Le Livre des merveilles (Hawthorne), première partie/La Chimère

Traduction par Léonce Rabillon.
L. Hachette (Première partiep. 207-253).


LA CHIMÈRE














AU SOMMET DE LA COLLINE.


Eustache Bright et ses compagnons gravirent le coteau escarpé et garni d’arbres. Le feuillage n’était pas encore développé, mais les feuilles étaient déjà assez nombreuses pour répandre une ombre légère, tandis que le soleil faisait briller leur tendre verdure. On voyait des pointes de rocher couvertes de mousse et à moitié cachées sous les feuilles mortes ; des troncs d’arbres pourris, gisant aux lieux mêmes où ils étaient tombés longtemps auparavant ; des rameaux desséchés, abattus par le vent d’hiver et éparpillés de tous côtés. Cependant, bien que les années y eussent partout marqué leurs traces, les bois avaient un air de jeunesse et exhalaient une vie nouvelle. De toute part, quelque chose de frais et de vert s’épanouissait à la surface du sol et annonçait la venue du printemps.

À la fin, les petits aventureux atteignirent l’extrémité de la lisière boisée, et parvinrent presque au sommet de la colline. Ce n’était ni un pic, ni une cime arrondie comme une balle, mais une plaine assez étendue, un plateau où se trouvait, à une certaine distance, une maison avec une grange. Une famille en avait fait son habitation solitaire. Parfois les nuages s’entr’ouvraient au-dessous de ce plateau pour remplir la vallée de torrents de pluie ou de rafales de neige, sans toucher l’endroit dont nous parlons.

Sur le point le plus élevé de la colline, était un monceau de pierres, au centre duquel on avait planté une longue perche, et au bout de cette perche flottait un petit drapeau. Eustache y conduisit les enfants, et leur dit de regarder tout autour d’eux, pour voir quelle étendue ils pouvaient embrasser d’un seul coup d’œil. Chacun ouvrit ses yeux aussi grands que possible.

Monument-Mountain, vers le midi, formait toujours le point, central du tableau, mais semblait s’être affaissé de manière à ne plus dépasser les autres montagnes. Dans le lointain, la chaîne du Taconil apparaissait plus haute et plus étendue que lorsqu’on l’apercevait d’un endroit moins élevé ; non-seulement on voyait le joli petit lac de Tanglewood avec ses petites baies et ses petits promontoires, mais encore deux ou trois autres qui regardaient le soleil de leurs yeux bleus. Plusieurs villages à maisons blanches, chacun avec son clocher, étaient épars çà et là dans le lointain. À l’horizon se dessinaient tant de formes de bois, de pâturages, de prairies et de terres labourables, que l’esprit des enfants pouvait à peine saisir tout ce que leur vue embrassait. Tanglewood, que ses jeunes hôtes avaient jusqu’alors considéré comme un des points les plus importants du globe, occupait un espace si étroit, que leurs yeux s’égaraient de côté et d’autre, et se fatiguaient avant de le découvrir.

Des nuages blancs et floconneux couraient dans l’air, en promenant sur le paysage l’ombre de leur silhouette. Peu à peu les rayons du soleil éclairaient l’endroit que l’ombre venait d’occuper, tandis que les nuages la répandaient ailleurs.

Au loin, du côté de l’ouest, s’élevait une chaîne de montagnes qu’Eustache Bright dit aux enfants s’appeler les Catskills. Parmi ces pics brumeux il y avait, prétendait-il, un réduit écarté, où quelques vieux Hollandais jouaient éternellement aux quilles ; où un paresseux incorrigible, nommé Rip Van Winkle, s’était endormi, et avait prolongé son sommeil pendant sept années consécutives. Les enfants prièrent avec instance Eustache de leur apprendre l’histoire de ce donneur prodigieux ; mais il objecta qu’elle avait déjà été racontée, et beaucoup mieux qu’elle ne le pourrait jamais l’être. Il ajoutait que personne n’avait le droit de changer un seul mot à cette histoire, tant qu’elle ne serait pas aussi vieille que la Tête de la Gorgone, les Trois Pommes d’Or, et le reste de ces légendes miraculeuses.

« Au moins, insista Pervenche, pendant que nous nous reposons et que nous regardons autour de nous, vous pouvez nous amuser de quelques-uns de vos propres contes.

— Oh ! oui, cousin Eustache, s’écria Primerose, suivez mon conseil et dites-nous une de vos singulières histoires. Choisissez le sujet le plus élevé que vous trouverez, et votre imagination se mettra probablement de niveau ; l’air des montagnes vous rendra peut-être poétique pour cette fois. Peu importe que cette histoire soit étrange et merveilleuse : maintenant que nous sommes au milieu des nuages, nous croirons tout ce que vous nous direz.

— Eh bien ! pouvez-vous-croire qu’il exista un cheval qui avait des ailes ?

— Certainement, dit l’espiègle Primerose, mais je crains fort que vous ne puissiez pas l’attraper.

— Quant à cela, Primerose, je pourrais très-bien m’emparer de Pégase et monter sur son dos, aussi bien qu’une douzaine d’individus que je connais. En tout cas, voici une histoire à son sujet. De tous les endroits du monde, c’est indubitablement sur la cime d’une montagne qu’on doit la raconter. »

Et s’étant assis sur un tas de pierres, au bas duquel étaient groupés les enfants, Eustache fixa ses yeux sur un gros nuage qui glissait dans l’espace, et commença comme il suit.






LA CHIMÈRE.




Il y avait une fois, à une époque qui se perd dans la nuit des temps (car tout ce que je vous raconte est effacé depuis des siècles de la mémoire des hommes), il y avait une fontaine dont la source jaillissait d’une colline de la Grèce, ce pays des merveilles ; autant que je puis le savoir après des milliers d’années, elle coule encore, et toujours au même endroit. En tout cas, elle versait, comme à l’ordinaire, ses eaux fraîches et bouillonnantes, que le soleil couchant semblait couvrir de paillettes dorées, quand arriva près de ses bords un beau jeune homme appelé Bellérophon. Il avait à la main une bride incrustée de pierres précieuses et garnie d’un mors du métal le plus riche : vous devinez que c’était de l’or. Apercevant sur la rive un vieillard, un homme d’un âge mûr, un enfant, et une jeune fille qui remplissait sa cruche, il s’arrêta, et demanda à cette dernière s’il ne pourrait pas se désaltérer un peu.

« Voilà une eau délicieuse, » s’écria-t-il après avoir bu, en jetant le reste de la cruche. Puis, l’ayant remplie de nouveau : « Voulez-vous être assez bonne pour me dire comment vous appelez cette fontaine ?

— Elle porte le nom de Pirène ; ma grand’mère m’a assuré que cette fontaine avait été jadis une femme célèbre ; son fils ayant été tué à coups de flèches par Diane la Chasseresse, tout son corps se fondit en une source de larmes. Ainsi cette eau, que vous trouvez si fraîche et si agréable, ce sont les larmes d’une malheureuse mère !

