Le Livre des merveilles (Hawthorne), seconde partie/Les Grains de grenade


Traduction par Léonce Rabillon.
L. Hachette (Seconde partiep. 211-251).


LES
GRAINS DE GRENADE














LES
GRAINS DE GRENADE




Cérès avait pour sa fille Proserpine l’amour le plus tendre, et la laissait rarement aller seule dans les champs. Mais, précisément à l’époque où commence mon récit, la bonne dame était très occupée : elle avait à surveiller la récolte du blé, du maïs, du seigle et de l’orge, en un mot des grains de toute espèce produits par la terre. La saison se trouvant en retard cette année-là, il fallait hâter plus activement que jamais la maturité des moissons. À cet effet, elle ceignit sa tête d’une couronne d’épis et de coquelicots, de tout temps sa coiffure habituelle, et, montant dans son char tiré par deux dragons ailés, elle se disposait à partir.

« Ma mère chérie, lui dit alors Proserpine, comme je vais être seule pendant votre absence, ne puis-je pas courir sur les bords de la mer et demander à quelques nymphes de venir jouer un peu avec moi ?

— Oui, mon enfant, répondit Cérès. Les nymphes de la mer sont d’excellentes créatures avec lesquelles il n’y a aucun danger pour vous. Mais écoutez bien ceci ; ne vous éloignez jamais d’elles pour errer seule dans la campagne. Les jeunes filles qui s’éloignent de la surveillance de leur mère sont exposées à trop de dangers. »

L’enfant promit d’être aussi prudente qu’une grande personne, et, au moment où les dragons emportaient le char loin de sa vue, elle était déjà sur le rivage, appelant les nymphes de l’Océan pour se divertir avec elle. Celles-ci connaissaient la voix de Proserpine ; elles ne tardèrent point à quitter leur profond séjour et à montrer au-dessus des vagues leurs figures humides avec leurs chevelures vertes comme l’onde. Elles apportèrent une foule de beaux coquillages, et, une fois assises sur le sable de la plage, où l’écume rejaillissait sur leurs membres gracieux, s’occupèrent à faire un collier destiné à leur petite amie. Afin de montrer sa reconnaissance, l’enfant les supplia de l’accompagner dans la prairie, où elles cueilleraient ensemble des fleurs en abondance, leur promettant de tresser de ses mains une guirlande pour chacune d’elles.

« Oh ! non, ma chère petite, s’écrièrent les nymphes, nous n’osons pas aller avec vous ; la campagne est trop sèche pour nous autres. Nous nous évanouirions bien vite, si nous ne respirions à chaque instant la brise salée de l’Océan. Ne voyez-vous pas comme nous avons soin de nous laisser arroser continuellement par les vagues qui viennent mourir sur la grève ? C’est cette humidité seule qui nous conserve. Sans cela, nous ressemblerions bientôt à des algues marines déracinées et desséchées au soleil.

— Quel dommage ! répondit Proserpine ; mais attendez moi ici : je vais prendre ma course, et l’écume de l’eau ne vous aura pas couvertes dix fois, que je serai déjà de retour. Il me tarde de vous tresser des couronnes de fleurs aussi belles que ce collier de coquillages.

— Eh bien ! nous attendrons, répondirent les nymphes. Mais pendant votre absence nous pouvons aussi bien nous étendre sur un banc moelleux d’éponges, au fond de la mer. Aujourd’hui l’air est trop chaud pour nous. Ne craignez rien ; de cinq minutes en cinq minutes nous remonterons à la surface pour voir si vous venez. »

La jeune fille se mit à courir vers un endroit où, la veille, elle avait remarqué un grand nombre de fleurs. Mais, en y arrivant, elle les trouva un peu fanées ; et, dans son désir d’en offrir à ses amies de plus fraîches et de plus jolies, elle s’écarta un peu et en rencontra quelques-unes dont la vue lui arracha des cris d’admiration. Ses yeux n’avaient jamais été réjouis par des fleurs aussi délicieuses : c’étaient des violettes larges, épanouies, d’un parfum exquis : des roses d’un incarnat doux et brillant, des jacinthes magnifiques, des œillets d’un arôme !… et cent autres dont la forme et les nuances lui paraissaient nouvelles. Deux ou trois fois même, elle ne put s’empêcher de penser qu’une touffe épaisse était subitement sortie du sol, en pleine efflorescence. Peu s’en fallut qu’elle ne retournât immédiatement sur le rivage pour s’y asseoir avec ses compagnes et tresser auprès d’elles les produits déjà abondants de sa récolte. Mais, un peu plus loin, qu’aperçut-elle ? Un énorme buisson, complètement couvert des fleurs les plus magnifiques.

« Quelle merveille ! s’écria Proserpine ; et moi qui regardais précisément à cet endroit même, il n’y a qu’un moment ! Comment se fait-il que je n’aie rien vu ? »

Puis elle approchait du buisson, plus elle le trouvait attrayant. Enfin elle y touchait presque, et alors, quoique la beauté en surpassât toute description, elle ne savait si elle devait ou non prendre plaisir à le regarder. Des centaines de roses différentes entre elles, bien que de la même espèce, étalaient leurs corolles brillantes et diaprées. Cependant Proserpine remarqua sur le feuillage des arbustes qui les portaient, et sur les pétales des fleurs elles-mêmes, une teinte luisante et vitrée qui fit presque soupçonner à l’enfant l’existence de quelque substance vénéneuse. Quoi que ce pût être, et malgré la folie de cette réflexion, elle se sentit disposée à ne pas approcher davantage et même à s’enfuir.

