Le Livre des merveilles (Hawthorne), seconde partie/Avertissement

Traduction par Léonce Rabillon.
L. Hachette (Seconde partiep. i-xii).

Il y a quelque temps, je reçus la visite de mon jeune ami Eustache Bright, que je n’avais pas revu depuis notre rencontre dans les montagnes du Berkshire. C’était l’époque des vacances d’hiver à son collège, et il avait résolu de prendre un peu de distractions pour rétablir une santé tant soit peu compromise par une application prolongée. Je fus heureux de constater, à sa bonne mine, que le remède avait obtenu un plein succès. Il était parti de Boston par le train du matin, et je devais la faveur de sa visite à l’empressement affectueux dont il se plaît à m’honorer, et en même temps, comme je ne tardai pas à m’en apercevoir, à un intérêt tout littéraire.

Je regardai comme une bonne fortune d’accueillir pour la première fois M. Bright sous un toit dont, malgré la chétive apparence, j’étais fier de m’intituler le légitime possesseur. Aussi ne manquai-je pas, selon la coutume des propriétaires de tous les pays du monde, de faire arpenter en tout sens au pauvre garçon mes cinq ou six acres, me réjouissant en moi-même de ce que la mauvaise saison, et particulièrement le demi-pied de neige qui couvrait la terre, l’empêchaient de remarquer que le sol n’était pas cultivé, et que mon domaine était, en général, fort négligé. Vaine illusion !… L’explorateur aérien de Monument-Mountain, de Bald-Summit et du vieux Graylock, revêtus encore de forêts vierges, pouvait-il trouver le plus mince détail à admirer sur mon modeste coteau, avec ses taillis de frêles acacias dévorés par les insectes ?

Eustache disait avec franchise que le site offrait une perspective de lignes mollement indiquées. Telle dut être l’impression qui se produisit dans son esprit, en comparant ce qu’il voyait avec les montagnes du Berkshire aux flancs rocailleux et escarpés, surtout avec la partie septentrionale du comté où son collège était situé, et où de fréquentes excursions l’avaient familiarisé avec une nature accidentée. Mais, pour moi, ces prairies étendues, ces éminences légèrement ondulées, ont un charme qui porte le calme dans mon âme. J’en préfère de beaucoup la vue à ces pics élevés qui se gravent dans le cerveau et lui causent une véritable fatigue par la forte et incessante émotion qu’ils y reproduisent chaque jour d’une façon uniforme. Passer quelques semaines dans les montagnes, mais couler le reste de ma vie au milieu de plaines verdoyantes et de douces collines, avec des horizons toujours nouveaux par cela même que, privés d’un caractère distinct, ils s’effacent de la mémoire à mesure que les yeux s’en détournent : tel serait le vœu discret de mon ambition.

Je ne saurais dire si intérieurement Eustache ne m’accusait pas de lui imposer une corvée, jusqu’au moment où je le conduisis au petit pavillon délabré de mon prédécesseur, situé à mi-côte. Ce n’est plus qu’un amas de troncs d’arbres pourris, dont l’assemblage ne conserve ancun vestige de murs ni de toit ; un enchevêtrement de tiges et de rejetons que le premier ouragan d’hiver se chargera d’éparpiller en fragments sur la terrasse. Cette masure ne peut se comparer aujourd’hui qu’au désordre d’un rêve qui se dissipe ; et pourtant, grâce à ses palissades rustiques envahies par une végétation sauvage, il y règne les traces d’une beauté toute spirituelle : ces restes sont devenus l’emblème fidèle de l’esprit délicat et profond qui a présidé à la construction primitive.

Je fis asseoir Eustache Bright sur un banc de neige qui s’était formé naturellement. En jetant un regard à travers le cintre d’une fenêtre placée vis-à-vis de lui, il déclara que le coup d’œil avait pris soudain un aspect pittoresque.

« Dans sa simplicité apparente, s’écria-t-il, ce petit réduit semble être une œuvre magique. Tout y respire la réflexion, et le plan, en soi, a autant de mérite que celui d’une cathédrale. Ah ! comme j’aimerais à venir m’abriter ici une après-midi de juillet, pour dire aux enfants quelques contes bien étranges empruntés aux mythes classiques !…

— Ce serait un lieu parfaitement choisi, répondis-je. Le pavillon lui-même, si ouvert à la brise et tombant tellement en ruines, est en rapport avec ces vieux récits dont la tradition s’est transmise jusqu’à nous d’une manière imparfaite ; et les branches vivaces de ce pommier calvil, qui pénètrent si rudement à travers les parois, offrent assez l’image de vos interpolations hasardées. À propos, avez-vous ajouté d’autres légendes à la première série que vous avez publiée dans le Livre des Merveilles ?