— Je n’aurais jamais imaginé, répondit le jeune étranger, qu’une eau si transparente, au murmure si doux et si mélodieux, et qui paraît se livrer à de si joyeux ébats, sous les rayons du soleil, pût renfermer une seule larme dans son sein. C’est donc ici la fontaine de Pirène ? Je vous remercie, ma jolie fille, de m’avoir appris son nom. Je viens d’un pays lointain, précisément pour visiter ces lieux. »

L’homme entre deux âges, qui avait amené là sa vache pour l’y faire boire, regarda avec étonnement le jeune homme, ainsi que la bride qu’il portait à la main, et lui dit :

« Les ruisseaux doivent être bien bas, mon ami,


« Voilà une eau délicieuse »… (La chimère.)

dans le pays que vous habitez, si vous venez de si

loin pour trouver la fontaine de Pirène. Mais auriez-vous perdu un cheval ? D’où vient que vous avez une bride à la main ? et une belle bride encore ! toute ornée de pierres précieuses. Si le cheval était aussi magnifique que cette bride, vous êtes vraiment bien à plaindre !

— Je n’ai pas perdu de cheval, répondit celui-ci en poussant un soupir ; mais je suis à la recherche d’un coursier fameux qu’on doit trouver en cet endroit, si jamais il est possible de le rencontrer. Savez-vous si Pégase, le cheval ailé, fréquente encore quelquefois la fontaine de Pirène, comme il le faisait au temps de vos aïeux ? »

À ces mots, le villageois se mit à rire.

Quelqu’un de vous, mes petits amis, a peut-être entendu dire que ce Pégase était un coursier blanc comme la neige, dont les admirables ailes avaient des reflets argentés, et qui passait la plupart du temps sur le sommet du mont Hélicon. Aussi sauvage, aussi agile, aussi fier, en franchissant l’espace, que l’aigle le plus audacieux qui s’élève au delà des nues, il n’y avait rien de comparable à lui dans toute la création. Seul de son espèce, aucun mortel ne l’avait jamais monté ; le frein : lui était inconnu, et, pendant une longue série d’années, il avait mené une vie heureuse et solitaire.

Oh ! quelle belle chose cela doit être, qu’un cheval ayant des ailes ! Dormant la nuit sur la cime d’une montagne ; pendant la journée, libre dans son essor, Pégase semblait à peine une créature terrestre. En l’apercevant planer au plus haut des airs, avec ses ailes d’argent où venait briller le soleil, on eût pu croire qu’il appartenait au ciel ; et, si parfois il s’abaissait dans des régions inférieures, on eût dit qu’égaré au milieu des brouillards de la terre il s’efforçait de chercher sa route. Rien n’était plus beau que de le voir disparaître au sein des nuages, et, en ressortir quelques instants après du côté opposé ; ou de le regarder, par une pluie orageuse et soudaine, traverser les ténèbres dont le ciel était couvert, et descendre au fond d’une vallée, suivi d’un rayon de soleil comme d’une longue traînée de feu. Bientôt Pégase se dérobait à tous les regards, et avec lui toute trace lumineuse ; mais quiconque avait eu le bonheur d’être témoin de cette merveille sentait son cœur s’épanouir, et conservait cette sensation vivifiante longtemps encore après la tempête.

Pendant les plus beaux jours de l’été, Pégase descendait sur la terre, et, pliant ses ailes éclatantes, il se plaisait à galoper par monts et par vaux, rapide comme le vent. Il choisissait de préférence la fontaine de Pirène, et venait se désaltérer dans son onde transparente, ou se rouler sur le gazon moelleux qui entourait ses bords. Parfois aussi, bien que difficile dans sa nourriture, il y broutait quelques jeunes pousses de trèfle.

C’est ce qui explique comment les ancêtres des gens d’alors avaient conservé la croyance aux chevaux ailés. Aussi se rendaient-ils, pendant leurs belles années, à la fontaine de Pirène, dans l’espoir de jouir un instant de cette apparition magnifique. Dans la suite on ne l’avait que bien rarement aperçu. À l’époque dont nous parlons, non-seulement ceux qui habitaient les environs de la fontaine ne l’avaient jamais vu, mais la plupart ne croyaient pas même à son existence ; et le villageois auquel Bellérophon adressa la parole était du nombre de ces incrédules.

« Pégase ! s’écria-t-il en riant et en levant le nez aussi haut qu’un nez aussi camard que le sien ait jamais pu se lever. Ah ! Oui, vraiment ! Un cheval avec des ailes ! Avez-vous perdu la tête, l’ami ? À quoi donc serviraient des ailes à un cheval ? Croyez-vous que ça l’aiderait à tirer la charrue ? Il est vrai que pour le ferrage il y aurait économie, je ne dis pas non ; mais comme le charretier serait content de voir son cheval s’envoler par la fenêtre de l’écurie et galoper en l’air, quand il en a besoin pour aller au moulin ! Non, non, non ! Je ne crois pas à Pégase. Un animal aussi ridicule n’a jamais existé.

— J’ai des raisons pour croire le contraire, » répliqua Bellérophon tranquillement.

Puis il se tourna vers le vieillard à cheveux blancs qui, appuyé sur son bâton, la tête inclinée et la main derrière l’oreille, car il était sourd depuis vingt ans, écoutait avec la plus grande attention les paroles du villageois.

« Homme vénérable, quelle est votre opinion ? lui demanda l’étranger. N’avez-vous pas, dans votre jeunesse, vu plus d’une fois le coursier aux ailes puissantes ?

— Ah ! ma mémoire est bien pauvre ! répondit le vieillard. À votre âge, je m’en souviens, je me persuadais qu’il existait un cheval semblable, et telle était l’illusion de tout le monde. Mais au jour d’aujourd’hui, je ne sais plus qu’en penser ; et d’ailleurs, c’est bien la chose du monde qui m’intéresse le moins. Si j’ai vu ce phénomène, il y a bien, bien longtemps de cela ; et, vrai comme je vous le dis, je doute à cette heure si je ne l’ai pas rêvé. Un jour, certainement, j’étais tout jeune alors, je me rappelle avoir remarqué des traces de pas de cheval autour de la fontaine. C’étaient peut-être ceux de Pégase ; ce pouvaient être aussi bien les pas d’un autre cheval.

— Ma chère, dit Bellérophon en s’adressant à la jeune fille qui se tenait debout avec sa cruche sur la tête, écoutant la conversation, si quelqu’un a pu voir Pégase, à coup sûr c’est vous, car vos yeux sont beaux et brillants !

— J’ai cru le voir une fois, répondit-elle en souriant et la rougeur au front. C’était ou Pégase, ou un énorme oiseau blanc qui volait à une grande hauteur. Une autre fois, comme je venais à la fontaine, j’entendis un hennissement. Mais quel hennissement vif et mélodieux ! Mon cœur en bondit de transport. J’eus presque peur cependant, et je revins en courant à la maison sans avoir rempli ma cruche.

— Quel dommage ! » dit Bellérophon.

Puis il se tourna vers l’enfant dont j’ai parlé au commencement de ce récit, et qui était devant lui tout yeux et tout oreilles, comme sont souvent les enfants en présence d’étrangers.

« Et toi, mon petit camarade, lui dit-il en jouant avec une boucle de ses cheveux, je suppose que tu as souvent vu le cheval dont nous parlons ?

— Oh ! que oui ! répondit l’enfant ; je l’ai vu pas plus tard qu’hier, et bien des fois auparavant.

— Voilà un brave petit homme ! s’écria Bellérophon en s’approchant de lui. Voyons, conte-moi ce que tu as vu.

