là qu’une épreuve que l’adolescente fait subir à ta patience pour voir la force de ton amour et ta constance à son égard. Aussi, dès demain, hâte-toi d’aller t’asseoir sur le banc, sous sa fenêtre, et sûrement tu trouveras une solution au gré de tes désirs ! » Puis ma cousine m’apporta un plateau chargé de porcelaines remplies de mets ; mais je repoussai le tout avec brusquerie, et toutes les porcelaines sautèrent en l’air et roulèrent de tous côtés sur les tapis. Et je signifiai de la sorte que je ne voulais ni manger ni boire. Alors, ma pauvre cousine ramassa soigneusement et en silence les débris qui jonchaient le sol et essuya les tapis, et revint s’asseoir au pied du matelas sur lequel j’étais étendu ; et elle ne cessa, durant toute la nuit, de me faire de l’air avec un éventail en me disant des paroles gentilles et caressantes, avec une douceur infinie. Et moi je pensais : « Quelle folie d’être amoureux ! » Enfin le matin parut et je me levai en toute hâte et me rendis dans la ruelle sous la fenêtre de l’adolescente.

Or, à peine m’étais-je assis sur le banc que la fenêtre s’ouvrit et devant mes yeux éblouis apparut la tête délicieuse de celle qui était toute mon âme. Et elle me souriait de toutes ses dents d’un sourire savoureux. Puis elle disparut un instant pour réapparaître tenant entre les mains un sac, un miroir, un pot de fleurs et une lanterne. Et voici ce qu’elle fit : d’abord elle introduisit le miroir dans le sac, lia le sac, et jeta le tout dans la chambre ; puis, d’un geste adorable, elle dénoua sa chevelure qui retomba lourdement autour d’elle toute, et lui cacha un instant la figure ; ensuite elle plaça la lanterne au milieu des fleurs, dans le pot ; et enfin elle reprit le tout et disparut. Et la fenêtre se referma. Et mon cœur, avec l’adolescente, s’envola. Et mon état n’était plus un état.

Alors moi, sachant déjà par expérience qu’il était inutile d’attendre davantage, je m’acheminai, désolé et meurtri, vers la maison, où je retrouvai ma pauvre cousine tout en pleurs et la tête enveloppée d’un double bandeau, un autour de son front blessé et l’autre autour de ses yeux malades de toutes les larmes versées pendant mon absence et durant tous ces jours de tristesse. Et, sans me voir, elle avait la tête penchée et appuyée sur une main, et elle se berçait de l’harmonie pénétrante de ces vers admirables que tout doucement elle se murmurait :

« Ah ! je songe à toi, Aziz ! En quelle demeure loin de moi as-tu fui ? Réponds, Aziz ! Où as-tu élu domicile, ô vagabond adoré ?…

Songe à ton tour, Aziz ! Sache bien que partout où la destinée, jalouse de mon bonheur, te poussera, tu ne pourras trouver la chaleur d’asile que t’a réservée le pauvre cœur d’Aziza !

Tu ne m’écoutes pas, Aziz ! Et tu t’éloignes ! Et voici que mes yeux te regrettent dans ces larmes qui coulent intarissables.

Oh ! désaltère-toi à la limpidité d’une eau pure ou plus belle encore, et laisse ma douleur boire, pour toute fraîcheur, le sel des tristes larmes recélées dans mes orbites profondes.

Ah ! pleure, mon cœur, l’absence du bien-aimé !… Je songe à toi, Aziz ! En quelle demeure loin de moi as-tu fui ? Réponds, Aziz ! Où as-tu élu domicile, ô vagabond adoré ?… »

Lorsqu’elle eut fini ces vers, elle se retourna et me vit ; et aussitôt elle s’efforça de me cacher sa douleur et ses larmes, et elle vint à moi et se tint debout un moment en silence, sans pouvoir articuler une syllabe. Enfin elle me dit : « Ô mon cousin, assieds-toi et conte-moi ce qui t’es arrivé cette fois ! » Et je ne manquai pas de lui exposer par le menu les gestes pleins de mystère de l’adolescente. Et Aziza me dit : « Réjouis-toi, ô mon cousin, car tes souhaits sont exaucés ! Sache, en effet, que le miroir enfoncé dans le sac signifie le soleil qui disparaît : ce geste t’invite donc à te rendre demain soir à sa maison ; sa chevelure noire dénouée et lui voilant la face signifie la nuit qui couvre la terre de ses ténèbres : ce geste est une confirmation du premier ; le pot de fleurs signifie qu’il te faut entrer dans le jardin de la maison, situé derrière la ruelle ; quant à la lanterne sur le pot, elle signifie clairement qu’une fois dans le jardin tu dois te diriger du côté où tu trouveras une lanterne allumée, et attendre là la venue de ton amoureuse. » Mais moi, au comble du désappointement, je m’écriai : « Que de fois tu m’as donné de l’espoir avec tes explications erronées ! Allah ! Allah ! que je suis malheureux ! » Alors Aziza se fit encore plus caressante que d’habitude et se dépensa pour moi en paroles douces et pacifiantes. Mais elle n’osa pas bouger de sa place ni me porter à manger ou à boire par peur de mes accès de colère et d’impatience.

Pourtant, le lendemain, vers le soir, je me décidai à tenter l’aventure et, encouragé surtout par Aziza qui me donnait ainsi tant de preuves de son désintéressement et de l’abnégation absolue d’elle-même, alors qu’en secret elle pleurait toutes ses larmes, je me levai et pris mon bain et, aidé par. Aziza, je m’habillai de ma plus belle robe. Mais avant de me laisser sortir, Aziza me jeta un regard de désolation et, les larmes dans la voix, elle me dit : « Ô fils de mon oncle ! prends ce grain de musc pur et parfume t’en les lèvres. Puis, une fois que tu auras vu ton amoureuse et que tu en auras eu toute satisfaction à ton gré, promets-moi, de grâce, de lui réciter le vers que je vais te dire. » Et elle me jeta les bras autour du cou et sanglota longuement. Alors moi, je lui fis le serment de réciter à l’adolescente le vers en question. Et Aziza, tranquillisée, me récita ce vers et m’obligea à le répéter une fois avant de partir, bien que je n’en eusse pas compris l’intention ou la portée future :

« Ô vous tous, les amoureux ! par Allah ! dites-moi, si l’amour sans répit habitait le cœur de sa victime, où serait la délivrance ?… »

Puis je m’éloignai rapidement et j’arrivai au jardin en question, dont je trouvai la porte ouverte ; et, tout au fond, une lanterne était allumée, vers laquelle je me dirigeai dans les ténèbres.

Lorsque j’arrivai à l’endroit où était celle lumière, quelle surprise ne m’attendait-elle pas ! Je trouvai, en effet, une merveilleuse salle à la voûte cintrée et surmontée d’une coupole toute lamée intérieurement d’ivoire et d’ébène et éclairée agréablement par d’immenses flambeaux d’or et de grandes lampes de cristal suspendues au plafond par des chaînes d’or. Et, au milieu de cette salle, un bassin, orné d’incrustations de couleur et de dessins entrelacés d’une grande perfection, faisait un bruit d’eau dont la musique à elle seule rafraîchissait. Tout à côté de ce bassin, un grand escabeau de nacre soutenait un plateau d’argent recouvert d’un foulard de soie, et sur le tapis était posé un grand pot en terre cuite vernissée, dont le col élancé soutenait une coupe de cristal et d’or.

Alors moi, ô mon jeune seigneur, la première chose que je fis fut d’enlever le foulard de soie qui recouvrait le grand plateau d’argent. Et les choses délicieuses qui s’y trouvaient, je les vois encore devant mes yeux ! Il y avait là en effet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et s’arrêta dans les paroles permises.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT SEIZIÈME NUIT

Elle dit :

Le vizir Dandân continua de la sorte, pour le roi Daoul’makân, l’histoire que racontait le bel Aziz au jeune prince Diadème :

Il y avait là en effet, dorés et odorants, quatre poulets rôtis, assaisonnés aux épices fines ; il y avait là quatre porcelaines de grande capacité contenant, la première, de la mahallabia[1] parfumée à l’orange et saupoudrée de pistaches concassées et de cannelle ; la seconde, des raisins secs, macérés, puis sublimés et parfumés discrètement à la rose ; la troisième, oh ! la troisième ! de la baklawa[2] artistement feuilletée et divisée en losanges d’une suggestion infinie ; la quatrième, des kataïefs[3] au sirop bien lié et prêts à éclater tant ils étaient généreusement farcis ! Voilà pour la moitié du plateau. Quant à l’autre moitié, elle contenait justement mes fruits de prédilection : des figues toutes ridées de maturité, et nonchalantes tant elles se savaient désirables ; des cédrats, des limons, des raisins frais et des bananes. Et le tout était séparé par des intervalles où se voyaient les couleurs de fleurs telles que roses, jasmins, tulipes, lis et narcisses.

Alors moi je m’épanouis de tout cela à la limite de l’épanouissement et je dis à mes chagrins de s’envoler et à la joie de m’habiter. Mais je restai un tant soit peu préoccupé de ne voir pas, en ce lieu, trace d’une créature vivante d’entre les créatures d’Allah ! Et, comme je ne voyais ni servante ni esclave qui vînt me servir, je n’osai d’abord toucher à quoi que ce fût ; et j’attendis patiemment l’arrivée de la bien-aimée de mon cœur. Mais la première heure s’écoula, et rien ! puis la deuxième et la troisième heures, et rien encore ! Alors je commençai à éprouver violemment la torture de la faim, moi qui depuis si longtemps n’avais pas mangé, tout dominé que j’avais été par ma passion sans aboutissant ; mais maintenant que je constatais ce commencement de réalisation, l’appétit me revenait, par la grâce d’Allah, et j’en savais gré à ma pauvre Aziza qui m’avait toujours prédit le succès et expliqué exactement le mystère de ces rendez-vous.

Donc, ne pouvant davantage résister à la fringale énorme qui me creusait à vide, je me jetai d’abord sur les adorables kataïefs, que je préférais à tout, et je glissai dans mon gosier qui sait combien de ces délicieuses-là : on les eût dites pétries de parfums spirituels par les doigts diaphanes des houris. Puis je m’attaquai aux losanges croustillants de la juteuse baklawa, et je m’en posai facilement sur l’estomac ce qui m’était départi par le sort miséricordieux ; puis j’avalai la coupe entière de la blanche mahallabia saupoudrée de pistaches concassées, et si fraîche à mon cœur ; je me décidai ensuite pour les poulets, et j’en mangeai un ou deux ou trois ou quatre, tant était savante la farce cachée dans leur cavité, assaisonnée aux grains acides des grenades ; après quoi je me tournai vers les fruits pour me dulcifier et je caressai mon palais d’un choix lentement pesé ; et je terminai mon repas en goûtant une ou deux ou trois ou quatre cuillerées des grains doux des grenades, et je glorifiai Allah pour ses bienfaits. Et je mis fin à tout en étanchant ma soif au pot vernissé de terre cuite, sans me servir de la coupe inutile.