— Oh ! un grand nombre, dit Eustache ; Primerose, Pervenche et leurs jeunes compagnons, ne me laissent ni repos ni trêve : il faut que je leur débite au moins une narration tous les jours. Je me suis échappé de la maison en partie pour m’affranchir de leurs poursuites et de leur insatiable importunité. Cependant j’ai écrit six de ces nouvelles histoires, et je vous les apporte pour les soumettre à votre approbation.

— Sont-elles aussi intéressantes que les premières ?

— Elles sont mieux choisies et mieux arrangées. Ce sera votre avis quand vous les aurez lues.

— C’est peu probable. Je sais par ma propre expérience que le dernier ouvrage d’un auteur lui semble toujours le meilleur, jusqu’à ce que le feu de la composition se soit apaisé. Puis tout reprend son cours ordinaire, et il devient plus calme. Mais regagnons mon cabinet et examinons votre œuvre. »

Nous descendîmes alors de la colline vers mon petit et antique cottage, et nous nous retirâmes dans la chambre sud-est, où pénétraient les rayons chauds et brillants d’un beau jour d’hiver.

Eustache me remit son manuscrit et je le parcourus rapidement, en essayant d’en découvrir les mérites et les défauts du bout de mes doigts, comme il convient à un vieux conteur habitué à ce travail.

Il faut se rappeler que M. Bright avait bien voulu s’étayer de mon expérience littéraire pour me constituer l’éditeur du Livre des Merveilles. Comme il n’avait pas lieu de se plaindre de l’accueil fait à cet ouvrage érudit, il était disposé à me continuer la même confiance pour le présent volume, qu’il intitulait : Contes de Tanglewood. Non qu’il fût réellement nécessaire, ainsi qu’Eustache le donnait à entendre, que je lui servisse de patron auprès du public, car son nom commençait à être connu assez avantageusement dans la sphère des lettres ; mais nos relations avaient été acceptées avec une haute bienveillance ; et il n’entrait nullement dans son esprit, selon l’habitude de la plupart des auteurs, de repousser l’échelle qui lui avait servi à s’élever. Mon jeune ami, enfin, souhaitait que la fraîche verdure de sa réputation naissante couvrît mes rameaux presque dénudés. Ainsi ai-je fait parfois moi-même en cherchant à étaler les sarments vigoureux d’une vigne chargée de grappes dorées sur les treillis et les poteaux vermoulus de mon berceau rustique. Je ne fus pas insensible à ses flatteuses propositions, et je lui donnai avec un cordial empressement l’assurance de mon adhésion.

Un simple coup d’œil jeté sur les titres me permit de juger que l’intérêt de ces derniers contes n’était pas inférieur à celui du volume précédent. Je ne doutais plus que l’audace de M. Bright, en supposant qu’il mît à profit cette qualité naturelle, ne lui fournît les moyens de tirer de ses sujets toutes les ressources qu’ils renfermaient. Pourtant, malgré la connaissance que j’avais de sa méthode, je ne m’expliquai pas clairement, je l’avoue, comment il avait pu parvenir à les mettre à la portée de l’intelligence des enfants. Ces légendes vieillies et surchargées d’une infinité de détails que repousse notre sens moral formé à l’école du christianisme, les uns hideux, les autres tristes ou pleins d’une fatalité désolante, parmi lesquels les tragédiens grecs ont puisé leurs inspirations et trouvé les types de la douleur la plus poignante qui ait jamais ému la pitié humaine, ces légendes peuvent-elles bien servir à l’amusement du premier âge ? Comment les purifier ? Comment y faire pénétrer la consolation d’un rayon d’en haut ?…

Eustache me prévint en me disant que ces mythes présentaient un phénomène des plus singuliers.

Il ne cessait de s’en étonner lui-même. Chaque fois qu’il retraçait un de ces récits, il était frappé de voir avec quelle facilité ils s’adaptaient à la pureté enfantine de son auditoire. Les traits caractéristiques qui peuvent motiver des objections semblent consister dans le développement d’incidents qui n’ont aucun rapport essentiel avec la fable primitive. Ainsi les fictions dont nous parlons, sans nul effort outré du narrateur, se transforment et reprennent la vie et la couleur qu’elles avaient sans doute aux temps où le berceau du monde était exempt de toute souillure. Quand le premier poète ou le premier romancier déroula ces merveilleuses allégories (telle est l’opinion d’Eustache Bright), on en était à l’âge d’or. Le mal n’existait pas encore ; le chagrin, le malheur, le crime, étaient simplement des fantômes que l’imagination capricieuse se créait comme autant de contrastes à des réalités présentes ; c’étaient tout au plus des rêves prophétiques, auxquels l’auteur lui-même n’ajoutait aucune foi. Les enfants sont aujourd’hui les seuls représentants des hommes et des femmes de cette ère fortunée ; et, pour cette raison, nous devons élever notre intelligence et notre invention au niveau de l’enfance, afin de reconstituer les mythes originaux.