— Vous saurez donc que je viens souvent ici lancer de petits bateaux, et ramasser de jolis cailloux dans le bassin de la fontaine ; alors quelquefois, quand je regarde au fond, je vois l’image du cheval ailé sur le ciel qui est dans l’eau. Comme je voudrais qu’il descendît et qu’il voulût bien me prendre sur son dos pour monter jusqu’à la lune ! Mais, au moindre mouvement que je fais, il échappe à mes yeux. »

Bellérophon mit sa confiance en l’enfant qui avait vu l’image de Pégase, et en la jeune fille qui avait entendu le hennissement harmonieux, plutôt qu’il ne s’arrêta aux objections du villageois qui ne croyait qu’aux chevaux de trait, ou à l’opinion du vieillard qui doutait aujourd’hui des souvenirs de sa jeunesse.

Il retourna donc souvent à la fontaine de Pirène, et il fixait son attention tantôt vers le ciel, tantôt sur le bassin, espérant toujours apercevoir Pégase ou tout au moins son image. La bride ornée de pierres précieuses et au frein d’or était toute prête dans sa main. Les braves gens du voisinage, qui amenaient leur bétail à la fontaine, raillaient souvent le pauvre Bellérophon, et quelquefois même le prenaient à partie. Ils lui disaient qu’un homme de sa force devait travailler plutôt que de perdre son temps dans l’oisiveté. Ils lui proposaient de lui vendre un cheval, s’il en avait besoin ; et, quand il déclinait leurs offres, ils essayaient d’entrer avec lui en marché pour lui acheter sa bride.

Jusqu’aux petits garçons des hameaux d’alentour, qui, le supposant devenu fou, s’en amusaient et le ridiculisaient. Un de ces vauriens, par exemple, imagina de remplir le rôle de Pégase en singeant les gambades les plus comiques et en feignant d’être poursuivi. En même temps, un de ses camarades courait de toutes ses forces après lui, avec une espèce de corde de joncs à la main pour figurer la bride aux pierres précieuses. Mais, d’un autre côté, le gracieux enfant qui avait vu Pégase au fond de la source consolait l’étranger plus que tous ces espiègles n’étaient capables de le tourmenter. Cet aimable petit compagnon venait s’asseoir auprès de lui pendant ses heures de récréation, et, sans rien dire, ne quittait pas des yeux la surface de l’onde ou la voûte du ciel, avec une bonne foi si innocente, que Bellérophon sentait renaître son espérance.

Or, vous voudrez peut-être savoir pourquoi celui-ci avait tant à cœur de s’emparer du cheval ailé ; et nous n’aurons jamais une meilleure occasion d’en parler que pendant que notre héros est occupé a l’attendre.

Si je devais vous raconter en détail les premières aventures de Bellérophon, cela nous entraînerait trop loin. Il suffira de vous apprendre que, dans une certaine contrée d’Asie, il y avait un monstre appelé Chimère, qui répandait la terreur dans les environs. Vous dire tous les méfaits de ce monstre me prendrait plus de temps qu’il ne s’en écoulera d’ici au coucher du soleil. Si je me fie aux documents qui me sont parvenus, la Chimère était la créature la plus horrible, la plus venimeuse, la plus étrange, la plus indescriptible, la plus dangereuse à combattre et la plus difficile à éviter qui eût jamais apparu sur la terre. Elle avait une queue semblable à celle du boa constrictor ; son corps défiait toute comparaison avec ce que je pourrais imaginer. Une triple tête se dressait sur ce corps : une tête de lion, une tête de bouc et une tête de serpent abominable. Des trois gueules s’élançait un tourbillon de feu et de fumée. Monstre terrestre, je ne suis pas bien sûr qu’il n’avait pas des ailes ; mais, qu’il eût des ailes ou non, sa course était celle d’un bouc et d’un lion, il rampait comme un reptile, et ces différentes allures combinées lui donnaient une vitesse égale à celle de ces trois animaux réunis.

Quant aux horreurs que ce monstre odieux commettait de tous côtés, on n’en a pas idée ; il pouvait de son souffle embrasé réduire en cendres tantôt une forêt entière, tantôt un champ de blé ou un village avec tous ses enclos et ses maisons. Il ravageait de fond en comble une province, dévorait vivants les habitants, les animaux ; et, une fois avalés, il les rôtissait dans sa panse, comme dans un four chauffé à rouge. Miséricorde ! mes petits enfants, je fais des vœux pour qu’il ne vous arrive jamais de rencontrer une Chimère !

Tandis que cette bête épouvantable (si je puis lui accorder le nom de bête) occasionnait tant de désastres, le hasard voulut que Bellérophon passât dans cette partie du monde pour faire une visite au roi. Le monarque s’appelait Jobate, et la Lycie était le pays soumis à sa puissance. Bellérophon était un des plus valeureux mortels qui eussent jamais existé, n’ayant d’autre passion que d’accomplir des exploits glorieux et d’acquérir l’admiration et la reconnaissance de l’humanité. À cette époque, le seul moyen de se distinguer, c’était de combattre, soit les ennemis de sa patrie, soit d’énormes géants, de terribles dragons ou des animaux féroces, quand il n’y avait rien de plus périlleux à entreprendre. Le roi Jobate, prenant en haute estime la vaillance de son jeune visiteur, lui proposa d’armer son bras contre la Chimère, qui jetait l’épouvante dans tous les cœurs, et qui, si l’on ne parvenait à s’en débarrasser, convertirait bientôt la Lycie en un affreux désert. Notre héros n’hésita pas un moment, et déclara au roi, que la Chimère succomberait sous ses coups, ou qu’il perdrait la vie en essayant de la combattre.

Sa première réflexion fut qu’en raison de l’extraordinaire vivacité du monstre il n’en triompherait jamais en combattant à pied. Le plus sage parti était donc de se procurer le cheval le plus vigoureux et le plus léger. Quel autre réunissait des qualités de ce genre supérieures à celles de Pégase, qui, outre des jambes excellentes, avait aussi des ailes, et dont la rapidité se déployait dans l’air encore plus qu’à travers champs ? Certes, bon nombre de personnes niaient l’existence d’un tel animal, et répétaient que ses prétendues ailes n’étaient que des fictions poétiques, des inventions absurdes, Cependant, quelque prodigieux que ces récits lui parussent, Bellérophon ne doutait point qu’ils ne renfermassent la vérité. Pourquoi ne serait-il pas assez heureux pour rencontrer Pégase ? et, une fois sur son dos, il espérait triompher de la Chimère.

Ces raisonnements le décidèrent à faire le voyage, de Grèce, et nous l’y trouvons arrivé avec la bride splendide que vous savez, et qui était une bride enchantée. S’il avait seulement la chance d’introduire le mors dans la bouche de Pégase, celui-ci serait tout d’un coup dompté, le reconnaîtrait pour son maître, ; et exécuterait dans son vol toutes les indications du frein.

Mais quelle fatigue et quel ennui, d’attendre que Pégase vînt boire à la fontaine de Pirène ! Notre héros redoutait que le roi Jobate ne l’accusât d’avoir pris la fuite devant son ennemi. En outre, son cœur se serrait au souvenir des ravages qui désolaient un royaume, pendant que lui, au lieu de combattre, demeurait dans un repos inutile. Comme Pégase avait visité ces lieux à des intervalles très-rares depuis bien des années, et s’y montrait à peine une fois dans l’espace d’une vie d’homme, Bellérophon tremblait de voir en vain s’écouler sa jeunesse, de sentir la vigueur de son bras et l’énergie de son courage s’épuiser peu à peu. Oh ! que le temps passe avec lenteur, quand un héros brûle de jouer un rôle sur la scène du monde et de se couvrir de lauriers ! Quelle leçon que celle de l’attente ! La durée de notre vie n’est qu’un songe ; mais combien il nous en coûte pour profiter de ce triste enseignement !

