Le Livre des merveilles (Hawthorne), première partie/Le Toucher d’Or

Traduction par Léonce Rabillon.
L. Hachette (Première partiep. 51-88).


LE TOUCHER D’OR














LE RUISSEAU OMBRAGÉ.


Au milieu du jour, notre jeune et joyeuse bande fit halte dans le creux d’un vallon, au fond duquel coulait un petit ruisseau. Le vallon était resserré, et ses flancs escarpés, à partir des bords du ruisseau jusqu’au sommet de la colline, se cachaient sous des touffes épaisses de verdure, dominées par des massifs de noyers et de marronniers auxquels se mêlaient quelques chênes et quelques érables. Le feuillage de toutes ces branches entre-croisées, se mariant et se confondant au-dessus de l’eau, donnait assez d’ombre pour produire au cœur de l’été une sorte de crépuscule en plein midi. Mais, depuis que l’automne avait pénétré dans cette retraite mystérieuse, la sombre verdure que nous venons de décrire avait pris un aspect doré, et, loin d’obscurcir le vallon, semblait réellement l’éclairer de ses brillantes nuances. On eût dit que ces feuilles, d’un jaune éclatant, avaient retenu au milieu d’elles les rayons du soleil, et qu’elles répandaient une teinte lumineuse sur ce ruisseau dont elles jonchaient les bords. Ainsi, bien que l’été eût fait place à l’air froid et aux journées brumeuses, ce petit asile, ordinairement si ombreux, paraissait tout inondé de lumière.

Le ruisseau serpentait dans son lit d’or, ici se reposant pour former une petite mare où les ablettes s’ébattaient joyeusement, là-bas poursuivant sa course, comme pressé d’arriver au lac ; puis, se ralentissant tout à coup, il se heurtait contre la racine d’un arbre avec un fracas et des bouillonnements qui vous auraient fait rire, tant il semblait se révolter contre cette digue inattendue ; cet obstacle franchi, notre paisible ruisseau affectait des airs de torrent, et se parlait à lui-même, comme émerveillé de sa victoire. Mais bientôt, frappé de surprise en revoyant sa sombre vallée maintenant si pleine de lumière, et en entendant le babil d’un groupe si nombreux d’enfants, il se hâtait de fuir pour aller se cacher au fond du lac.

Eustache Bright et ses amis avaient choisi le vallon de Shadow-Brook pour faire leur dîner. Ils avaient apporté de Tanglewood plein leurs paniers de friandises, les avaient arrangées sur des troncs d’arbres ou des branchages couverts de mousse, puis s’étaient livrés à leur régal avec une joie bruyante. C’était vraiment une délicieuse petite collation. La fête une fois terminée, aucun d’eux ne se sentit disposé à s’éloigner.

« Nous allons nous reposer ici, dirent plusieurs enfants, et, pendant ce temps-là, notre cousin Eustache nous racontera quelqu’une de ses jolies histoires. »

Le cousin Eustache avait le droit d’être aussi fatigué que ses jeunes camarades, car il avait exécuté nombre de tours de force dans cette matinée mémorable. Dent-de-Lion, Pâquerette, Primevère et Bouton-d’Or étaient presque convaincus qu’il avait des sandales ailées semblables à celles que les Nymphes donnèrent à Persée : car l’écolier s’était bien souvent trouvé au faîte d’un noyer, au moment où chacun le croyait encore à la place qu’il venait d’occuper. Et quelle averse de noix il avait fait pleuvoir sur leurs têtes ! si bien que leurs mains et leurs paniers suffisaient à peine à la récolte. En un mot, il avait déployé la vivacité d’un écureuil ou d’un vrai singe ; et, s’étendant à présent sur les feuilles jaunes, il semblait préparé à prendre un peu de repos.

Mais les enfants n’ont ni pitié ni merci pour la fatigue des autres. Il ne vous resterait plus que le dernier souffle, qu’ils vous demanderaient encore de le leur sacrifier en leur contant une histoire.

« Cousin Eustache, s’écria Primevère, quel joli conte que celui de la Tête de la Gorgone ! Croyez-vous que vous pourriez nous en dire un autre qui fût aussi amusant ?

— Oui, mon enfant, répondit Eustache en rabattant le bord de sa casquette sur ses yeux, comme s’il se disposait à dormir ; je puis, si bon me semble, vous en conter une douzaine de plus, jolis encore.

— Oh ! Primerose, Pervenche, l’entendez-vous ? repartit Primevère en sautant de plaisir. Cousin Eustache va nous raconter une douzaine d’histoires plus amusantes que celle de la Tête de la Gorgone !

— D’abord, je ne t’en ai même pas promis une seule, petite follette ! dit-il d’un air à demi boudeur. Pourtant je crois que je vais vous en chercher une. Voilà l’inconvénient de s’être acquis une certaine réputation ! J’aimerais mieux être moins spirituel, ne pas avoir mis au grand jour la moitié des brillantes qualités dont la nature m’a doué ; je pourrais au moins me reposer tranquillement et faire mon petit somme à mon aise. »

Mais le cousin Eustache, je crois vous l’avoir dit, prenait grand plaisir à débiter ses histoires ; son esprit, libre et heureux, se complaisait dans sa fécondité, et n’avait besoin, pour se mettre à l’œuvre, d’aucune impulsion étrangère.

Quelle différence entre cet entrain spontané de l’intelligence et l’activité forcée de l’âge mûr, alors que le travail, peut-être rendu plus facile par l’habitude, devient un soulagement nécessaire aux douleurs de la vie ! Mais ce n’est pas pour les enfants que nous faisons cette remarque.

Sans se faire prier davantage, Eustache Bright se mit à raconter la magnifique histoire que nous allons dire. Le sujet lui en était venu à l’esprit en plongeant ses regards à travers le feuillage, et en observant comme l’automne, ce grand peintre, avait promené son pinceau sur toutes les feuilles vertes et les avait revêtues d’une teinte dorée. Cette métamorphose, dont chacun de nous a été témoin, est bien aussi merveilleuse que les aventures racontées par Eustache à propos du roi Midas.