Alors, une fois mon ventre rempli, je sentis une grande lassitude m’envahir et m’annihiler tous les muscles ; et à peine avais-je eu la force de me laver les mains que je m’affalai sur les coussins des tapis et m’enfonçai dans un pesant sommeil.

Que se passa-t-il durant cette nuit ?… Tout ce que je sais, c’est qu’au matin, me réveillant sous les rayons ardents du soleil, j’étais étendu, non plus sur les doux tapis merveilleux, mais directement sur le marbre nu, et j’avais sur la peau du ventre une pincée de sel et une poignée de poudre de charbon. Alors je me levai vivement et me secouai et regardai à droite et à gauche ; mais je ne vis pas trace d’une créature vivante autour et alentour. Aussi, grande fut ma perplexité et mon émotion également ; et je fus contre moi-même dans une grande colère ; puis je me repentis de la faiblesse de ma chair et de mon peu d’endurance aux veilles et à la fatigue. Et je m’acheminai tristement vers ma maison, où je trouvai ma pauvre Aziza qui se lamentait doucement et récitait ces vers en pleurant :

« Dansante la brise se lève et vient à moi à travers la prairie. Je la reconnais à son odeur, avant même que sa caresse ne se pose sur mes cheveux.

Ô brise douce, viens ! les oiseaux chantent. Viens ! toute effusion suivra sa destinée.

Si je pouvais, ah ! si je pouvais, amour, te prendre dans mes bras, comme l’amant sur sa poitrine emprisonne la tête de sa bien-aimée !…

Oh ! adoucir à ton haleine l’amertume de ce cœur qui dans la douleur se plonge !…

Toi parti, ô Aziz, que me restera-t-il des joies de ce monde et quel goût désormais trouver à la vie !…

Ah ! qui me dira si le cœur du bien-aimé est comme mon cœur, liquéfié de la chaleur d’amour et de sa flamme !… »

Mais, en me voyant, Aziza se leva vivement en essuyant ses larmes et me reçut avec des paroles de toute douceur et m’aida à me débarrasser de mes vêtements qu’elle renifla à plusieurs reprises pour me dire : « Par Allah ! ô fils de mon oncle, ce ne sont vraiment pas là les parfums que laisse sur les habits le contact d’une femme amoureuse ! Raconte-moi donc ce qui s’est passé. » Et je me hâtai de la satisfaire. Alors son visage devint fort soucieux, et elle me dit sur un ton effrayé : « Par Allah ! ô Aziz, je ne suis plus tranquille à ton sujet, et j’ai bien peur maintenant que cette inconnue ne te fasse éprouver de grands désagréments. Sache, en effet, que le sel posé sur ta peau signifie qu’elle te trouve très fade, toi, un amoureux si passionné, de t’être laissé vaincre par le sommeil et la fatigue ; et le charbon signifie : « Puisse Allah te noircir le visage ! ô toi dont l’amour est mensonger ! » Ainsi donc, mon Aziz bien-aimé, cette femme, au lieu d’être gentille pour son hôte et de le réveiller doucement, l’a traité avec ce mépris et lui a fait ainsi savoir qu’il n’était bon qu’à manger, boire et dormir. Ah ! qu’Allah te délivre de l’amour de cette femme sans miséricorde et sans cœur ! » Alors moi, à ces paroles, je me frappai la poitrine et m’écriai : « C’est moi qui suis le coupable, car, par Allah ! cette femme a raison, les amoureux ne dorment pas. Ah ! c’est moi qui, par ma faute, me suis attiré cette calamité. De grâce ! que faire maintenant, ô fille de mon oncle ? ah ! dis-le-moi ! »

Or, ma pauvre cousine Aziza m’aimait considérablement ; et elle fut à la limite de l’attendrissement en me voyant si chagriné…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT DIX-SEPTIÈME NUIT

Elle dit au roi Schahriar :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizir Dandân continua de la sorte, pour le roi Daoul’makân, l’histoire que le bel Aziz racontait au jeune prince Diadème :

Or, ma pauvre cousine Aziza m’aimait considérablement ; et elle fut à la limite de l’attendrissement en me voyant si chagriné et elle me répondit : « Sur ma tête et sur mes yeux ! mais, ô Aziz, comme cela me serait bien plus facile de t’être utile si les convenances me permettaient de sortir, d’aller et de venir ! Prête à me marier, je dois, selon nos usages, garder la maison strictement. Pourtant, écoute-moi bien pour que, de loin, je puisse veiller sur ta réussite, du moment que je ne puis être un trait direct d’union entre elle et toi. Donc, ô Aziz, retourne encore ce soir au même endroit, et surtout résiste à la tentation du sommeil ! Et pour cela évite de manger, car la nourriture alourdit les sens et les amollit. Prends donc bien garde de dormir, et tu la verras venir à toi vers le quart de la nuit. Et qu’Allah t’ait sous sa protection et te défende contre les perfidies ! »

Alors moi je me mis à faire des vœux pour que la nuit vînt plus tôt. Et lorsque je fus sur le point de sortir, Aziza m’arrêta encore un instant pour me dire : « Et je te recommande, avant tout, lorsque la jeune fille t’aura accordé la satisfaction de tes désirs, de ne pas oublier de lui réciter la strophe que je t’ai apprise. » Et moi je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Puis je sortis de la maison.

En arrivant au jardin, je trouvai, comme la veille, la salle magnifique illuminée et, dans cette salle, de grands plateaux chargés de mets, de pâtisseries, de fruits et de fleurs. À peine l’odeur des fleurs et des mets et de toutes ces délices m’eut-elle attendri les narines, que mon âme ne put se contenir, et j’obéis à son désir et je mangeai mon plein de chaque chose et je bus à même le grand pot vernissé ; et comme il plaisait extrêmement à mon âme, j’en bus encore jusqu’à la dilatation complète de mon ventre. Alors je fus content. Mais bientôt mes paupières battirent ; et pour lutter contre le sommeil j’essayai de les ouvrir avec mes doigts, mais en vain. Alors je me dis : « Je vais simplement, sans dormir, m’étendre un peu, oh ! le temps de poser un instant ma tête sur le coussin, sans plus ! Mais je ne dormirai pas, oh ! non ! » Et je pris un coussin et m’y appuyai la tête. Mais ce fut pour ne me réveiller que le lendemain au jour ; et je me vis étendu, non plus dans la salle splendide, mais dans une misérable pièce qui devait probablement servir aux palefreniers ; et je trouvai sur mon ventre un os de patte de mouton et une balle ronde et des noyaux de dattes et des grains de caroubes ; et, à côté, deux drachmes et un couteau. Alors, plein de confusion, je me levai et secouai vivement tous ces déchets et, furieux de ce qui m’advenait, je ramassai seulement le couteau et j’arrivai bientôt à la maison, où je trouvai Aziza qui murmurait plaintivement ces strophes :

« Larmes de mes yeux ! vous avez dissous mon cœur et rendu liquide mon corps.

Et mon ami est de plus en plus cruel ! Mais n’est-il point doux de souffrir pour l’ami, quand il est si beau ?

Ô Aziz, mon cousin ! tu as rempli mon âme de passion et creusé en elle des abîmes de douleur ! »

Alors moi, encore tout plein de dépit, j’attirai brutalement son attention en lui lançant une ou deux injures. Mais sa patience n’en fut pas émue et, admirable de douceur, elle s’essuya les yeux et vint à moi et me jeta les bras autour du cou et me serra de force contre sa poitrine, alors que moi j’essayais de la repousser, et me dit : « Oh ! mon pauvre Aziz, je vois que tu t’es laissé encore aller à dormir cette nuit ! » Et moi, n’en pouvant plus, je m’affalai sur les tapis, suffoqué de dépit, et je lançai au loin le couteau que j’avais ramassé. Alors Aziza prit un éventail et s’assit à côté de moi et se mit à me faire de l’air et à me dire de prendre courage et que tout devait finir par s’arranger. Et, sur sa demande, je lui énumérai les différents objets qu’en me réveillant j’avais trouvés sur mon ventre. Puis je lui dis : « Par Allah ! hâte-toi de m’expliquer tout cela ! » Elle me répondit : « Ah ! mon Aziz, ne t’avais-je pas bien recommandé pour te faire éviter le sommeil, de résister à la tentation de la nourriture ! » Mais je m’écriai : « Oh ! hâte-toi de m’expliquer la chose ! » Elle dit : « Sache que la balle ronde signifie… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète comme elle était, s’arrêta dans les paroles permises.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT DIX-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

« Sache que la balle ronde signifie que ton cœur, malgré ta présence dans la maison de ton amoureuse, vagabonde dans l’air et décèle ton peu de ferveur ; les noyaux de dattes veulent dire que, comme eux, tu es dénudé de saveur puisque la passion, qui est la pulpe même du cœur, te manque totalement ; les grains du caroubier, qui est l’arbre d’Ayoub[4], père de la patience, sont là pour te rappeler cette vertu si précieuse pour les amoureux ; quant à l’os de patte de mouton, il ne supporte vraiment pas d’explication ! » Alors je m’écriai : « Mais, ô Aziza, tu oublies la lame effilée et les deux drachmes d’argent ! » Et Aziza devint toute tremblante et me dit : « Ô Aziz, comme j’ai peur pour toi ! Les deux drachmes d’argent symbolisent ses deux yeux. Et elle veut, par là, te dire : « Je jure sur mes deux yeux que, si tu revenais pour te rendormir, je t’égorgerais sans miséricorde avec le couteau ! » Ô fils de mon oncle, comme j’ai peur ! Et, pour ne pas t’ennuyer, je refoule toujours en moi-même mon effroi et je pleure en silence, seule dans la maison vide. Et pour toute consolation je n’ai que mes sanglots ! »

Alors mon cœur compatit à sa douleur et je lui dis : « Par ma vie sur toi, ô fille de mon oncle, quel est le remède à tout cela ? Ah ! aide-moi à sortir de cette calamité sans recours ! » Elle dit : « Avec amitié et respect ! Mais il te faut écouler mes paroles et t’y conformer, sinon rien n’est fait ! » Je répondis : « J’écoute et j’obéis ! je te le jure sur la tête de mon père ! »