Bellérophon eut le bonheur d’inspirer au gentil petit garçon un affectueux attachement. L’enfant ne se lassait jamais de lui tenir compagnie. Chaque matin il savait ranimer dans l’âme de son ami la lueur d’espérance qui s’était affaiblie la veille. « Cher Bellérophon, lui criait-il en levant sur lui un regard plein de confiance, je crois que nous verrons Pégase aujourd’hui ! »

Sans la consolante assurance de son petit conseiller, Bellérophon, à bout de patience, fût reparti pour la Lycie, ou eût tenté de livrer bataille à la Chimère sans l’assistance du cheval ailé. Mais alors il s’exposait à être brûlé par le souffle du monstre, et il eût succombé sous ses horribles griffes.

Règle générale et absolue : personne ne doit attaquer une Chimère, née du limon des abîmes, sans s’être, au préalable, pourvu d’un auxiliaire aérien.

Un jour, l’enfant prit la parole avec plus de fermeté que d’habitude :

« Mon cher Bellérophon, je ne sais pourquoi, mais quelque chose me dit que nous allons certainement voir Pégase aujourd’hui ! »

Et de toute la journée il ne voulut pas le quitter une minute ; Ils commencèrent par se partager une croûte de pain, et burent à la fontaine. Dans l’après-midi, ils étaient toujours assis l’un à côté de l’autre, Bellérophon, le bras passé autour du cou de l’enfant, et celui-ci une main dans celle de son ami. Ce dernier, absorbé dans de vagues méditations, laissait errer sa vue parmi les arbres qui ombrageaient la fontaine et parmi les pampres ; qui s’enlaçaient à leurs branches ; mais le tendre petit garçon tenait les yeux fixés sans relâche sur la surface de l’eau. Il souffrait à la pensée que le soir allait peut-être apporter une déception nouvelle à celui qui inspirait à sa jeune âme un dévouement si pur. Quelques larmes s’échappèrent de ses paupières, et vinrent se mêler au torrent de pleurs versé jadis par Pirène sur le cadavre de ses enfants.

Au moment où il y songeait le moins, Bellérophon sentit une petite pression de main, et entendit une douce voix qui lui murmurait tout bas à l’oreille :

« Tiens ! regarde ici ! Vois-tu une image au fond de l’eau ? »

Il plongea son regard dans le miroir de la fontaine et crut distinguer la réflexion d’un oiseau planant au plus haut des airs. Les ailes, d’une blancheur de cygne, ou d’un éclat argenté, scintillaient aux rayons du soleil.

« Quel oiseau magnifique cela doit être ! s’écria-t-il ; et comme il paraît grand, bien qu’il vole au-dessus des nuages !

— Je tremble ! chuchota l’enfant. J’ai peur de quitter l’eau pour examiner le ciel ! Il est ravissant de beauté, et pourtant je n’ose contempler que son image. Cher ami, ne voyez-vous pas que ce n’est pas un oiseau, mais Pégase, le cheval aux ailes rapides ? »

Le cœur de Bellérophon battit avec violence ; il leva vivement les yeux, mais il n’aperçut rien, ni oiseau ni coursier. En effet, à ce moment même, il s’était perdu dans les profondeurs d’un grand nuage blanc. Quelques minutes après, l’apparition sembla se montrer de nouveau et descendre un peu, bien que toujours à une énorme distance. Bellérophon saisit l’enfant dans ses bras, et s’enfonça précipitamment au milieu des broussailles qui croissaient autour de la fontaine. Sa seule crainte était que, si Pégase les entrevoyait une seconde, il ne s’envolât dans des régions infinies, ou sur la cime de quelque montagne inaccessible : car c’était bien en réalité le sublime cheval aux ailes resplendissantes qu’il avait attendu si longtemps ; oui, c’était bien lui qui venait se désaltérer à la source de Pirène.

La merveille de l’air approchait de plus en plus, décrivant dans son vol de grands cercles, comme font les colombes au moment de s’abattre sur la terre. Plus il descendait, plus sa beauté était frappante et plus ses ailes étincelaient. Enfin il se pose avec une telle légèreté, que son pied effleure à peine l’herbe qui croissait autour de la fontaine, et imprime faiblement sa trace sur le sable du rivage. Il allonge la tête et commence à boire. Il entre dans le bassin, poussant de longs et doux gémissements, prend des attitudes gracieuses et tranquilles, puis hume une gorgée de temps en temps, çà et là, en la savourant délicatement : car, de toutes les eaux que lui offraient la terre et les nuages, celle de Pirène était la seule où Pégase aimât à se désaltérer. Sa soif une fois satisfaite, il tondit quelques fleurs parfumées de petit trèfle, sans en faire toutefois un repas copieux, car il y avait sur les flancs de l’Hélicon de frais pâturages, arrosés seulement par les nues, et qui convenaient bien mieux que cette herbe commune à la finesse de son palais.

Après qu’il se fut complètement désaltéré et qu’il eut brouté quelques brins d’herbe vulgaire, le coursier ailé se mit à bondir et à se livrer à mille ébats folâtres. Jamais créature aussi harmonieuse dans ses mouvements n’avait existé sur la terre. Il était là, caracolant avec une grâce dont la seule pensée me ravit, secouant ses longues ailes avec la prestesse d’un linot ; prenant ses élans, tantôt sur le sol, tantôt dans les airs. Je ne saurais vraiment affirmer s’il volait ou s’il galopait. Parfois un être ailé a la fantaisie de courir, seulement par récréation ; ainsi faisait Pégase, bien qu’il lui répugnât un peu de poser ses pieds si près de la terre. Cependant le jeune homme, sans quitter la main de l’enfant, regardait à travers le buisson et pensait qu’il n’avait jamais vu de formes si parfaites, jamais observé dans un cheval un œil aussi vif et aussi plein d’intelligence. C’était presque un crime de songer à lui imposer une bride et à monter sur son dos.

Une ou deux fois Pégase s’arrêta, aspira fortement l’air, dressa les oreilles en tournant la tête de tous côtés, comme s’il eût soupçonné quelque piège ou quelque malheur. Cependant, ne voyant et n’entendant rien, il recommençait bientôt ses folies.

À la fin, non qu’il fût fatigué, mais seulement porté pour un instant à la mollesse et à l’oisiveté, il replia ses ailes et s’étendit sur la verdure. Habitué à vivre dans les régions éthérées, il ne put demeurer en repos. Il se roula plusieurs fois, en levant en l’air ses quatre jambes fines et nerveuses. Qu’il était beau à contempler, ce cheval dont le pareil n’avait jamais été créé, mais qui, ne souffrant pas de son isolement, avait déjà vécu plusieurs centaines d’années, en jouissant d’un bonheur égal à la longueur des siècles ! Plus il s’abandonnait aux mouvements d’un cheval ordinaire, et plus il paraissait merveilleux. Bellérophon et l’enfant demeuraient, immobiles, sous l’empire d’une certaine terreur mêlée d’admiration, et surtout parce qu’ils craignaient qu’au moindre mouvement il ne prît la fuite et ne s’envolât jusqu’aux cieux.

Bref, après s’être tourné et retourné à sa guise, Pégase, comme un autre cheval, s’apprête à se relever, en étendant ses jambes de devant l’une après l’autre, et en les posant sur le sol. Bellérophon a deviné son intention… Il s’élance soudain du buisson, et le voilà en croupe.

Il était enfin parvenu à se rendre maître du coursier ailé.