« Insensée que je sui ! pensa-t-elle en prenant courage. Ce sont vraiment les plus beaux rosiers que la terre ait jamais produits. Je vais en déraciner quelques-uns, les apporter à la maison et les planter dans le jardin de ma mère. »

Tenant avec la main gauche son tablier rempli de tout ce qu’elle avait déjà cueilli, la petite ambitieuse saisit la branche la plus forte de l’autre main, et tira, tira tant qu’elle put ; mais son effort n’aboutit même pas à ébranler le sol où s’attachaient les racines. Quel arbuste profondément fixé en terre c’était là ! S’étant de nouveau cramponnée avec résolution, elle observa que le terrain commençait à se soulever et à craquer à quelque distance, autour de la tige rebelle. Elle redoubla de vigueur, mais s’arrêta aussitôt, croyant entendre sous ses pieds un bruit sourd et profond. Les racines s’étendaient-elles jusqu’à quelque caverne enchantée ?… Riant elle-même d’une idée aussi dépourvue de bon sens, elle fait un dernier effort, et voilà le pied déraciné. Triomphante, elle se relève en tenant son trophée, et jette les yeux avec surprise sur la large ouverture qu’elle a pratiquée dans le sol en arrachant le rosier.

Ô surprise ! cette ouverture s’agrandissait toujours, et devenait de plus en plus profonde, au point qu’elle semblait être un abîme sans limites. Un murmure incessant sortait des profondeurs du gouffre et croissait en approchant. On eût dit le piétinement des chevaux et le roulement d’un chariot. Trop impressionnée pour prendre la fuite, elle demeura les yeux fixés, le regard perdu dans cette prodigieuse cavité, et ne tarda pas à distinguer un attelage de quatre chevaux noirs, dont les naseaux exhalaient un double jet de fumée, et qui traînaient vers la surface de la terre un char doré, de la plus éblouissante magnificence. Char et coursiers s’élancèrent du précipice sans fond, et parurent au grand jour. C’étaient de nobles animaux agitant leurs crinières et leurs queues noires comme l’ébène, et frappant le sol de leurs pieds nerveux à deux pas de la place où se tenait Proserpine. Dans le char était assis un homme richement vêtu, portant sur la tête une couronne étincelante de diamants, d’une taille majestueuse, beau de figure, mais les traits empreints d’une expression mélancolique et sombre. Il passa sa main sur ses yeux comme pour les ombrager : on eût dit que, peu habitué à la lumière du soleil, il cherchait à en garantir sa vue.

Aussitôt que ce personnage s’aperçut de l’effroi de la jeune fille, il la pria de s’approcher un peu.

« Ne soyez pas effrayée, lui dit-il avec un sourire dont il paraissait avoir déjà plus d’une fois essayé l’effet. Venez… Ne voudriez-vous point occuper une place dans ce char à côté de moi ? »

La fille de Cérès était si émue, qu’elle ne désirait autre chose que de s’éloigner. Il n’y avait rien d’étonnant à cela. L’étranger ne portait point sur son front le cachet d’une âme sensible et généreuse, malgré son doux sourire ; et dans sa voix dominait un ton sévère, dont les accents résonnaient comme le bruit lointain d’un tremblement de terre. Semblable à tous les enfants qui seraient placés dans une telle circonstance, Proserpine pensa d’abord à appeler celle dont l’appui ne lui avait jamais manqué.

« Mère, mère chérie ! cria-t-elle toute tremblante. Viens vite à mon secours, viens me sauver ! » Mais sa voix trop faible ne pouvait parvenir aux oreilles de Cérès. Il était plus que probable que celle-ci se trouvait alors à quelques milliers de lieues occupée à faire croître le blé dans quelque contrée éloignée. Et quelle protection eût-elle pu offrir à la pauvre fille, quand même elle eût été à portée de l’entendre ? Car celle-ci n’eut pas plus tôt jeté un cri, que l’inconnu sauta à terre, la saisit dans ses bras, et, remontant soudain dans son char, agita les rênes de ses chevaux, qui bondirent rapidement dans l’espace. La vitesse de leur course était si grande qu’ils volaient plutôt qu’ils ne galopaient. En un moment Proserpine perdit de vue l’agréable vallée d’Enna, berceau de son enfance. Puis elle distingua le sommet du mont Etna, dont la masse azurée se confondait, à l’extrémité de l’horizon, avec les tourbillons de fumée vomis par le volcan. La pauvre petite enfant ne cessait de crier ; elle laissait tomber à chaque instant quelques-unes des fleurs dont elle avait rempli son tablier, et qui marquèrent la route suivie par le char. Bien des mères, aux oreilles de qui ses gémissements parvenaient, couraient de tous côtés, éperdues, s’imaginant que leurs enfants avaient éprouvé quelque malheur. Mais celle dont le nom était invoqué avec tant de désespoir se trouvait trop loin et ne pouvait pas entendre.

Tout en poursuivant sa course, l’inconnu s’efforçait d’apaiser sa captive.

« Pourquoi une telle frayeur, ma belle enfant ? dit-il en essayant d’adoucir sa voix. Je vous promets de ne vous faire aucun mal. Quoi ! vous étiez à cueillir des fleurs ? Attendez que nous arrivions à mon palais ; je vous donnerai un jardin rempli de fleurs plus belles que celles-ci, toutes composées de perles, de diamants et de rubis. Devinez-vous qui je suis ? Mon nom est Pluton ; je suis le roi des trésors enfouis dans le sein de la terre. Les pierres les plus fines et les plus rares, les métaux les plus précieux m’appartiennent en toute propriété, sans compter le fer, le cuivre et les mines de charbon, qui me fournissent abondamment le feu dont j’ai besoin. Voyez la splendide couronne dont mon front est orné. Eh bien, c’est une bagatelle que je vous offre comme un jouet. Oh ! nous serons ensemble de bons amis, et vous me trouverez plus aimable que vous ne croyez, quand une fois nous serons à l’abri de cette éblouissante clarté du soleil.

— Laissez-moi m’en aller chez moi ! criait Proserpine. Laissez-moi m’en aller !