LE TOUCHER D’OR.




Il y avait une fois un homme très-riche, qui en même temps était roi, et qu’on appelait Midas. Il avait une petite fille dont personne que moi n’a jamais entendu parler, et, si autrefois j’ai su comment on la nommait, je l’ai complètement oublié. Mais, comme j’aime les noms de fantaisie pour les petites filles, je l’appellerai Marie-d’Or.

Le roi Midas aimait l’or par-dessus tout. Il tenait à sa couronne royale, principalement parce qu’elle était composée de ce métal précieux. S’il y avait quelque chose qu’il aimât à peu près au même degré, c’était la petite fille qui folâtrait si gentiment sur les marches de son trône. Plus Midas avait d’amour pour cette enfant, plus il désirait et recherchait les richesses. Il s’imaginait, l’insensé ! que ce qu’il pouvait faire de mieux pour le tendre objet de son affection, serait de lui léguer le plus possible de cette monnaie jaune et brillante, qu’on a toujours entassée depuis le commencement du monde.

Toutes ses pensées, tout son temps, étaient consacrés à ce projet. S’il lui arrivait d’arrêter son regard sur les nuages dorés d’un coucher de soleil, il aurait voulu pouvoir les saisir, les changer en or pur et les enfermer dans ses coffres. Quand la petite Marie-d’Or courait à sa rencontre avec une touffe de genêts ou des boutons-d’or, il disait aussitôt : «. Bah ! bah mon enfant, si ces fleurs étaient du métal dont elles ont la couleur, elles vaudraient la peine de les cueillir !»

Pourtant, dans sa première jeunesse, avant d’être possédé d’une passion aussi extravagante, le roi Midas avait montré un goût décidé pour les fleurs. Il avait planté un jardin où poussaient les roses les plus belles et les plus suaves qui eussent jamais réjoui l’odorat ou les yeux d’aucun mortel. Ces roses étalaient bien encore des corolles aussi fraîches et aussi embaumées qu’à l’époque où Midas passait des heures entières à en aspirer le parfum ; mais aujourd’hui, s’il les regardait, c’était seulement pour calculer quelle en serait la valeur, dans le cas où ces innombrables pétales seraient autant de petites plaques d’or ; et, malgré sa passion d’autrefois pour la musique (en dépit d’une vieille histoire sur ses oreilles, taillées, disait-on, sur le modèle de celles d’un âne), le pauvre Midas n’aimait plus désormais que le son des piles d’écus.

Enfin (en vieillissant bien des gens deviennent plus fous, au lieu de se montrer plus sages), Midas avait perdu le sens commun, au point de ne vouloir supporter la vue ou le contact d’aucun objet, s’il n’était d’or. C’est pourquoi il avait pris l’habitude de passer la plus grande partie de ses journées dans un lugubre appartement situé sous les voûtes de son palais. C’était là qu’il gardait son trésor, et, toutes les fois qu’il sentait le désir de goûter un peu de bonheur, Midas se rendait dans ce sombre caveau, dont l’aspect ne valait guère mieux que celui d’une prison. Après en avoir soigneusement fermé la porte à clef, il prenait un sac rempli d’or, une coupe du même métal, un énorme lingot, ou un boisseau de poudre d’or, et l’apportait des coins obscurs de la chambre à l’unique rayon de soleil qui s’y glissait par une étroite meurtrière. Ce rayon lui était cher, mais simplement parce qu’il donnait à son trésor des reflets plus brillants et plus purs. Puis de vider son sac, d’en compter les écus, de jeter en l’air le lingot, et de le rattraper dans ses mains ; de tamiser la brillante poussière entre ses doigts ; de regarder sa fantastique image réfléchie dans le fond de la coupe, et de se dire tout bas : « Ô Midas, fortuné roi Midas, l’heureux mortel que tu fais ! » Et rien n’eût été plus drôle que de voir le sourire grimaçant que lui présentait sa propre figure réfléchie par le vase ; on eût dit que cette image, comprenant la sottise de son original, le tournait en ridicule et lui riait au nez sans plus de cérémonie.

Bien qu’il se dît heureux, Midas éprouvait encore un certain vide au milieu de son bonheur. Il n’aurait jamais, pensait-il, une satisfaction complète, si le monde entier ne devenait l’entrepôt de ses richesses et n’était rempli de cette matière resplendissante dont il aurait l’entière propriété.

Je n’ai pas besoin de rappeler à de petits enfants savants comme vous qu’à l’époque reculée où vivait le roi Midas, il se passait bien des événements qui nous paraîtraient incroyables, s’ils arrivaient de nos jours et dans notre pays ; il est vrai qu’un grand nombre de choses dont nous sommes témoins aujourd’hui n’auraient jamais été crues par les gens d’autrefois. À tout prendre, notre époque est encore plus extraordinaire. Mais je continue mon histoire.

Un jour Midas se livrait à ses jouissances contemplatives, quand il vit apparaître une ombre sur ses monceaux d’or ; tout à coup il put distinguer, à la clarté d’un filet de lumière qui plongeait dans le caveau, la figure d’un étranger ! C’était un jeune homme au visage épanoui et vermeil. Était-ce un


C’était un jeune homme au visage vermeil. (Marie d’or.)

effet de l’imagination du roi Midas, à travers laquelle tous les objets se teignaient de sa couleur favorite ? était-ce une autre cause ? toujours est-il qu’il ne put s’empêcher de croire que le sourire de l’étranger rayonnait d’un éclat métallique. Ce qu’il y avait de certain, c’est que, malgré l’interception de la lumière extérieure par la présence de l’inconnu, les trésors amoncelés devant lui resplendissaient d’un éclat tout nouveau, dont les angles les plus obscurs de la pièce se trouvèrent éclairés, et qui provenait du sourire et du regard de l’étranger, d’où s’échappaient des étincelles et des flammes.