Mais quel bond fit Pégase, quand pour la première fois il se sentit presser les flancs par un mortel ! Quel bond immense ! Avant d’avoir pu respirer, le héros se trouva à cinq cents pieds dans l’espace, montant, montant toujours, pendant que Pégase étouffait de dépit et de colère. L’ascension continua ainsi jusqu’au moment où ils pénétrèrent au milieu d’un nuage épais, que quelques instants auparavant le jeune aventurier supposait être un délicieux endroit. Du sein de ce nuage, Pégase fondit de nouveau, avec la promptitude de la foudre, et se précipita comme s’il eût voulu se broyer


Le voilà en croupe. (La chimère)

sur les rochers avec son cavalier. Enfin il exécuta

plus de mille cabrioles, les plus extravagantes qu’aient jamais faites un cheval et un oiseau.

Il m’est impossible de vous décrire cette course effrénée au milieu des nues ; Pégase glissait dans l’espace, à droite, à gauche, en arrière. Il se tenait debout, les jambes de devant sur une couronne de vapeurs, celles de derrière sans aucun point d’appui. Il lançait des ruades terribles, et mettait ses naseaux entre ses pieds, en déployant ses ailes. À une lieue environ au-dessus de la terre, il se renversa en se cabrant, de manière que Bellérophon avait les talons où il devait avoir la tête, et voyait le ciel en bas au lieu de le voir en haut. Puis il se pencha de côté ; et, regardant l’audacieux en face, avec des yeux remplis d’éclairs, il tenta un suprême et vain effort pour le mordre, et agita ses ailes avec tant de violence et de fureur, qu’une de ses plumes d’argent s’arracha, et vint, tomber dans un champ où notre petit garçon la recueillit. Il la garda toute sa vie, en mémoire de Pégase et de Bellérophon.

Ce dernier, le meilleur écuyer qui eût jamais vécu, épiait le moment le plus opportun pour introduire le frein d’or dans la bouche du coursier. Il y réussit, et, à l’instant même, Pégase devint aussi soumis que s’il eût reçu toute sa vie sa nourriture de la main de son vainqueur. Je ne vous déguiserai pas mon émotion ; je me sens presque triste en voyant un être aussi sauvage s’apprivoiser ainsi tout à coup. Pégase parut éprouver la même impression. Il dirigea vers Bellérophon des regards non plus enflammés et furieux, mais voilés de larmes, sans perdre leur beauté. Celui-ci lui fit une petite caresse sur le front, et lui adressa quelques paroles d’autorité, mais douces et bienveillantes. Aussitôt une impression différente succéda à la première : car Pégase se réjouissait au fond de son cœur d’avoir rencontré, après tant de siècles de solitude, un compagnon et un maître.

Il en est toujours ainsi avec les coursiers ailés et avec les créatures farouches et isolées. Si vous parvenez à les saisir une fois et à les subjuguer, c’est le plus sûr moyen de gagner leur amour.

Tandis que Pégase faisait tous ses efforts pour renverser Bellérophon, il avait fui a une distance infinie. Il était en vue d’une haute montagne, au moment où le mors s’était introduit dans sa bouche. Le cavalier reconnut l’Hélicon, dont le sommet était ordinairement le séjour du cheval ailé. Après un coup d’œil plein de douceur, comme pour en demander la permission, Pégase se dirigea de ce côté et se posa sur le sol, attendant patiemment qu’il plût à Bellérophon de mettre pied à terre. Le jeune homme descendit vivement, tenant toujours la bride dans sa main. À la vue de sa conquête, enthousiasmé de sa beauté, et réfléchissant à la liberté dont cet être avait joui jusque-là, il ne put supporter plus longtemps de le garder prisonnier.

Cédant à cette généreuse impression, il ôta la bride qu’il avait mise à l’animal.

« Sois libre ! lui dit-il. Va-t’en, Pégase, ou reste par amour. »

À ces mots, le coursier ouvrit de nouveau les ailes, et, prenant son essor, disparut aussitôt dans les nuages. Longtemps après le coucher du soleil, le crépuscule voilait le haut de la montagne, et les ténèbres ensevelissaient tout le pays environnant. Mais Pégase s’était élevé à une hauteur si prodigieuse qu’il retrouvait les rayons de l’astre éteints pour la terre. Un trait lumineux ne cessait de le frapper, et d’en bas le faisait briller comme une étoile. Bientôt ce point lumineux finit par ne plus être visible. Bellérophon avait bien peur de ne plus le revoir. Pendant qu’il se lamentait de sa folie, le point éclatant reparut dans le ciel, grandit et vint atteindre la ligne que n’éclairaient plus les reflets du couchant. Et voilà Pégase revenu ! Après cette épreuve, notre héros n’eut plus de crainte de le voir tenter de s’échapper. Tous deux s’aimaient. Un même lien de foi et d’amour les avait réunis.

Cette nuit-là, ils dormirent l’un à côté de l’autre, Bellérophon le bras autour du cou de Pégase, non par précaution, mais par un mouvement affectueux.

À l’aurore, ils s’éveillèrent et se souhaitèrent le bonjour chacun dans leur langage.

Tous deux passèrent de cette façon plusieurs jours à se témoigner les plus tendres sentiments. Ils entreprenaient des voyages aériens et s’élevaient quelquefois à une hauteur si prodigieuse, que notre planète ne leur paraissait pas plus grosse que la lune ne l’est à nos yeux. Ils visitaient des contrées lointaines, observaient les habitants, qui se figuraient que ce beau jeune homme monté sur un cheval ailé devait descendre des cieux. Bellérophon était ravi de ce nouveau genre d’existence et n’aurait pas mieux demandé que de respirer toujours dans une sphère aussi pure ; car il régnait constamment, dans ces régions, un soleil brillant, en dépit des vapeurs, des brumes et des torrents de pluie qui remplissaient les zones inférieures. Cependant il n’oubliait point la terrible Chimère qu’il avait promis d’exterminer. Aussi, après s’être livré dans les airs à tous les exercices les plus savants de l’équitation, après avoir plié Pégase à tous les mouvements et lui avoir appris à obéir aux inflexions de sa voix, il se détermina à mettre à exécution sa périlleuse entreprise.

Au point du jour, à peine ouvrait-il la paupière, qu’il réveilla son fidèle compagnon en lui pinçant l’oreille. Pégase se leva vivement et prit son élan à peu près à un quart de lieue, pour montrer qu’il était prêt à toute espèce d’expédition. Pendant ce


Très-bien ma vive hirondelle ! (La chimère.)

court essor, il fit éclater un hennissement harmonieux, et redescendit auprès de Bellérophon avec la prestesse d’un moineau qui se pose sur une petite branche.

« C’est bien, mon cher Pégase ! très-bien, ma vive hirondelle ! s’écria son maître en lui faisant une caresse sur le cou. Et maintenant, coursier rapide, mon bel ami, il faut que nous déjeunions. C’est aujourd’hui que nous allons attaquer la terrible Chimère. »

Aussitôt, qu’ils eurent terminé leur frugal repas du matin et bu à une source qu’on appelait Hippocrène, Pégase tendit la tête de sa propre volonté pour recevoir la bride. Dès lors, ce ne fut plus que bonds joyeux, que folles escapades, pour, prouver son impatience de partir, pendant que son maître ceignait son glaive, s’armait de son bouclier, et faisait ses préparatifs de combat. Quand tout fut prêt, le cavalier, sauta sur sa monture, et, suivant son habitude, il se transporta d’abord à une hauteur perpendiculaire de sept où huit lieues, afin de voir plus clairement, quelle route il avait à prendre, et, tournant la tête de Pégase du côté de l’orient, il se dirigea vers la Lycie. Dans leur course, ils atteignirent un aigle, et passèrent si près de lui, que Bellérophon aurait pu facilement le saisir par la patte. Ils voyageaient avec une telle promptitude, qu’ils furent de bonne heure, en vue des montagnes de Lycie remarquables par leurs pics escarpés et par leurs vallées ténébreuses. Si notre héros était bien informé, c’était dans ces lieux sinistres que le monstre avait choisi son antre.