— Mon séjour est préférable à celui de votre mère, répliquait le ravisseur. C’est un palais d’or à fenêtres de cristal ; et, comme les rayons du soleil n’y pénètrent pas, les appartements sont éclairés par des lampes de diamant. Rien d’aussi magnifique que mon trône n’a jamais ébloui vos regards. Si vous voulez, vous pourrez vous y asseoir ; vous serez ma petite reine, et je me placerai à vos pieds sur un tabouret.

— Peu m’importent les palais et les trônes dorés, reprit la jeune fille en sanglotant. Ô ma mère, ma mère ! Reconduisez-moi à ma mère ! »

Mais le roi Pluton se contenta de pousser ses coursiers.

« Soyez plus raisonnable, Proserpine, ajouta-t-il d’un ton assez sévère. Je vous fais présent de mon palais, de ma couronne, ainsi que de toutes les richesses que renferme la terre, et vous me traitez comme si je vous offensais. La seule chose qui manque à ma demeure royale est une aimable et vive enfant qui vous ressemble, pour courir dans les escaliers et faire retentir les voûtes de ses éclats joyeux. Le roi Pluton attend de vous cette faveur.

— Oh ! jamais, jamais ! répondit Proserpine au comble du désespoir, je ne retrouverai ma gaieté que si vous me reportez sur le seuil de la maison de ma mère. »

Elle n’eût pas plus vainement adressé ses prières au vent qui soufflait derrière eux. Pluton animait de plus en plus ses chevaux, dont la vitesse s’accélérait toujours. La pauvre enfant ne cessait de pleurer, et cria si longtemps et si fort que sa voix était presque épuisée. Il lui restait à peine assez de force pour murmurer une plainte étouffée, quand ses yeux se portèrent du côté d’une large plaine ondulante d’épis ; et là, qu’aperçut-elle ? je vous le laisse à deviner. Qui vit-elle ? Eh bien ! c’était sa mère, Cérès elle-même, occupée à faire mûrir le blé, et trop appliquée à son travail pour remarquer le char brillant qui traversait l’espace. Elle rassembla tout ce qui lui restait de force, et jeta un cri aigu dont la vibration se perdit dans l’air avant que Cérès eût seulement le temps de tourner la tête.

Le roi Pluton avait pris une route qui commençait à devenir fort obscure. Des rochers et des précipices la bordaient de toutes parts, et le bruit des roues y produisait un retentissement dont l’écho ressemblait aux roulements de la foudre. Les arbres et les buissons qui croissaient dans les crevasses des rochers étaient revêtus d’un feuillage à teinte sinistre ; petit à petit, bien que la journée fût peu avancée, le ciel se voilait sous un crépuscule grisâtre. Les chevaux, après une course aussi rapide, se trouvaient déjà au delà des limites de l’occident. Mais plus l’atmosphère se couvrait de ténèbres, plus un air de vive satisfaction se répandait sur les traits du souverain des abîmes terrestres. Après tout, c’était un personnage dont l’apparence ne présentait rien d’effrayant, surtout quand un sourire évidemment emprunté s’épanouissait sur ses lèvres. Proserpine lui lança un coup d’œil à travers l’ombre de la nuit, et espéra qu’il n’était pas si méchant qu’elle l’avait jugé au premier abord.

« Ah ! ce crépuscule est vraiment rafraîchissant, dit le roi Pluton, que cette impertinente et fâcheuse splendeur du soleil avait si fort incommodé. Comme les lampes et les torches offrent une lumière bien plus agréable, particulièrement quand elle est réfléchie par l’éclat des diamants ! Nous jouirons d’une vue magnifique au moment où nous arriverons.

— Est-ce encore bien loin ? demanda Proserpine ; et voudrez-vous me ramener à la maison, quand une fois j’aurai contemplé votre palais ?

— Nous reparlerons de cela tout à l’heure. Voici l’entrée de mes domaines. Voyez-vous cette grande barrière devant nous ? Quand nous l’aurons passée, nous serons arrivés. Vous allez voir mon fidèle chien de garde à la porte. Cerbère ! Cerbère ! viens ici, viens ! »

En disant ces mots, Pluton tira les rênes et arrêta le char entre les piliers de l’entrée. L’animal que son maître venait d’appeler se leva du seuil de la porte en se tenant sur ses jambes de derrière, de manière à poser ses pattes de devant sur une des roues du char. Mais, grands dieux ! quelle bête étrange ! C’était un monstre énorme, hideux, avec trois têtes séparées, dont chacune était plus horrible à voir que les deux autres ; cependant, malgré leur aspect féroce, le souverain de ces lieux les caressa de la main. Il paraissait affectionner ce chien à trois têtes autant que si c’eût été un gracieux petit épagneul aux poils frisés et aux oreilles soyeuses. Cerbère, d’un autre côté, montra une joie évidente à la vue de son maître et exprima son attachement, comme les autres chiens, en remuant la queue avec vivacité. L’attention de Proserpine étant attirée par ces mouvements répétés, elle s’aperçut que cette

queue n’était rien moins qu’un dragon vivant, avec
Envoyant alors chercher son maître d’hôtel. (Les Grains de Grenade.)
des yeux enflammés de rage et des crocs qui semblaient

recéler le venin. Tandis que cette triple tête se tendait vers Pluton d’une façon si affectueuse, la queue-dragon se tordait, en montrant un instinct tout contraire, avec des attitudes de malice et de colère à défier toute description.

« Est-ce qu’il ne va pas me mordre ? demanda l’enfant épouvantée. Quelle vilaine créature !