Midas, certain d’avoir tourné la clef dans la serrure, et convaincu de l’impossibilité d’entrer dans sa retraite par la violence, en conclut nécessairement que son visiteur était plus qu’un mortel. Il importe peu de vous dire quel était ce personnage mystérieux. Dans ce temps où la terre était encore voisine de son enfance, on pensait que des êtres doués d’un pouvoir surnaturel venaient souvent y séjourner pour prendre part aux joies et aux chagrins des hommes, dans un but moitié folâtre, moitié sérieux. Une rencontre de cette nature n’était pas nouvelle pour le roi Midas, et il n’était pas fâché de se retrouver en face de l’un de ces êtres supérieurs qu’il avait déjà vus. L’inconnu, à vrai dire, avait un air si bienveillant, qui plus est, si généreux, qu’il eût été déraisonnable de le soupçonner d’aucune mauvaise intention. À coup sûr cet hôte surhumain venait combler Midas de nouvelles faveurs ; et quelle autre faveur pouvait-il lui apporter, si ce n’était le don de multiplier ses richesses ?

L’étranger jeta les yeux autour de la chambre, et, après avoir éclairé de son sourire tous les objets qui s’y trouvaient rassemblés, il se tourna vers Midas :

« Tu es puissamment riche, lui dit-il. Je doute qu’il y ait sur la terre, entre quatre murs comme ceux-ci, autant d’or que tu en as amoncelé.

— J’ai assez bien réussi, répondit Midas d’un air à moitié content. Mais, après tout, cela n’a rien d’étonnant, si vous considérez qu’il a fallu travailler toute ma vie pour arriver là. Si l’on pouvait vivre un millier d’années, à la bonne heure, on pourrait peut-être devenir riche !

— Comment ! s’écria l’étranger. Tu n’es pas content ? »

Midas secoua la tête.

« Qu’est-ce qui pourrait donc te satisfaire ? demanda l’inconnu. Simplement pour la curiosité du fait, je serais bien aise de le savoir. »

Midas se tut et devint rêveur. Un pressentiment lui disait que cet étranger, à l’aspect si noble et au sourire d’une expression si bienveillante, devait être venu le trouver dans le but et avec la puissance d’exaucer tous ses vœux. Le moment propice était donc arrivé. Il n’avait qu’à parler pour obtenir tout ce qu’il pouvait désirer, que ce fût possible ou non.

Il restait absorbé dans sa méditation, entassant des montagnes d’or les unes sur les autres, sans jamais parvenir à les rêver d’une hauteur suffisante. À la fin, une idée lumineuse surgit au roi Midas, et lui apparut aussi brillante que le métal dont il avait fait son idole.

Relevant soudain la tête, il regarda en face l’éblouissant étranger.

« Eh bien ! Midas, lui dit l’inconnu, je vois que tu as enfin trouvé ce qui devra te satisfaire. Dis-moi quel est ton souhait.

— Voilà tout simplement ce que c’est, répliqua l’avare. Je suis fatigué d’avoir tant de peine à recueillir des richesses qui, malgré tant d’efforts, ne sont, après tout, que bien insuffisantes, et je voudrais pouvoir changer en or tout ce que je viendrais à toucher.»

Le sourire de l’étranger s’épanouit à un tel point qu’il sembla remplir la chambre ; comme l’aurait fait l’astre du jour à travers une vallée ténébreuse où les feuilles d’automne réfléchissent la lumière.

« Le toucher d’or, n’est-ce pas ? s’écria-t-il. Honneur à toi, Midas, pour avoir conçu une idée aussi admirable ! Mais es-tu bien sûr que l’accomplissement de ce désir fasse ton bonheur ?

— En peut-il être autrement ?

— Ne regretteras-tu jamais d’avoir ce don merveilleux ?

— Quel motif aurais-je de m’en repentir ? Je ne demande rien de plus pour mettre le comble à ma félicité.

— Eh bien ! que ton vœu soit exaucé ! répondit l’inconnu en lui adressant un geste d’adieu. Demain, au lever du soleil, tu auras le toucher d’or. »

La figure du visiteur devint tellement resplendissante, que Midas en ferma involontairement les yeux. En les rouvrant, il ne distingua plus que le rayon du soleil, qui glissait auparavant sur les trésors entassés avec tant de peine pendant tout le cours de son existence.

Midas dormit-il aussi tranquillement que d’habitude ? L’histoire ne le mentionne point. Endormi ou éveillé, son esprit était probablement ému comme celui d’un enfant à qui l’on a promis pour le lendemain un magnifique joujou. Quoi qu’il en fût, le jour avait à peine frappé le sommet des collines, qu’aussitôt le roi Midas s’éveilla complètement, et, allongeant les bras hors du lit, commença à porter les mains sur tout ce qui se trouvait à sa portée. Il était impatient de vérifier s’il était vraiment doué du toucher d’or, selon la promesse de l’étranger. Il mit le doigt sur une chaise qui était à côté de lui, et sur différents meubles ; mais quel ne fut pas son désappointement en voyant les objets conserver leur ancienne substance ! Une crainte vint s’emparer de son esprit : ce radieux personnage était-il un vain songe, ou bien s’était-il moqué de lui ? Et quelle désillusion si, après tant d’espérance, il devait se contenter d’un peu d’or laborieusement amassé par des moyens ordinaires, au lieu d’en créer par le simple toucher !