Alors Aziza, confiante en ma promesse, devint heureuse et m’embrassa et me dit : « Eh bien ! voici. Il te faut dormir ici toute la journée ; de la sorte tu ne seras pas tenté cette nuit par le sommeil. Et à ton réveil, je te donnerai moi-même à manger et à boire ; et tu n’auras ainsi plus rien à redouter. » En effet, Aziza m’obligea à me coucher et se mit à me masser doucement ; et, sous l’influence de ce massage délicieux, je ne tardai pas à m’endormir ; et, à mon réveil, vers le soir, je la trouvai encore assise à côté de moi et qui me faisait de l’air avec l’éventail. Et je vis qu’elle avait dû pleurer tout le temps, car ses habits portaient les traces de ses larmes. Alors Aziza se hâta de m’apporter de quoi manger, et elle me mettait elle-même les morceaux à la bouche, et je n’avais que la peine d’avaler et cela jusqu’à ce que je me fusse repu complètement. Puis elle me donna à boire un bol d’une décoction de jujubes dans de l’eau de roses au sucre, ce qui me rafraîchit parfaitement. Puis elle me lava les mains et me les essuya avec une serviette parfumée au musc et m’aspergea avec de l’eau de senteur. Après quoi elle m’apporta une robe considérablement merveilleuse et m’en vêtit ; et elle me dit : « Si Allah veut, cette nuit sera sûrement pour toi la nuit de tes souhaits ! » Puis, en me conduisant jusqu’à la porte, elle ajouta : « Mais surtout n’oublie pas ma recommandation ! » Je dis : « Laquelle ? » Elle dit : « Ô Aziz ! la strophe que je t’ai apprise ! »

J’arrivai donc au jardin, et, comme les précédentes nuits, j’entrai dans la salle à la voûte cintrée et m’assis sur les riches tapis. Et comme vraiment j’étais bien repu, je regardai les plateaux avec indifférence, et me mis à veiller de la sorte jusque vers le milieu de la nuit. Et je ne voyais personne ; je n’entendais pas un bruit. Alors je commençai à trouver la nuit aussi longue qu’une année ; mais je patientai et attendis encore. Cependant les trois quarts de la nuit s’étaient écoulés, et déjà les coqs se mettaient à chanter la première aube. De sorte que la faim commença à se faire sentir ; et peu à peu elle devint si forte que mon âme désira le goût des plateaux ; et je ne pus guère résister à mon âme ; bientôt je fus debout ; j’enlevai alors les grands foulards, et je mangeai jusqu’à satiété, et je bus un verre et puis deux verres et jusqu’à dix verres. Alors ma tête s’alourdit ; mais je luttai avec énergie et me roidis et agitai ma tête dans tous les sens. Mais, au moment même où j’allais me laisser aller sans plus, j’entendis quelque chose comme un bruit de rires et de soieries. Et j’avais à peine eu le temps de sauter vivement sur mes pieds et de me laver les mains et la bouche, quand je vis le grand rideau du fond se relever. Et, souriante et entourée de dix jeunes femmes esclaves, belles comme les étoiles, elle entra. Et c’était la lune elle-même. Elle était vêtue d’une robe de satin vert toute brodée d’or rouge. Et, pour t’en donner une idée seulement, ô mon jeune seigneur, je te dirai les vers du poète :

La voici ! de regard hautain, la fille magnifique ! À travers la robe verte sans boutons les seins éclatants se tendent joyeux ; et la chevelure est dénouée.

Et moi, ébloui, si je lui demande son nom, elle me répond : « Je suis celle qui brûle les cœurs des amants sur un feu immortel ! »

Et si je parle des tortures d’amour, elle me dit : « Je suis la roche sourde et l’azur sans écho ! Ô naïf ! se plaint-on de la surdité de la roche ou de l’azur ? »

Mais je lui dis alors : « Ô femme ! si ton cœur est la roche, sache que mes doigts, comme autrefois Moïse, de la roche feront jaillir la limpidité d’une source ! »

Et, de fait, ô mon jeune seigneur, comme je lui récitais ces vers, elle me sourit et me dit : « C’est fort bien ! Mais comment as-tu pu réussir cette fois à ne point te laisser vaincre par le sommeil ? » Et je répondis : « C’est la brise de ta venue qui m’a vivifié l’âme ! »

Alors elle se tourna vers ses esclaves et leur fit un clignement d’œil ; et aussitôt elles s’éloignèrent et nous laissèrent seuls dans la salle. Alors elle vint s’asseoir tout près de moi et me tendit sa poitrine et me jeta les bras autour du cou. Et moi, je me jetai sur ses lèvres ; et je lui suçai la lèvre supérieure, cependant qu’elle me suçait la lèvre inférieure ; puis je la pris par sa taille, que je pliai ; et tous deux nous roulâmes ensemble sur les tapis. Alors je me glissai dans l’ouverture délicate de ses jambes et je lui défis toutes ses robes. Et nous commençâmes des ébats mêlés de baisers et de caresses, de pincements et de morsures, de levées de cuisses et de jambes, et de gambades folles à travers la salle. Si bien qu’elle finit par tomber épuisée dans mes bras, morte de désir. Alors cette nuit-là fut une nuit douce à mon cœur et une fête pour mes sens, comme dit le poète :

Joyeuse me fut la nuit et facile et délicieuse entre toutes les nuits de mon destin. La coupe ne se posa pas un instant vide de rougeur.

Cette nuit ! Je dis au sommeil : « Va ! crois-tu donc que mes paupières te désirent ?… » Et je dis aux jambes et aux cuisses d’argent : « Approchez-vous ! »

Mais lorsque vint le matin, comme je voulais prendre congé, elle m’arrêta encore un instant pour me dire : « Attends un peu ! J’ai quelque chose à te révéler… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT DIX-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

Aziz continua de la sorte son histoire :

Elle m’arrêta encore un instant pour me dire : « Attends un peu ! J’ai quelque chose à te révéler, et une recommandation à te faire ! » Alors, un peu surpris, je m’assis de nouveau à côté d’elle ; et elle déplia un foulard et en retira l’étoffe carrée sur laquelle se trouve brodée la première gazelle, que tu vois là devant toi, ô mon jeune seigneur. Et elle me la donna en disant : « Garde cela soigneusement ! C’est le travail d’une jeune fille de mes amies, la princesse des Îles du Camphre et du Cristal. Ce signe sera pour toi, dans la vie, d’une importance très grande. Et de plus il te rappellera toujours celle qui t’a fait ce présent ! » Alors moi, à la limite de l’étonnement, je la remerciai avec effusion et, en prenant congé d’elle, j’oubliai, tant j’étais émerveillé de tout ce qui m’arrivait, de lui réciter la strophe que m’avait apprise Aziza.

Lorsque j’arrivai à la maison, je trouvai ma pauvre cousine couchée ; ses traits portaient l’indice d’un mal imminent ; mais, en me voyant entrer, elle fit effort sur elle-même pour se lever, et, les yeux mouillés de larmes, elle se traîna jusqu’à moi et m’embrassa la poitrine et me serra longtemps contre son cœur, et me demanda : « Lui as-tu récité la strophe ? » Alors je fus tout confus et répondis : « Ah ! je l’ai oublié. Et la cause en est à cette gazelle brodée sur cette étoffe de soie. » Et je dépliai devant elle l’étoffe et lui montrai la gazelle en question. Alors Aziza ne put se contenir davantage et éclata devant moi en sanglots et, entre ses larmes, elle récita ces vers :

« Ah ! pauvre cœur, dis-toi bien que la lassitude est la règle de tout attachement, et que la rupture est la conclusion de toute amitié ! »

Puis elle ajouta : « Ô mon cousin, pour toute grâce je te prie de ne pas oublier, la prochaine fois, de lui réciter la strophe ! » Je répondis : « Répète-la-moi encore une fois, car je l’ai oubliée à peu près. » Alors elle me la répéta et je la retins bien ; puis, le soir venu, elle me dit : « Voici l’heure ! Qu’Allah te conduise en sécurité ! »

En arrivant au jardin, j’entrai dans la salle, où je trouvai mon amoureuse dans l’attente de ma venue ; et aussitôt elle me prit et m’embrassa et me fit m’étendre dans son giron ; puis, après avoir mangé et bu, nous nous possédâmes dans toute notre plénitude. Et il est inutile de donner le détail de nos ébats qui durèrent jusqu’au matin. Alors moi je n’oubliai pas, cette fois, de lui réciter la strophe d’Aziza :

« Ô vous tous, les amoureux ! par Allah ! dites-moi, si l’amour sans répit habitait le cœur de sa victime, où serait la délivrance ? »

Je ne saurais te dire, seigneur, l’effet que ce vers produisit sur mon amie ; son émotion fut si forte que son cœur, qu’elle disait si dur, fondit dans sa poitrine ; et elle pleura abondamment et improvisa cette strophe :

« Honneur à la rivale à l’âme magnanime ! Elle sait tous les secrets et les garde en silence. Elle souffre du partage et se tait sans murmure. Elle connaît la valeur admirable de la patience ! »

Alors moi je retins soigneusement cette strophe pour la répéter à Aziza. Et, quand je fus de retour à la maison, je trouvai Aziza étendue sur les matelas, et ma mère, qui la soignait, était assise à côté d’elle. Et la pauvre Aziza avait sur son visage une très grande pâleur ; et elle était si faible qu’elle avait l’air d’être évanouie ; et elle leva douloureusement les yeux vers moi, sans pouvoir faire un mouvement. Alors ma mère me regarda avec sévérité, en hochant la tête, et me dit : « Quelle honte sur toi, ô Aziz ! Est-ce ainsi qu’on délaisse sa fiancée ? » Mais Aziza prit la main de ma mère et la baisa, et l’interrompit pour me dire, d’une voix à peine distincte : « Ô fils de mon oncle, as-tu oublié ma recommandation ? » Alors moi je lui dis : « Sois tranquille, ô Aziza ! Je lui ai récité la strophe, qui l’a émue à la limite de l’émotion, et tellement qu’elle me récita cette strophe-ci. » Et je lui répétai les vers en question. Et Aziza, en les entendant, pleura silencieusement et murmura ces paroles du poète :

« Celui qui ne sait taire le secret ni pratiquer la patience dans l’épreuve n’a plus qu’à souhaiter la mort comme partage.

Pourtant ! ma vie entière s’écoula dans le renoncement. Et je meurs sevrée des paroles de l’ami ! Ah ! quand je mourrai, faites parvenir mon salut à celle qui fut le malheur de ma vie ! »

Puis elle ajouta : « Ô fils de mon oncle, je te prie, lorsque tu reverras ton amoureuse, redis-lui ces deux strophes ! Et que la vie te soit douce et facile, ô Aziz ! »

Or, moi, lorsque vint la nuit, je retournai au jardin, selon mon habitude, et je trouvai mon amie qui m’attendait dans la salle ; et nous nous assîmes tous deux, côte à côte, à manger, à boire et à nous amuser de toutes façons, pour ensuite nous coucher, enlacés, jusqu’au jour. Alors je me rappelai ma promesse à Aziza, et je récitai à mon amie les deux strophes apprises.