— Oh ! ne craignez rien. Il ne fait jamais de mal à personne, à moins qu’on ne tente de pénétrer dans cet asile sans un ordre formel, ou qu’on n’essaye d’en sortir sans avoir obtenu mon autorisation. À bas, Cerbère, à bas ! À présent, ma gentille amie, nous continuerons notre route. »

Le char partit, et Pluton se sentit plus à l’aise en se retrouvant dans les limites de son empire. Il attira l’attention de sa jeune compagne sur les veines d’or qui sillonnaient çà et là les flancs des rochers, et lui fit remarquer différents endroits où un seul coup de pioche aurait pu faire jaillir un boisseau de diamants. Le long du chemin, étincelaient des pierres précieuses d’une valeur inestimable sur la terre ; mais qui, là, s’entassaient comme des objets les plus communs, et méritaient à peine qu’un mendiant se détournât pour les considérer.

Non loin de la première barrière, ils arrivèrent à un pont construit en fer : Pluton arrêta son char et dit à Proserpine de regarder le fleuve qui coulait lentement sous les arches. Une eau tranquille, noire et boueuse, la frappa de stupeur. La surface ne réfléchissait l’image d’aucune partie du rivage. Cette masse liquide était si pesante et si lente, dans son écoulement qu’on eût pensé que, indécise dans sa direction, elle appartenait plutôt à un marécage qu’à un cours d’eau.

« C’est le fleuve Léthé, dit le monarque mystérieux. N’offre-t-il pas un coup d’œil ravissant ?

— Sa vue seule me glace d’effroi, répondit la jeune fille.

— Eh bien ! quant à moi, elle est tout à fait de mon goût, reprit Pluton, qui était assez enclin à prendre de l’humeur quand il remontrait une opinion opposée à la sienne. Fiez-vous à mon expérience. l’eau est d’une qualité excellente ; car si on en boit une seule gorgée, ou oublie les soucis et les chagrins qu’on a éprouvés jusqu’alors. Goûtez-en un peu, ma chère, vous cesserez à l’instant de vous désoler pour votre mère, et vous aurez perdu le souvenir de ce qui peut vous empêcher de jouir chez moi d’un bonheur parfait. J’en enverrai chercher dans une coupe d’or, aussitôt après notre arrivée.

— Oh ! non, non, non ! s’écria la fille de Cérès. Plutôt mille fois être misérable avec le souvenir de ma mère, que d’éprouver du bonheur en l’oubliant !

Cette tendre mère, je ne veux jamais en perdre la mémoire.

— Nous verrons, fit l’inflexible interlocuteur. Vous ne savez pas quelle heureuse vie nous mènerons ici. Tenez, nous voici déjà près du portique. Voyez ces colonnes, je vous assure que celles-là sont bien d’or massif. »

Il mit pied à terre, et, enlevant Proserpine dans ses bras, franchit les nombreux degrés du perron qui donnait accès au large vestibule du palais. L’intérieur était illuminé au moyen d’énormes pierres précieuses, de différentes nuances, qui scintillaient comme autant de lampes, mais avec cent fois plus de splendeur, et faisaient ressortir la magnificence de l’appartement. Malgré cet éblouissant coup d’œil, il régnait dans ces lieux une tristesse indéfinissable. Il n’y avait pas un seul objet sur lequel la vue se reposât agréablement, excepté pourtant la petite étrangère elle-même et une fleur qu’elle n’avait pas laissée tomber de sa main avec les autres. Dans mon opinion, le roi Pluton n’avait jamais connu le bonheur sous les voûtes de son palais, et c’était pour cette raison qu’il avait enlevé Proserpine : il voulait avoir près de lui un être sur lequel il pût porter son affection, et qui chassât l’ennui, cet éternel compagnon de sa souveraine puissance. Bien qu’il prétendît détester la lumière du monde supérieur, la jeune fille, malgré son désespoir et ses larmes, avait apporté par sa présence dans ce séjour funeste, une consolante fraîcheur, un doux rayonnement d’en haut.

Le monarque appela ses gens et leur ordonna de préparer un somptueux festin, leur recommandant, sur toutes choses, de ne pas manquer de placer près de Proserpine une coupe d’or remplie d’eau du Léthé.

« Je ne veux pas en boire, ni de celle-là ni d’autre, dit-elle. Je ne veux prendre aucune nourriture, quand bien même vous me garderiez éternellement en votre pouvoir.

— Je serais on ne peut plus désolé d’une pareille détermination, répliqua Pluton en lui frappant amicalement sur la joue, car il aurait voulu montrer une gracieuse bienveillance, mais cette qualité ne lui était pas familière. Vous êtes un enfant gâté, à ce que je vois, ma chère ; un peu de patience, et, quand vous verrez les mets exquis que mon cuisinier préparera pour vous, votre appétit reviendra bientôt. »

Envoyant alors chercher son maître-d’hôtel, il donna des ordres précis pour que les friandises les plus délicates et les plus variées, du genre de celles que les enfants affectionnent le plus, fussent servies à sa jeune amie. Il avait pour cela un motif secret. En effet, vous devez parfaitement comprendre que,

si l’on est entraîné dans une contrée enchantée, et
Il paraissait affectionner ce chien à trois têtes. (Les Grains de Grenade.)
qu’il arrive de goûter une seule fois le moindre aliment,

jamais plus on ne revoit ses amis. Si le roi Pluton avait eu assez de finesse pour offrir à l’objet de sa tendre sollicitude quelque fruit ou du pain et du lait (simple nourriture, la seule que l’enfant eût connue jusque-là), il est probable qu’elle se fût laissé tenter. Mais il s’en remit à son cuisinier pour cette affaire ; et les cuisiniers s’appliquent tous ordinairement à préparer des pâtisseries indigestes, des viandes fortement assaisonnées, des mets épicés, toutes choses que la mère de Proserpine ne lui avait jamais données, et dont l’odeur lui enlevait complètement l’appétit, au lieu de l’exciter.