Ils étaient donc arrivés au terme de leur expédition. Le groupe ailé profita de l’obscurité de quelques nuages qui flottaient sur les monts ; ils couraient sur cette masse vaporeuse comme sur une voûte solide. Bellérophon arriva à l’extrémité d’un de ses bords, et de là, plongeant ses regards vers la terre : il vit distinctement des montagnes, en même temps que de sombres vallées ; des rochers à l’aspect sauvage et désolé, des gouffres et des précipices ; dans la partie un peu moins accidentée des environs, quelques ruines de maisons brûlées, quelques débris sanglants de bestiaux, épars çà et là dans les prairies desséchées.

« Ce doit être l’œuvre de la Chimère, pensa Bellérophon. Mais où peut se trouver sa caverne ? »

Il ne voyait rien au fond des vallées et des précipices ; rien, à l’exception de trois colonnes de fumée noire, qui semblaient, sortir d’un antre, et qui s’élevaient lentement dans l’atmosphère. Avant de parvenir au sommet de la montagne, ces trois tourbillons se réunissaient pour n’en former qu’un seul. La caverne était située juste au-dessous du point d’observation, à environ mille pieds. La fumée, en s’infiltrant lourdement dans les couches supérieures, dégageait une odeur sulfureuse et suffocante qui fit renâcler Pégase et éternuer Bellérophon. Le premier, habitué à n’aspirer que l’air le plus pur, fut si désagréablement atteint par cette exhalaison, qu’il agita ses ailes et partit comme un trait à une demi-lieue du point infecté.

Cependant, en s’inclinant en arrière, Bellérophon aperçoit quelque chose qui l’engage à tirer la bride et à faire revenir Pégase sur ses pas ; il presse les genoux, et le merveilleux animal descend dans l’air jusqu’à, ce que ses pieds soient à une très-petite distance du fond de la gorge rocailleuse. À un jet de pierre était l’ouverture de la caverne. De là s’échappaient trois colonnes de vapeur noirâtre. Et vous devinez ce que vit ensuite Bellérophon !

On eût, dit un assemblage étrange et terrible de bêtes hideuses repliées les unes sur les autres, dans l’intérieur de l’excavation. Ces corps étaient enlacés au point qu’ils se confondaient aux yeux de Bellérophon ; à en juger par l’aspect des têtes, l’une devait appartenir à un immense serpent, la seconde à un lion féroce, et la troisième à un ignoble bouc. Le lion et le bouc sommeillaient ; le reptile seul était éveillé, et ouvrait une paire de grands yeux où se peignait une odieuse circonspection. Il était évident que les trois spirales de fumée sortaient des narines de cette triple tête ! Ce spectacle était si étrange que, bien qu’il y fût préparé depuis longtemps, notre héros ne pouvait pas se persuader qu’il eût devant lui la terrible Chimère. Il avait bien découvert la caverne, mais il y voyait un serpent, un lion et un bouc. Il se trompait : ces trois, animaux séparés ne formaient qu’un seul monstre !

Pendant le sommeil des deux autres parties de ce tout horrible, le serpent serrait dans ses abominables mâchoires les restes d’un pauvre agneau. Qui sait ? je frémis d’y songer ! peut-être d’un petit garçon bien-aimé, que les deux autres avaient commencé à ronger avant de s’endormir !……

Tout à coup Béllérophon tressaillit comme au sortir d’un rêve : il avait reconnu le monstre qu’il venait combattre. Pégase, de son côté, sembla frappé de la même pensée, et poussa un cri qui retentit comme le son de la trompette guerrière. À cet éclat, la triple tête se dressa de toute sa hauteur, et vomit des torrents enflammés. Son valeureux ennemi eut à peine le temps de songer à ce qu’il devait faire, lorsque le monstre bondit de la caverne dans sa direction, déployant ses griffes immenses et secouant en replis tortueux sa queue venimeuse et piquante. Si Pégase n’eût pas eu la légèreté d’un oiseau, son cavalier et lui auraient été renversés par ce premier choc, et le combat se fût terminé sans lutte sérieuse. Mais le coursier ailé ne se laissait pas surprendre ainsi. En moins d’un clin d’œil, il fendit l’espace à moitié chemin des nuages, en soufflant de colère. Il frissonnait, non de crainte, mais d’horreur, devant ces trois têtes au souffle empoisonné.

Quant à la Chimère, elle se dressa sur l’extrémité de sa queue, brandissant ses ongles, et lançant à ses deux adversaires des jets flamboyants. Grands dieux ! quels mugissements, féroces ! quels sifflement aigus !

Cependant Bellérophon affermit son bouclier à son bras et tira son glaive…

« À présent, mon bien-aimé Pégase, murmura-t-il à l’oreille de sa monture, il faut que tu m’aides à mettre fin à tant d’horreurs, ou tu vas retourner seul au sommet de ta montagne favorite ; car, ou la Chimère succombera, ou je laisserai ma tête aux dents de ses horribles mâchoires, ma tête qui s’est si souvent déjà reposée près de la tienne ! »

L’animal fidèle fit entendre un gémissement. Il se retourna et caressa de ses naseaux la joue de son cavalier : il voulait ainsi lui exprimer qu’il préférait perdre ses ailes et son immortalité, si toutefois l’immortalité pouvait être perdue, plutôt que de lui refuser son concours.

« Merci, Pégase ! s’écria Bellérophon ; et maintenant, droit au monstre !… »

En prononçant ces mots, il touche la bride. Pégase se précipite avec la promptitude d’une flèche vers cette hideuse production de la nature, qui cette fois se grandissait de tous ses membres. Bellérophon, s’en étant approché à la longueur du bras, lui asséna un coup violent ; mais en même temps il se sentit entraîné à une grande distance, avant d’avoir eu le temps de vérifier si son arme avait porté. Pégase, sans s’arrêter, décrivit des cercles à une grande hauteur. Bellérophon s’aperçut alors qu’il avait tranché la tête de bouc. Elle était renversée, ne tenant plus qu’à la peau, et paraissait inanimée. Mais, en revanche, celle de lion et celle de serpent avaient repris la férocité de la première. Elles se mirent à siffler et à rugir avec une double rage.

« Allons toujours, mon brave Pégase ! encore un effort semblable, et nous arrêterons les cris de l’horrible bête dans son autre gosier. »

Le cheval part comme un trait

Un second coup frappe une des deux têtes. Mais cette fois, ce ne fut pas sans représailles ; car la Chimère avait déchiré profondément l’épaule du jeune homme avec une de ses griffes, et légèrement endommagé l’ailé gauche de Pégase. Cependant la tête de lion était mortellement blessée, et elle pendait vers la terre, exhalant son dernier souffle dans un nuage de vapeur. La tête de serpent, dans laquelle se concentrait à présent la vie des deux autres, avait aussi redoublé de rage et de venin. Elle vomit une trombe embrasée qui atteignit à cinq cents mètres


Elles mugirent avec une double rage. (La chimère.)

d’élévation, et poussa des sifflements si aigus, que le roi Jobate les entendit à plus de soixante lieues de là, et sentit avec épouvante s’ébranler son trône.