Or, à peine les eut-elle entendues, que soudain elle poussa un grand cri et recula épouvantée et s’écria : « Par Allah ! la personne qui a dit ces vers, doit être sûrement morte à l’heure qu’il est ! » Puis elle ajouta : « J’espère pour toi que cette personne n’est point une parente à toi ni une sœur ni une cousine ! Car sûrement, je te le répète, cette personne est maintenant du nombre des morts ! » Alors je lui dis : « C’est ma fiancée, la fille même de mon oncle ! » Mais elle me cria : « Que dis-tu ? Et pourquoi mens-tu de la sorte ? Ce n’est pas vrai ! Si vraiment c’était ta fiancée, tu l’aimerais autrement ! » Je répétai : « C’est ma fiancée, la fille de mon oncle, Aziza ! » Alors elle dit : « Alors pourquoi ne me le disais-tu pas ? Par Allah ! jamais je ne me serais permis de lui ravir son fiancé, si j’avais eu connaissance de ces liens ! Malheur ! Mais, dis-moi, a-t-elle tout su de nos rencontres d’amour ? » Je dis : « Certes ! Et c’est elle-même qui m’expliquait les signes que tu me faisais ! Et sans elle je n’aurais jamais pu parvenir jusqu’à toi ! C’est grâce à ses bons conseils et à sa bonne direction que j’ai pu parvenir au but ! » Alors elle s’écria : « Eh bien ! c’est toi qui es la cause de sa mort ! Puisse Allah ne point abîmer ta jeunesse comme tu as abîmé la jeunesse de ta pauvre fiancée ! Va donc vite voir ce qu’il en est ! »

Alors moi je me hâtai de sortir, l’esprit préoccupé de cette mauvaise nouvelle. Et, en arrivant au coin de la ruelle où est située notre maison, j’entendis des cris lugubres de femmes qui se lamentaient à l’intérieur de la maison. Et comme je m’informais auprès des voisines qui entraient et sortaient, l’une d’elles me dit : « On a trouvé Aziza, derrière la porte de sa chambre, étendue morte ! » Alors moi je me précipitai à l’intérieur ; et la première personne qui me vit fut ma mère, qui me cria : « Tu es responsable devant Allah de sa mort ! Et le poids de son sang est attaché à ton cou ! Ah ! mon fils, quel triste fiancé tu as été ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGTIÈME NUIT

Elle dit :

« Ah ! mon fils, quel triste fiancé tu as été ! » Et, comme elle allait continuer à m’accabler de reproches, mon père entra ; alors elle se tut devant lui, pour le moment. Et mon père commença à faire les préparatifs des funérailles ; et quand tous les amis et les proches furent là, et que tout fut prêt, alors nous célébrâmes les funérailles et nous fîmes les cérémonies d’usage pour les grands enterrements, en restant trois jours, sous les tentes, sur sa tombe, à réciter le Livre Saint.

Alors moi je revins à la maison, près de ma mère, et je me sentais le cœur pris de pitié pour l’infortunée défunte. Et ma mère vint à moi et me dit : « Mon fils, je veux que tu me dises enfin ce dont tu as bien pu te rendre coupable envers la pauvre Aziza pour lui avoir ainsi fait éclater le foie ! Car, ô mon fils, j’eus beau lui demander à elle-même la cause de sa maladie, elle n’a jamais rien voulu me révéler et surtout elle n’eût jamais un mot amer contre toi ; au contraire ! elle eut pour toi, jusqu’à la fin, des paroles de bénédiction. Donc, ô Aziz, par Allah sur toi ! raconte-moi ce que tu as fait à cette infortunée pour la faire ainsi mourir ! » Je répondis : « Moi ? rien du tout ! » Mais ma mère insista et me dit : « Quand elle fut sur le point d’expirer, j’étais à son chevet. Alors elle se tourna vers moi, ouvrit un instant les yeux et me dit : « Ô femme de mon oncle, je supplie le Seigneur de ne demander compte à personne du prix de mon sang, et de pardonner à ceux qui m’ont torturé le cœur ! Voici en effet que je quitte un monde périssable pour un autre, immortel ! » Et je lui dis : « Ô ma fille, ne parle pas de la mort ! Qu’Allah te rétablisse promptement ! » Mais elle me sourit tristement et me dit : « Ô femme de mon oncle, je te prie de transmettre à Aziz, ton fils, ma dernière recommandation, en le suppliant de ne pas l’oublier ! Lorsqu’il ira à l’endroit où il a l’habitude d’aller qu’il dise ces mots, avant de le quitter :

Que la mort est douce et préférable à la trahison ! »

Puis elle ajouta : « De la sorte il me rendra son obligée, et je veillerai sur lui après ma mort comme j’avais veillé sur lui de mon vivant ! » Ensuite elle souleva l’oreiller et sous l’oreiller elle prit un objet qu’elle me chargea de te donner ; mais elle me fit faire le serment de ne te donner cet objet que lorsque je t’aurais vu revenir à de meilleurs sentiments et pleurer sa mort et la regretter sincèrement. Or, moi, mon fils, je te garde soigneusement cet objet, et je ne te le donnerai qu’en te voyant remplir la condition imposée ! »

Alors moi je dis à ma mère : « Soit ! mais tu peux bien me montrer cet objet ! » Mais ma mère refusa avec énergie et me quitta.

Or, tu peux constater, seigneur, combien à cette époque là j’étais affligé d’étourderie et combien j’étais peu rassis de raison, puisque je ne voulais guère écouter la voix de mon cœur. Au lieu de pleurer ma pauvre Aziza et de porter son deuil en mon âme, je ne pensais qu’à m’amuser et me distraire. Et rien ne m’était plus délicieux que de continuer à me rendre chez mon amoureuse. Aussi, à peine la nuit venue, je me hâtai de me rendre chez elle ; et je la trouvai aussi impatiente de me revoir que si elle était assise sur le gril. Et à peine étais-je entré qu’elle courut à moi et se suspendit à mon cou et me demanda des nouvelles de ma cousine Aziza ; et quand je lui eus raconté les détails de sa mort et des funérailles, elle fut prise d’une grande compassion et me dit : « Ah ! que n’ai-je su, avant sa mort, les bons services qu’elle t’a rendus et son abnégation admirable ! Et comme je l’en eusse remerciée et récompensée de toute manière ! »

Alors, je lui dis : « Et surtout elle a bien recommandé à ma mère de me répéter, pour qu’à mon tour je te les dise, quatre mots, les derniers qu’elle ait prononcés :

Que la mort est douce et préférable à la trahison ! »

Lorsque l’adolescente eut entendu ces paroles elle s’écria : « Qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! Voici que, même après sa mort, elle te devient d’un grand secours ! Car elle te sauve, par ces simples paroles, du projet de perdition que j’avais comploté contre toi et des embûches où j’avais résolu de te faire tomber ! »

À ces paroles étranges, je fus à la limite de l’étonnement et je m’écriai : « Que dis-tu là ? Comment ! nous étions liés par l’affection et tu avais résolu ma perte ! Quelles sont ces embûches où tu me voulais faire tomber ? »

Elle répondit : « Enfant ! ô naïf ! je vois que tu ne te doutes guère de toutes les perfidies dont nous, les femmes, sommes capables ! Mais je ne veux pas insister. Sache seulement que tu dois à ta cousine ta délivrance d’entre mes mains. Pourtant je ne me désiste qu’à la condition que tu n’adresses jamais un regard ni une parole à une autre femme que moi, que cette femme soit jeune ou vieille. Sinon malheur à toi ! Ah ! oui, malheur à toi ! Car alors tu n’auras plus personne qui te tire de mes mains, puisque celle qui te fortifiait de ses conseils est morte. Prends donc bien garde d’oublier cette condition ! Et maintenant j’ai à te faire une prière ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-UNIÈME NUIT

Elle dit :

« Et maintenant j’ai à te faire une prière. » Je dis : « Laquelle ? » Elle dit : « C’est de me conduire vers la tombe de la pauvre Aziza pour que je la visite et écrive sur la pierre qui la recouvre quelques mots de déploration. » Je répondis : « Ce sera pour demain, si Allah le veut ! » Puis je me couchai pour passer la nuit avec elle ; mais toutes les heures elle me posait des questions sur Aziza et me disait : « Ah ! pourquoi ne m’avais-tu averti qu’elle était la fille de ton oncle ? » Alors moi, à mon tour, je lui dis : « À propos, j’ai oublié de te demander la signification de ces paroles : « Que la mort est douce et préférable à la trahison ! » Mais elle ne me voulut rien dire à ce sujet.

Le matin, à la première heure, elle se leva et prit une grande bourse remplie de dinars et me dit : « Allons ! lève-toi et conduis-moi vers sa tombe. Car je veux également lui bâtir une coupole ! » Et je répondis : « J’écoute et j’obéis ! » Et je sortis et marchai devant elle ; et elle me suivait en distribuant aux pauvres, tout le long du chemin, des dinars qu’elle puisait dans la bourse, et elle disait chaque fois : « Cette aumône est pour le repos de l’âme d’Aziza ! » Et nous arrivâmes de la sorte au tombeau. Alors elle se jeta sur le marbre et y versa d’abondantes larmes. Puis elle sortit d’un sac de soie un ciseau d’acier et un marteau d’or, et grava sur le marbre poli ces vers en caractères charmants :

Une fois je fus le passant qui s’arrêta devant une tombe enfouie au milieu du feuillage avec, pleurant sur elle, sept anémones, la tête inclinée.

Et je dis : « Qui peut bien être dans cette tombe ? » Mais la voix de la terre me répondit : « Homme ! courbe ton front avec respect ! Ici, dans la paix du silence, dort une amoureuse ! »

Alors je m’écriai : « Ô toi qu’a tuée l’amour, femme qui dors dans le silence ! puisse le Seigneur te faire oublier les tribulations, et te placer sur le plus haut sommet du Paradis ! »

Infortunés amoureux, vous êtes délaissés jusque dans la mort, puisque nul ne vient essuyer la poussière de vos tombeaux !

Moi, ici, je veux planter des roses et des fleurs amoureuses et, pour les faire mieux fleurir, je les arroserai de mes larmes.