Nous allons maintenant quitter les domaines du roi Pluton, et voir ce qu’est devenue cette bonne mère Cérès, depuis l’enlèvement de sa fille. Nous l’avons un instant entrevue, à moitié cachée au milieu des plaines ondulantes de blé, au moment où les quatre coursiers noirs emportaient avec rapidité le cher objet de son amour. Vous vous souvenez aussi du cri perçant poussé par Proserpine, quand le char lancé à toute vitesse se trouvait hors de vue.

De tous les cris de l’enfant, ce dernier fut le seul dont l’éclat parvint aux oreilles de la mère vigilante. Elle avait pris le bruit du rouet de l’attelage pour le grondement du tonnerre, et elle pensait déjà que l’orage allait amener une pluie favorable aux grains.

Mais, en entendant cette voix aiguë, elle regarda de tous côtés, sans savoir d’où elle venait : un sentiment maternel lui rappelait la voix de sa fille. Cependant son esprit se refusait à croire que l’enfant eût pu s’égarer à travers tant de contrées et de mers. Elle-même ne serait pas parvenue où elle était, sans l’aide de ses dragons ailés. Aussi la bonne Cérès s’arrêta-t-elle à la pensée que ce devait être un autre enfant, et non sa Proserpine bien-aimée, qui avait jeté ce cri lamentable. Néanmoins, la crainte faisait tressaillir dans son cœur ces fibres délicates, si sensibles chez les mères, quand elles se séparent de leurs enfants sans les confier à la garde de quelque tante célibataire ou d’un tuteur fidèle. Tout émue, elle s’éloigna immédiatement du champ où elle se livrait à ses travaux ; et, comme son activité s’était interrompue, le lendemain le grain semblait avoir besoin de soleil et de pluie, ou se brouir dans son épi, ou bien souffrir de quelque vice dans les racines.

Les deux dragons étaient pourvus d’ailes d’une remarquable agilité ; car, en moins d’une heure, Cérès revenait à la porte de sa maison qu’elle trouva vide. Connaissant le plaisir que prenait l’enfant à jouer sur le bord de la mer, elle s’y rendit en hâte, et aperçut de là, à fleur d’eau, les figures humides des nymphes désolées. Celles-ci attendaient toujours, assises sur un banc d’éponge, et à tout instant passaient leurs quatre têtes au-dessus des flots pour guetter le retour de leur jeune amie. À la vue de Cérès, elles se posèrent sur la crète d’une vague et se laissèrent pousser au rivage.

« Où est Proserpine ? Où est mon enfant ? Méchantes nymphes, l’avez-vous donc entraînée sous les flots ?

— Oh ! non, croyez-nous, répliquèrent ces innocentes créatures, en rejetant en arrière leurs vertes chevelures, et regardant Cérès en face. Une pareille pensée ne nous serait jamais venue. Proserpine a commencé à jouer avec nous, il est vrai ; mais elle nous a quittées, il y a déjà longtemps, pour aller cueillir des fleurs à quelque distance. C’était dans la matinée, et nous ne l’avons plus revue. »

Cérès n’attendit pas la fin de leur récit, et courut dans le voisinage chercher des informations, mais personne ne put rien lui dire qui calmât son inquiétude. Un pêcheur avait remarqué des traces de pas sur le sable, en retournant chez lui le long de la grève avec un panier de poisson ; un villageois avait vu une petite fille se baisser dans les champs à plusieurs reprises ; quelques-uns racontaient qu’ils avaient été étonnés d’entendre un roulement de chariot, d’autres le bruit du tonnerre ; une vieille femme s’était émue d’un cri perçant ; mais supposant que c’était quelque jeu d’enfant, elle n’avait pas même pris la peine de lever les yeux… Les insensés ! Il leur fallut un temps infini pour rapporter des détails futiles et ennuyeux, de façon qu’il était déjà nuit quand la pauvre mère conclut qu’elle devait diriger ses recherches ailleurs. Elle alluma une torche et se mit en route, déterminée à ne revenir qu’après avoir retrouvé sa fille.

Dans son empressement et son agitation, elle oublia son char et son attelage de dragons ailés ; ou bien pensait-elle peut-être qu’elle serait plus à même de prendre des renseignements en allant à pied. À tous événements, ce fut ainsi qu’elle commença son triste voyage, portant sa torche et examinant scrupuleusement ce qu’elle rencontrait sur son chemin. Il n’y avait pas longtemps qu’elle marchait, quand elle découvrit une des fleurs magnifiques détachées du pied de rosier que Proserpine avait déraciné.

Hélas ! pensa-t-elle en l’examinant à la lueur de sa torche, il y a ici une trahison ! La terre n’a pas produit cette fleur à l’aide des sels fécondants de son sein. C’est contre son gré qu’elle a germé. C’est l’œuvre d’un enchantement. Qui sait si elle ne renferme pas des sucs mortels, et si peut-être mon enfant n’est pas empoisonnée ? »

Malgré cela elle serra la fleur dans un pli de sa robe, sans savoir si elle pourrait trouver d’autres traces plus certaines.

Toute la nuit Cérès frappa à la porte de chaque chaumière, de chaque ferme, réveillant les laboureurs fatigués, pour s’enquérir auprès d’eux s’ils avaient vu son enfant. Ceux-ci, à moitié réveillés et les membres engourdis, sortaient sur le seuil de leur porte ; ils lui répondaient d’un air de compassion et l’invitaient à entrer pour se reposer. Elle s’arrêtait encore au portail de tous les palais, et s’y annonçait si bruyamment que, les gens de service s’empressaient de lui ouvrir, s’imaginant donner accès à quelque puissant monarque ou à quelque grande reine qui venaient réclamer l’hospitalité duc à leur rang. Mais en apercevant une femme triste et agitée, avec un flambeau à la main et une guirlande de coquelicots fanés sur la tête, ils lui parlaient rudement, et parfois la menaçaient de lâcher les chiens après elle. Personne n’avait vu Proserpine, personne ne pouvait fournir le moindre indice. La nuit se passa ainsi ; elle n’en continua pas moins ses investigations, sans s’asseoir ou se reposer un instant pour prendre un peu de nourriture. Elle oubliait même d’éteindre sa torche enflammée, dont la lumière pâlissait devant les premières clartés de l’aurore et s’effaçait complètement aux brillants rayons du soleil. Il me serait impossible de vous dire de quelle matière se composait cette torche. Elle brûlait aussi vivement durant la journée, et pendant la nuit recouvrait son éclat, sans s’éteindre jamais, malgré le vent et malgré la pluie, tant que durèrent les recherches fatigantes de cette mère désolée.