« Hélas ! pensa le pauvre monarque, voici sans doute la Chimère qui vient pour me dévorer ! »

Pégase avait fait une halte ; il hennissait de colère, et des étincelles jaillissaient de ses yeux. Quel contraste avec le feu lugubre de la Chimère ! Son ardeur et celle du héros étaient à leur comble.

« Tu saignes, mon immortel coursier ? s’écria celui-ci, oubliant son mal devant les tourments de cette glorieuse créature qui n’aurait jamais dû en ressentir. Notre exécrable ennemi va payer ce crime de sa dernière tête !»

Il communique une troisième fois un mouvement à la bride, jette un cri, et guide Pégase, non plus de côté, mais droit au monstre. L’élan fut aussi rapide que la foudre.

La Chimère, depuis la perte de sa seconde tête, était en proie à toutes les convulsions de la furie et de la douleur. Elle se débattait moitié sur terre, moitié en l’air, de telle façon qu’il était difficile de dire quel était son élément. Sa gueule de reptile présentait une ouverture si épouvantable, que Pégase aurait bien pu, comme j’étais tenté de l’affirmer, s’y engouffrer, les ailes étendues, y compris son cavalier ! À leur approche, elle dégagea une bouffée sulfureuse qui enveloppa Bellérophon et son coursier, non sans roussir les ailes de l’un et tout un côté des cheveux de l’autre. Tous deux ressentaient, je vous assure, une chaleur beaucoup trop forte pour être à leur aise.

Mais ce n’était rien auprès de ce qui suivit.

Quand Pégase se fut élancé vers le monstre, au moment où il n’était plus éloigné que d’une centaine de mètres, la Chimère fit un bond, enroula autour de lui ses membres visqueux, et l’étreignit de toute la force de ses muscles puissants. Le noble habitant des airs a repris un nouvel essor ; il monte toujours, au-dessus des pics, au delà des nues, et perd-presque de vue la terre. Le monstre ne lâche pas sa proie et traverse les nuages, toujours attaché à Pégase. Bellérophon se retourne et se trouve face à face avec l’horrible Chimère ; il ne doit qu’à son bouclier de ne pas être brûlé vif, ou coupé en deux par ses effroyables mâchoires. Il jette un coup d’œil au-dessus de l’arme protectrice, il fixe ses yeux sur ceux du monstre, qui, exaspéré par la douleur, ne se garantit pas aussi bien que l’exigeait son péril.

Peut-être qu’après tout le meilleur moyen pour combattre une chimère consiste à l’approcher autant que possible. Dans son effort pour déchirer son ennemi de ses terribles ongles, celle-ci découvre sa poitrine. Bellérophon saisit ce moment et lui enfonce dans le cœur son glaive jusqu’à la garde. Les replis de la queue se dénouèrent alors d’euxmêmes. Le monstre abandonna le corps de Pégase, et retomba du haut des nues. Le feu renfermé dans son sein, au lieu de s’éteindre, ne s’en ranima que plus violent, et eut bientôt réduit en cendres ce cadavre informe. Ainsi tomba du ciel cette carcasse en combustion ; et, comme elle n’avait pas encore touché la terre avant que la nuit fût survenue, on prit cette traînée lumineuse pour une comète ou pour une étoile filante.

À l’aurore, quelques villageois, se rendant à leurs travaux, virent, à leur grande surprise, que plusieurs arpents de terrain étaient parsemés de cendre noire. Dans le milieu d’un champ, il y avait un tas d’ossements blanchis, beaucoup plus élevés qu’une meule de foin ; mais depuis lors on n’entendit plus parler de la Chimère…

Bellérophon, après sa victoire, se pencha sur le cou de Pégase et l’embrassa les larmes aux yeux.

« Retournons maintenant, mon coursier bien-aimé, lui dit-il, retournons à la source de Pirène. »

Ce dernier franchit l’espace avec une célérité qu’il n’avait jamais eue, et peu d’instants lui suffirent pour atteindre la fontaine. Là se rencontraient de nouveau le vieillard incliné sur son bâton, le villageois qui faisait boire sa vache, et la jolie fille qui remplissait sa cruche.

« Oh ! je m’en souviens à présent, dit le premier, j’avais déjà vu une fois le cheval ailé ; j’étais tout jeune alors. Mais il était dix fois plus beau dans ce temps-là.

— J’ai un cheval de charrette qui en vaut trois comme lui, reprit le paysan. Si le vôtre était à moi, je commencerais par lui couper les ailes ! »

Quant à la jeune fille, elle ne dit rien, car il lui arrivait toujours d’avoir peur mal à propos ; elle prit la fuite, et laissa tomber sa cruche, qui se brisa.

« Où est le charmant petit garçon qui me tenait compagnie, et qui, plein de foi, ne se fatiguait jamais de regarder dans la fontaine ?

— Me voici, mon cher Bellérophon, » dit l’enfant de sa voix douce.

En effet, il avait attendu chaque jour, sur la margelle de la fontaine, le retour de son ami ; mais à la vue de celui-ci, descendant du haut des nues sur le dos du cheval ailé, il s’était réfugié dans le buisson. C’était une âme délicate et affectueuse ; et il avait peur de laisser voir au vieillard et au villageois les larmes qui lui roulaient dans les yeux.

« Tu as triomphé ! s’écria-t-il avec effusion et en couinant aux genoux de son ami qui était toujours à cheval. Je savais bien que tu reviendrais victorieux.

— Oui, mon enfant ! répliqua le vainqueur en mettant pied à terre. Mais, si ta confiance n’eût pas soutenu mon courage, je n’aurais pas attendu l’arrivée de Pégase ; je ne me serais jamais élevé au-dessus des nuages, et n’aurais pas abattu la Chimère ! C’est toi, mon petit bien-aimé, c’est toi qui as tout fait. Maintenant, rendons la liberté à Pégase. »

Et il enleva la bride au coursier merveilleux.

« Sois libre pour toujours, mon Pégase ! cria-t-il avec des larmes dans la voix. Sois aussi libre que tu es rapide ! »

Mais Pégase reposa sa tête sur l’épaule de son maître, et ne voulut point partir.

« Eh bien ! alors, dit celui-ci en caressant sa crinière soyeuse, reste avec moi tant que tu voudras. Allons, par exemple, annoncer au roi Jobate la destruction de la Chimère ! »

Puis il embrassa le gracieux enfant, lui promit de revenir, et disparut.

Plus tard, à son tour, cet enfant s’éleva sur les ailes de l’immortel coursier, et, atteignant des sphères nouvelles, accomplit des hauts faits encore plus glorieux que la victoire de son ami sur la Chimère.

Car, de tendre et gracieux qu’il était, cet enfant devint… un grand poète !

Eustache Bright avait raconté la légende de Bellérophon avec une ardeur et une animation telles, qu’on l’aurait dit lui-même emporté par Pégase. Il eut la satisfaction de lire sur les visages épanouis ses auditeurs qu’il avait excité un vif intérêt. Tous les yeux exprimaient la joie, excepté ceux de Primerose, où l’on voyait des larmes ; car elle avait senti dans la légende quelque chose qui échappait à l’intelligence de ses jeunes camarades. Bien que ce ne fût qu’une histoire racontée pour des enfants, l’écolier avait su y mettre l’enthousiasme, la générosité, l’espérance, l’imagination de la jeunesse.