Ensuite elle se leva, et jeta un regard d’adieu à la tombe d’Aziza et reprit avec moi le chemin de son palais. Et elle était devenue très tendre soudain ; et à plusieurs reprises elle me dit : « Par Allah ! ne me délaisse jamais ! » Et moi je me hâtai de répondre par l’ouïe et l’obéissance. Et je continuai à me rendre régulièrement chez elle toutes les nuits ; et elle me recevait toujours avec beaucoup d’expansion et de chaleur, et n’épargnait rien pour me faire plaisir. Et je ne cessai d’être ainsi, à manger, à boire, à embrasser et à copuler, à vêtir tous les jours des robes plus belles les unes que les autres et des chemises plus fines les unes que les autres, jusqu’à ce que je fusse devenu extrêmement gras et à la limite dernière de l’embonpoint ; et je ne sentais plus ni peines ni soucis ; et j’oubliai complètement jusqu’au souvenir de la pauvre fille de mon oncle. Et je restai dans cet état de délices la longueur entière d’une année.

Or, un jour, au commencement de la nouvelle année, j’étais allé au hammam et j’avais revêtu ma robe la plus somptueuse ; et, en sortant du hammam, j’avais bu une coupe de sorbet et humé avec volupté les odeurs fines qui se dégageaient de ma robe imprégnée de parfums ; et je me sentais encore plus épanoui que d’habitude et je voyais toute chose en blanc autour de moi ; et le goût de la vie m’était délicieux à l’extrême, et tellement que j’en étais dans un état d’ivresse qui m’allégeait de mon propre poids et me faisait courir comme un homme pris de vin. Et c’est dans cet état que le désir me vint d’aller répandre l’âme de mon âme dans le sein de mon amie.

Je me dirigeais donc vers sa maison quand, en traversant une ruelle nommée l’Impasse de la Flûte, je vis s’avancer vers moi une vieille qui tenait à la main une lanterne pour éclairer sa route et une lettre dans son rouleau. Alors je m’arrêtai ; et elle, après m’avoir souhaité la paix, me dit…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et ne voulut pas abuser des paroles permises.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Et elle, après m’avoir souhaité la paix, me dit : « Mon enfant, sais-tu lire ? » Je répondis : « Oui, ma bonne tante. » Elle me dit : « Alors, je te prie, prends cette lettre et lis m’en le contenu. » Et elle me tendit la lettre ; et je la pris et l’ouvris et lui en lus le contenu. Il y était dit que le signataire de cette lettre était en bonne santé et qu’il envoyait ses amitiés et son salut à sa sœur et à ses parents. Alors, en entendant la chose, la vieille leva les bras au ciel et fit des vœux pour ma prospérité, moi qui lui annonçais une si bonne nouvelle, et me dit : « Puisse Allah te soulager de toutes peines comme tu viens de me tranquilliser le cœur. » Puis elle reprit sa lettre et continua son chemin. Alors moi je fus pris d’un pressant besoin d’uriner, et je m’accroupis contre un mur et satisfis mon besoin ; puis je me relevai, après m’être bien secoué, et je ramenai ma robe et voulus m’en aller, quand je vis revenir la vieille qui me prit la main et la porta à ses lèvres et me dit : « Seigneur, excuse-moi, mais j’ai une grâce à te demander et, en me l’accordant, tu mettras le comble à tes bienfaits, et tu en seras rémunéré par le Rétributeur. Je te prie de m’accompagner tout près d’ici, jusqu’à la porte de notre maison, pour lire encore une fois, de derrière la porte, cette lettre aux femmes de la maison ; car sûrement elles ne voudront pas se fier au résumé que je leur donnerai moi-même de cette lettre, surtout ma fille, qui est très attachée à son frère, le signataire de cette lettre, lequel nous a quittées pour un voyage de commerce depuis déjà dix ans et dont c’est la première nouvelle, depuis le temps que nous le pleurons comme mort. Je t’en prie, ne me refuse pas cela ! Tu n’auras même pas la peine d’entrer, car tu leur liras cette lettre du dehors. D’ailleurs, tu sais les paroles du Prophète (sur lui la prière et la paix !) au sujet de ceux qui soulagent leurs semblables : « Celui qui tire un musulman d’une peine d’entre les peines de ce monde, Allah lui en tiendra compte en lui effaçant soixante-douze peines des peines de l’autre monde ! » Alors moi je me hâtai d’accéder à sa demande et je lui dis : « Marche devant moi pour m’éclairer et me montrer le chemin ! » Et la vieille me précéda ; et, au bout de quelques pas, nous arrivâmes à la porte d’un palais.

Et c’était une porte monumentale, toute lamée de bronze ouvragé et de cuivre rouge. Alors moi je me tins tout contre la porte ; et la vieille jeta un cri d’appel en langue persane. Et aussitôt, sans avoir le temps de me rendre compte de la chose, tant fut rapide le mouvement, devant moi, par la porte entrebâillée, une jeune fille légère et potelée, souriante, apparut, les pieds nus sur le marbre lavé ; et de ses mains elle tenait, de crainte de les mouiller, les plis de son caleçon relevés jusqu’à mi-hauteur de ses cuisses ; ses manches étaient également relevées plus haut que ses aisselles qui apparaissaient dans l’ombre des bras blancs. Et je ne sus ce que je devais le plus admirer, de ses cuisses, colonnes d’albâtre, ou de ses bras de cristal. Ses chevilles fines étaient cerclées de grelots d’or enrichis de pierreries, et ses poignets souples, de deux paires de lourds bracelets aux multiples feux ; aux oreilles, des pendeloques de merveilleuses perles ; au cou, une chaîne triple de joyaux inestimables ; sur les cheveux, un foulard d’un tissu subtil constellé de diamants. Mais, détail qui me fit supposer qu’elle devait être, avant de nous ouvrir, en train de se livrer à quelque exercice plutôt agréable, je remarquai que sa chemise, en désordre, sortait de son caleçon dont les cordons étaient desserrés. En tout cas, sa beauté et surtout ses cuisses admirables me donnèrent énormément à réfléchir ; et je pensai malgré moi à ces paroles du poète :

Ô jeune vierge, pour que je devine tous les trésors cachés, tâche de relever ta robe vers la naissance de tes cuisses, ô joie de mes sens ! Puis tends-moi la coupe fertile du plaisir !

Lorsque l’adolescente me vit, elle fut toute surprise, et d’un air candide avec de grands yeux, et d’une voix gentille, plus délicieuse que toutes celles entendues dans ma vie, elle demanda : « Ô ma mère, est-ce là celui qui va nous lire la lettre ? » Et la vieille ayant répondu : « Oui ! » la jeune fille tendit la main pour me remettre la lettre qu’elle venait de prendre de sa mère. Mais au moment où je m’inclinais vers elle pour recevoir la lettre, soudain, comme j’étais à une distance de deux pieds de la porte, je me sentis violemment projeté en avant par un coup de tête dans le dos, que venait de m’asséner la vieille, et poussé à l’intérieur du vestibule, alors que la vieille, plus rapide que l’éclair, se hâtait de rentrer derrière moi et fermait vivement la porte de la rue. Et je me vis ainsi prisonnier entre ces deux femmes, sans avoir le temps de réfléchir à ce qu’elles voulaient me faire, Mais je ne tardai pas à être fixé à ce sujet. En effet…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

En effet, à peine étais-je au milieu du corridor que la jeune fille, d’un croc-en-jambe donné avec une grande adresse, me jeta par terre et s’étendit tout de son long sur moi en me serrant dans ses bras à m’étouffer. Et moi je crus que c’était ma mort sans paroles. Or, pas du tout ! La jeune fille, après quelques mouvements divers, se releva à demi, s’assit sur mon ventre et de la main se mit à me frotter si furieusement et si longtemps et d’une manière tellement extraordinaire que j’en perdis l’usage de mes sens et fermai les yeux comme un idiot. Alors la jeune fille se mit debout et m’aida à me relever ; puis elle me prit par la main et, suivie de sa mère, me fit entrer, après que l’on eut traversé une série de sept corridors et de sept galeries, dans l’endroit où elle devait habiter. Et moi je la suivais absolument comme un homme ivre, par suite de l’effet produit sur moi par ses doigts terriblement experts. Elle s’arrêta alors et me fit asseoir et me dit : « Ouvre les yeux ! » Et j’ouvris les yeux et me vis dans une immense salle éclairée par quatre grandes arcades vitrées, et si vaste qu’elle eût pu servir de champ de course aux joutes des cavaliers ; elle était entièrement pavée de marbre, et les murs étaient recouverts de plaques aux couleurs vives mariées en dessins d’une finesse extrême. Elle était meublée de meubles d’une forme agréable et rehaussés de brocart et de velours, ainsi que les divans et les coussins. Et au fond de cette salle il y avait une vaste alcôve où se voyait un grand lit tout en or, avec des incrustations de perles et de pierreries, et vraiment digne d’un roi tel que toi, prince Diadème !

Alors la jeune fille, à mon grand ébahissement, m’appelant par mon propre nom, me dit : « Ô Aziz, que préfères tu ? la mort ou la vie ? » Je lui dis : « La vie ! » Elle reprit : « Du moment qu’il en est ainsi, tu n’as qu’à me prendre pour épouse ! » Mais je m’écriai : « Non, par Allah ! car plutôt que de me marier avec une libertine de ta sorte, je préfère la mort ! » Elle dit : « Ô Aziz, crois-moi ! marie-toi avec moi, et tu seras ainsi débarrassé de la fille de Dalila-la-Rouée ! » Je dis : « Mais qui est donc cette fille de Dalila-la-Rouée ? Je ne connais personne de ce nom. » Alors elle se mit à rire et me dit : « Comment, Aziz ! Tu ne connais pas la fille de Dalila-la-Rouée ? Et voilà déjà un an et quatre mois qu’elle est ton amante ! Pauvre Aziz, crains, oh ! crains les perfidies de cette coquine qu’Allah confonde ! En vérité, il n’y a pas sur terre âme plus corrompue que la sienne ! Que de victimes tuées de sa propre main ! Que de crimes commis sur ses nombreux amoureux ! Aussi suis-je bien étonnée de te voir encore sain et sauf toi-même, depuis le temps que tu la connais ! »

À ces paroles de la jeune fille, je fus à la limite dernière de l’ébahissement, et je dis : « Ô ma maîtresse, pourrais-tu m’expliquer comment tu es parvenue à connaître cette personne et tous ces détails inconnus de moi-même ? » Elle répondit : « Je la connais aussi bien que le Destin connaît ses propres décisions et les calamités qu’il recèle ! Mais avant de m’expliquer là-dessus, je désire apprendre de ta bouche le récit de ton aventure avec elle. Car, encore une fois, de te voir sortir vivant d’entre ses mains, je suis encore tout étonnée. »