Elle n’adressait pas seulement ses questions aux êtres humains. Au milieu des bois et le long des rivières, elle abordait de temps en temps des créatures d’un ordre différent, habituées à fréquenter, aux premiers âges du monde, les lieux d’un aspect agréable et solitaire, et accueillant avec bienveillance les personnes familiarisées avec leurs manières et leur langage, comme l’était Cérès. Il lui arrivait par exemple quelquefois de frapper légèrement du doigt l’écorce rugueuse d’un chêne antique et majestueux ; aussitôt la grossière et sauvage enveloppe du tronc s’entr’ouvrait et livrait passage à une gracieuse jeune fille, hamadryade de l’arbre, compagne fidèle de sa vie, et prenant sa part des jouissances apportées au feuillage de son protecteur par les doux Zéphyrs. Mais aucune de ces nymphes de la verdure n’avait vu Proserpine. Un peu plus loin, Cérès arrivait près d’une fontaine dont l’eau jaillissait du sein de la terre par une ouverture remplie de cailloux, Elle y trempait le bout des doigts, et soudain sortait de la source mystérieuse une jeune femme, avec une chevelure ruisselante, qui se tenait debout devant celle qui l’avait appelée, et, obéissant aux ondulations incessantes du courant, attendait ses ordres toute tremblante. Quand cette dernière lui demandait si sa pauvre enfant perdue ne s’était pas désaltérée aux eaux de sa fontaine, la naïade, les yeux pleins de larmes (car ces sortes de nymphes ont des larmes toujours prêtes pour les chagrins du premier venu), répondait : « Non ! » avec un souffle semblable au murmure d’un ruisseau.

Souvent encore elle trouvait sur son chemin des Faunes à la face brûlée par l’ardeur du soleil, comme sont les gens de la campagne ; seulement ils avaient des oreilles couvertes de poil, de petites cornes au front, des jambes de bouc, et folâtraient par les bois et les prairies. D’un caractère espiègle et jovial, leur gaieté se changeait en mélancolie autant que leur nature le leur permettait, en entendant les interrogations de Cérès. Eux non plus ne savaient rien de consolant. En d’autres endroits une troupe de Satyres se présentait à la vue de la voyageuse, avec cette brusquerie qui les caractérise. Assez comparables à des singes, et porteurs d’une queue comme celle du cheval, ils passaient généralement le temps à danser tumultueusement et à pousser entre eux de bruyants éclats de rire. Quand elle les arrêtait pour les questionner, leur hilarité en redoublait, et la vue de cette douleur maternelle leur fournissait uniquement une occasion de plaisanteries et de gais propos. Voyez un peu quelles vilaines créatures c’étaient que ces malveillants Satyres ! Un jour, traversant un champ solitaire qui servait de pâturages à des troupeaux de moutons, elle se trouva en face d’un personnage nommé Pan, assis au pied d’une roche escarpée, et modulant des airs sur un chalumeau de berger. Lui aussi avait des cornes, des oreilles velues et des pieds de bouc ; mais, comme c’était une ancienne connaissance de Cérès, il répondit à ses questions aussi poliment qu’il lui était possible et l’invita à se rafraîchir en goûtant un peu de lait et de miel contenus dans un vase de bois. Quant au sort de Proserpine, il ne savait rien et était aussi ignorant que le reste de ces êtres grossiers et sauvages.

La protectrice des champs poursuivit ainsi sa marche errante pendant neuf longs jours et neuf longues nuits, sans trouver la moindre trace de sa fille. Elle ramassait seulement çà et là quelques fleurs flétries qu’elle renfermait dans son sein, s’imaginant que par hasard elles avaient pu tomber des mains de sa pauvre enfant. Tout le jour elle voyageait par les ardeurs du soleil ; la nuit elle continuait avec constance ses recherches minutieuses à la lueur rougeâtre de sa torche, sans jamais s’asseoir ni prendre un instant de repos.

Le dixième jour, elle aperçut l’ouverture d’une caverne à l’entrée de laquelle régnait une sorte de crépuscule, bien que ce fût en plein midi. Une faible lumière, dans l’intérieur, y luttait contre les

ténèbres, sans pouvoir éclairer le moins du monde
Lui aussi avait des cornes, des oreilles velues. (Les Grains de Grenade.)
les parois de cette horrible retraite. Déterminée à

ne laisser rien passer sans un examen attentif, Cérès résolut d’y pénétrer. Elle jeta d’abord un regard à l’entrée de cette caverne et l’éclaira un peu en portant en avant la flamme de sa torche. De cette façon elle put distinguer une forme de femme, inclinée sur un monceau de feuilles mortes de l’automne précédent, que le vent y avait engouffrées. Cette femme, si toutefois elle méritait ce nom, était loin d’avoir la beauté ordinaire de son sexe. Sa tête, ai-je appris, ressemblait fort à celle d’un chien, et en guise d’ornement était entourée d’une couronne de serpents. Au premier coup d’œil, Cérès devina clairement qu’elle allait se trouver en présence d’une personne bizarre, qui concentrait toutes ses pensées sur sa propre misère et n’aimait à entretenir les autres de leurs douleurs que pour les comparer à celles où elle se complaisait elle-même.