Je laissai le jeune auteur parler aussi longuement et avec autant d’extravagance qu’il le désirait, et je vis avec plaisir qu’il débutait dans la vie plein de confiance en lui-même et dans ses œuvres. Peu d’années suffiront pour lui montrer ce qu’il doit vraiment penser de sa personne et de ses productions. Cependant la justice me force d’ajouter qu’il paraît avoir pleinement triomphé des objections morales qu’on élève contre ces fables, en prenant, il est vrai, de grandes libertés, tant dans ses narrations que dans son apologie, mais sans aucune assistance de ma part, En effet, les moyens qu’il a employés étaient nécessaires, et l’on ne pouvait raviver les légendes des temps anciens qu’en se les appropriant.

Eustache m’apprit qu’il avait raconté ses histoires à ses jeunes compagnons dans différentes situations, à l’ombre des bois, sur les bords du lac, au fond de la vallée, dans la salle de récréation, autour du foyer de Tanglewood et sous la voûte d’un magnifique palais de neige garni de fenêtres de glace et construit avec son aide par ses petits amis. Ces nouveaux récits avaient même semblé causer plus de satisfaction que les premiers essais que l’on connaît déjà. Le classique et savant M. Pringle, de son côté, après avoir écouté deux ou trois de ces contes, les avait censurés plus amèrement encore que celui des Trois pommes d’or ; de façon que, résumé fait des applaudissements et des critiques, Eustache Bright pense qu’il a droit d’espérer autant, sinon plus de succès auprès du public que pour le Livre des Merveilles.

Je pris toutes sortes d’informations au sujet des enfants, persuadé que les jeunes lecteurs qui m’ont écrit pour me demander un autre volume de contes mythologiques mettraient le plus vif empressement à m’interroger sur eux. Je suis heureux de le dire : la joie et la santé règnent parmi eux tous, à l’exception de Fleur-des-Pois. Primerose est presque maintenant une grande demoiselle, et Eustache dit qu’elle est aussi maligne que jamais. Elle a la prétention de regarder de belles histoires comme au-dessous de son âge ; mais malgré cela, toutes les fois que l’occasion se présente d’en écouter une, elle ne manque pas de prendre place dans l’auditoire et de faire ses plaisanteries habituelles, quand le récit est terminé. Pervenche est bien grande, et, d’ici à un mois ou deux, l’on s’attend à lui voir fermer sa boîte à joujoux et abandonner définitivement sa poupée. Joli-Bois avait appris à lire et à écrire : bien plus, il vient d’être mis en jaquette et en pantalon ; progrès et améliorations qui sont loin de m’enchanter. Primevère, Bluet, Plantain, et Bouton-d’Or ont eu la fièvre scarlatine et s’en sont heureusement tirés. Églantine, Marguerite et Dent-de-Lion ont été atteints de la coqueluche, mais ils l’ont bravement supportée et sont sortis aux premiers rayons du soleil. La pauvre Fleur-des-Pois a eu à passer par de rudes épreuves à l’époque de sa deuxième dentition. Elle en est devenue toute maigre, et son caractère est devenu maussade ; même quand elle sourit, sa physionomie n’y gagne point, car ses lèvres laissent apercevoir une brèche aussi large qu’une porte de grange. Mais tout cela se remettra, et l’on prédit qu’elle sera par la suite une très-jolie personne.

Quant à M. Bright, il est près de terminer ses études à William’s College, et il espère, à la fin de l’année scolaire, recevoir ses diplômes avec une certaine distinction. Il m’a laissé pressentir que, dans le discours qu’il prépare à l’occasion de son examen pour le baccalauréat, il traitera la question des mythes classiques et discutera l’avantage qu’il y aurait à appliquer son plan à toute l’histoire ancienne. J’ignore quelle carrière il prendra à la sortie du collège ; mais j’ai confiance qu’en s’exposant de si bonne heure aux séductions et aux dangers du métier d’écrivain, il sera bientôt guéri de la tentation de suivre cette profession. Autrement, je serais désolé de la part que j’ai prise dans cette affaire en encourageant ses premiers débuts.

Je fais des vœux pour rencontrer bientôt Primerose, Pervenche, Dent-de-Lion, Joli-Bois, Plantain, Églantine, Primevère, Bluet, Pâquerette, Fleur-des-Pois, Marguerite et Bouton-d’Or. Mais comme je ne sais pas quand je pourrai revoir Tanglewood, et qu’Eustache Bright ne me demandera probablement pas d’éditer un troisième Livre des Merveilles, le jeune public ne doit pas compter sur moi pour entendre parler de ces chers enfants. Qu’il plaise à Dieu d’étendre ses bénédictions sur eux, et sur tous généralement, grands et petits !

Concord (Massachussets), 23 mai 1853.


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