Dans son impatience, Midas n’avait pas vu que la lueur douteuse qui éclairait sa chambre était due seulement à l’aurore, qui commençait à ouvrir les portes du ciel. Il était retombé sur sa couche, désespéré d’avoir vu s’évanouir ses illusions, et s’attristait de plus en plus, quand tout à coup un trait lumineux pénétra par la croisée et dora le plafond au-dessus de sa tête. Il sembla à Midas que ce rayonnement produisait sur les blanches couvertures de son lit une réflexion d’un aspect singulier. En regardant de plus près, quels furent son étonnement et son bonheur à la vue de ses draps de toile transformés en tissus de l’or le plus pur ! Il avait eu le toucher d’or à l’heure précise annoncée par son hôte mystérieux.

Midas, transporté de joie, s’élança dans la chambre en touchant tout ce qui lui tombait sous la main. Il saisit une des quenouilles de son lit, et elle se transforma immédiatement en une magnifique colonne d’or cannelée. Il écarta le rideau de la fenêtre afin de contempler plus clairement les merveilles qu’il accomplissait, et le gland s’appesantit, à son contact, en un poids d’or massif, il toucha un livre posé sur la table : ce livre prit l’apparence d’un volume splendidement relié et doré sur tranche, comme on en voit souvent aujourd’hui ; mais il en tourna les pages du bout du doigt, et ce ne fut plus tard qu’une réunion de minces feuillets d’or sur lesquels ce qu’on avait écrit était devenu complètement illisible. Il se hâta de s’habiller, et fut dans le ravissement en se voyant revêtu de magnifiques habits de drap d’or, conservant toute leur souplesse et tout leur moelleux, malgré la pesanteur de l’étoffe, passablement accrue. Il tira son mouchoir de poche ourlé pour lui par la petite Marie-d’Or : aussitôt ce mouchoir prit un éclat nouveau ; tout, jusqu’à la trame du tissu et aux jolis petits points bien nettement piqués par la charmante enfant, tout fut changé en or !

Cette dernière transformation parut ne pas plaire entièrement au roi Midas : il aurait voulu conserver intact ce mouchoir que sa petite fille lui avait mis dans la main en grimpant sur ses genoux.

Mais, au bout du compte, c’était une bagatelle qui ne méritait pas qu’on s’en affectât. Midas prit alors ses lunettes et les mit sur son nez pour voir plus distinctement où il en était de sa lecture. À cette époque, les lunettes n’avaient pas encore été inventées pour le commun des mortels, mais existaient seulement à l’usage des souverains ; sans cela, comment Midas en aurait-il possédé une paire ? Cependant, à sa grande confusion, tout excellents que fussent les verres, il découvrit qu’il lui était impossible de rien distinguer. Mais c’était la chose du monde la plus naturelle : car, en les ôtant de sa poche, les deux parties transparentes s’étaient subitement changées en petites plaques de métal jaune. Les lunettes, tout en augmentant de valeur, avaient perdu leur utilité. Cette circonstance frappa Midas assez désagréablement ; car, avec toute son opulence, il ne pourrait plus jamais posséder une paire de lunettes capables de lui servir.

« Ce n’est pas une grande affaire, après tout, se dit-il en lui-même avec une résignation stoïque ; de grands avantages ont toujours quelques inconvénients. Le don du toucher d’or vaut bien le sacrifice, d’une paire de lunettes, à condition du moins qu’on ne perde pas la vue. Mes yeux me serviront pour tous les besoins ordinaires de la vie, et ma petite fille sera bientôt assez grande pour me faire la lecture. »

Le sage roi Midas était si exalté par sa bonne fortune, que son palais n’était plus assez grand pour le contenir. Plein d’enthousiasme, il descendit de son appartement, et sourit de satisfaction en observant que la balustrade de l’escalier s’était métamorphosée en or bruni, à mesure que sa main glissait sur la rampe. Il leva le loquet de la porte (naguère de simple cuivre, mais transformé comme le reste au premier contact de ses doigts), et courut à son jardin. Il y trouva une grande quantité de roses en pleine fleur, et d’autres à moitié épanouies ou en boutons naissants. Leur parfum embaumait la brise du matin. Il n’y avait pas au monde de nuances plus délicieuses et plus agréables : tant de grâce, de modestie, de tranquillité et de charme, paraissait à la fois s’exhaler de ces roses !

Mais Midas savait un moyen de les rendre beaucoup plus précieuses à ses yeux, et il s’empressa de courir de rosier en rosier, exerçant son don magique avec une activité infatigable ; jusqu’à ce que chaque fleur, chaque bouton, les vers même cachés au sein des corolles, fussent changés en or. Pendant qu’il se livrait à cette occupation, le roi Midas fut appelé pour déjeuner, et, comme l’air vif du matin lui avait ouvert l’appétit, il se hâta de rentrer au palais.

Je ne sais pas positivement en quoi consistait, à cette époque, le déjeuner d’un roi, et n’ai pas le temps de faire à ce sujet de profondes recherches ; néanmoins, tout me porte à croire que, ce jour-là, le déjeuner se composait de gâteaux sortant du four, de petites truites d’eau vive, de pommes de terre grillées, d’œufs frais et de café pour le roi Midas, et d’une tasse de lait avec des tartines pour la petite princesse. En tout cas, c’est un déjeuner présentable pour un roi, et, si le menu n’est pas exact, Midas ne pouvait en avoir un meilleur.

La petite Marie-d’Or n’avait pas encore paru. Son père la fit appeler, et, se mettant à table, attendit l’arrivée de l’enfant pour commencer à manger. Midas aimait réellement sa fille, et son affection était encore plus vive ce matin-là, en raison de la bonne fortune qui lui était échue. Tout à coup il l’entendit venir par les corridors, pleurant à chaudes larmes. Cette circonstance l’étonna vivement, car la petite Marie était l’un des enfants les plus joyeux qu’on pût voir, et, dans toute son année, elle ne versait pas de larmes de quoi remplir un dé. En entendant ses cris, Midas eut l’idée de la consoler par une agréable surprise : il se pencha sur la table, toucha le bol de sa fille (belle porcelaine ornée de peintures délicates) et le transforma en or.