« Je suis assez infortunée maintenant, pensa ce pauvre cœur déchiré, pour adresser la parole à cette malheureuse Hécate, fut-elle dix fois plus triste que jamais. »

Elle avança dans la caverne et s’assit sur le tas de feuilles sèches, à côté de la femme à la tête de chien. Depuis la perte de sa fille, elle n’avait pas encore trouvé d’autre compagne.

« Ô Hécate, dit-elle, si jamais tu perds ta fille, tu connaîtras alors l’amertume du chagrin. Dis-moi, je t’en prie, par pitié, as-tu vu ma pauvre enfant passer devant l’ouverture de ta caverne ?

— Non, répondit Hécate d’une voix brisée, et poussant des sanglots entre chacune de ses paroles ; je n’ai rien vu et je ne sais rien de ta fille. Mais j’ai les oreilles faites de telle façon que tous les cris de détresse et d’effroi qui sont jetés dans le monde ne manquent jamais d’y résonner. Il y a neuf jours, j’étais assise dans ma caverne, absorbée dans ma tristesse ordinaire. J’ai entendu distinctement les accents déchirants d’une voix de jeune fille. Quelque terrible malheur est arrivé à ton enfant, tu peux en être assurée. Autant que j’ai pu en juger, un dragon ou quelque autre monstre cruel l’entraînait avec violence.

— Tu me fais mourir de désespoir en parlant ainsi ! s’écria Cérès sur le point de perdre connaissance. D’où venaient ces cris, et dans quelle direction ont-ils frappé tes oreilles ?

— La vibration en a passé très rapidement, reprit Hécate, et en même temps l’air a retenti d’un grand bruit de roues du côté de l’Orient. Je ne peux rien te dire de plus, excepté que, dans mon opinion bien sincère, tu ne reverras jamais ta fille. Le meilleur avis que j’aie à te donner, c’est de fixer ta demeure dans ce rocher ; nous pourrons ensemble nous dire les deux femmes les plus misérables de l’univers.

— Pas encore, âme sombre et désolée, répondit son interlocutrice ; accompagne moi d’abord avec ta torche, et aide-moi à chercher l’objet de mon amour et de mes regrets. Puis, quand l’espérance s’évanouira pour moi (si toutefois ce jour affreux arrive), alors, me rappelant ce que tu m’offres aujourd’hui, je reviendrai me coucher à tes côtés sur ce lit de feuilles mortes ou sur ces pierres nues et glacées. Alors, oh ! alors seulement, tu sauras ce que c’est d’être misérable. Mais jusqu’à ce que je sois bien convaincue qu’elle a disparu de la face de la terre, je ne veux même pas perdre le temps de me désoler. »

Hécate ne goûtait pas fort l’idée de s’exposer aux rayons du jour ; mais ensuite elle réfléchit que la désolation de Cérès la poursuivant sans relâche, même sous le ciel le plus éclatant, ce serait un aliment aussi puissant pour sa propre mélancolie que si elle persistait à rester au fond de sa caverne. Elle finit donc par consentir à l’accompagner. Elles partirent toutes deux, armées chacune de sa torche, malgré la splendeur de l’astre du jour. La lueur de ces deux torches avait quelque chose de sinistre, et semblait assombrir à tel point leurs figures, que les gens qu’elles rencontraient ne pouvaient clairement distinguer leurs traits. Cependant s’il leur arrivait d’entrevoir Hécate, la tête ceinte d’une couronne de reptiles, ils croyaient généralement qu’il était prudent à eux de prendre la fuite sans pousser plus loin leurs investigations.

À mesure que les deux voyageuses s’avançaient dans leur effrayant appareil, une idée frappait de plus en plus Cérès.

« Il y a une personne, s’écria-t-elle, qui doit avoir vu ma pauvre enfant, et qui peut certainement m’apprendre ce qu’elle est devenue. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ! c’est Phébus.

— Quoi ! reprit Hécate, ce jeune homme qui siège constamment entouré d’une atmosphère lumineuse ? Ah ! je t’en prie, loin de toi une pareille pensée ! C’est un personnage joyeux, léger, frivole, qui sera disposé seulement à sourire en ta présence. En outre, il est couronné d’une lumière si resplendissante, que son aspect seul suffira pour m’aveugler, moi dont les yeux se sont déjà presque éteints à force de pleurer.

Tu m’as promis d’être ma compagne, reprit Cérès. Viens, hâtons-nous, ou les rayons du soleil vont disparaître, et Phébus avec eux. »

Elles continuèrent leur route, se dirigeant vers la demeure du maître du jour, toutes deux poussant de profonds soupirs, et Hécate, particulièrement, se livrant à des lamentations beaucoup plus violentes. En effet, elle n’avait pas de plus grand bonheur, comme vous savez, que de s’abîmer dans sa propre tristesse ; aussi fit-elle tout son possible pour l’augmenter encore. Peu à peu, après une marche assez longue, elles parvinrent au point le plus éclairé du globe. Là, elles aperçurent un beau jeune homme avec de longs cheveux bouclés, qui semblaient eux-mêmes une émanation phosphorescente ; ses vêtements étaient comme de légers nuages d’été, et l’expression de ses traits s’illuminait d’une vivacité si éblouissante, qu’Hécate se plaça les mains devant les yeux, en murmurant qu’elle aurait besoin d’un voile noir pour les garantir. Phébus (car c’était bien le personnage lui-même qu’elles cherchaient) promenait ses doigts sur une lyre et faisait vibrer les cordes en préludant harmonieusement ; il improvisait une délicieuse mélodie. Outre un grand nombre de perfections, ce jeune homme possédait le don admirable de la poésie.

Comme Cérès et sa compagne s’approchaient, Phébus leur adressa un sourire si gracieux et si animé, que la monstrueuse couronne d’Hécate laissa échapper un sifflement horrible ; et cette dernière eût tout donné pour se retrouver dans son antre ténébreux. Quant à Cérès, sa douleur était trop sincère pour lui permettre d’examiner si le sourire ou le mécontentement se peignait sur les lèvres du brillant personnage.