Alors moi je racontai à la jeune fille tout ce qui m’était arrivé avec mon amoureuse du jardin et avec ma pauvre Aziza, la fille de mon oncle ; et elle, au nom d’Aziza, compatit énormément à ses peines et jusqu’à en pleurer à chaudes larmes, et, en signe de désespoir sans recours, elle frappa ses mains l’une contre l’autre et me dit : « Qu’Allah t’en dédommage par ses bienfaits, ô Aziz ! Je vois clairement à présent que tu ne dois ton salut d’entre les mains de la fille de Dalila-la-Rouée qu’à l’intervention de la pauvre Aziza ! Maintenant que tu l’as perdue, garde-toi bien des embûches de la perfide… Mais il ne m’est pas permis de t’en révéler davantage : le secret nous lie ! » Je dis : « Oui, certes ! tout cela m’est arrivé avec Aziza ! » Elle dit : « Ah ! vraiment, il n’y a plus aujourd’hui de femmes aussi admirables qu’Aziza ! » Je dis : « Bien plus, sache qu’avant de mourir elle me recommanda de dire à mon amoureuse, celle que tu appelles la fille de Dalila, ces simples paroles : « Que la mort est douce et préférable à la trahison ! » À peine venais-je de prononcer ces mots qu’elle s’écria : « Ô Aziz, voilà justement les paroles dont le simple effet te sauva d’une perdition certaine. Vivante ou morte, Aziza continue à veiller sur toi ! Mais laissons les morts : ils sont dans la paix d’Allah. Nous, occupons-nous du présent : sache donc, ô Aziz, qu’il y a longtemps que le désir de t’avoir à moi me possède toute, la nuit comme le jour ; et c’est aujourd’hui seulement que j’ai pu enfin mettre la main sur toi. Et tu vois que j’ai réussi ! » Je répondis : « Oui, par Allah ! » Elle continua : « Mais tu es jeune, ô Aziz, et tu ne te doutes pas de toutes les roueries dont est capable une vieille femme comme ma mère ! » Je dis : « Non, par Allah ! » Elle continua : « Résigne-toi donc à ta destinée et laisse-toi faire : tu n’auras qu’à te louer de ton épouse. Car, encore une fois, je ne veux m’unir avec toi que par contrat légitime devant Allah et son Prophète (sur lui la prière et la paix !). Et tous tes souhaits seront alors exaucés et au-delà : richesses, belles étoffes pour tes robes, turbans légers et immaculés, tout cela le viendra sans dépense de ta part ; et jamais je ne te permettrai de délier ta bourse, car chez moi le pain est toujours frais et la coupe remplie. Et, en retour, je ne te demanderai qu’une seule chose, ô Aziz ! » Je dis : « Laquelle ? » Elle dit : « C’est que tu fasses avec moi exactement ce que fait le coq ! » Je dis, étonné : « Et que te fait donc le coq ? »

À ces paroles, la jeune fille eut un retentissant éclat de rire et si fort qu’elle se renversa sur son derrière ; et elle se mit à trépider de joie en frappant ses mains l’une contre l’autre. Puis elle me dit : « Comment ! tu ne connais pas le métier du coq ? » Je dis : « Non, par Allah ! je ne connais point ce métier ! Quel est-il ? » Elle dit : « Le métier du coq, ô Aziz, est de manger, de boire et de copuler ! ».

Alors moi je fus vraiment tout à fait confus de l’entendre ainsi parler, et je dis : « Non, par Allah ! je ne savais point que ce fût là un métier ! » Elle répondit : « C’est le meilleur, ô Aziz ! Hardi donc ! Lève-toi, ceins ta taille, fortifie tes reins et puis fais-le dur, sec et longtemps ! » Et elle cria à sa mère : « Ô ma mère, viens vite ! »

Aussitôt je vis entrer la mère, suivie de quatre témoins officiels, tenant chacun un flambeau allumé, et ils s’avancèrent, après les salams d’usage, et s’assirent en rond.

Alors la jeune fille se hâta, selon la coutume, d’abaisser son voile sur son visage et de s’entourer de l’izar[5]. Et les témoins s’empressèrent d’écrire le contrat ; et elle voulut généreusement reconnaître avoir reçu de moi une dot de dix mille dinars pour tous comptes arriérés ou à venir ; et elle se constitua ma débitrice, sur sa conscience et devant Allah, de cette somme. Puis elle donna la gratification d’usage aux témoins, qui s’en allèrent, après les salams, par où ils étaient entrés. Et la mère aussi s’éclipsa.

Alors nous restâmes seuls tous deux, dans la grande salle aux quatre arcades vitrées.

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Nous restâmes seuls tous deux, dans la grande salle aux quatre arcades vitrées.

Alors la jeune fille se leva et se dévêtit et vint à moi avec, sur la peau, la chemise fine seulement. Et quelle chemise ! ô broderies ! Il y avait aussi le caleçon limpide ; mais elle se hâta de le faire glisser et, me prenant la main, elle me mena au fond de l’alcôve, où elle se jeta avec moi sur le grand lit d’or et, haletante, elle me dit : « Cela nous est maintenant permis. Il n’y a point de honte dans ce qui est licite ! » Et elle s’étendit, élastique, et m’attira tout contre elle ; puis elle gémit longuement et fit suivre cela d’un frémissement et cela de quelques coquettes minauderies ; et finit par relever sa chemise jusqu’au dessus de ses reins.

Alors moi je ne sus plus guère refréner mes longs désirs et, après lui avoir sucé les lèvres, alors qu’elle se pâmait et s’étirait et battait des paupières, je la pénétrai d’outre en outre. Et je vérifiai ainsi l’exactitude charmante de ce dire du poète :

Lorsque la jeune enfant eut relevé sa robe, ma vue put s’étendre avec aisance sur la terrasse de son ventre, ô jardins !

Et j’en découvris l’entrée qui était aussi étroite et difficile que ma patience et ma vie.

Mais je pus tout de même avec force y pénétrer, bien que de moitié seulement. Alors elle eut un grand soupir ; et je lui dis :

« Pourquoi soupires-tu ? » Elle répondit : « Pour la seconde moitié, ô lumière de mon œil ! »

En effet, une fois cela fait premièrement, elle me dit : « Agis comme tu l’entends, je suis ton esclave soumise. Va ! viens ! prends-le ! donne-le ! tout entier ! ou autrement ! Par ma vie chez toi ! donne-le plutôt pour que de ma main je m’en pénètre, et que je m’en pacifie les entrailles ! » Et elle ne cessa de me faire entendre des soupirs et des gémissements, au milieu de baisers, ébats, mouvements et multiples copulations, que nos cris n’eussent rempli la maison et mis toute la rue en émoi. Après quoi, nous nous endormîmes jusqu’au matin.

Alors, comme je me disposais à m’en aller, elle vint à moi avec un rire malin et me dit : « Où vas-tu ? Crois-tu donc, comme ça, que la porte de sortie est aussi large ouverte que la porte d’entrée ! Aziz, détrompe-toi, naïf Aziz ! Et surtout ne me prends pas pour la fille de Dalila-la-Rouée ! Ah oui ! Hâte-toi de délaisser cette injurieuse pensée, Aziz ! Oublies-tu donc que tu m’es légitimement uni par un mariage avec contrat, confirmé par la Sunna ? Si tu es ivre, Aziz, dégrise-toi ! Et rentre dans ta raison. Regarde ! La porte de cette demeure, où nous sommes, ne s’ouvre qu’une fois l’an pour un jour seulement. Lève-toi, d’ailleurs, et va contrôler mes paroles ! »

Alors moi je me levai, effaré, et me dirigeai vers la grande porte ; et, l’ayant examinée, je constatai qu’elle était verrouillée, barrée, clouée et condamnée définitivement. Et je m’en retournai vers l’adolescente et lui dis qu’en effet la chose était exacte. Elle sourit, heureuse, et me dit : « Aziz, sache qu’ici en abondance nous avons de la farine, des grains, des fruits frais et secs, des grenades à l’écorce desséchée, du beurre, du sucre, des confitures, des moutons, des poulets et autres choses semblables, de quoi nous suffire pendant un nombre appréciable d’années. De plus, je suis maintenant aussi sûre de ton séjour ici, avec moi, l’espace d’une année, que de l’existence de tout cela ! Résigne-toi donc et laisse cet air et ce visage de travers ! » Alors moi je soupirai : « Il n’y a de recours et de puissance qu’en Allah ! » Elle dit : « Mais de quoi te plains-tu donc, imbécile ? Et qu’as-tu à soupirer, du moment que tu m’as donné les preuves de ton savoir dans ce métier du coq dont nous nous entretenions hier encore ! » Et elle se mit à rire. Et moi aussi je me mis à rire. Et je ne pus alors que lui obéir et me conformer à ses désirs.

Je restai donc dans cette demeure à exercer mon métier de coq, à manger, à boire et à faire l’amour dur, sec et longtemps, durant la longueur d’une année entière de douze mois. Aussi, au bout de l’année, elle était bien fécondée et accouchait d’un enfant. Et c’est alors seulement que, pour la première fois, j’entendis le bruit de la porte qui criait sur ses gonds. Et dans mon âme je poussai un profond « Ya Allah ! » de délivrance.

Une fois la porte ouverte, je vis entrer une quantité de serviteurs et de porteurs qui venaient chargés de nourritures fraîches pour l’année suivante : des charges entières de pâtisseries, de farine, de sucre, et autres provisions de ce genre. Alors moi je bondis et voulus m’en aller au plus vite vers la rue et la liberté. Mais elle me retint par le pan de ma robe et me dit : « Aziz, ingrat Aziz, attends au moins, jusqu’au soir, l’heure exacte où tu es entré chez moi il y a un an ! » Et moi je voulus bien patienter encore. Mais à peine le soir venu, je me levai et me dirigeai vers la porte. Alors elle m’accompagna jusqu’au seuil et ne me laissa partir que lorsqu’elle m’eut fait faire le serment de retourner chez elle avant que la porte ne fût refermée au matin. Et je ne pouvais d’ailleurs que m’exécuter, car je lui prêtai serment sur le Glaive du Prophète (sur lui la paix et la prière !), sur le Livre et sur le Divorce !

Je sortis donc enfin et me dirigeai en hâte vers la maison de mes parents, mais en passant par le jardin de mon amie, celle que ma nouvelle épouse appelait la fille de Dalila-la-Rouée. Et, à ma surprise extrême, je vis que le jardin était ouvert comme d’habitude avec, au fond des bosquets, allumée, la lanterne.