Cependant Marie poussa doucement la porte ; elle entra en sanglotant, et son tablier sur les yeux.

« Eh bien ! ma pauvre petite ! s’écria son père, qu’as-tu donc aujourd’hui, par une si belle matinée ? »

Marie-d’Or, sans ôter son tablier de ses yeux, étendit la main pour montrer une des roses transformées par Midas.

« N’est-ce pas que c’est magnifique ? dit-il ; et qu’a donc cette belle rose pour te causer tant de chagrin ?

— Ah ! mon cher père ! répondit l’enfant, elle n’est plus belle, cette rose ; c’est la plus laide qu’on puisse voir ! Aussitôt habillée, j’ai couru dans le jardin pour vous faire un joli bouquet, parce que je sais que vous aimez les fleurs, et qu’elles vous plaisent davantage quand c’est votre petite fille, qui vous les a cueillies. Mais, ô mon Dieu ! vous ne savez pas ce qui est arrivé ? Quel malheur ! ces roses qui sentaient si bon et avaient de si belles couleurs, elles sont toutes flétries, toutes gâtées ; elles sont devenues toutes jaunes et ne sentent plus rien du tout ! Qu’est-ce qui a donc pu causer cela ?

— Bah ! bah ! chère petite, ne pleure pas pour si peu de chose, dit Midas, tout honteux de s’avouer coupable d’un changement qui la rendait si malheureuse ; assieds-toi, mange ton pain, mon enfant, et bois ton lait. Il te sera bien facile, va, d’échanger une belle rose d’or comme celle-ci, qui durera plus de cent ans, contre une rose ordinaire, qui se flétrit en un seul jour.

— Je me soucie bien de pareilles roses ! cria Marie-d’Or en jetant la sienne avec dédain ; celle-ci n’a pas le moindre parfum, et ses feuilles coupantes me piquent le nez ! ».

L’enfant se mit à table ; mais elle était si préoccupée, qu’elle ne fit pas même attention à la merveilleuse transformation de sa tasse de porcelaine ; et c’était pour le mieux, car Marie se divertissait d’ordinaire à regarder les figures bizarres, les maisons et les arbres de forme étrange qui étaient peints sur le bol, et qui avaient complétement disparu sous la teinte uniforme du métal.

Cependant le roi s’était versé une tasse de café, et, cela va sans dire, la cafetière avait subi une transmutation immédiate au moment où il l’avait touchée. Midas pensa, en lui-même que déjeuner avec un service en or, pour un homme dont les habitudes étaient simples, cela devenait d’une splendeur passablement extravagante, et il commença à se préoccuper du moyen de garder tous ses trésors. Le buffet et la cuisine ne lui paraissaient pas assez sûrs pour contenir des cafetières et des tasses d’une valeur aussi considérable.

Plongé dans ces réflexions, il porta à sa bouche une cuillerée de café, et, en aspirant le contenu, il fut saisi de surprise, au moment où le liquide toucha ses lèvres, de le sentir se transformer en substance métallique et se durcir en petit lingot.

« Ah ! s’écria Midas avec effroi.

— Qu’avez-vous donc, mon père ? demanda Marie en le regardant avec étonnement et les yeux toujours baignés de larmes.

— Rien, mon enfant, rien ! fit Midas. Ne laissez pas refroidir votre lait. »

Il prit dans le plat une des petites truites si appétissantes, et, comme pour en faire l’expérience, en toucha la queue du bout du doigt. Il frémit quand, au lieu d’une truite admirablement préparée, il ne vit plus qu’un poisson d’or. Si au moins c’eût été un de ces poissons rouges conservés dans des globes de verre comme une curiosité de salon ! Mais non pas ; c’était bien du métal qu’on eût dit artistement ciselé par le plus habile orfévre du monde. Les arêtes s’étaient changées en filigrane d’or, les nageoires et la queue en plaques du même métal ; on y voyait jusqu’à l’empreinte de la fourchette, jusqu’à cette apparence de délicatesse et de légèreté d’une friture exécutée de main de maître. Un vrai chef-d’œuvre ! Mais, en ce moment, le roi Midas aurait mieux aimé une truite réelle dans son assiette que cette imitation d’un si grand prix.

« Je ne sais vraiment, pensa-t-il, comment je vais faire pour déjeuner ! »

Il prit un des petits gâteaux encore tout fumant, et, l’ayant à peine rompu, il le vit, à sa grande mortification, se colorer de la teinte jaunâtre de la pâte de maïs. À vrai dire, si c’avait été un gâteau de maïs, Midas l’eût bien autrement estimé qu’il ne le fit après s’être convaincu, par le poids et la solidité de l’objet qu’il tenait dans sa main, que ce n’était plus qu’un gâteau d’or. Désespéré, il se servit un œuf qui subit immédiatement une transmutation semblable à celle de la truite et du gâteau.

« Me voilà dans un bel embarras ! pensa-t-il en se renversant sur sa chaise et en regardant, avec des yeux d’envie, la petite Marie-d’Or qui trempait bravement son pain dans son lait. Avoir devant moi un déjeuner d’une si grande valeur, et ne pouvoir rien manger ! ».

Espérant, à force d’adresse et de promptitude, réussir à éviter le grave inconvénient qui l’inquiétait si fort, le roi Midas saisit une pomme de terre toute fumante, et tenta de l’introduire subtilement dans sa bouche et de l’avaler tout d’un trait ; mais le don du toucher d’or avait une puissance d’action instantanée supérieure à sa volonté. Il se sentit étouffer non par une pomme de terre succulente, mais par un lingot qui lui brûla tellement la langue qu’il en jeta un cri de douleur, et, s’élançant hors de table, il se mit à sauter et à frapper du pied dans la chambre, de souffrance et de frayeur.