« Je vous pardonne maintenant le ridicule que vous cherchiez à jeter sur moi et sur mes récits, lui dit Eustache. Une larme rachète bien des railleries.

— C’est vrai, monsieur Bright, répondit Primerose en essuyant ses yeux et en lui lançant un de ses regards mutins ; cela élève certainement les idées d’avoir la tête au-dessus des nuages. Je vous conseille de ne jamais rien raconter, si ce n’est quand vous serez sur une montagne.

— Ou sur le dos de Pégase, répliqua Eustache en riant. Pensez-vous que j’aie réussi à atteindre ce merveilleux coursier ?

— Je croyais vous voir exécuter quelques-uns de vos tours de force ! cria Primerose en frappant dans ses mains. Il me semble que vous êtes encore à deux lieues d’élévation, et la tête en bas ! Il est heureux, que vous n’ayez réellement pas l’occasion de montrer votre talent d’écuyer sur un coursier plus fringant que notre sage Pary ou notre vieux Centenaire.

— Pour ma part, je voudrais que Pégase lui-même fût ici en ce moment, dit l’écolier. Je le monterais tout de suite et galoperais à travers la campagne ; je ferais une visite aux auteurs, mes confrères. Le docteur Dewey[1] serait sur mon chemin, au pied du Taconic ; à Stockbridge est M. James [2] ; qui, du haut de sa montagne de romans et d’histoires, est aperçu du monde entier. Longfellow [3], je pense, n’est pas encore à l’Ox-Bow ; autrement, nous entendrions dans les environs hennir le cheval aux ailes argentées. À Lenox, je trouverais notre romancière la plus fidèle[4], qui a peint la nature et la vie de Berkshire, d’après sa propre expérience. De l’autre côté de Pittsfield réside Herman Melville[5], tout entier à la conception gigantesque de sa Baleine Blanche, contemplant Graylock de la fenêtre de son cabinet. Un autre élan de mon coursier m’amènerait à la porte de Holmes[6], que je mentionne le dernier, parce que Pégase me désarçonnerait certainement une minute après pour réclamer le poëte comme son cavalier favori.

— N’avons-nous pas un auteur dans notre plus proche voisin, demanda Primerose, cet homme silencieux qui demeure à la vieille maison rouge, près de l’avenue de Tanglewood, et que nous rencontrons quelquefois sur les bords du lac ou dans les bois, accompagné de ses enfants ? Je crois avoir entendu dire qu’il avait écrit un poëme, ou quelque livre de ce genre.

— Chut ! Primerose, arrêtez ! s’écria Eustache avec vivacité en portant son doigt à ses lèvres. Pas un mot de plus de cet homme, même sur la cime d’une montagne ! Si notre bavardage parvenait à ses oreilles, et, par hasard, ne lui plaisait pas, il n’a qu’à jeter dans son poêle un cahier ou deux de papier, et vous et moi, Primerose, Pervenche, Joli-Bois, Bluet, Marguerite, Pleur-des-Pois, Églantine, Dent-de-Lion, Primevère, Pâquerette, Plantain et Bouton-d’Or, le savant M. Pringle lui-même avec ses critiques amères sur mes récits, et jusqu’à mistress Pringle, nous nous en irions tous en fumée ! Notre voisin de la maison rouge est, je crois, assez inoffensif de sa nature à l’égard du reste des mortels ; mais quelque chose me dit qu’il a sur nous une puissance terrible, qui va jusqu’à lui permettre de nous anéantir.

— Et Tanglewood serait-il comme nous changé en fumée ? demanda Pervenche, toute bouleversée par la menace d’une pareille catastrophe ; et Ben, et Martin, que deviendraient-ils ?

— Tanglewood resterait debout, repartit l’écolier, et conserverait son aspect habituel ; mais il serait occupé par une famille entièrement différente. Ben et Martin survivraient, et se régaleraient toujours des os enlevés de la table, sans se souvenir du bon temps que nous avons passé ensemble !

— Quelles folies vous débitez à ces enfants ! » s’écria Primerose.

Tout en babillant de la sorte, la petite société avait déjà commencé à descendre le coteau, et se trouvait sous les arbres. Primerose avait cueilli quelques branches de laurier de montagne, dont les feuilles, quoique de l’année précédente, avaient conservé leur verdure et leur souplesse, en résistant aux attaques de la gelée et du givre. Elle en forma une guirlande, et, après avoir enlevé la casquette de l’écolier, elle la lui posa sur le front.

« Comme il n’est pas probable que personne vous décerne une couronne pour vos histoires, dit-elle avec finesse, veuillez recevoir celle que je vous offre.

— Ne vous imaginez pas, reprit Eustache, qui ressemblait vraiment à un jeune poëte, avec ses boucles brillantes entourées de lauriers, que cette couronne soit la seule que me vaudront ces récits merveilleux. J’ai l’intention d’employer tous mes loisirs, pendant le resté des vacances, à les écrire afin de les donner à la presse. M. J. T. Fields[7], avec qui j’ai fait connaissance pendant son séjour à Berkshire, l’été dernier, et qui est poëte en même temps qu’éditeur, reconnaîtra au premier coup d’œil leur mérite peu ordinaire. Il les publiera avec des illustrations, dues, j’espère, au crayon de Billings[8], et les produira sous les meilleurs auspices, avec l’aide de l’éminente maison Tickner et Cie. En moins de cinq mois, je ne doute pas que le livre ne soit rangé parmi les chefs-d’œuvre du siècle !

— Pauvre garçon ! dit à part Primerose. Quel désappointement il se prépare ! »

Quand ils eurent fait encore quelques pas, Martin se mit à japper et reçut pour réponse les aboiements plus sonores du vénérable Ben. On fut bientôt en vue du bon vieux serviteur, gardien fidèle et attentif de Dent-de-Lion, de Joli-Bois, de Primevère et de Fleur-des Pois. Ce petit groupe, tout à fait reposé de ses fatigues, avait fait une cueillette de prunelles, et courut à la rencontre de ses aînés. Ainsi réunie, la bande entière descendit en traversant les vergers de Luther Butler, et s’achemina de son mieux vers Tanglewood.



fin.



  1. Le docteur Bewey, ministre de l’église unitairienne, connu pour ses ouvrages théologiques.
  2. M. James, aujourd’hui consul d’Angleterre à Richmond, capitale de la Virginie.
  3. Henri W. Longfellow, le poëte américain le plus éminent, aussi célèbre en Angleterre qu’aux États-Unis, camarade d’études de Hawthorne.
  4. Miss Catherine-Marie Sedgwick, née à Stockbridge (Massachussets). Romancière estimée pour sa grâce et son esprit d’observation. L’ouvrage auquel il est fait allusion ici est Hope Leslie.
  5. Herman Melville, un des conteurs les plus populaires aux États-Unis. Il est remarquable pour sa verve, l’originalité de ses conceptions et le pittoresque de son style.
  6. Olivier Wendell Holmes, professeur d’anatomie et de physiologie à Harvard-Collège, près de Boston ; aussi distingué comme poëte que comme professeur.
  7. M. Fields et M. Tickner, tous deux écrivains distingués de Boston, et les éditeurs les plus littéraires de l’Union. On doit à M. Tickner un ouvrage du plus grand mérite : l’Histoire de la littérature espagnole.
  8. M. Billings, artiste américain, auteur de gracieuses illustrations.