« Phébus ! s’écria-t-elle, je suis au comble de l’inquiétude, et je viens réclamer ton assistance. Peux-tu me dire quel est le sort de Proserpine, ma fille bien-aimée ?

— Proserpine !… Proserpine ! dites-vous, répondit-il en faisant un effort de mémoire ; car les idées affluaient si abondamment dans son esprit, qu’il oubliait facilement même les événements de la veille. Ah ! certainement, je m’en souviens maintenant ;… charmante enfant, en vérité. Je suis heureux de vous apprendre, respectable dame, que j’ai eu le plaisir de la voir il y a très-peu de jours. Vous pouvez être parfaitement tranquille sur son compte. Elle est à l’abri de tout danger, et en d’excellentes mains.

— Oh ! dis-moi, dis-moi où est mon enfant chérie ! cria cette sensible mère en joignant les mains et tombant aux genoux de Phébus.

— Eh bien ! répliqua-t-il, et ses doigts effleurèrent sa lyre, et d’harmonieux accords se mêlèrent à ses paroles, eh bien ! la petite fille s’amusait à cueillir des fleurs. Elle a vraiment un goût exquis pour ces charmants objets. Pendant qu’elle se livrait à son plaisir favori, passa par là le roi Pluton qui l’enleva tout à coup et l’emporta dans ses domaines. Je n’ai jamais pénétré dans cette partie de l’univers ; mais la résidence de ce monarque est, m’a-t-on dit, construite dans un style d’architecture merveilleusement beau, et avec les matériaux les plus splendides et les plus rares. L’or, les diamants, les perles et toutes sortes de pierres précieuses y serviront de jouets à votre fille. Je vous recommande, ma chère dame, de calmer le trouble où je vous vois. Dans ce magnifique séjour, Proserpine trouvera des jouissances proportionnées à sa beauté, et, même en l’absence de la lumière du ciel, elle y mènera une existence digne d’envie.

— Assez ! n’en dis pas davantage ! répondit Cérès indignée. Quelles jouissances y trouvera son cœur ? Que sont les splendeurs dont tu parles, sans affection ? Il faut que je l’arrache de ces lieux. Consens-tu à m’accompagner chez le pervers pour lui redemander ma fille ?

— Excusez-moi, je vous prie, répliqua Phébus avec un ton de respectueuse déférence. Je vous souhaite sincèrement le succès que vous désirez, et je regrette que des affaires excessivement urgentes ne me laissent pas le loisir d’obtempérer à votre requête. En outre, je ne suis pas dans d’excellents termes avec le roi Pluton. Pour vous parler franchement, son chien de garde à trois têtes ne me permettrait jamais de passer la première barrière. Je ne pourrais faire autrement que d’emporter avec moi une ample provision de rayons lumineux, et ce sont des choses qui, comme vous le savez, sont défendues dans les domaines du souverain en question.

— Ah ! Phébus ! s’écria la suppliante avec des larmes dans la voix, ta lyre tient la place de ton cœur. Adieu !

— Veuillez rester un moment encore, reprit Phébus, et écoutez une improvisation poétique sur la touchante histoire de Proserpine. »

Mais Cérès secoua la tête et s’éloigna sans mot dire avec sa compagne Hécate.

Phébus, qui, comme je vous le disais, était un poète de génie, se mit immédiatement à composer une ode sur la douleur de la pauvre mère ; et, si nous devions juger de sa sensibilité par cette exquise production, il était certainement doué du cœur le plus aimant. Mais quand un poète s’habitue à tendre les fibres de son cœur pour tirer de sa lyre des accords harmonieux, il peut les faire vibrer autant qu’il lui plaît, sans pour cela sentir lui-même la moindre émotion. Aussi Phébus, en chantant sa mélodie empreinte d’une mélancolie amère, resta aussi calme et aussi joyeux que les rayons qui l’environnaient.

Cérès avait enfin découvert, la pauvre mère, ce qu’était devenue sa fille ; cependant, cette révélation n’apportait aucun soulagement à son malheur. Au contraire, le désespoir entra plus profondément dans son âme. Tant que Proserpine aurait respiré sur la terre, toute espérance de la rejoindre n’était pas évanouie. Mais la pauvre enfant, renfermée au centre du globe, chez un roi ténébreux, dont les portes de fer avaient pour gardien Cerbère aux trois têtes, ne pouvait s’attendre à voir cesser sa captivité. Hécate, toujours disposée à présenter les événements sous leur point de vue le plus affligeant, assura à Cérès qu’il ne lui restait désormais qu’à la suivre jusqu’à la taverne, pour passer le reste de sa vie à déplorer sa misérable destinée. Mais cette dernière lui rendit la liberté de s’en retourner si elle le préférait. Quant à elle-même, elle ajouta qu’elle allait continuer son voyage pour chercher l’entrée des domaines du roi Pluton. Hécate la prit au mot, et se hâta de se diriger vers sa retraite de prédilection, épouvantant sur son passage tous les petits enfants qui entrevoyaient sa tête de chien.

N’est-ce pas une chose navrante de penser à cette mère infortunée, poursuivant, seule, un voyage aussi pénible, avec une torche toujours allumée, dont la flamme présentait un emblème fidèle de la douleur et de l’espérance qui se partageaient son cœur ? Elle souffrait si cruellement que, bien que les grâces de la jeunesse embellissent encore ses traits au moment où ses angoisses commencèrent, elle eut bientôt après l’apparence d’une femme avancée en âge. Peu lui importait désormais l’élégance de ses habits. Elle négligeait même de se débarrasser de cette couronne de coquelicots dont elle avait ceint son front le jour de la disparition de