« Mon père, mon cher père ! s’écria Marie-d’Or, qui était aussi affectueuse que charmante, qu’avez-vous, je vous en supplie ? Est-ce que vous vous êtes brûlé ?

— Ah ! ma chère enfant, répondit Midas en gémissant, je ne sais ce que ton pauvre père va devenir ! »

Et, en vérité, mes chers petits amis, avez-vous jamais entendu parler d’une position aussi lamentable que celle du roi Midas ? Il y avait là littéralement le déjeuner le plus magnifique qu’on pût servir à un roi, et c’était cette magnificence même qui le rendait complètement inutile. Le travailleur le plus pauvre, assis à table devant une croûte de pain et un verre d’eau, était, à coup sûr, mieux partagé que Midas, dont les mets délicats valaient en réalité leur pesant d’or. Et que devenir ? il avait déjà une faim dévorante : que serait-ce à l’heure du dîner ? Et ne mourrait-il pas d’inanition au moment du souper, qui, à n’en pas douter, se composerait encore de plats d’une digestion aussi difficile ? Combien de jours allait-il survivre à un régime d’une substance aussi riche ?

Ces tristes, réflexions troublèrent si fort le roi Midas, qu’il en était arrivé à se demander si, après tout, l’opulence est le seul bien désirable de ce monde, ou même si c’est le plus-désirable. Mais ce n’était là qu’une idée passagère. Fasciné par l’éclat du précieux métal, il aurait encore refusé de renoncer au toucher d’or pour une considération aussi mesquine que celle d’un déjeuner. Vous représentez-vous, mes petits amis, l’étendue


Cher Bijou, ma bien aimée. (Marie d’or.)

d’un pareil sacrifice ? Il lui en aurait coûté des millions de millions, tant de millions que l’éternité ne suffirait pas à en faire l’addition, pour avoir une friture de truites, un œuf à la coque, une pomme de terre, un gâteau et une tasse de café.

Néanmoins, il avait tellement faim, et son inquiétude était si grande, qu’il ne cessait de gémir tout haut et de la manière la plus pitoyable. Notre gentille petite Marie ne put se retenir plus longtemps. Les yeux fixés sur son père, elle cherchait de toute la force de sa jeune intelligence à s’expliquer ce qui pouvait lui être arrivé ; enfin, poussée par l’inquiétude et l’affection, elle quitta sa chaise, et, courant à Midas, lui passa les bras tendrement autour des genoux. Lui se baissa et l’embrassa. Il sentait amèrement combien l’amour de sa petite fille valait mille fois plus que tout ce qu’il avait gagné par la faculté surnaturelle dont il se trouvait doué.

« Cher bijou, ma bien-aimée ! » s’écria-t-il.

Mais Marie-d’Or ne répondit pas. Hélas ! qu’avait-il fait ? quel don fatal lui avait accordé l’étranger ? Au moment où ses lèvres avaient effleuré le front de l’enfant, une métamorphose s’était subitement opérée. La figure de Marie, tout à l’heure si fraîche, si pleine de grâce et de tendresse, avait pris une teinte jaune et brillante ; ses larmes s’étaient congelées le long de ses joues, et les beaux cheveux bruns qui retombaient sur ses épaules avaient perdu leur souplesse et leur couleur. Son corps gracieux s’était roidi, métallisé sous les lèvres de son père. Oh ! malheur et désolation ! Victime de la passion insatiable de Midas pour les richesses, Marie n’était plus qu’une statue d’or !

Ses yeux fixes avaient encore leur regard inquiet et suppliant ; une expression d’amour, de douleur et de pitié, restait empreinte sur son visage immobile, et c’était à la fois la vue la plus douce et la plus déchirante que l’on pût contempler : tous les traits de Marie-d’Or, dans leurs moindres détails, jusqu’à cette délicieuse petite fossette marquée dans son joli menton. Mais plus la ressemblance était frappante, plus le désespoir du père, était navrant à la vue de cette image d’or, reste unique, hélas ! de la pauvre Marie. Toutes les fois qu’il voulait exprimer sa tendresse paternelle, Midas avait coutume de dire que sa fille valait son pesant d’or. Cette phrase était désormais d’une vérité absolue ; et le malheureux père reconnaissait enfin, mais trop tard, combien un cœur tendre et affectueux a plus de valeur que toutes les richesses de la terre !

Je craindrais de vous offrir un tableau trop pénible, si je vous décrivais comment Midas, pleinement exaucé dans tous ses désirs, se mit à se tordre les mains et à se lamenter, ne pouvant ni supporter la vue de sa fille ni détourner d’elle son regard ; il


Je suis bien misérable, s’écria-t-il. (Marie d’or.)

ne pouvait croire, à l’horreur de la réalité qu’en fixant les yeux sur cette ravissante petite figure, dont une larme sillonnait la joue d’or massif, et qui avait un air si compatissant et si tendre. Alors il s’arrachait les cheveux et il souhaitait d’être l’homme le plus misérable du monde entier, si la perte de toutes ses richesses pouvait ramener la nuance rosée la plus légère sur les joues de sa chère enfant.

En proie à tous les déchirements du désespoir, il aperçut tout à coup, debout à la porte, l’étranger mystérieux. Midas laissa tomber sa tête sur sa poitrine sans proférer une parole : il avait reconnu la même figure qui lui avait apparu la veille, au milieu de ses trésors, et dont il avait reçu cette terrible faculté du toucher d’or. Le visage de l’étranger s’épanouissait toujours dans un sourire, et répandait une lumière jaunâtre dans toute la chambre, sur tous les objets transformés au contact de Midas, et particulièrement sur l’image de la petite Marie.

« Eh bien ! mon bon ami, dis-moi, je te prie, comment tu te trouves du toucher d’or ? »

Midas secoua la tête.

« Je suis bien misérable, s’écria-t-il.

— Bien misérable, dis-tu ? Comment cela se fait-il donc ? N’ai-je pas fidèlement tenu ma promesse ? N’as-tu pas vu se réaliser tous tes souhaits ?