Alors je fus péniblement affecté et même bien furieux ; et je dis en mon âme…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Alors je fus péniblement affecté et même bien furieux ; et je dis en mon âme : « Voilà déjà un an que je suis absent de ce lieu ; et j’arrive à l’improviste et je trouve toute chose comme par le passé ! Eh bien ! Aziz, il te faut avant d’aller revoir ta mère, qui doit te pleurer comme mort, savoir ce qu’est devenue ton ancienne amoureuse. Qui sait ce qui a pu se passer depuis le temps ! » Je me mis aussitôt à marcher très vite et, arrivé à la salle à la voûte cintrée, à la coupole d’ébène et d’ivoire, j’y pénétrai vivement. Et je trouvai mon amie elle-même assise dans une pose courbée, la tête penchée vers les genoux, et une main sur l’une de ses joues ; et son teint, qu’il était changé ! Ses yeux étaient humides de larmes et son visage, si triste ! Et soudain elle me vit devant elle. Et elle sursauta, puis essaya de se lever, mais elle retomba d’émotion. Enfin elle put parler, et me dit d’un ton pénétré : « Louange à Allah pour ton arrivée, ô Aziz ! »

Or, moi, vraiment, devant cette joie inconsciente de mes infidélités, je fus extrêmement confus et je baissai la tête ; mais je ne tardai pas à m’avancer vers mon amie et, l’ayant embrassée, je lui dis : « Comment as-tu pu deviner ma venue ce soir ? » Elle répondit : « Par Allah ! je ne savais rien de ta venue. Mais, depuis un an, toutes les nuits je t’attends ici même, et je pleure solitaire et me consume. Vois comme je suis changée par les veilles et les insomnies. Et je suis ainsi à t’attendre depuis le jour où je t’ai donné la robe en soie toute neuve et où je t’ai fait promettre de revenir. Ah ! dis-moi, Aziz, la cause qui t’a retenu si longtemps loin de moi ! »

Alors moi, ô prince Diadème, naïvement je lui racontai en détail toute mon aventure, et mon mariage avec l’adolescente aux belles cuisses. Puis je lui dis : « D’ailleurs, je dois te prévenir que je n’ai que cette seule nuit à passer avec toi, car avant le matin je dois être de retour chez mon épouse, qui m’a fait prêter serment sur les trois choses saintes ! »

Lorsque la jeune femme eut appris que j’étais marié, elle pâlit, puis resta immobile d’indignation ; et elle put enfin s’écrier : « Misérable ! j’ai été la première ô te connaître et tu ne m’accordes même pas une nuit entière ; ni à ta mère non plus ! T’imagines-tu donc que je sois aussi douée de patience que l’admirable Aziza — qu’Allah ait en sa miséricorde ! Et penses-tu que moi aussi je vais me laisser mourir de chagrin pour tes infidélités ! Ah ! perfide Aziz ! maintenant nul ne te sauvera de mes mains. Et je n’ai plus aucune raison de t’épargner, puisque tu n’es plus bon à rien, toi qui as maintenant une épouse et un enfant. Car moi, les hommes mariés, je les ai en horreur ; et je ne me délecte qu’avec les célibabataires ! Par Allah ! désormais tu ne peux plus me servir ; tu n’es plus mien ; et je ne veux pas non plus que tu appartiennes à qui que ce soit ! Attends un peu ! »

À ces paroles dites d’un accent terrible, tandis que les yeux de la jeune femme me perforaient déjà, je fus pris d’une certaine appréhension de ce qui allait m’arriver. Car soudain, et avant que j’eusse le temps de la réflexion, dix jeunes esclaves femmes, plus solides que des nègres, se précipitèrent sur moi et me jetèrent à terre et m’immobilisèrent. Alors elle se leva et prit un coutelas effroyable et me dit : « Nous allons t’égorger comme on égorge les boucs trop salaces ! Et je vais ainsi me venger et venger, par la même occasion, la pauvre Aziza dont tu as fait éclater le foie de chagrin rentré ! Aziz, tu vas mourir, fais ton acte de croyant ! » Et, en me disant ces paroles, elle appuyait son genou sur mon front cependant que ses esclaves ne me permettaient même pas de respirer. Aussi je n’eus plus aucun doute sur ma mort, surtout…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-SIXIÈME NUIT

Elle dit :

Aussi je n’eus plus aucun doute sur ma mort, surtout lorsque je vis les manœuvres exécutées par les esclaves sur mon individu. En effet, deux d’entre elles s’assirent sur mon ventre, deux me tinrent les pieds et deux autres s’assirent sur mes genoux. Alors elle-même se leva et, aidée de deux autres esclaves, se mit à me donner sur la plante des pieds tant de coups de bâton que je m’évanouis de douleur. Elles durent alors prendre du répit, car je revins à moi et je criai : « Je préfère mille fois la mort à ces tortures ! »

Alors elle, comme pour me faire plaisir, reprit l’effroyable coutelas et l’aiguisa sur sa pantoufle et dit aux esclaves : « Tendez-lui la peau du cou ! »

À ce moment précis, Allah me fit me remémorer soudain les paroles dernières d’Aziza et je m’écriai :

« Que la mort est douce et préférable à la trahison ! »

À ces paroles, elle jeta un grand cri d’effarement, puis elle clama : « Qu’Allah ait pitié de ton âme, ô Aziza ! Tu viens de sauver d’une mort sans recours le fils de ton oncle ! »

Après quoi elle me regarda et me dit : « Mais pour toi, qui dois ainsi le salut à ces paroles d’Aziza, ne te crois pas tout à fait quitte pour cela ; car il me faut absolument me venger de toi et de la coquine dévergondée qui t’a retenu loin de moi ; et dans ce double but je vais me servir du vrai moyen, du seul moyen ! Hé ! vous autres ! » Et, ayant ainsi hélé ses esclaves, elle leur dit : « Pesez bien sur lui, et empêchez-le de bouger, et liez-lui solidement les pieds ! » Et cela fut immédiatement exécuté. Alors elle se leva et alla mettre sur le feu une poêle en cuivre rouge dans laquelle elle mit de l’huile et du fromage mou ; et elle attendit que le fromage eût fondu dans l’huile bouillante pour revenir vers moi toujours étendu par terre et maintenu par les femmes esclaves. Elle s’approcha et se baissa et me défit mon caleçon ; alors de cet attouchement un grand frisson me traversa par nappes de terreur et de honte : je devinai ce qui allait se passer. M’ayant donc mis le ventre à nu, elle saisit mes œufs et, avec une corde cirée, les attacha à la racine même ; puis elle donna les deux bouts de la corde à deux de ses esclaves et leur commanda de tirer avec énergie, alors qu’elle-même, un rasoir entre les doigts, d’un seul coup de tranchant, fauchait mon mâle, auquel elle en voulait spécialement.

Tu juges, prince Diadème, si la douleur et le désespoir me firent m’évanouir. Tout ce que je sais, après cela, c’est que, lorsque je revins de mon évanouissement, je me vis le ventre aussi net que celui d’une femme ; et les esclaves étaient en train d’appliquer sur ma blessure l’huile bouillie au fromage mou qui ne tarda pas à arrêter l’écoulement de mon sang. Puis, cela fait, l’adolescente vint à moi, me donna un verre de sirop pour étancher ma soif et me dit d’un ton méprisant : « Retourne maintenant là d’où tu étais venu ! Tu ne m’es plus rien, et tu ne peux plus me servir à quoi que ce soit, puisque, la seule chose dont j’avais besoin, je l’ai prise ! Et mon désir est assouvi ! » Et elle me repoussa du pied et me chassa de sa maison, en me disant : « Estime-toi heureux de pouvoir sentir encore ta tête sur tes épaules ! »

Alors moi, douloureusement, je me traînai jusqu’à la maison de ma jeune épouse, en marchant pas à pas ; et, arrivé à la porte, que je trouvai ouverte, je m’introduisis en silence et allai tomber massivement sur les coussins de la grande salle. Aussitôt accourut mon épouse qui, me trouvant tout pâle, m’examina attentivement et me força à lui raconter l’aventure et à lui montrer mon individu mutilé. Mais je ne pus supporter la vue de moi-même et tombai, encore une fois, évanoui.

Lorsque je revins de mon évanouissement, je me vis étendu dans la rue, au bas de la grande porte ; car mon épouse, elle aussi, m’ayant trouvé tel qu’une femme, m’avait jeté hors de sa demeure.

Alors, dans un état misérable, je me ramassai et m’acheminai vers ma maison, où j’allai me jeter dans les bras de ma mère qui depuis longtemps me pleurait et ne savait sur quelle terre j’étais égaré. Elle me reçut en sanglotant, et me vit dans un état de

pâleur et de faiblesse extrêmes…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-SEPTIÈME NUIT

Elle dit :

Elle me reçut en sanglotant et me vit dans un état de faiblesse et de pâleur extrêmes, et elle en pleura davantage. Et moi, de mon côté, le souvenir me vint de ma pauvre, de ma douce Aziza, morte de chagrin, sans un mot de reproche ; et, pour la première fois, je la regrettai et versai sur elle des larmes de désespoir et de repentir. Puis, comme je venais de me calmer un instant, ma mère me dit, des pleurs plein les yeux : « Mon pauvre enfant, les malheurs habitent notre maison ; je dois t’apprendre la pire des choses : ton père est mort ! » À cette nouvelle, les sanglots me saisirent à la gorge et je restai immobile, puis je tombai la face contre terre et restai toute la nuit dans cet état.

Le matin, ma mère me força à me relever et s’assit à côté de moi ; mais je restai cloué sur place, à regarder le coin où avait l’habitude de s’asseoir ma pauvre Aziza, et les larmes coulaient silencieuses sur mes joues ; et ma mère me dit : « Ah ! mon fils, voilà dix jours déjà que je suis seule dans la maison vide de son maître, dix jours que ton père est mort dans la miséricorde d’Allah ! » Je dis : « Ô mère, laisse cela ! Pour le moment je suis tout entier plein de la pensée de la pauvre Aziza ; et je ne saurais consacrer ma douleur à d’autres souvenirs que les siens. Ah ! pauvre Aziza si délaissée par moi, toi qui m’aimais vraiment, pardonne au misérable qui t’a torturée, maintenant qu’il est puni, et au-delà, de ses fautes et de ses trahisons ! »

Or, ma mère remarquait l’étendue et la vérité de ma douleur ; mais elle se taisait ; pour le moment, elle se hâta de panser mes blessures et de m’apporter de quoi restaurer mes forces. Puis, ces soins une fois donnés, elle continua à me prodiguer les marques de sa tendresse, et à veiller à mes côtés, en me disant : « Qu’Allah soit béni, mon enfant, de ce que de pires calamités ne te soient pas arrivées, et que tu aies la vie sauve ! » et cela jusqu’à ce que je fusse complètement rétabli, tout en restant malade de mon âme et de mes souvenirs.