— L’or n’est pas tout dans ce monde ; j’ai perdu le principal objet de tous mes vœux, répondit Midas.

— Ah ! ah ! c’est une découverte que tu as faite depuis hier ? Eh bien ! voyons. Laquelle de ces deux choses estimes-tu davantage : le don du toucher d’or, ou une tasse d’eau limpide et fraîche ?

— Oh ! de l’eau, c’est une bénédiction ! s’écria Midas ; mais l’eau ne rafraîchira plus mon gosier desséché !

— Le toucher d’or, poursuivit l’étranger, ou une croûte de pain sec ?

— Un morceau de pain vaut plus que tout l’or de la terre !

— Le toucher d’or, ou la petite Marie pleine de vie, de grâce, d’amour, comme elle était il y a une heure ?

— Oh ! mon enfant, ma chère enfant ! cria le pauvre roi en se tordant encore les mains. Je n’aurais jamais donné la simple petite fossette de son menton pour le pouvoir de fondre le globe entier en un bloc massif de cette précieuse matière.

— Tu es plus sage que tu ne l’étais hier, dit l’inconnu en regardant sérieusement le roi Midas. Ton cœur, je m’en aperçois, n’a pas été complètement réduit à l’état de lingot. S’il en eût été ainsi, la situation était en vérité désespérée. Mais tu parais encore susceptible de comprendre que les choses les plus ordinaires, telles qu’elles se trouvent sous la main de tout le monde, ont plus de prix que les richesses après lesquelles tant de gens avides soupirent si ardemment. Voyons, désires-tu avec sincérité te débarrasser de ce toucher d’or ?

— Il m’est odieux ! » répondit Midas.

À ce moment une mouche vint se poser sur son nez, et retomba immédiatement à terre ; car l’insecte aussi était changé en or. Midas frissonna d’épouvante.

« Eh bien ! fit l’étranger, va te plonger dans la rivière qui coule au fond de ton jardin. Apporte en même temps un vase de son eau, et asperges-en tous les objets auxquels tu désireras rendre leur substance primitive. Si tu le fais avec confiance, peut-être répareras-tu le malheur occasionné par ta cupidité. »

Le monarque s’inclina profondément. Quand il releva la tête, la brillante apparition s’était évanouie.

Vous comprendrez sans peine que Midas ne tarda pas une minute. Il se saisit aussitôt d’un grand pot de terre (mais, hélas ! ce pot n’était déjà plus de terre à son contact), et courut au lieu indiqué. À mesure qu’il trottait lestement, en se frayant un chemin à travers les buissons et les arbrisseaux, le feuillage se mit à jaunir, ô prodige ! comme si l’automne avait passé à cet endroit seulement. Parvenu au bord de la rivière, il s’y précipita tête baissée, sans même avoir la précaution d’ôter ses chaussures.

« Pouf ! pouf ! pouf ! s’en allait-il soufflant, en sortant la tête de l’eau. Voici un bain d’une fraîcheur délicieuse ; j’espère qu’il m’aura tout à fait débarrassé du toucher d’or. » Et il se hâta d’emplir son vase.

En le plongeant dans l’eau, son cœur battit de plaisir à voir ce bon et honnête vase d’argile se métamorphoser derechef et recouvrer sa nature primitive. Midas avait conscience en outre qu’un changement s’était opéré en lui-même ; sa poitrine se dégageait d’un poids écrasant et glacial. Sans nul doute, son cœur avait petit à petit perdu sa substance humaine, et s’était transmué en un organe insensible et métallique ; mais évidemment il se ramollissait et s’adoucissait comme un vrai cœur de chair. Apercevant une violette sur le rivage, Midas la toucha du doigt, et fut au comble de la joie en s’assurant que la délicate petite fleur avait conservé sa nuance naturelle, au lieu de se teindre en jaune, brillant, il est vrai, mais couleur de feuille morte. Le maudit toucher d’or lui était donc bien positivement enlevé.

Le roi Midas rentra bien vite au palais. Je suppose que les domestiques étaient tout ébahis à la vue de leur royal maître apportant avec tant de soin une simple cruche d’eau. Mais cette eau, qui devait réparer tout le mal causé par l’extravagance de Midas, avait pour lui plus de prix qu’un immense océan d’or fondu. Il n’eut rien de plus pressé, comme vous devez bien vous l’imaginer, que d’asperger la figure métallique de Marie-d’Or.

À l’instant même où l’eau effleura la chère enfant, vous n’auriez pas pu vous empêcher de rire à l’aspect des roses animant de nouveau ses petites joues ! Et quand elle se mit à éternuer, et à repousser l’eau qui lui entrait dans la bouche ! Elle n’en revenait pas de se trouver toute mouillée et de voir son père continuer à l’arroser avec tant d’empressement.

« Ah ! cher père, je vous en prie, finissez ! criait-elle. Me voilà toute inondée, et c’est ma belle robe que j’ai mise ce matin pour la première fois ! »

Car Marie ne savait pas qu’elle avait été une petite statue d’or, et elle ne se souvenait de rien, depuis le moment où elle s’était élancée, les bras ouverts, pour consoler le pauvre roi Midas.

Celui-ci ne crut pas nécessaire de dire à son enfant chéri quelle folie il avait commise ; il se contenta de lui prouver qu’il était devenu beaucoup plus sage. À cet effet, il conduisit la petite Marie-d’Or dans le jardin, où il fit une aspersion générale avec le reste de l’eau, et avec tant de succès, que plus d’un millier de roses recouvrèrent leur fraîcheur primitive. Deux circonstances cependant rappelèrent à Midas, tant qu’il vécut, ce fameux don du toucher d’or : la première, c’était que les sables de la rivière brillaient comme de la poudre d’or ; l’autre, que les cheveux de sa fille avaient pris une teinte qu’il n’avait pas remarquée avant de lui donner ce baiser, cause de sa métamorphose. Ce changement de nuance était réellement une beauté de plus, et la chevelure de Marie y avait gagné un éclat qu’elle n’avait pas auparavant.