Alors ma mère, un jour, après notre repas, vint s’asseoir à côté de moi et me dit d’un ton pénétré : « Mon fils, je juge que pour moi le temps est venu de te remettre le souvenir d’adieu que m’avait confié à ton intention la pauvre Aziza : avant de mourir, elle m’a fait la recommandation de ne te le donner que lorsque j’aurais constaté chez toi de véritables marques de son deuil et vérifié que tu as définitivement délaissé les liens illégitimes où tu étais pris ! » Puis elle ouvrit un coffre et en tira un paquet, qu’elle défit pour y prendre l’étoffe précieuse sur laquelle est brodée la seconde gazelle que tu as devant tes yeux, prince Diadème ! Et tu vois ces vers qui s’y entrelacent en bordure :

De ton désir tu as rempli mon cœur pour t’asseoir dessus et le broyer ; mes yeux, tu les as habitués aux veilles pour toi-même t’endormir !

Sous mes yeux et au bruit des battements de mon cœur, tu eus des rêves étrangers à mon amour, alors que mon cœur et mes yeux fondaient de ton désir !

Mes sœurs, par Allah ! après ma mort, inscrivez sur le marbre de mon tombeau :

« Ô toi qui passes sur le chemin d’Allah, voici la terre où repose enfin une esclave d’amour ! »

Alors moi, seigneur, à la lecture de ces strophes je pleurai d’abondantes larmes et me frappai les joues de douleur et, en déroulant l’étoffe, je laissai tomber une feuille de papier sur laquelle ces lignes étaient tracées de la main même d’Aziza…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.

ET LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle dit :

En déroulant l’étoffe, je laissai tomber une feuille de papier sur laquelle ces lignes étaient tracées de la main même d’Aziza :

« Ô mon cousin bien-aimé, sache bien que tu me fus plus cher et plus précieux que mon propre sang et ma vie. Aussi après ma mort je continuerai à supplier Allah de te faire prospérer et réussir auprès de toutes celles que tu auras élues. Je sais que des malheurs t’atteindront du fait de la fille de Dalila-la-Rouée ! Qu’ils te servent de leçon : et puisses-tu extirper de ton cœur l’amour néfaste des femmes perfides et apprendre à ne plus t’attacher ! Et béni soit Allah qui m’a enlevée la première pour ne pas m’obliger à être le témoin douloureux de tes souffrances.

« Garde, je te prie, par Allah ! ce souvenir d’adieu, cette étoffe où se trouve brodée la gazelle. Elle me tenait compagnie, durant tes absences. Elle me fut envoyée par une fille de roi, la Sett-Donia, princesse des Îles du Camphre et du Cristal.

« Lorsque tu seras accablé par les malheurs, tu iras à la recherche de la princesse Donia, dans le royaume de son père qui est situé aux Îles du Camphre et du Cristal. Mais, ô Aziz, sache que la beauté et les charmes inégalables de cette princesse ne te sont pas destinés. Ne va donc pas t’enflammer d’amour pour elle ; car elle sera simplement pour toi la cause qui te tirera de tes afflictions et mettra fin aux tribulations de ton âme.

« Ouassalam, ô Aziz ! »

À la lecture de cette lettre d’Aziza, ô prince Diadème, je fus encore plus ému de tendresse, et je pleurai toutes les larmes de mes yeux, et ma mère pleura avec moi, et cela jusqu’à la tombée de la nuit. Et je restai dans cet état de tristesse morne, sans pouvoir m’en guérir, la longueur d’une année. Alors seulement je songeai au départ, pour aller à la recherche de la princesse Donia, dans les Îles du Camphre et du Cristal. Et ma mère m’encouragea beaucoup à voyager, me disant : « Le voyage, mon enfant, te distraira et fera s’évanouir tes chagrins. Et justement il y a dans notre ville une caravane de marchands qui s’apprête au départ ; joins-toi à elle, achète ici des marchandises et pars. Puis, au bout de trois ans, tu reviendras avec la même caravane. Et tu auras oublié tout ce deuil qui pèse sur ton âme ! Et je serai alors heureuse de te voir la poitrine dilatée de nouveau ! »

Je fis donc ce que me disait ma mère et, ayant acheté des marchandises de prix, je me joignis à la caravane, et je me mis à voyager partout avec elle, mais sans avoir le courage d’étaler ma marchandise comme mes compagnons. Au contraire ! chaque jour je m’asseyais à l’écart et je prenais l’étoffe, souvenir d’Aziza, et l’étendais devant moi, et la regardais longtemps en pleurant. Et cet état continua de la sorte jusqu’à ce que, au bout d’une année de voyages, nous eussions atteint les frontières du royaume où régnait le père de la princesse Donia. C’étaient les Sept Îles du Camphre et du Cristal.

Or, le roi de ces terres, ô prince Diadème, s’appelle le roi Schahramân. Et c’était bien lui, en effet, le père de la Sett-Donia qui savait broder avec tant d’art les gazelles en question sur les étoffes de soie qu’elle envoyait à ses amies.

Mais moi, en arrivant dans ce royaume, je pensai : « Ô Aziz, pauvre infirme, à quoi désormais peuvent te servir les princesses et toutes les adolescentes de la terre, ô Aziz devenu aussi lisse que le ventre d’une femme ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et s’arrêta dans les paroles permises.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT VINGT-NEUVIÈME NUIT

Elle dit :

« … À quoi désormais peuvent te servir les princesses et toutes les adolescentes de la terre, ô Aziz devenu aussi lisse que le ventre d’une femme ! »

Pourtant je me décidai, me souvenant des paroles d’Aziza, à commencer les recherches nécessaires et à prendre les renseignements qui pouvaient m’être utiles pour arriver à voir la fille du roi. Mais toutes mes peines furent vaines ; et nul ne sut m’indiquer le moyen que je cherchais. Et je commençais à me désespérer tout à fait quand un jour, comme je me promenais dans les jardins qui entourent la ville, et que je sortais de l’un pour entrer dans l’autre, et que je tâchais, par le spectacle de la verdure d’oublier mes soucis, j’arrivai à la porte d’un jardin aux arbres magnifiques dont la seule vue reposait l’âme endolorie. Et sur l’estrade d’entrée était assis le vieux gardien du jardin, un vénérable cheikh à bonne mine, de ceux sur le visage desquels est empreinte la bénédiction. Alors je m’avançai vers lui et, après les salams d’usage, je lui dis : « Ô cheikh, à qui ce jardin ? « Il dit : « À la fille du roi, Sett-Donia ! Tu peux même, ô bel adolescent, entrer te promener un moment et respirer l’odeur des fleurs et des plantes ! » Je lui dis : « Comme je te remercie ! Mais ne pourrais-tu pas me permettre, ô cheikh, d’attendre, caché derrière un massif de fleurs, l’arrivée de la fille du roi, simplement pour que je me réjouisse la vue d’un seul regard que je lui jetterai de mes paupières ? » Il dit : « Par Allah ! cela non ! » Alors je soupirai bien fort ; et il me regarda avec tendresse ; puis il me prit la main et entra avec moi dans le jardin.

Nous nous mîmes ainsi à marcher de compagnie ; et il me conduisit dans un endroit charmant, ombragé par les feuilles humides ; et il cueillit des fruits, les plus mûrs et les plus délicieux, et me les donna en me disant : « Rafraîchis-toi ! Il n’y a que la princesse Donia qui en connaisse le goût ! » Puis il me dit : « Assieds-toi ! Je vais revenir ! » Et il me quitta un moment pour revenir chargé d’un agneau grillé, et m’invita à le manger avec lui ; et il me dépeça les morceaux les plus délicats, et me les donna avec un plaisir extrême. Et moi j’étais bien confus de toutes ses bontés, et je ne savais comment le remercier.

Or, pendant que nous étions assis à manger et à causer amicalement, nous entendîmes la porte du jardin s’ouvrir en chantant. Alors le cheikh gardien me dit vivement : « Vite ! Lève-toi et cache-toi au milieu de ce massif. Et surtout ne bouge pas ! » Et je me hâtai de lui obéir.

À peine étais-je dans ma cachette que je vis, dans l’entre-bâillement de la porte du jardin, apparaître la tête d’un eunuque noir qui demanda à haute voix : « Ô cheikh gardien, y a-t-il quelqu’un par ici ? La princesse Donia arrive ! » Il répondit : « Ô chef du palais, je n’ai personne dans le jardin ! » Et il se hâta de courir et d’ouvrir toute grande la porte.

Alors, seigneur, je vis entrer par la porte Sett-Donia, et je crus que la lune elle-même descendait sur la terre. Et sa beauté était telle que je restai cloué sur place, hébété, sans mouvement, mort. Et je la suivais du regard, sans pouvoir émettre un souffle, malgré l’ardeur où j’étais de lui parler ; et je demeurai immobile à ma place, durant toute la promenade que fit la princesse, absolument comme l’altéré du désert qui tombe à bout de forces sur les bords du lac sans pouvoir se traîner jusqu’à l’eau limpide.

Je compris alors, seigneur, que ni la princesse Donia ni aucune autre femme ne pouvaient désormais courir de risques devant la femme que j’étais moi-même devenu.

J’attendis donc que la Sett-Donia fût sortie, pour prendre congé du cheikh gardien ; et je me hâtai d’aller rejoindre les marchands de la caravane, en me disant : « Ô Aziz, qu’es-tu devenu, Aziz ? Un ventre lisse qui ne peut plus dompter les amoureuses ! Va ! retourne près de ta pauvre mère mourir en paix dans la maison vide de son maître ! Car pour toi désormais la vie n’a plus de sens ! » Et, malgré toutes les peines du voyage que j’avais fait pour arriver dans ce royaume, mon désespoir fut tel, que je ne voulus plus mettre à exécution les paroles d’Aziza, qui m’avait formellement assuré que la princesse Donia devait être pour moi une cause de bonheur.

Je partis donc avec la caravane pour retourner dans mon pays. Et c’est ainsi que j’arrivai sur ces terres qui sont sous le pouvoir du roi Soleïmân-Schah, ton père, ô prince Diadème !

Et telle est mon histoire ! »

— Lorsque le prince Diadème eut entendu cette histoire admirable et…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT TRENTIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le grand vizir Dandân, qui racontait toute cette histoire au roi Daoul’makân pendant le siège de Constantinia, ayant fini l’aventure du jeune Aziz, continua ainsi la suite de cette histoire, où Aziz ne cesse d’être intimement mêlé à toutes les choses merveilleuses que nous allons voir :

  1. Entremets à base d’amidon, de lait et de riz concassé.
  2. C’est la pâtisserie nationale de tout l’orient. Sorte de feuilleté farci de pistaches et d’amandes.
  3. Petits pâtés, en rondelles, farcis de noix, etc., etc.
  4. Le Job biblique. Personnage fort estimé des musulmans.
  5. Grand voile.