Le roi Midas, devenu tout à fait vieux, prenait plaisir à raconter cette histoire merveilleuse aux enfants de Marie-d’Or, quand il les faisait sauter sur ses genoux, et la leur disait à peu près dans les termes que je viens de vous rapporter ; puis il passait ses doigts dans leurs boucles soyeuses, et leur disait que leurs cheveux avaient aussi des reflets dorés qu’ils tenaient de leur mère.

« Et pour ne rien vous cacher, mes gentils petits amis, répétait Midas, qui ne cessait pas de faire aller les enfants au trot et au galop, depuis ce matin-là, je n’ai jamais pu souffrir la vue de ce qui avait la couleur de l’or, excepté vos jolis cheveux blonds. »


«Eh bien ! enfants, demanda Eustache, qui aimait toujours à découvrir l’opinion de ses auditeurs, avez-vous jamais entendu une meilleure histoire que celle du Toucher d’Or ?

— Oh ! quant à cela, dit la maligne Primerose, l’histoire du roi Midas était déjà fameuse un millier d’années avant que M. Eustache vînt au monde, et continuera de l’être bien longtemps après sa mort. Mais certaines gens sont doués de ce que j’appellerai le toucher de plomb, et rendent lourd et ennuyeux tout ce qui passe par leurs mains.

— Vous êtes bien caustique pour votre âge, répondit Eustache, assez décontenancé, par l’observation piquante de Primerose. Cependant, vous savez bien, au fond de votre bon petit cœur, que j’ai prêté un éclat tout nouveau au vieil or de Midas, et qu’il brille en ce moment comme il ne brilla jamais avant moi. Et cette figure Marie-d’Or ! n’est-ce pas là un travail d’une jolie invention ? N’en ai-je pas tiré et fait ressortir la morale avec beaucoup d’habileté ? Qu’en pensez-vous, Joli-Bois, Marguerite, Pervenche ? Y aurait-il quelqu’un parmi vous qui, après avoir écouté cette histoire, eût la folie de désirer le don de changer tout en or ?

— Oh ! moi, je voudrais, s’écria Pervenche, jeune personne de dix ans, avoir la puissance de métamorphoser tout en or avec le doigt de ma main droite ; et puis, avec celui de ma main gauche, de rendre aux objets leur substance naturelle, si le changement ne me plaisait pas. Je sais bien ce que je ferais aujourd’hui même !

— Dis-le-moi, je t’en prie, demanda Eustache.

— Eh bien, je toucherais chacune de ces feuilles dorées avec le doigt de ma main gauche, et je leur rendrais leur ancienne verdure ; de cette manière nous nous retrouverions tout d’un coup en plein été, et en même temps, d’un seul trait, je supprimerais ce vilain hiver.

— Vous auriez bien tort, Pervenche, et vous commettriez une grande faute. Si j’étais Midas, moi, je ne voudrais créer que des jours dorés comme ceux-ci, sans cesse et sans cesse, toute l’année durant. Mes meilleures idées me viennent toujours trop tard. Pourquoi ne vous ai-je pas conté comment le vieux roi Midas avait débarqué en Amérique, et changé le sombre automne, tel qu’il existe dans les autres pays en une saison d’une beauté si éclatante dans le nôtre ? C’est Midas qui a doré les feuilles du grand livre de la nature.

— Cousin Eustache, dit Joli-Bois, gentil petit garçon toujours disposé à faire mille questions sur la hauteur précise des géants et la petitesse imperceptible des fées, quelle était la taille de Marie-d’Or, et combien pesait-elle après sa métamorphose ?

— Elle était à peu près aussi grande que toi, répliqua Eustache ; comme l’or est très-lourd, elle devait peser au moins deux mille livres et aurait pu être frappée en monnaie pour un peu plus de trois millions de francs. Je voudrais bien que Primerose valût seulement la moitié de cette somme. Et maintenant, grimpons sur la colline pour regarder autour de nous ! »

Les enfants suivirent son avis. Il était une ou deux heures de l’après-midi, et le soleil inondait de ses rayons la vallée débordante de lumière, qui semblait en verser les flots sur les pentes des collines voisines, pareille à une coupe gigantesque d’où s’écoule une nappe de vin doré. C’était une si belle journée que vous n’auriez pu vous empêcher de dire qu’il n’y en eut jamais d’aussi ravissante ; et cependant celle d’hier était aussi belle, et demain le temps sera tout aussi délicieux. Ah ! c’est qu’il y en a si peu de semblables dans toute une année ! Une particularité remarquable de ces jours d’octobre, c’est que chacun d’eux promet d’occuper un long espace de temps ; cependant, à cette époque, le soleil se lève assez tard, et va se coucher, comme les petits enfants devraient le faire, s’ils étaient sages, au coup raisonnable de six heures, ou même un peu plus tôt. Nous ne pouvons donc pas dire que ces journées soient longues ; mais elles nous paraissent compenser leur brièveté par leur charme et leur douceur, et, quand la nuit survient, nous avons la conscience d’avoir, depuis le matin, respiré la vie à pleins poumons.

« Allons, enfants, venez, venez ! leur cria Eustache Bright ; des noix, toujours des noix ! remplissez vos paniers ; aux vacances de Noël, je vous les casserai, en vous racontant d’admirables histoires ! »

Et nos petits camarades s’éloignèrent, tous rayonnant de gaieté, à l’exception de Joli-Bois, qui, je suis fâché de vous le dire, s’était assis sur l’enveloppe hérissée de pointes de châtaignes et se trouvait dans la situation d’une pelote garnie d’épingles. Mon Dieu ! qu’il devait être mal à son aise !…